Chapitre 5

Je me jurai de rentrer chez moi, de ne plus approcher du bureau ni du fameux téléphone avant d’avoir eu un peu de temps pour réfléchir. Car si je décrochais et qu’une des voix me réponde, qu’aurais-je à lui dire ? Que j’avais vu Gerald Sherwood, que j’avais l’argent mais que je n’étais pas plus avancé pour cela ? Alors, à quoi bon ?

Brusquement, je me rappelai que j’avais rendez-vous à l’aube avec Alf Peterson et que nous partirions ensemble à la pêche. Donc, pas question d’aller au bureau demain matin.

C’était parfaitement illogique. Rendez-vous ou pas, cela n’aurait pas fait de différence. Au moment même où je me promettais de rentrer directement à la maison, je savais au fond de moi-même que je ferais un détour par le bureau.

Je me rangeai devant la porte et entrai sans même allumer. Il y avait un réverbère au coin et l’obscurité n’était pas totale.

J’avançai la main pour saisir l’écouteur.

Il n’y avait pas de téléphone.

J’examinai la table avec incrédulité, la palpai comme si l’appareil était devenu invisible. Bref, je n’en croyais pas mes yeux. Je me redressai. Une petite bête aux pattes glacées faisait de l’alpinisme le long de ma colonne vertébrale. Enfin, lentement, précautionneusement, je tournai la tête, scrutai les coins d’ombre, m’attendant presque à découvrir une forme noire en embuscade. Il n’y avait rien. Mon bureau était exactement dans l’état où je l’avais laissé en partant. Sauf qu’il n’y avait plus de téléphone.

Cette fois, j’allumai et fouillai partout : sous le bureau, dans les tiroirs, au fond du classeur. En vain.

Pour la première fois, la panique m’effleura. Quelqu’un s’était introduit chez moi et avait dérobé mon téléphone. Mais l’explication était bien fragile. Cet appareil n’avait rien qui pût attirer l’attention. Certes, il n’avait pas de cadran et n’était pas branché, mais qui l’eût remarqué de la fenêtre ?

Non… Le plus vraisemblable était que celui qui l’avait apporté était venu le rechercher. Peut-être mes mystérieux correspondants avaient-ils changé d’avis et décidé que je n’étais pas l’homme qu’il leur fallait : ils avaient repris leur instrument et annulé leur proposition.

Si tel était le cas, que pouvais-je faire sinon ne plus penser à leur offre d’emploi et leur restituer l’argent ― ce qui serait loin d’être facile : à l’idée de ces quinze cents dollars, je salivais.

Je remontai dans la voiture et m’éloignai lentement.

En m’arrêtant devant chez moi, je constatai que la porte d’entrée était ouverte. Pourtant j’étais sûr et certain de l’avoir fermée. Peut-être quelqu’un m’attendait-il. Peut-être avais-je été cambriolé, quoiqu’il n’y eût guère de quoi tenter un voleur à la maison. Ce devait plutôt être des garnements qui n’allaient pas tarder à recevoir une bonne fessée.

Je me précipitai à l’intérieur… et m’immobilisai net au milieu de la cuisine. Il y avait en effet quelqu’un : Stiffy Grant, plié en deux sur une chaise, les bras serrés sur son ventre, qui se balançait doucement de gauche à droite comme s’il avait mal.

— « Stiffy ! »

Il poussa un gémissement.

Bien sûr, il était encore saoul. Ivre comme toute la Pologne ! Pourtant, je voyais mal comment il avait pu se noircir avec le malheureux dollar que je lui avais donné. Il avait probablement attendu d’attendrir encore une ou deux poires afin d’avoir de quoi se geler pour de bon.

— « Qu’est-ce que tu fabriques ici ? » lui demandai-je, sans la moindre amabilité.

J’étais furieux. Il pouvait se saouler aussi souvent qu’il en avait envie, peu m’importait, mais je n’admettais pas qu’il vienne me casser les pieds à domicile.

Il poussa encore un gémissement et s’écroula sur le sol. Quelque chose tomba de la poche de son veston loqueteux et roula en tintant sur le lino.

Je m’agenouillai et le mis sur le dos. Son visage était marbré et enflé, sa respiration saccadée, mais son haleine ne fleurait pas l’alcool.

