Debout aussi près qu’elle le pouvait du petit feu au milieu de la tente, Egwene frissonnait encore en versant l’eau de la bouilloire aux flancs généreux dans une large cuvette à rayures bleues. Elle avait rabaissé les côtés de la tente, mais le froid s’insinuait à travers la pile de couvertures de couleurs vives étendues sur le sol et toute la chaleur du feu semblait s’engouffrer en haut par le trou à fumée au milieu du toit de la tente, laissant seulement l’odeur des bouses de vache qui brûlaient. Elle avait les dents prêtes à claquer.
La vapeur de l’eau commençait déjà à disparaître ; Egwene embrassa la saidar pendant un instant et canalisa du feu pour réchauffer l’eau davantage. Amys ou Bair se seraient probablement lavées à l’eau froide, mais en fait elles prenaient toujours des bains de vapeur. Bon, je ne suis pas aussi endurcie qu’elles. Je n’ai pas grandi dans le Désert. Je ne suis pas obligée de périr gelée et de me laver à l’eau froide si je n ’en ai pas envie. Elle éprouvait pourtant un sentiment de culpabilité en enduisant un carré de toilette avec un morceau de savon parfumé à la lavande acheté à Hadnan Kadere. Les Sagettes ne lui avaient jamais demandé d’agir différemment, mais elle avait néanmoins l’impression de tricher.
Laisser aller la Vraie Source lui arracha un soupir de remords. Même tremblant de froid, elle rit tout bas de sa bêtise. Le prodige d’être envahie par le Pouvoir, l’afflux merveilleux d’élan vital et de perception aiguë, contenait son propre danger. Plus on aspirait de saidar, plus on en voulait et si on ne se disciplinait pas on en absorbait davantage que l’on ne pouvait en maîtriser et soit on mourait soit on se désactivait soi-même. Et ce n’était pas là matière à rire.
C’est là un de tes plus gros défauts, se gourmanda-t-elle avec fermeté. Tu veux toujours en faire plus que tu n’es censée faire. Tu devrais te laver à l’eau froide ; cela t’enseignerait à te discipliner. Seulement il y avait tellement à apprendre, et parfois une vie entière semblait trop courte pour l’apprendre. Ses professeurs se montraient toujours si prudents, qu’il s’agisse des Sagettes ou d’Aes Sedai de la Tour Blanche ; c’était dur de se réfréner quand elle savait que dans tant de domaines elle les avait déjà dépassées. Je suis capable de plus quelles ne s’en rendent compte.
Une rafale d’air glacial s’abattit sur elle et envoya tournoyer dans la tente la fumée du feu et une voix de femme dit : « S’il vous plaît… »
Egwene sursauta en poussant un cri aigu avant de réussir à émettre : « Fermez ça ! » Elle serra ses bras autour d’elle pour s’arrêter de sautiller sur place. « Entrez ou sortez, mais fermez-la ! » Tous ces efforts pour avoir chaud et maintenant elle avait la chair de poule de la tête aux pieds !
La femme en coule blanche se traîna sur les genoux à l’intérieur de la tente et laissa retomber le battant de la tente. Elle gardait les yeux baissés, les mains humblement croisées ; elle n’aurait pas agi autrement si Egwene l’avait frappée au lieu de simplement lui crier après. « S’il vous plaît, reprit-elle à mi-voix, la Sagette Amys m’a envoyée vous chercher pour vous amener à la tente-étuve. »
Egwene qui aurait aimé se tenir juste au-dessus du feu, poussa un grognement. Que la Lumière brûle Bair et son entêtement ! Si ce n’avait été à cause de la vieille Sagette aux cheveux blancs, elles auraient pu se trouver dans des chambres dans la cité au lieu d’être dans des tentes à sa lisière. J’aurais pu avoir une chambre avec une vraie cheminée. Et une porte. Elle était prête à parier que Rand n’avait pas à supporter que des gens entrent chez lui comme dans un moulin chaque fois que l’envie leur en prenait. Ce fichu Dragon de Rand al’Thor claque des doigts et les Vierges se précipitent comme des servantes. Je gagerais bien qu’elles lui ont déniché un vrai lit au lieu d’une paillasse posée par terre. Elle était sûre qu’il avait un bain chaud tous les soirs. Les Vierges hissent probablement des baquets d’eau bouillante jusqu’à son appartement. Je parierais qu’elles ont même découvert pour lui une vraie baignoire en cuivre.
