Chapitre 10

J’avais quelque chose à faire ― quelque chose que j’avais eu l’intention de faire depuis ce matin et que j’aurais probablement dû faire la veille au soir : prendre contact avec Alf. C’était plus important que jamais car, tout au fond de moi, j’avais le pressentiment de plus en plus précis que ce qui se passait à Millville était lié à l’étrange programme de recherches dont il m’avait parlé.

Je m’engageai dans une petite rue. Pas une âme en vue. Je commençai à m’inquiéter. Et si je ne remettais pas la main sur Alf ? Peut-être, ne me voyant pas arriver, avait-il quitté le motel. Peut-être était-il en train de bayer aux corneilles devant la barrière en compagnie d’une foule de curieux alors qu’il était…

Mais je n’avais aucune raison de me faire du souci : quand j’arrivai chez moi, le téléphone sonnait. C’était justement lui qui m’appelait.

— « Il y a une heure que j’essaie de te joindre ! » s’exclama-t-il. « Où donc étais-tu passé ? »

— « Es-tu au courant de ce qui se passe, Alf ? »

— « En partie, » répondit-il.

— « Si j’étais parti ce matin quelques minutes plus tôt, je serais à tes côtés. J’ai dû heurter la barrière très peu de temps après son apparition. » Et je lui narrai tout ce qui m’était arrivé, sans oublier l’histoire des téléphones. « Ils m’ont dit qu’ils avaient engagé des tas de lecteurs, des gens qui lisent des livres à leur intention. »

— « C’est un moyen de recueillir des informations. »

— « C’est ce que j’ai supposé. »

— « Brad… J’ai un pressentiment… »

— « Moi aussi. »

— « Crois-tu que le projet Greenbriar… ? »

— « Eh oui ! Cela m’est également venu à l’esprit. »

J’entendis distinctement le sifflement qu’il émit.

— « Dans ce cas, ce n’est pas seulement Millville qui est concerné. »

— « En effet. Millville n’est peut-être qu’un tout petit détail. »

— « Que comptes-tu faire à présent, Brad ? »

— « Examiner de près les fleurs qui sont dans mon jardin. »

— « Les fleurs ? »

— « C’est une longue, une très longue histoire, Alf. Je te la raconterai plus tard. Est-ce que tu restes dans le secteur ? »

— « Dame ! C’est le plus extraordinaire spectacle du monde et j’ai un fauteuil d’orchestre ! »

— « Bon. Je te rappelle d’ici une heure, »

— « D’accord. J’attends ton coup de téléphone. »

Je raccrochai. Il fallait trouver un moyen de voir clair dans cet imbroglio. Les fleurs jouaient un rôle dans l’affaire. Je ne savais pas lequel mais c’était un rôle important. Et Tupper Tyler jouait un rôle important. Seulement, tout cela était affreusement embrouillé et je pataugeais intégralement.

Je sortis dans le jardin. La piste de Tupper était toujours parfaitement visible, ce qui me rassura car j’avais craint que la tempête de graines n’eût saccagé les fleurs et effacé toute trace du simple d’esprit.

Ce jardin, j’avais l’impression de le voir pour la première fois de ma vie. Jardin est peut-être un bien grand mot. À l’origine, ce n’était qu’une aire que nous avions mise en culture et, quand j’avais laissé tomber la serre, les plantations étaient revenues à l’état sauvage. Les fleurs avaient tout envahi.

Tupper avait fait allusion à des hectares et des hectares de fleurs. Des fleurs pourpres, avait-il précisé. Et il voulait à toute force en parler à mon père. La voix mystérieuse ― je devrais peut-être dire : l’une des voix mystérieuses ― qui s’était adressée à moi par téléphone avait mentionné la serre paternelle ; mon énigmatique interlocuteur m’avait demandé si je m’en occupais toujours. Et puis, moins d’une heure auparavant, ç’avait été cette extraordinaire avalanche de graines.

Autour de moi, les corolles des fleurs semblaient autant de petits visages moqueurs. Je levai les yeux pour examiner le ciel où traînaient encore quelques nuages, puis je suivis la piste laissée par Tupper. Je m’arrêtai à l’endroit où elle s’interrompait. Je me disais que ce devait être un canular, que j’allais trouver un indice révélateur. Tupper Tyler avait disparu dix ans auparavant. Et aujourd’hui il avait disparu à nouveau. Comment s’y était-il pris ? Cela dépassait l’entendement.

J’étais toujours persuadé qu’il était à la base de cette histoire de fou. Mais n’exigez pas que j’explique rationnellement la démarche logique qui avait conduit mon esprit à cette certitude. En effet, s’il était dans le coup ― ce qui restait à prouver ― Tyler n’était pas le seul. Il y avait aussi Stiffy Grant.

Tiens… Je ne m’étais informé auprès de personne de sa santé. Le Dr Fabian habitait tout à côté. Sa maison se dressait sur la colline qui dominait la serre. Je pourrais passer chez lui. Quitte à l’attendre s’il était absent. Ce ne serait peut-être pas une mauvaise idée : si Hiram et Tom Preston se mettaient à ouvrir leurs grandes gueules, il serait peut-être préférable qu’on ne me trouve pas chez moi.

Je fis un pas de côté dans la direction de la demeure du toubib. Mais je n’y parvins jamais. Un pas, un seul — et le soleil disparut, les maisons s’évanouirent. Celle de Fabian et toutes les autres, les arbres, les buissons, la pelouse. Tout s’effaça. Sauf les fleurs pourpres. À présent, elles s’étendaient à perte de vue sous un ciel sans nuages où flamboyait le soleil.

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