Chapitre 23

Je vis de loin Nancy qui m’attendait, assise sur les marches de la maison, la tête baissée. Mon cœur battit plus fort dans ma poitrine et je pressai le pas. La pauvre petite ! Ç’avait été dur pour elle. Vingt-quatre heures après son retour, l’univers de Millville, l’univers qu’elle se rappelait et qu’elle considérait comme sien, s’était désagrégé.

Des hurlements s’élevèrent dans le jardin où, probablement les mini-billets de cinquante dollars poursuivaient leur croissance. Je m’arrêtai net devant la grille. Nancy leva les yeux et m’aperçut.

— « Ce n’est rien, Brad. C’est seulement Hiram. Higgy lui a dit de monter la garde devant tout cet argent. Les gamins cherchent à s’introduire dans le jardin. Oh ! uniquement pour compter les billets qui poussent sur chaque buisson. Ils ne font aucun mal mais Hiram les chasse. Il y a des moments où j’ai pitié de lui. »

— « Pitié de lui ! » m’écriai-je avec stupéfaction. C’était bien la dernière personne, à mon avis, qui pût inspirer de la pitié ! « Ce n’est qu’un gros lard doublé d’un crétin. »

— « Un gros lard et un crétin qui essaye de prouver quelque chose mais qui ne sait pas exactement quoi. »

— « De prouver qu’il a plus de muscle que… »

— « Non, ce n’est pas du tout ça. »

Deux petits gosses émergèrent du jardin en pleurant et disparurent dans la rue. Aucun signe d’Hiram. On ne l’entendait plus. Il avait fait son boulot : il les avait chassés.

Je m’assis à côté de Nancy.

— « Cela va mal, Brad. Je le sens. »

Je hochai la tête. J’étais tout à fait d’accord avec elle.

« Tout à l’heure, j’étais à la mairie, » continua-t-elle. « Cette horrible créature y a installé une sorte de dispensaire. Je n’ai pas pu rester. C’est atroce ! »

— « N’exagérons rien. Cette créature, comme tu dis, a guéri le Dr Fabian qui se porte maintenant comme un charme. Et le cœur de Floyd Caldwell, et… »

Elle frissonna. « C’est justement cela qui est terrible, Brad. Les gens ne sont pas guéris : ils sont réparés. Comme des machines. C’est de la sorcellerie. C’est… c’est indécent. Cette espèce de chose qui ne profère pas un son et qui regarde les gens, qui les regarde à l’intérieur… Je ne sais pas comment t’expliquer… On le devine… » Elle s’interrompit « Pardon. Je ne devrais pas parler de cette façon. »

— « Il se peut fort bien que nous ayons bientôt à modifier nos critères à propos de ce qui se fait ou de ce qui ne se fait pas. Je crains que cela ne soit fort déplaisant… »

— « Tu parles comme si tout était définitivement réglé, comme s’il n’y avait plus rien à faire. »

— « Je crains effectivement qu’il n’y ait plus rien à faire. »

Et je lui racontai ce que Smith avait dit aux journalistes. Cela me faisait du bien de me débonder car je me sentais coupable, et Nancy était la seule personne devant laquelle je pouvais vider mon cœur.

— « En tout cas, » fit-elle quand je me tus, « il n’y aura pas la guerre – pas le genre de guerre que le monde entier redoutait. »

— « C’est vrai. Peut-être cela sera-t-il pire que la guerre. »

— « Peut-il y avoir quelque chose de pire que la guerre ? »

Évidemment, ce serait la réaction de tout le monde. Peut-être les gens auraient-ils raison mais les extra-terrestres allaient envahir la Terre et nous serions à leur merci. Nous étions sans défense. Puisque toute la vie animale de la planète dépendait du règne végétal et que les étrangers pouvaient transformer les plantes à leur gré…

— « Il y a quand même une chose qui m’étonne, » ajoutai-je. « Avec un peu de patience, ils auraient pu nous asservir sans même que nous nous en rendions compte. Certains des leurs sont sur place, à Millville même. Ces Fleurs auraient pu se changer en n’importe quoi et, d’ici cent ans, chaque branche, chaque feuille, chaque brin d’herbe… »