Amys et même Mélaine avaient accueilli favorablement la suggestion d’Egwene, mais Bair avait opposé un refus formel et elles avaient acquiescé comme des gai’shaines. Egwene supposait qu’étant donné le nombre de changements provoqués par Rand Bair voulait maintenir autant des antiques coutumes qu’elle le pouvait, mais elle aurait aimé que la vieille femme ait choisi quelque chose d’autre sur quoi être intraitable.
Pas question de refuser. Elle avait promis aux Sagettes d’oublier qu’elle était une Aes Sedai – facile, puisqu’elle n’en était pas une – et de faire exactement ce qui lui était ordonné. Ça, c’était difficile ; elle avait quitté la Tour depuis assez longtemps pour redevenir sa propre maîtresse. Seulement Amys lui avait dit carrément que se promener dans les rêves était dangereux même quand on connaissait comment s’y conduire et bien plus dangereux encore avant. Si elle n’obéissait pas dans le monde éveillé, elles ne pouvaient pas se fier à elle dans le rêve et elles ne voulaient pas accepter cette responsabilité. Aussi accomplissait-elle des corvées avec Aviendha, se soumettait aux punitions avec autant de bonne grâce qu’elle était capable d’en affecter, et bondissait chaque fois qu’Amys ou Mélaine disait « grenouille ». Ce qui est une façon de parler. Aucune d’elles n’avait jamais vu une grenouille. Non pas qu’elles me demanderont autre chose que de leur servir le thé. Non, ce soir, ce serait le tour d’Aviendha.
Pendant un instant, elle envisagea d’enfiler des bas mais, finalement, se contenta de se baisser pour enfiler ses souliers. Des chaussures robustes, appropriées pour le Désert ; elle regrettait un peu les escarpins de soie qu’elle avait portés dans Tear. « Quel est votre nom ? questionna-t-elle, dans un effort pour se montrer sociable.
— Cowinde », fut la réponse docile.
Egwene soupira. Elle s’évertuait à essayer d’être amicale envers les gaïshains,, mais ils ne réagissaient jamais. Les serviteurs étaient quelque chose à quoi elle n’avait jamais eu l’occasion de s’habituer, quoique bien sûr les gaïshains ne fussent pas précisément des serviteurs. « Vous étiez une Vierge de la Lance ? »
Un bref et farouche coup d’œil bleu foncé lui indiqua qu’elle avait bien deviné mais, tout aussi vite, les yeux se rabaissèrent. « Je suis une gaishaine. Avant et après ne sont pas maintenant et seul maintenant existe.
— Quels sont votre enclos et votre clan ? » D’ordinaire, point n’était besoin de le demander, pas même aux gaïshains.
« Je sers la Sagette Mélaine de l’enclos Jhirad, des Aiels Goshiens. »
Essayant de se décider entre deux manteaux, un en solide laine marron et un en soie bleue matelassée qu’elle avait acheté à Kadere – le négociant avait liquidé tout le contenu de ses chariots pour faire de la place aux cargaisons de Moiraine, et à des prix très avantageux – Egwene s’interrompit pour regarder la jeune femme en fronçant les sourcils. Ce n’était pas la réponse correcte. Elle avait entendu dire qu’une forme de la morosité avait atteint certains gaïshains ; quand leur année et un jour étaient finis, ils refusaient purement et simplement d’abandonner la coule – la tunique à capuchon des gaïshains. « Quand votre temps se termine-t-il ? » demanda-t-elle.
Cowinde s’accroupit plus bas encore, se pliant presque sur ses genoux. « Je suis une gaishaine.
