Chapitre 7

« Salut ! » dit le grand escogriffe tout nu d’un ton guilleret. Et il se mit à compter sur ses doigts en bavant.

Il n’avait pas changé. Il avait toujours le même visage placide et inexpressif, la même bouche de grenouille, le même regard embué. Il y avait dix ans que je l’avais vu pour la dernière fois : pourtant, c’était à peine s’il avait vieilli. Ses cheveux lui tombaient dans le dos mais il n’avait pas de favoris, un duvet épais poussait sur ses joues mais il n’avait pas de moustaches. Et il était nu comme un ver, abstraction faite de ce chapeau ridicule. C’était bien Tupper. Il n’avait pas bougé d’un iota.

Il cessa de compter sur ses doigts, ravala sa salive, ôta son chapeau et me le tendit.

— « Je l’ai fait tout seul, » déclara-t-il avec fierté.

— « Il est très beau. »

Il aurait quand même pu attendre un peu, dis-je en mon for intérieur. Millville avait suffisamment d’ennuis à l’heure actuelle sans qu’il lui faille encore supporter un Tupper Tyler !

— « Où est ton papa, Brad ? J’ai quelque chose à lui dire. »

Et cette voix ! Comment aurais-je pu ne pas la reconnaître ? Tupper était un imitateur accompli. Il pouvait être n’importe quel oiseau, n’importe quel chien. C’était la grande attraction pour les gosses, autrefois.

— « Je veux voir ton papa ! »

— « On sera mieux à l’intérieur. Je vais te chercher quelques vêtements. Tu ne peux pas te balader complètement à poil. »

Il secoua distraitement la tête et murmura : « Des fleurs… des tas de jolies fleurs. »

Il écarta les bras pour me montrer combien il y en avait « Des hectares et des hectares. Sans fin. Pourpres, rien que des fleurs pourpres. Ce qu’elles sont chouettes ! Ce qu’elles sentent bon ! Et elles sont si gentilles avec moi. »

Il essuya son menton couvert de bave et passa une main décharnée sur sa cuisse. Je le pris par le coude et le poussai vers la maison.

— « Mais je veux voir ton papa, » protesta-t-il. « Je veux tout lui raconter au sujet des fleurs. »

— « Plus tard. » Je me sentis un peu soulagé quand j’eus refermé la porte derrière nous. La vue de Tupper en costume d’Adam aurait horrifié Millville et j’estimais avoir mon comptant de problèmes pour l’instant La nuit dernière, Stiffy Grant qui tombait en syncope dans ma cuisine, aujourd’hui Tupper qui rappliquait complètement à poil ! Les excentriques, c’est bien gentil, mais point trop n’en faut !

Je le fis entrer dans ma chambre. « Attends-moi. »

Je trouvai une chemise et un pantalon. Je renonçai aux chaussures après avoir jeté un coup d’œil sur ses pieds : ils étaient beaucoup trop grands.

— « Enfile ça, » lui ordonnai-je. « Et ne bouge pas d’ici. »

Il ne répondit pas, il ne fit même pas mine de prendre les vêtements que je lui tendais : planté comme un piquet au milieu de la pièce, il s’était remis à compter sur ses doigts.

— « Allez ! Habille-toi ! »

Apparemment arrivé au terme de ses calculs, Tupper s’essuya poliment le menton.

— « Il faut que je reparte, » dit-il en s’emparant de la veste et du pantalon. « Les fleurs ne peuvent pas attendre trop longtemps. »

— « J’ai justement vu ta mère il y a une demi-heure, Tupper. Elle te cherchait. »

Lui dire cela était un risque calculé car Tupper était un personnage qu’il fallait manier avec des gants. Mais j’espérais provoquer un déclic en lui, le toucher d’une manière ou d’une autre.

— « Oh ! » répondit-il avec désinvolture, « elle passe son temps à me chercher. Elle s’imagine que je ne suis pas assez grand pour m’occuper de moi tout seul. »

On aurait dit qu’il n’était jamais parti, qu’une heure seulement, et non pas dix ans, s’était écoulée depuis qu’il avait vu sa mère pour la dernière fois. À croire que le temps ne signifiait rien pour lui. Ce qui était peut-être le cas.

— « Habille-toi. Je reviens tout de suite. »

Je passai au salon et composai le numéro du Dr Fabian. La ligne était occupée. Je raccrochai et réfléchis. Qui appeler ? Hiram Martin ? C’était sans doute lui l’homme de la situation. Mais j’hésitais. Je préférais Fabian parce qu’il avait du doigté alors qu’Hiram n’était qu’une sombre brute.

Je sonnai à nouveau le docteur. Toujours pas libre.

Je renonçai car je ne pouvais pas laisser Tupper seul trop longtemps. Dieu sait ce qui pouvait lui passer par la tête !

Mais il était déjà trop tard : la chambre était vide, la fenêtre ouverte et le store brisé. Je bondis au balcon : rien.

D’un seul coup, ce fut la panique. Comme un coup de poing entre les deux yeux. Je ne sais pas pourquoi. En cet instant, la disparition de Tupper n’avait pas la moindre importance. Pourtant, je sentais que c’était faux, que c’était grave, et je savais qu’il fallait que je me lance à sa poursuite, que je le ramène, que je ne le lâche plus.

Sans réfléchir, je reculai d’un pas pour prendre de l’élan et sautai par la fenêtre. J’atterris sur l’épaule, roulai sur moi-même et bondis sur mes pieds.

Tupper était invisible mais je savais maintenant par où il était parti. Je distinguais la trace de ses pas qui traversait la pelouse, contournait la maison et se dirigeait vers l’ancienne serre. Il s’était enfoncé au milieu de la masse des fleurs pourpres.

Mais sa piste s’interrompait brusquement au bout de quelques mètres. Il n’y en avait pas d’autre. Il n’avait pas rebroussé chemin pour prendre une autre direction. À croire qu’il lui était poussé des ailes ou qu’il s’était enfoncé sous terre.

Mais cela ne faisait rien : il ne pouvait quitter Millville puisque le village était maintenant totalement isolé par la barrière.

Tout à coup, un bruit déchirant, terrible, emplit l’univers. Ce fut si brusque que je sautai en l’air. J’étais pétrifié.

Je compris presque aussitôt de quoi il s’agissait mais mon corps resta paralysé pendant quelques secondes et une peur sans nom m’envahit. Il s’était passé trop de choses en trop peu de temps et ce fracas métallique avait été le déclic qui remettait les choses dans leur perspective et rendait presque le monde supportable.

Je me détendis peu à peu et regagnai la maison.

La sirène de la mairie continuait de mugir frénétiquement.

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