Chapitre 6

Une brume spectrale flottait au ras du marais, léchant le pied de la petite butte au sommet de laquelle se dressait la baraque de Stiffy. Au loin, on distinguait la masse sombre de l’îlot perdu au milieu du marécage. Je sortis de la voiture et, immédiatement, je perçus l’odeur de choses mortes et de végétation pourrissante qui s’exhalait de l’eau noire. Je me retournai. Là-bas, c’était la ville, qu’indiquait ici et là la lueur vacillante d’un réverbère. J’étais certain que personne ne m’avait vu. J’avais éteint mes phares avant de quitter la route et de m’engager sur le chemin sinueux qui conduisait chez Stiffy. Comme un voleur dans la nuit… À ceci près que je n’avais nulle intention de voler quoi que ce fût.

Je me dirigeai vers la porte de guingois, fabriquée avec des planches mal rabotées et que fermait un gros cadenas. La première clé que j’essayai fit jouer le déclic. Le battant s’ouvrit en grinçant.

J’allumai la lampe électrique dont j’avais pris soin de me munir et le faisceau de lumière révéla une table, trois chaises, un fourneau et un lit. La pièce était propre. Le plancher était recouvert de bouts de linoléum soigneusement raccordés qui brillaient presque tant ils étaient bien astiqués. Les cloisons étaient dissimulées sous des fragments de papier mural disposés avec un mépris total des couleurs et des motifs.

Je m’avançai et m’immobilisai brusquement : il y avait un téléphone sur la table. Un téléphone sans cadran et sans fil.

Trois téléphones… Celui que j’avais trouvé dans mon bureau, celui de Gerald Sherwood et, maintenant, celui-ci. Dans ce galetas de clochard !

Moi, Gerald Sherwood, Stiffy Grant… Quels liens nous unissaient ? Et combien existait-il de ces téléphones sans cadran à Millville ? Combien de nos concitoyens possédaient ce mystérieux dénominateur commun ?

Je promenai ma torche autour de moi. Le lit était recouvert d’une courtepointe propre et bien repassée. De l’autre côté, il y avait une petite table sous laquelle étaient rangés deux cartons. Le premier ne portait aucune indication ; quant au second, on pouvait y lire le nom d’une marque de whisky de qualité.

Je tirai ce dernier carton, l’ouvris et constatai avec stupéfaction qu’il contenait, non pas des effets personnels ou Dieu sait quelle camelote récupérée dans les dépotoirs, mais bel et bien des bouteilles de whisky. N’en croyant pas mes yeux, j’en examinai plusieurs. Toutes étaient bouchées. J’eus soudain envie de rire. Pourtant, il n’y avait rien de risible là-dedans.

Quelques heures plus tôt, Stiffy m’avait tapé d’un dollar : soi-disant, il n’avait pas bu une goutte de la journée. Et il avait cette caisse de whisky chez lui.

Alors ? Ses ongles sales, ses vêtements élimés, les aumônes qu’il quémandait pour s’offrir un verre ― était-ce un camouflage ? Jouait-il délibérément le personnage du clochard ?

Et si cela était, pour quelle raison ?

Je repoussai le carton et ouvrit l’autre. Celui-là ne contenait pas de whisky mais des téléphones.

Je compris aussitôt comment l’appareil était arrivé sur mon bureau. C’était Stiffy qui l’y avait déposé. Voilà pourquoi je l’avais retrouvé devant ma porte. À moins qu’il n’eût agi ainsi par bravade. Et, tout ce temps, il se moquait de moi dans son for intérieur !

Non… Stiffy ne se serait jamais moqué de moi. Nous étions de vieux amis, nous avions confiance l’un en l’autre. Il n’aurait pas cherché à me faire marcher. C’était quelque chose de sérieux.

Et si c’était lui qui avait apporté ce téléphone au bureau, était-ce également lui qui l’avait repris ? Peut-être était-il venu chez moi pour me donner des explications.

Réflexion faite, cette dernière hypothèse me paraissait bien alambiquée. Mais si Stiffy n’y était pour rien, cela signifiait qu’il y avait un troisième homme.