— Mais quand serez-vous en mesure de retourner à votre enclos, à votre propre place forte ?
— Je suis une gaishaine, dit la jeune femme d’une voix enrouée aux tapis qui étaient devant ses yeux. Si la réponse vous déplaît, punissez-moi, mais je ne peux pas en donner une autre.
— Ne soyez pas ridicule, riposta Egwene sèchement. Et redressez-vous. Vous n’êtes pas un crapaud. »
La jeune femme en coule blanche obéit immédiatement et s’assit là sur ses talons, attendant un autre ordre avec soumission. Cette brève flambée de rébellion aurait aussi bien pu n’avoir jamais existé.
Egwene respira profondément. La jeune femme avait trouvé une solution à la morosité. Un compromis stupide, mais rien de ce qu’elle pouvait dire n’y changerait quelque chose. D’ailleurs, elle était censée être en route vers la tente-étuve, pas discuter avec Cowinde.
Se rappelant ce courant d’air froid, elle hésita. La rafale glacée avait fait se refermer en partie deux grandes corolles blanches posées dans une coupe peu profonde. Elles provenaient d’une plante appelée segade une grasse plante coriace dépourvue de feuilles qui était hérissée d’épines. Elle avait rencontré
Aviendha ce matin, qui les tenait dans ses mains et les contemplait ; l’Aielle avait sursauté en la voyant, puis elle les avait fourrées dans les mains d’Egwene en disant qu’elle les avait cueillies pour elle. Elle avait supposé que restait encore assez de la Vierge de la Lance chez Aviendha pour qu’elle ne veuille pas admettre qu’elle aimait les fleurs. Bien qu’à la réflexion elle ait vu occasionnellement une Vierge portant une fleur dans les cheveux ou sur sa tunique.
Tu essaies seulement de retarder le moment de partir, Egwene al’Vere. Cesse maintenant d’être une espèce d’idiote ! Tu te montres aussi stupide que Cowinde. « Passez devant », dit-elle et elle eut juste le temps de draper sa nudité dans la cape de laine avant que l’autre écarte la porte de la tente pour elle, et pour la nuit froide à geler la moelle des os.
Là-haut, les étoiles étaient des points nets dans le noir et la lune gibbeuse brillait avec éclat. Le camp des Sagettes était une agglomération de deux douzaines de monticules bas, à moins de cent pas de l’endroit où l’une des rues pavées de Rhuidean s’achevait en argile durcie craquelée et en cailloux. Les ombres projetées par la lune transformaient la cité en étranges falaises et éperons rocheux. Chaque tente avait ses côtés rabaissés et les odeurs des feux et de la nourriture en train de cuire se mêlaient et emplissaient l’air.
Les autres Sagettes venaient ici pour des réunions presque quotidiennes, mais elles passaient la nuit avec leurs propres enclos. Plusieurs dormaient même dans Rhuidean à présent. Mais pas Bair. Ici, c’était aussi près de la cité que Bair avait accepté de venir ; si Rand ne s’y était pas trouvé, nul doute qu’elle aurait insisté pour dresser le camp dans les montagnes.
Egwene serrait contre elle la cape à deux mains et marchait aussi vite qu’elle pouvait. Des vrilles glacées s’introduisaient par le bas de la cape chaque fois que ses jambes nues l’entrouvraient. Cowinde avait dû relever jusqu’à ses genoux sa coule blanche pour conserver son avance sur elle. Egwene n’avait pas besoin d’être guidée par la gai’shaine mais, puisque la jeune femme avait été envoyée la chercher, elle éprouverait de la honte et peut-être même le sentiment d’être offensée si elle n’y était pas autorisée. Serrant les dents pour les empêcher de claquer, Egwene aurait souhaité que la jeune femme se mette à courir.