— « Peut-être les extra-terrestres n’avaient-ils pas le temps d’attendre. »

Je hochai dubitativement la tête. « Ils ont tout le temps qu’ils veulent. Et s’il leur en faut davantage, ils peuvent le fabriquer. »

— « Peut-être avaient-ils besoin de la race humaine. Une société végétale ne peut rien réaliser. Les plantes ne se déplacent pas, elles n’ont pas de mains. Les Fleurs ont emmagasiné une foule de connaissances, elles sont capables de réfléchir, de faire des projets et des plans, mais elles ne peuvent pas les mener à bien. Pour cela, il leur faut des partenaires. »

— « Mais elles en ont. Elles en ont même beaucoup. Pense, par exemple, à ceux qui ont fabriqué la machine temporelle. À ce drôle de petit docteur et à ce baratineur de Smith. Non, ce ne sont pas les partenaires qui leur manquent. Il doit y avoir autre chose. »

— « Peut-être n’ont-elles pas trouvé les associés qui leur conviennent vraiment et fouillent-elles les mondes les uns après les autres dans l’espoir de rencontrer enfin les gens qui feront l’affaire. Qui sait si, justement, ce n’est pas la race humaine qui fait l’affaire ? »

— « Peut-être. Peut-être aussi les autres races n’étaient-elles pas assez malfaisantes. Peut-être fallait-il aux Fleurs une race meurtrière. Eh bien, nous voilà ! Sans doute veulent-elles que nous fondions frénétiquement sur les mondes parallèles, que nous les saccagions brutalement, impitoyablement. C’est que, si l’on va au fond des choses, nous sommes des êtres terrifiants. Il se peut que les Fleurs s’imaginent que rien ne pourra nous arrêter et elles ont probablement raison. Avec leur savoir accumulé et leurs pouvoirs mentaux plus la compréhension que nous avons des notions physiques et nos aptitudes techniques, il n’y a sans doute pas de limites aux exploits que nous serons capables d’accomplir ensemble. »

— « Je ne pense pas que ce soit cela. Que t’arrive-t-il, Brad ? Au début, il m’avait semblé que les Fleurs t’avaient fait plutôt bonne impression. »

— « Oui, mais elles ont usé de fourberie, elles se sont servies de moi comme mouton. »

— « C’est donc cela qui te tracasse ? »

— « J’ai le sentiment d’être un traître. »

La rue était silencieuse et déserte. Depuis que j’étais là, je n’avais pas vu un passant.

— « Je m’étonne, » fit soudain Nancy, « qu’il y ait des gens pour se faire examiner par ce médecin dont la vue vous donne la chair de poule. »

— « Tu sais, les charlatans ont toujours la faveur du public. »

— « Mais ce n’est pas un charlatan. Il a guéri le docteur Fabian et les autres. Ce que je veux dire, c’est qu’il est repoussant. »

— « Nous lui faisons peut-être le même effet. »

— « Non, c’est à sa technique que je pense. Il n’emploie ni drogues ni instruments. Simplement, il regarde les gens, il les sonde et ça y est… ils sont remis à neuf. S’il est capable de manipuler ainsi les corps, que peut-il faire avec l’esprit ? Lui est-il possible de modifier nos pensées, de les réorienter ? »

— « Un tel traitement ne serait peut-être pas un mal pour certains de nos concitoyens. Pour Higgy, par exemple. »

— « Ne plaisante pas là-dessus, Brad, » me lança-t-elle d’une voix sèche.

— « Bon… Je me tais. »

— « Tu parles de cette façon pour t’empêcher d’avoir peur. »

— « Et toi, tu parles sérieusement pour essayer de banaliser les choses. »

Elle hocha la tête. « Oui mais cela ne sert à rien. Parce que la situation est loin d’être banale. » Elle se leva. « Raccompagne-moi, Brad. »

Je me levai à mon tour.

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