Chapitre 2

Cet après-midi-là, Ed Adler était venu pour me couper le téléphone. « Je suis désolé, Bob, » me dit-il avec embarras. « Ça ne m’amuse pas mais que veux-tu que je fasse ? J’ai des ordres de Tom Preston. »

Ed était un copain. On avait été à l’école ensemble et on ne s’était pas perdus de vue par la suite. Quant à Tom Preston, lui aussi, bien sûr, je l’avais connu en classe. Mais nous n’étions pas amis. Il n’était l’ami de personne. C’était un sale morveux et il n’avait pas changé en grandissant Ce sont toujours les types antipathiques qui réussissent, apparemment. Preston était le directeur du service du téléphone de Millville et Adler travaillait pour lui comme installateur. Moi, je faisais dans l’immobilier et dans l’assurance ― et j’étais en train de boire un bouillon. Je n’avais pas de quoi régler mes quittances et j’étais en retard pour le loyer du bureau.

Tom Preston avait réussi. Je faisais faillite. Ed Adler, lui, nourrissait tant bien que mal sa famille en tirant le diable par la queue. Et les autres ? Mes anciens condisciples ? Où en étaient-ils ? Ils étaient tous partis. Il n’y a pas assez de débouchés dans un bled comme Millville. Je n’y serais sans doute pas resté, moi non plus, s’il n’y avait pas eu ma mère. Quand papa était mort, j’avais abandonné mes études et j’étais rentré pour l’aider à s’occuper de l’affaire. Et quand maman avait rejoint papa dans la tombe, j’étais resté trop longtemps à Millville pour pouvoir partir.

— « Dis donc, Ed, tu n’as jamais eu de nouvelles de nos anciens copains ? »

— « Non. Je ne sais même pas où ils ont échoué. »

— « Il y avait Skinny Austin, Charley Thompson, Marty Hall, Alf… quel était donc son nom ? »

— « Peterson. »

— « Bien sûr ! Comment ai-je pu l’oublier ? Pourtant, qu’est-ce qu’on a pu rigoler tous les deux ! »

Ed débrancha le téléphone et se redressa. L’appareil se balançait au bout de son bras.

— « Qu’est-ce que tu vas faire, maintenant, Brad ? »

— « Probablement mettre la clé sous la porte. Ce n’est pas seulement lé téléphone – c’est tout le reste ! J’ai des arriérés de loyer et ça chagrine beaucoup Dan Willoughby. »

— « Tu pourrais t’occuper de tes affaires chez toi ? »

— « Le problème, c’est qu’il n’y a pas d’affaires, Ed. Je n’ai jamais réussi à démarrer. Dès le début, j’ai bouffé de l’argent. »

Sur ce, je pris mon chapeau et sortis.

La rue était vide à l’exception de quelques voitures rangées au bord du trottoir, d’un chien qui flairait le pied d’un réverbère et du vieux Stiffy Grant planté devant la taverne du Happy Hollow dans l’espoir que quelqu’un lui paierait un pot.

J’étais démoralisé. Ce téléphone que l’on m’avait coupé avait beau n’être qu’un détail, c’était pour moi le mot de la fin, le symbole de mon échec.

Je regardai autour de moi. Je la détestais, cette ville. Pas ses habitants mais la ville en tant que telle, ce concept géographique impersonnel et localisé. Arrogante, elle me méprisait. J’avais eu tort de ne pas la quitter quand j’en avais eu l’occasion. J’avais essayé de m’accrocher mais ç’avait été une erreur. Les copains qui étaient partis avaient eu raison, je le savais même si je ne me l’avouais pas. Il n’y avait plus rien à Millville qui valût qu’on y reste. C’était une bourgade finie qui mourait comme meurt tout ce qui est vieux. Les routes rapides permettant aux consommateurs de se rendre facilement dans des cités plus commerçantes l’étranglaient. Le déclin de l’agriculture marginale, la disparition des petites fermes avoisinantes, abandonnées parce qu’elles ne permettaient plus de subvenir aux besoins des familles, l’avaient tuée. Millville se mourait dans l’odeur douce de la lavande, avec une politesse irréprochable, pauvre et digne ― mais elle se mourait

Tournant le dos au poussiéreux quartier des affaires, je me dirigeai vers la petite rivière au bord de laquelle nous pique-niquions autrefois avec Nancy, Ed Adler, Priscilla Gordon, Alf Peterson…

Professionnellement, c’était le fiasco. Pour la première fois je regardais les choses en face. Qu’allais-je faire, à présent ?