La tente-étuve ressemblait aux autres tentes, basse et vaste, avec les pans de côté rabaissés tout autour, excepté que le trou à fumée avait été couvert. Près de là un feu avait brûlé jusqu’à n’être plus que des braises luisantes éparpillées sur quelques cailloux de la taille d’une tête d’homme. Il n’y avait pas assez de clarté pour discerner en détail le monticule plus petit dans l’ombre à côté de l’entrée de la tente, mais elle savait que c’étaient des vêtements de femmes soigneusement pliés.
Prenant une profonde aspiration qui la glaça, elle se débarrassa précipitamment de ses chaussures, laissa choir sa cape et plongea quasiment tête la première dans la tente. Un instant de frissons de froid avant que le battant retombe et se ferme derrière elle, puis une chaleur humide l’étreignit, forçant à sortir la sueur qui la recouvrit instantanément d’un voile luisant alors qu’elle suffoquait et tremblait encore.
Les trois Sagettes qui lui enseignaient à visiter les rêves étaient assises transpirant avec insouciance, leurs cheveux qui leur descendaient jusqu’à la taille pendant tout mouillés. Bair parlait à Mélaine dont la beauté aux yeux verts et la chevelure rousse formaient un vif contraste avec le visage tanné et les longues boucles blanches de son aînée. Amys avait aussi les cheveux blancs –ou peut-être juste d’un blond si pâle qu’ils paraissaient blancs – mais elle n’avait pas l’air âgée. Elle et Mélaine savaient l’une et l’autre canaliser – il n’y avait pas beaucoup de Sagettes qui en étaient capables – et elle avait quelque chose de l’apparence d’éternelle jeunesse des Aes Sedai. Moiraine, qui semblait petite et frêle auprès des autres, avait l’air sereine elle aussi, bien que la sueur ruisselât sur sa claire nudité et collât ses cheveux noirs sur son crâne, avec un refus royal de reconnaître qu’elle n’avait pas de vêtements sur elle. Les Sagettes se servaient de minces lames en bronze courbes, appelées staeras, pour racler la sueur et la crasse de la journée.
Aviendha transpirait assise sur ses talons à côté du grand chaudron noir plein de pierres brûlantes enduites de suie au milieu de la tente, maniant avec précaution des pincettes pour transférer une dernière pierre d’un chaudron plus petit dans le grand. Cela fait, elle arrosa les pierres avec l’eau d’une gourde, ce qui augmenta la vapeur. Si elle laissait trop diminuer la densité de la vapeur, elle se verrait pour le moins réprimander vertement. La prochaine fois que les Sagettes se réuniraient dans l’étuve, ce serait le tour d’Egwene de s’occuper des pierres.
Egwene s’assit avec précaution en tailleur à côté de Bair – au lieu de couches de couvertures, il n’y avait que le sol caillouteux, désagréablement brûlant, bosselé et humide – et fut saisie de constater qu’Aviendha avait été fouettée, et récemment. Quand la jeune Aielle prit sa place à côté d’Egwene, elle le fit avec une expression aussi impassible que le sol rocailleux, mais qui ne put dissimuler qu’elle sourcillait.
Voilà quelque chose à quoi Egwene ne s’attendait pas. Les Sagettes exerçaient une stricte discipline – plus stricte même que la Tour, ce qui n’était pas peu dire – mais Aviendha travaillait à apprendre à canaliser avec une détermination farouche. Elle ne pouvait pas déambuler dans les rêves, mais elle mettait autant d’application à assimiler tous les talents d’une Sagette qu’elle en avait déployé pour apprendre à manier ses armes quand elle était Vierge de la Lance. Certes, après avoir confessé qu’elle avait laissé Rand savoir que les Sagettes surveillaient ses rêves, elles l’avaient obligée à creuser pendant trois jours des trous profonds jusqu’au niveau de ses épaules et ensuite à les combler, mais c’était une des rares fois où Aviendha semblait avoir jamais commis une erreur. Amys et les deux autres l’avaient si souvent donnée à Egwene en exemple d’obéissance humble et de force d’âme que parfois Egwene en aurait crié d’exaspération, quand bien même Aviendha était une amie.