Je m’approchai de son téléphone, le contemplai un moment, puis décrochai.

— « Allô, » dit la voix d’homme d’affaires. « Qu’avez-vous à signaler ? »

— « Ce n’est pas Stiffy, » répondis-je. « Stiffy est à l’hôpital. Il est malade. »

Après quelques secondes d’hésitation, la voix reprit :

— « Oh ! c’est Mr Bradshaw Carter, n’est-ce pas ? Nous sommes heureux que vous ayez pu appeler. »

— « J’ai trouvé un téléphone ici, chez Stiffy. Celui qui était dans mon bureau a disparu, je ne sais comment. Et j’ai vu Gerald Sherwood. Je pense que le moment est venu de vous expliquer. »

— « Bien sûr. Je suppose que vous avez décidé d’accepter de nous représenter ? »

— « Pas si vite. Je n’ai encore rien décidé. Il faut d’abord que j’aie le temps de réfléchir. »

— « Eh bien, rappelez-nous quand vous aurez réfléchi. Où disiez-vous que Stiffy est allé ? »

— « On l’a transporté à l’hôpital. Il a été victime d’une attaque. »

— « Mais il aurait dû nous prévenir ! » fit la voix avec stupéfaction. « Nous l’aurions remis sur pieds. Il savait très bien que… »

— « Peut-être n’a-t-il pas eu le temps. Je l’ai trouvé… »

— « À quel endroit a-t-il été transporté, dites-vous ? »

— « À l’hôpital d’Elmore. C’est… »

— « Elmore. Bien sûr. Nous savons où est situé Elmore. »

— « Et Greenbriar aussi, probablement ? »

J’étais le premier surpris de ma propre réplique. Le rapprochement entre les événements auxquels j’étais mêlé et le projet pour le compte duquel Alf travaillait s’était fait inconsciemment dans mon esprit ― en un éclair.

— « Greenbriar ? Nous connaissons évidemment cette ville. Elle se trouve dans le Mississippi et elle ressemble beaucoup à Millville. Vous nous ferez donc signe quand vous aurez pris une décision ? »

— « C’est entendu. »

— « Tous nos remerciements, monsieur. Votre collaboration sera la bienvenue. »

Et la communication fut coupée.

Greenbriar… Il ne s’agissait pas seulement de Millville. Peut-être le monde entier était-il dans le coup ? Qu’est-ce que tout cela pouvait bien signifier ?

Il fallait que je parle de ça à Alf. Pourquoi ne pas aller le réveiller ? J’apporterais une bouteille et nous boirions un ou deux verres.

Je pris le téléphone sous le bras, sortis, refermai le cadenas et remontai dans la voiture. Je posai l’instrument sur la banquette arrière et le recouvris d’un imperméable. C’était idiot mais je me sentis mieux quand il fut caché.

Avant de démarrer, je réfléchis. Peut-être était-il préférable de ne pas précipiter les choses. N’importe comment, je verrais Alf demain et nous aurions toute une semaine s’il le fallait pour discuter. Cela me donnerait un peu de temps pour essayer de tirer la situation au clair. Il était tard, j’avais encore à préparer le matériel de camping et mon attirail de pêche, et un peu de sommeil ne me ferait pas de mal.

Ne te presse pas, me dis-je. Accorde-toi un répit. Essaye de réfléchir.

Le conseil était excellent. Ah ! si seulement je ne l’avais pas suivi ! Si seulement j’étais allé tout de suite au Johnny’s Motor Court et si j’avais frappé à la porte d’Alf ! Il se peut qu’alors les choses eussent pris une autre tournure. Mais comment l’aurais-je deviné ?

Je rentrai donc chez moi, sortis tout mon barda que je déposai dans le coffre de la voiture et allai me coucher (je me demande encore comment je parvins à m’endormir). La sonnerie du réveil me jeta au bas du lit à une heure matinale.

Et la barrière invisible m’empêcha de rejoindre Alf.

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