Peut-être aurais-je dû conserver la serre. Mais à quoi bon revenir en arrière ? Du vivant de papa, ç’avait été une bonne affaire. Mais nous étions trois et mon père avait le sens inné du jardinage. Les plantes qu’il soignait poussaient et prospéraient et il semblait savoir exactement ce qu’il fallait faire pour qu’elles verdissent et restent saines. Moi, je n’avais pas la main. Les plantations dont je m’occupais étaient, au mieux, malingres et chétives ; les parasites les envahissaient et elles attrapaient toutes les maladies imaginables.

Soudain, la rivière, le sentier, les arbres qui m’entouraient me firent l’effet de très vieilles choses. J’étais un étranger en ces lieux, un étranger qui était entré dans une région de l’espace et du temps où il n’avait rien à faire.

Pris d’une sorte de panique, je rebroussai chemin. J’avais presque envie de courir.

Je retrouvai la rue familière et cette impression terrifiante s’effaça. Tout était à nouveau comme d’habitude. Il y avait un peu plus de voitures le long du trottoir, le chien avait disparu et Stiffy Grant avait changé de place : maintenant, c’était devant mon bureau qu’il battait la semelle.

De mon ancien bureau, plus exactement. En effet, il n’y avait aucune raison de s’attarder. Autant aller tout de suite vider les tiroirs, boucler la porte et remettre la clé à Daniel Willoughby à la banque. Il prendrait ça plutôt mal mais je m’en balançais ! Évidemment, j’avais des termes en retard que j’étais bien incapable de régler et cela n’arrangerait pas les choses. Mais il y avait beaucoup de gens à Millville qui lui devaient de l’argent et qui n’étaient pas près de liquider leurs dettes. C’était comme cela que travaillait Willoughby et c’était pourquoi tout le monde le détestait et le méprisait. Somme toute, j’aimais mieux être dans ma peau que dans la sienne.

En d’autres circonstances, j’aurais été heureux de bavarder un moment avec Stiffy Grant. Il avait beau être le clochard du pays, c’était un ami. Toujours d’accord pour une partie de pêche ; il connaissait tous les coins poissonneux et sa conversation était beaucoup plus intéressante qu’on ne pourrait le supposer, mais, pour le moment, je n’avais envie de parler à personne.

— « Salut, Brad, » me lança-t-il en me voyant approcher. « T’aurais pas un dollar de trop sur toi, par hasard ? »

Il y avait longtemps que Stiffy ne m’avait pas tapé et j’éprouvais une certaine surprise, je l’avoue. Quoi qu’il pût être par ailleurs, c’était un gentleman qui ne manquait pas de délicatesse. Il ne demandait jamais de l’argent qu’à ceux qui pouvaient lui donner quelque chose. Il était doué dans ce domaine d’une sorte de génie.

Je me fouillai. J’avais quelques billets et un peu de monnaie dans la poche. Je lui tendis un dollar.

— « Merci, Brad. Je n’ai pas encore bu un coup de la journée. »

Il escamota le dollar et se dirigea en boitillant vers la taverne. J’entrai. À peine avais-je refermé la porte que le téléphone sonna. Je restai un moment immobile comme un idiot, les yeux fixés sur l’appareil. Enfin, comme il sonnait toujours, je décrochai.

— «Mr Bradshaw Carter ? » demanda la voix la plus mélodieuse qui eût jamais caressé mes oreilles.

— « Lui-même. Que puis-je faire pour vous ? »

Ce n’était pas quelqu’un du village car un habitant de Millville m’aurait appelé Brad. D’ailleurs, cette voix m’était totalement inconnue. Sa musicalité évoquait une présentatrice de la télévision vantant les mérites d’un savon de toilette ou d’un déodorant

— « C’est bien le Mr Bradshaw Carter dont le père possédait une serre ? »

— « En effet, » répondis-je.

— « Vous-même ne vous occupez plus d’horticulture ? »

— « Non. »

Et la voix changea. Jusqu’à présent, elle avait été moelleuse et très féminine : maintenant, elle était virile, c’était une voix d’homme d’affaires, à croire que quelqu’un d’autre avait pris le récepteur. Pourtant, j’avais l’impression ― c’était parfaitement extravagant ― qu’il n’y avait pas eu de changement d’interlocuteur, que c’était la voix seule qui avait changé.