« Vous avez pris largement votre temps pour venir », commenta Bair d’un ton renfrogné pendant qu’Egwene cherchait encore avec précaution à s’asseoir de façon confortable. Sa voix était grêle et ténue comme le son d’une flûte de roseau, mais un roseau de fer. Elle continua à se racler les bras avec son strigile.
« Je suis désolée », dit Egwene. Là ; cela devait être assez soumis.
Bair eut un reniflement de dédain. « Vous êtes une Aes Sedai de l’autre côté du Rempart du Dragon, mais ici vous êtes encore une élève, et une élève ne lambine pas. Quand j’envoie chercher Aviendha ou l’envoie chercher quelque chose, elle court, même si tout ce que je veux est une épingle. Vous pourriez faire pire que prendre modèle sur elle. »
Rougissant, Egwene s’efforça de rendre sa voix humble. « Je vais essayer, Bair. » C’était la première fois qu’une Sagette les comparait en présence d’autres personnes. Elle jeta un coup d’œil en coulisse à Aviendha et fut surprise de lui trouver l’air pensif. Elle aurait aimé parfois que sa « presque-sœur » ne soit pas toujours un si bon exemple.
« Cette jeune fille apprendra, Bair, ou elle n’apprendra pas, intervint Mélaine avec irritation. Instruisez-la à la promptitude plus tard, si elle en a encore besoin. » Guère plus âgée qu’Aviendha de dix ou douze ans, elle s’exprimait en général comme si elle avait une bardane sous ses jupes. Peut-être était-elle assise sur un caillou pointu. Auquel cas, elle ne se déplacerait pas ; elle s’attendrait à ce que le caillou s’en aille. « Je vous le répète, Moiraine Sedai, les Aiels suivent Celui qui Vient avec l’Aube, pas la Tour Blanche. »
Manifestement on estimait qu’Egwene comprendrait de quoi elles parlaient au fil des propos qu’elles échangeraient.
« Peut-être, reprit Amys d’une voix unie, que les Aiels serviront de nouveau les Aes Sedai, mais ce temps n’est pas encore venu, Moiraine Sedai. » C’est à peine si elle s’arrêta de se racler tandis qu’elle dévisageait calmement l’Aes Sedai.
Il viendrait, Egwene en était sûre, maintenant que Moiraine se rendait compte que certaines Sagettes avaient la faculté de canaliser. Les Aes Sedai sillonneraient le Désert pour trouver les jeunes filles susceptibles d’être formées et presque certainement tenteraient aussi de ramener à la Tour toute Sagette ayant ce don. Il y avait eu un temps où elle avait craint que les Sagettes ne cèdent à l’intimidation et soient dominées, entraînées de force qu’elles le veuillent ou non ; les Aes Sedai ne laissaient jamais longtemps échapper à la Tour une femme en mesure de canaliser. Elle ne le redoutait plus, encore que les Sagettes elles-mêmes aient paru continuer à s’en inquiéter. Amys et Mélaine, en fait de volonté, étaient à la hauteur de n’importe quelle Aes Sedai, comme elles le démontraient tous les jours avec Moiraine. Bair Pouvait très probablement faire sauter même Siuan Sanche à travers des cerceaux, et Bair n’était même pas capable de canaliser.
D ailleurs, Bair n’était pas la Sagette dotée de la plus forte volonté. Cet honneur revenait à une femme encore plus âgée – Sorilea, de l’enclos Jarra es Aiels Chareens. La Sagette de la Place Forte de Shende avait moins de opacité de canalisation que la plupart des novices, mais elle pouvait ordoner à n’importe quelle Sagette d’exécuter une commission comme une gaishaine. Et elles obéissaient. Non, il n’y avait aucune raison de se tourmenter à l’idée que les Sagettes soient contraintes à quoi que ce soit.
« Que vous désiriez épargner vos terres est compréhensible, lança Bair, mais Rand al’Thor n’a visiblement pas l’intention de nous y conduire pour punir. Nul qui se sera soumis à Celui qui Vient avec l’Aube, et aux Aiels, ne sera lésé. » Voilà donc le sujet de la discussion. Naturellement.