— « Brad ? » marmonna-t-il. « C’est toi, Brad ? »

— « Oui. Ne t’en fais pas, je vais m’occuper de toi. »

— « Ça s’approche, » dit-il dans un souffle. « C’est pour bientôt. »

— « Qu’est-ce qui s’approche ? »

Il ne put me répondre. C’était comme s’il avait eu une crise d’asthme : les mots s’étranglaient dans sa gorge.

Je me précipitai dans la salle de séjour, cherchai le numéro de téléphone du Dr Fabian. J’espérais bien qu’il était chez lui. Quand il était absent, on ne pouvait pas compter sur sa femme pour répondre. Elle était arthritique et elle avait toutes les peines du monde à se déplacer.

Je poussai un soupir de soulagement en entendant la voix du Dr Fabian.

— « Docteur, Stiffy Grant est chez moi et il n’a pas l’air d’aller très fort. »

— « Il est sans doute ivre. »

— « Non, il n’a pas bu. En rentrant, je l’ai trouvé affalé sur une chaise en train de débiter des insanités. »

« Quel genre d’insanités ? »

— « Je ne sais pas. Des trucs sans queue ni tête. Quand il réussit à parler. »

— « Bon, j’arrive tout de suite. »

Le docteur Fabian était un homme sur lequel on pouvait compter. Il se déplaçait à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, qu’il pleuve, qu’il grêle ou qu’il vente.

Je regagnai la cuisine. Stiffy s’était couché sur le côté. Il se tenait toujours le ventre et son souffle était haletant. Je décidai d’attendre l’arrivée du toubib pour le bouger.

Je ramassai l’objet qui était tombé de sa poche : c’était un anneau auquel étaient enfilées une demi-douzaine de clés. Que pouvait-il bien faire de toutes ces clés ? Sans doute ce trousseau lui donnait-il un sentiment d’importance.

Je m’approchai de lui. « J’ai téléphoné au docteur. Il est en route. »

Il n’eut pas l’air de m’entendre. Il toussa, crachota et finit par bredouiller dans un souffle, d’une voix entrecoupée : « Je ne peux plus rien faire. Tu es tout seul. »

— « De quoi parles-tu ? » fis-je avec toute la douceur possible. « Que veux-tu me dire ? »

— « La bombe… La bombe. Ils lanceront la bombe. Il faut que tu les en empêches. »

Je n’avais pas eu tort de dire au docteur qu’il perdait les pédales. Celui-ci ne tarda pas à arriver. Il posa sa trousse, s’agenouilla à côté de Stiffy et lui remonta la manche.

— « Comment ça va, Stiffy ? »

Stiffy ne répondit pas.

— « Il a perdu connaissance, » murmura Fabian.

— « Il y a une minute, il me parlait encore. »

— « Que disait-il ? »

— « Il radotait, » répondis-je en secouant la tête.

Le toubib prit son stéthoscope, ausculta Stiffy, lui souleva la paupière. Il se releva lentement.

— « Qu’est-ce qu’il a, docteur ? »

— « Je ne sais pas. Il est en état de choc. Il faut le conduire à l’hôpital d’Elmore. Vous avez le téléphone ? »

— « Oui. À côté. »

— « Je vais appeler Hiram. Il nous conduira tous les deux. Auriez-vous des couvertures ? » ajouta-t-il en se dirigeant vers le living.

— « Oui. Je vais en chercher. »

— « Il est préférable qu’il soit au chaud. »

Quand je revins dans la cuisine avec les couvertures, Fabian avait passé son coup de téléphone. Nous enveloppâmes Stiffy comme une momie. Il était flasque, aussi passif qu’un nourrisson, et son visage était moite de sueur.

— « Je me demande comment il fait pour tenir le coup avec le genre de vie qu’il mène, » dit le toubib. « Il habite un gourbi au bord des marais, il boit toutes les cochonneries qu’il peut trouver et c’est tout juste s’il s’alimente. Et quand on pense à ce qu’il mange ! Il y a bien dix ans qu’il n’a pas pris de bain. C’est incroyable, » ajouta-t-il avec une soudaine irritation, « de voir à quel point certaines gens négligent leur santé. »

— « D’où vient-il ? J’ai toujours pensé qu’il n’était pas d’ici mais je l’ai toujours vu à Millville. »