— « Nous avons pensé, » fit la nouvelle voix, « que vous seriez libre et que vous pourriez effectuer un travail pour notre compte. »

— « Je ne dis pas non, mais… à qui ai-je l’honneur de parler ? »

La voix poursuivit, dédaignant de répondre à ma question :

— « Nous souhaitons que vous nous représentiez. Vous nous avez été chaudement recommandé. »

— « Vous représenter ? Dans quel domaine ? »

— « Le domaine diplomatique. Je crois que c’est le mot juste. »

— « Je ne suis pas un diplomate. Je ne… »

— « Vous nous comprenez mal, Mr Carter. Peut-être serait-il bon de vous fournir quelques explications. Nous sommes en liaison avec un grand nombre de vos concitoyens. Ils nous rendent une multitude de services différents. Par exemple, nous avons un groupe de lecteurs… »

— « De lecteurs ? »

— « Parfaitement. Des gens qui nous font la lecture. Des textes d’une très grande diversité. L’Encyclopédie Britannique, le dictionnaire d’Oxford, des manuels de littérature, d’histoire, de philosophie, d’économie. Une foule de choses des plus intéressantes. »

— « Mais à quoi bon des lecteurs ? Vous pourriez lire tout cela vous-mêmes. Il suffit de se procurer quelques ouvrages… »

Il y eut un soupir résigné à l’autre bout de la ligne. « Vous ne comprenez pas. Vous sautez hâtivement aux conclusions. »

— « D’accord, je ne comprends pas. Que voulez-vous de moi ? Je vous signale que la lecture n’est pas mon fort »

— « Nous voulons que vous nous représentiez. Nous souhaiterions d’abord nous entretenir avec vous pour que vous nous donniez votre point de vue sur la situation. À partir de là, nous pourrions… »

Brusquement, je cessai d’écouter. Il y avait quelque chose qui ne collait pas et je savais maintenant ce que c’était.

Le téléphone ! Ce n’était pas celui qui était sur mon bureau une heure plus tôt. L’appareil que je tenais en main n’avait ni cadran, ni fil, ni prise.

— « Que se passe-t-il ? » m’écriai-je. « À qui suis-je en train de parler ? D’où m’appelez-vous ? »

Ce fut une troisième voix qui me répondit. Ni une voix de femme ni une voix d’homme, ni une voix mélodieuse ni une voix affairée ― une voix creuse, vaguement joviale, mais sans la moindre personnalité.

— « Vous n’avez aucune raison de vous inquiéter, Mr Carter, » dit-elle, « Nous vous sommes très reconnaissants, croyez-nous, nous vous sommes très reconnaissants. »

— « Reconnaissants de quoi ? »

— « De bien vouloir rendre visite à Gerald Sherwood. Nous lui parlerons de vous. »

— « Je ne sais pas ce que tout cela signifie mais… »

— « Allez voir Gerald Sherwood. »

Et la communication s’interrompit brutalement.

Je restai immobile, le récepteur à la main, fouillant ma mémoire à la recherche d’un souvenir. Cette voix, la dernière… Je devais la connaître. Je l’avais entendue quelque part. Mais en dépit de mes efforts, j’étais incapable de l’identifier.

Je reposai l’écouteur sur sa fourche et examinai le téléphone. Un téléphone parfaitement banal à ceci près qu’il n’avait ni cadran ni fil. Je le retournai : pas de marque de fabrique non plus.

Ed Adler était venu débrancher la ligne. Quand j’étais sorti, elle était coupée. À mon retour, lorsque j’avais entendu la sonnerie et que j’avais vu l’appareil sur le bureau, je m’étais vaguement dit (c’était illogique mais je n’avais pas trouvé d’autre explication sur le moment) qu’Adler l’avait rebranché malgré ses instructions. Ou que Tom Preston était revenu sur sa décision et avait décidé de m’accorder un délai de grâce. Ou même qu’un bienfaiteur inconnu avait réglé la note à ma place.

Mais il ne s’était rien passé de tel : ce téléphone n’était pas celui qu’Ed Adler avait débranché.