« Je ne me soucie pas seulement d’épargner des vies ou des pays. » Moiraine essuya la sueur sur son front avec un doigt dans un geste d’une dignité souveraine, mais sa voix était presque aussi tendue que celle de Mélaine. « Si vous y consentez, les conséquences seront désastreuses. Des années de préparation sont prêtes à porter leurs fruits et il a l’intention de détruire tout.
— Les plans de la Tour Blanche, compléta Amys si doucement qu’elle avait l’air d’acquiescer, ces plans ne nous concernent pas. Nous, et les autres Sagettes, nous devons veiller à ce que les Aiels fassent ce qui est le mieux pour les Aiels. »
Egwene se demanda ce que les chefs de clan diraient de ces propos. Certes, ils se plaignaient fréquemment que les Sagettes se mêlaient d’affaires ne les concernant pas, aussi ne serait-ce peut-être pas une surprise. Les chefs semblaient tous des hommes intelligents à la volonté bien affirmée, mais elle était persuadée qu’ils avaient autant de chances contre les Sagettes réunies que le Conseil de son village contre le Cercle des Femmes.
Cette fois, pourtant, Moiraine avait raison.
« Si Rand… » commença Egwene, mais Bair lui ferma la bouche avec autorité.
« Nous écouterons ce que vous avez à dire plus tard, jeune fille. Votre connaissance de Rand al’Thor est précieuse, mais gardez le silence et écoutez jusqu’à ce que vous receviez l’ordre de donner votre avis. Et cessez de prendre cette mine morose, sinon je vous administre de la tisane d’épine-bleue. »
Egwene eut une grimace. Le respect pour les Aes Sedai, encore qu’un respect entre égales, n’en incluait que peu pour l’élève, même une qu’elles pensaient être vraiment une Aes Sedai. En tout cas, elle tint sa langue. Bair était capable de l’envoyer chercher ses sachets d’herbes et de lui dire de préparer elle-même cette tisane incroyablement amère ; laquelle n’avait pas d’autre vertu que de guérir le mutisme morose ou la bouderie ou n’importe quoi d’autre qui déplaisait à une Sagette, guérison s’opérant rien que par son goût. Aviendha lui tapota le bras pour la réconforter.
« Vous estimez que ce ne sera pas une catastrophe aussi pour les Aiels ? » Ce devait être difficile de paraître aussi froide qu’un ruisseau en hiver quand on luisait de la tête aux pieds de gouttes de vapeur condensée et de sueur, mais Moiraine ne donnait aucun signe d’effort. « Ce sera de nouveau la Guerre des Aiels. Vous tuerez, incendierez et pillerez des villes comme vous l’aviez fait à cette époque, jusqu’à ce que vous vous soyez mis à dos tous les hommes et toutes les femmes.
— Le cinquième est notre dû, Aes Sedai », déclara Mélaine en rejetant en arrière dans son dos sa longue chevelure pour pouvoir passer un staera sur son épaule lisse. Même alourdis par l’humidité, ses cheveux luisaient comme de la soie. « Nous n’avions pas pris davantage même aux Tueurs-d’arbre. » Son coup d’œil à Moiraine était trop détaché pour ne pas être significatif ; les Sagettes savaient qu’elle était cairhienine. « Vos rois et vos reines en prélèvent autant avec leurs impôts.
— Et quand les nations se tourneront contre vous ? persista Moiraine. Lors de la Guerre des Aiels, les nations unies vous ont repoussés. C’est arrivé et cela se reproduira, avec de grandes pertes de vies humaines des deux côtés.
— Aucun de nous ne redoute la mort, Aes Sedai, lui dit Amys en souriant gentiment comme si elle expliquait quelque chose à un enfant. La vie est un songe dont nous devons tous nous réveiller avant de pouvoir rêver de nouveau. D’ailleurs, quatre clans seulement avaient franchi le Rempart du Dragon sous la conduite de Janduin. Six sont déjà ici et vous dites que Rand veut emmener tous les clans.