— « Il est arrivé un jour, il y a trente ans de cela… Peut-être davantage. Il était tout jeune, à l’époque. Il bricolait par-ci par-là mais personne ne lui prêtait beaucoup d’attention. Les gens pensaient sans doute que le vent qui l’avait apporté le remporterait. Et puis il est resté. Peut-être parce que l’endroit lui plaisait ou qu’il n’avait pas assez de jugeote pour ficher le camp ailleurs. » Le docteur Fabian se tut quelques instants avant de reprendre : « À votre avis, pourquoi est-il venu chez vous, Brad ? »

— « Je n’en ai aucune idée. Nous nous sommes toujours bien entendus, tous les deux. De temps en temps, on va pêcher ensemble. Si ça se trouve, il a eu un malaise juste au moment où il passait devant la maison. »

— « Peut-être. »

La sonnette grelotta et j’allai ouvrir. C’était Hiram, un grand gaillard corpulent à la physionomie chafouine. Son insigne était si bien astiqué qu’il lançait des éclairs.

— « Où est-il ? » me demanda-t-il.

— « Dans la cuisine avec le toubib. »

Visiblement, la perspective de se faire réquisitionner pour conduire Stiffy à Elmore ne l’enthousiasmait pas. Il se dirigea à grands pas vers la cuisine et jeta un coup d’œil sur Stiffy, couché par terre.

— « Il est saoul ? »

— « Non, » répondit le Dr Fabian. « Il est malade. »

— « Dans ce cas, allons-y. L’auto est devant la porte. J’ai laissé tourner le moteur. »

À nous trois, nous installâmes Stiffy sur la banquette arrière. Je suivis des yeux la voiture qui s’éloignait, en me demandant quels seraient les sentiments de Stiffy quand il se réveillerait à l’hôpital. Au fond, il se pouvait bien que cela lui soit parfaitement égal.

Je retournai dans la cuisine dans l’intention de me faire du café et mon regard se posa sur le trousseau de clés que j’avais posé sur le buffet. Je le regardai plus attentivement que tout à l’heure. Il y avait deux clés qui ressemblaient à des clés de cadenas, une clé de voiture, une sorte de clé de coffre-fort et deux autres sans signe particulier. Je jouai distraitement avec l’anneau, intrigué par la clé de voiture et la clé de coffre. Stiffy n’était pas motorisé et il y avait gros à parier qu’il ne possédait rien d’assez précieux pour mériter d’être déposé dans un coffre en banque.

Ça s’approche, avait-il dit. Et il avait ajouté : ils lanceront la bombe.

En repensant à ces propos, je commençai à me demander si, contrairement à ce que j’avais dit au médecin, il s’agissait bien de radotage. Stiffy avait eu beaucoup de peine à proférer ces mots et il lui avait fallu un gros effort de volonté pour y parvenir. Ils avaient un sens pour lui.

Il existait un endroit où je pourrais peut-être recueillir les renseignements nécessaires pour percer la signification de ces paroles énigmatiques, mais je répugnais à y aller. Mon amitié pour Stiffy Grant remontait à bien des années. Elle datait du jour lointain où il avait raconté de merveilleuses histoires à un petit garçon de dix ans qu’il avait emmené à la pêche. Nous avions pris du poisson mais ce n’était pas cela qui comptait. Ce qui avait été important et ce qui l’était toujours à mes yeux, c’est le fait qu’un adulte ait eu assez de finesse pour traiter un gamin de dix ans comme un être humain, sur un pied d’égalité. Cet après-midi-là, en l’espace de quelques heures, j’avais beaucoup grandi.

Stiffy avait essayé de me dire quelque chose et il en avait été incapable. J’étais sûr qu’il comprendrait que je me serve de ses clés pour m’introduire chez lui, non pas poussé par une curiosité perverse et malsaine, mais pour tenter de découvrir ce qu’il avait voulu me confier.

Personne n’avait jamais mis les pieds dans sa cabane. Il l’avait construite de ses propres mains, au fil des années. Elle se dressait à la périphérie du village, au bord du marécage. C’était une bicoque faite de bric et de broc, avec des planches récupérées ici et là, des boîtes de conserve, tous les rebuts qu’il avait pu trouver. Le temps passant, elle s’était peu à peu étoffée et c’était maintenant un édifice étonnant, hérissé d’angles extraordinaires. Mais c’était une maison.

Je lançai le trousseau en l’air, le rattrapai et le fourrai dans ma poche. Ma décision était prise.

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