Je décrochai à nouveau ; ce fut la voix de l’homme d’affaires que j’entendis : « Il est manifeste, Mr Carter, que vous vous méfiez de nous, » fit-elle de but en blanc, sans même dire « allô », sans demander qui était à l’appareil. « Nous comprenons fort bien votre surprise et ce manque de confiance. Nous ne vous en blâmons pas mais, eu égard à vos sentiments actuels, un second entretien est présentement sans objet. Voyez d’abord Mr Sherwood. Ensuite, nous reprendrons la discussion. »

Et, comme la première fois, la communication fut brutalement coupée.

En quoi Gerald Sherwood pouvait-il donc être mêlé à cette histoire ? Compte tenu du personnage, cela paraissait aberrant.

Le père de Nancy était une sorte d’industriel ; il habitait sa demeure ancestrale sur une hauteur dominant la ville. Il possédait une usine à Elmore, une ville de trente à quarante mille âmes située à quelque soixante-quinze kilomètres de Millville. Il l’avait héritée de son père qui, à l’époque, fabriquait du matériel agricole. Mais, quelques années auparavant, la crise avait atteint ce secteur de production et Sherwood s’était reconverti : maintenant, il s’était spécialisé dans les gadgets.

Gerald Sherwood était un citoyen respectable, une notabilité. Toutefois, parce que ni lui ni son père n’exerçaient leur activité à Millville même, parce que, sans être vraiment riches, ils étaient aisés alors que nous étions pauvres, on les avait toujours regardés… peut-être pas comme des étrangers, mais presque. Ils n’étaient pas totalement intégrés à la communauté.

Qu’allais-je faire ? Me rendre chez Gerald Sherwood et jouer les idiots de village ? Attaquer direct et le sommer de s’expliquer sur cette ridicule affaire de téléphone ?

Je jetai un coup d’œil à ma montre : il n’était que quatre heures. N’importe comment, Sherwood ne rentrerait pas d’Elmore avant six heures.

J’entrepris de vider mon tiroir mais changeai soudain d’avis. Si je décidais de passer chez Sherwood, il faudrait bien que je revienne ce soir pour téléphoner à ce correspondant (ou ces correspondants ?). Quand la nuit serait tombée, je pourrais toujours emmener ce téléphone de cauchemar chez moi, mais impossible de me balader en plein jour dans les rues avec cet instrument sous le bras.

Je sortis et fermai la porte à clé. Je ne savais trop où aller. Chez moi ? Non. J’aurais eu l’impression d’être une proie qui se cache dans son trou. Faire un tour à la mairie dans l’espoir de trouver quelqu’un avec qui parler ? Il n’y aurait probablement que Hiram Martin, l’officier de paix, qui voudrait à toute force faire une partie d’échecs, et je n’étais pas d’humeur à jouer aux échecs. D’autant qu’Hiram Martin détestait perdre et qu’il fallait le laisser gagner si l’on ne voulait pas qu’il devienne méchant. Nous ne nous entendions pas, tous les deux. Tout gosses, déjà, on se regardait en chiens de faïence. En outre, Higman Morris, le maire, serait vraisemblablement là, lui aussi, et un jour comme aujourd’hui, je n’aurais pas pu supporter sa présence. C’était un cul-béni, membre du conseil de gestion de l’école, administrateur de la banque ― bref, un type bien posé sur son derrière, que je m’arrangeais pour éviter chaque fois que c’était possible.

Je pouvais aussi rendre visite à Joe Evans, le rédacteur en chef du Tribune. Il ne serait pas bousculé à une heure pareille, puisque le journal tombait le matin, mais Joe me farcirait les oreilles d’histoires de politique locale, de projets de piscines et autres, ce qui n’avait rien de vraiment excitant.

En définitive, je décidai d’aller tuer le temps à la taverne en essayant de réfléchir en compagnie d’une ou deux bières.

La salle était sombre et fraîche. Je m’installai dans un box vide, tout au fond de la salle. Mae Hutton s’approcha de ma table.

— « Bonjour, Brad. Ce n’est pas souvent qu’on a le plaisir de vous voir. »

— « Tu remplaces Charley, Mae ? »

Elle hocha la tête, « Papa fait une petite sieste. »

— « Je boirais bien une bière. »

« Une grande ? »

— « Va pour une grande, » dis-je.