— La Prophétie de Rhuidean annonce qu’il nous brisera. » L’étincelle dans les yeux verts de Mélaine pouvait être destinée à Moiraine ou provoquée parce qu’elle n’était pas aussi résignée que sa voix le laissait croire. « Qu’importe que ce soit ici ou de l’autre côté du Rempart du Dragon ?
— Vous lui aliénerez le soutien de toutes les nations à l’ouest du Rempart », répliqua Moiraine. Son expression avait son calme habituel, mais sa voix avait une dureté indiquant qu’elle était prête à mâcher des cailloux. « Il lui faut leur adhésion !
— Il a l’appui de la nation aielle », lui rétorqua Bair de cette voix fragile inflexible. Elle souligna ses paroles d’un geste avec la mince lame de métal. « Les clans n’ont jamais été une nation, mais maintenant il nous a constitués en nation.
— Nous ne vous aiderons pas à le guider sur ce chemin, Moiraine Sedai, ajouta Amys tout aussi fermement.
— Vous pouvez nous quitter à présent, Aes Sedai, si vous le voulez bien, conclut Bair. Nous avons parlé suffisamment ce soir en ce qui nous concerne de ce dont vous désiriez discuter. » C’était formulé courtoisement, mais ce n’en était pas moins une façon de la congédier.
« Je vais vous laisser », répliqua Moiraine, de nouveau toute sérénité. À l’entendre, c’était sa suggestion, sa décision. Depuis le temps, elle était habituée à ce que les Sagettes signifient clairement qu’elles n’étaient pas sous l’autorité de la Tour. « J’ai d’autres affaires à régler. »
Ce qui au moins devait être la vérité, comme de juste. Très probablement cela avait trait à Rand. Egwene se garda bien de poser une question ; si Moiraine voulait qu’elle le sache, elle le lui dirait et sinon… Sinon, elle recevrait une de ces réponses retorses dans le style auquel avaient recours les Aes Sedai pour éviter de mentir, ou alors une sèche rebuffade comme quoi cela ne la regardait pas. Moiraine savait que « Egwene Sedai de l’Ajah Verte » était une imposture. Elle tolérait la chose en public, mais autrement elle remettait Egwene à sa place chaque fois que cela lui convenait.
Dès que Moiraine fut partie, dans une giclée d’air froid, Amys ordonna : « Aviendha, sers le thé. »
La jeune Aielle eut un sursaut de stupeur et sa bouche s’ouvrit deux fois avant qu’elle dise d’une voix éteinte : « Il faut encore que je le prépare. » Sur quoi, elle détala à quatre pattes hors de la tente. La deuxième bouffée d’air du dehors abaissa la vapeur.
Les Sagettes échangèrent des regards exprimant presque autant de surprise que celui d’Aviendha. Et d’Egwene ; Aviendha s’acquittait toujours des tâches les plus pénibles avec compétence, sinon toujours avec bonne grâce. Quelque chose devait grandement la perturber pour qu’elle oublie une tâche comme faire le thé. Les Sagettes réclamaient toujours du thé.
« Encore de la vapeur, jeune fille », dit Mélaine.
Cela s’adressait à elle, Egwene s’en avisa, puisque Aviendha était partie. Déversant en hâte d’autre eau sur les pierres, elle canalisa pour chauffer encore plus celles-ci, ainsi que le chaudron, jusqu’à ce qu’elle entende craquer les pierres et que le chaudron lui-même émette une chaleur de fournaise. Les Aielles étaient peut-être habituées à passer sans transition de rôtir dans leur propre jus à geler, mais pas elle. D’épaisses nuées brûlantes envahirent toute la tente de leurs volutes. Amys eut un hochement de tête approbateur ; elle et Mélaine pouvaient naturellement voir le halo de la saidar qui l’entourait, bien qu’elle-même en fût incapable. Mélaine continua simplement à se nettoyer en se raclant avec son staera.