Elle me servit et reprit sa faction derrière le bar.

Soudain, un homme que je n’avais pas vu en entrant émergea du box voisin, un verre à demi plein à la main. Il se retourna, me dévisagea et fit un ou deux pas dans ma direction. Encore ébloui par l’éclat du soleil, je ne le reconnus pas.

— « Mais, ma parole, c’est Brad Carter ! »

— « Oui, c’est bien moi. »

L’inconnu posa son verre sur ma table et s’assit en face de moi. Ce museau de renard… Mais oui, bien sûr !

— « Alf Peterson ! » m’écriai-je, stupéfait. « Ça alors ! Il n’y a pas une heure, on parlait de toi avec Ed Adler ! »

Nous nous serrâmes la main avec chaleur. Je ne sais pourquoi mais j’étais heureux de voir cet homme surgir du passé. Et je sentais qu’il était heureux de me retrouver, lui aussi.

— « Seigneur ! Cela fait combien de temps que l’on ne s’était pas vus ? » dis-je.

— « Au moins six ans. »

Nous nous dévisageâmes en silence, un peu gênés comme le sont toujours deux vieux amis qui se retrouvent après s’être perdus de vue, cherchant quelque chose à dire, un sujet de conversation anodin.

— « Tu fais un pèlerinage aux sources ? » lui demandai-je.

— « Oui. Je suis en vacances. »

— « Pourquoi n’es-tu pas passé chez moi ? »

— « Je ne suis là que depuis trois ou quatre heures. »

Curieux qu’il fût revenu. Il ne connaissait plus personne à Millville. Il y avait des années que sa famille était partie. Ses parents n’étaient pas d’ici. Son père était ingénieur de travaux publics. Il s’était installé à Millville pendant la construction de l’autoroute.

— « Je t’invite. Il y a de la place. Je vis seul. »

— « Non, je suis descendu dans un motel, le Johnny’s Motor Court. Je ne savais pas que tu étais toujours là. Et puis, tu aurais pu être marié. »

— « Eh bien, tu vois, je suis toujours là et je ne suis pas marié. »

Il but une gorgée de bière. « Comment va la vie, Brad ? »

Je me préparais à mentir mais m’arrêtai net À quoi bon les boniments ? Alf Peterson avait été l’un de mes meilleurs copains. Il fallait être franc. Ce n’était pas une question d’orgueil mais d’amitié.

— « Pas trop bien. »

— « Tu me désoles, Brad. »

— « J’ai commis une grosse erreur en ne fichant pas le camp ailleurs. Il n’y a rien à faire à Millville. Pour personne. »

— « Dans le temps, tu voulais être peintre. Tu passais ton temps à dessiner et ce n’était pas mal du tout. »

Je balayai ce vieux souvenir d’un geste de la main.

— « Tu ne vas pas me dire que tu n’as pas essayé ? L’année où nous avons décroché notre diplôme, tu envisageais d’aller à l’université. »

— « J’ai fait les beaux-arts à Chicago. Ça n’a duré qu’un an. Papa est mort, maman avait besoin de moi, on n’avait pas le sou. »

— « Tu me disais que tu vivais seul ? »

— « Maman est décédée il y a deux ans. »

— « Alors, tu as repris l’affaire… la serre ? »

— « J’ai laissé tomber. Ça rapportait des clopinettes. J’ai tâté de l’assurance, je me suis lancé dans l’immobilier. Mais je suis tombé sur un bec. Demain, je ferme le bureau. »

— « Que vas-tu faire ? »

— « Je ne sais pas. Je n’y ai pas encore réfléchi. »

Alf fit signe à Mae d’apporter deux autres bières.

— « Tu n’as pas envie de demeurer ici à perpète ? »

Je secouai la tête. « Il y a la maison, bien sûr. Je ne voudrais pas la vendre. Si je pars, je la fermerai, c’est tout. Mais, le problème, c’est qu’il n’y a aucun endroit où j’aie envie d’aller, vois-tu. Je ne sais pas comment t’expliquer. Je suis resté un an ou deux de trop ici. J’ai Millville dans le sang. »

Alf soupira. « Je crois que je comprends. Moi aussi, je l’ai dans la peau. C’est pourquoi je suis revenu et, maintenant, je me demande si je n’ai pas eu tort. Certes, cela me fait plaisir de te retrouver et je serais peut-être content de revoir quelques personnes, mais quelque chose me dit que j’ai eu tort. C’est vide. Desséché, si tu vois ce que je veux dire. »

Mae apporta les consommations et ramassa les verres vides.

— « Dis donc, j’ai une idée, » dit Alf.

— « Je t’écoute. »

— « Je repars dans un jour ou deux. Pourquoi ne viendrais-tu pas avec moi ? C’est un boulot complètement loufoque. Il y aura de la place pour toi. Je suis en très bons termes avec le contremaître. Je pourrai lui toucher un ou deux mots en ta faveur. »

— « De quoi s’agit-il ? »

— « Ce n’est pas facile à expliquer de façon logique. C’est un programme de recherches, un machin intellectuel. Tu t’assieds dans une cabine et tu penses. »

— « Pardon ? »

— « Oui… Ça paraît complètement dingue, hein ? Pourtant, ce n’est pas tellement idiot. On te remet un carton portant une question, un problème sur lequel tu médites. Tu dois penser tout haut, dialoguer avec toi-même en quelque sorte. Parfois même discuter. Au début, on est complexé mais ça s’arrange. La cabine est insonorisée, personne ne peut te voir. Je suppose que tout ce que tu racontes est enregistré mais il n’y a pas de magnétophone en évidence. »

— « Et on est payé pour ça ? »

— « Assez bien, même. »

— « À quoi ça sert ? »

— « Personne n’en sait rien. Oh ! on a essayé de s’informer. Mais c’est la seule condition imposée : on doit ignorer de quoi il s’agit. Je suppose que c’est une expérience subventionnée par une université ou un centre de recherches quelconque. Il paraît que si nous savions de quoi il retourne, cela pourrait nous influencer. »

— « Et quel est le résultat ? »

— « On ne nous en informe pas. Toujours pour ne pas influencer nos mécanismes cérébraux. »

— « Et où se trouve cette… entreprise ? »

— « Dans le Mississippi. À Greenbriar. C’est un tout petit bled. Au fond, il ressemble beaucoup à Millville. Une minuscule bourgade tranquille et poussiéreuse. Et torride. Bon Dieu ! Ce qu’il y fait chaud ! Mais les installations sont climatisées. Il n’y a pas à se plaindre. »

— « Bizarre qu’un centre de ce genre soit installé dans une petite ville. »

— « C’est du camouflage. Nos employeurs ne veulent pas de publicité. On nous recommande d’être discrets. Un hameau perdu est une excellente cachette. »

— « Mais tu étais un étranger… »

— « C’est justement à cause de cela que j’ai été embauché. Ils ne veulent pas avoir beaucoup de gens du pays qui auraient tendance à penser d’une façon uniforme. »

— « Et avant ? »

— « Avant ? Oh ! avant, j’ai fait un peu n’importe quoi, j’ai glandouillé, quoi. Quelques semaines ici, quelques semaines ailleurs. J’ai été dans le bâtiment, j’ai été plongeur… C’était la dèche totale et je n’avais rien trouvé d’autre. J’ai été jardinier à Louisville un mois ou deux, j’ai ramassé des tomates. Enfin, j’ai pas mal roulé ma bosse sans avoir ni domicile ni emploi fixes. Mais il y a onze mois que je suis à Greenbriar. »

— « Ça ne durera pas tout le temps, ta sinécure. À un moment ou à un autre, ils auront recueilli tous les renseignements qu’ils cherchent. »

Il secoua la tête. « Je sais. Ça finira un jour, malheureusement. Mais c’est la meilleure situation que j’aie jamais trouvée jusqu’à présent. Alors, Brad, qu’en penses-tu ? Tu viens avec moi ? »

— « Il faut que je réfléchisse. Peux-tu prolonger ton séjour ? »

— « Pourquoi pas ? J’ai deux semaines de congé. »

— « Quelques parties de pêche, ça te dirait ? »

— « Tu parles ! »

— « Alors, je te propose une chose. On part demain matin et on fait une virée d’une semaine. J’ai une tente et du matériel de camping. On tâchera de trouver un petit coin poissonneux. »

— « Banco ! »

— « On prendra ma voiture. »

— « D’accord. Mais je paierai l’essence. »

— « Vu l’état actuel de mes finances, je ne dis pas non. »

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