Laissant aller la Vraie Source, elle se rassit et se pencha vers Bair pour chuchoter : « Est-ce qu’Aviendha a commis quelque chose de très grave ? » Elle ne savait pas ce qu’en penserait Aviendha, mais elle ne voyait pas de raison de l’embarrasser, même derrière son dos.
Bair n’eut pas de tels scrupules. « Vous pensez à ses zébrures ? dit-elle d’une voix normale. Elle est venue me trouver en expliquant qu’elle avait menti deux fois aujourd’hui, bien que sans préciser à qui ni à quel sujet. C’est son affaire personnelle, évidemment, pour autant qu’elle n’a pas menti à une Sagette, mais elle a prétendu que son honneur exigeait qu’un toh devait être rempli.
— Elle vous a demandé de… » Egwene commença d’une voix étranglée et ne réussit pas à achever sa phrase.
Bair hocha la tête comme si ce n’était nullement grand-chose sortant de l’ordinaire. « J’y ai ajouté plusieurs en supplément pour m’avoir dérangée avec ça. Si du ji était impliqué, son obligation n’était pas envers moi. Très probablement, ses prétendus mensonges n’étaient rien que personne sauf une Far Dareis Mai ne prendrait au sérieux. Les Vierges de la Lance, même quand elles n’appartiennent plus à la Lance, font parfois autant d’embarras que les hommes. » Amys lui décocha un regard dont la signification était évidente même à travers l’épais nuage de vapeur. Comme Aviendha, Amys avait été une Far Dareis Mai avant de devenir une Sagette.
Egwene n’avait jamais rencontré d’Aiel qui ne fasse pas d’embarras à propos du ji’e’toh, de son point de vue. Mais ça ! Les Aiels étaient tous fous à lier.
Apparemment, Bair n’y pensait déjà plus. « Il y a dans la Terre Triple plus de Perdus que je ne me souviens d’en avoir rencontré jusqu’à maintenant », déclara-t-elle, s’adressant à toutes celles présentes dans la tente. C’était ainsi que les Aiels appelaient toujours les Rétameurs, les Tuatha’ans.
« Ils fuient les troubles qui ont éclaté de l’autre côté du Rempart du Dragon. » Le mépris dans la voix de Mélaine était évident.
« J’ai entendu raconter, répliqua lentement Amys, que quelques-uns de ceux qui sont partis après le temps de la morosité sont allés trouver les Perdus et leur ont demandé asile. » Un long silence suivit. Elles savaient maintenant que les Tuatha’ans appartenaient à la même descendance qu’elles, qu’ils s’étaient séparés avant que les Aiels traversent l’Échine du Monde pour entrer dans le Désert, mais le savoir n’avait, si c’était possible, qu’intensifié leur aversion.
« Il apporte des changements, murmura Mélaine d’un ton âpre dans la buée.
— Je vous croyais réconciliées avec les changements qu’il a introduits », dit Egwene, d’un ton qui s’emplissait de sympathie. Ce devait être dur d’avoir sa vie entière bouleversée. Elle s’attendait à demi à ce qu’on lui intime de nouveau de se taire, mais personne ne dit mot.
« Réconciliées, répéta Bair comme si elle essayait le mot. Il serait plus juste de dire que nous les supportons de notre mieux.
— Il transforme tout. » Amys paraissait troublée. « Rhuidean. Les Perdus. Les temps de morosité et proclamer ce qui n’aurait pas dû l’être. » Les Sagettes – tous les Aiels, en fait – avaient encore du mal à en parler.
« Les Vierges de la Lance se rassemblent autour de lui comme si elles se devaient plus à lui qu’à leurs clans, ajouta Bair. Pour la première fois, elles ont admis un homme sous un Toit des Vierges. »
Pendant un instant, Amys parut sur le point de dire quelque chose, mais ce qu’elle savait des coutumes particulières aux Far Dareis Mai elle ne le partageait qu’avec celles qui étaient ou avaient été Vierges de la Lance.
« Les chefs ne nous écoutent plus comme naguère, marmotta Mélaine. Oh, ils nous demandent notre avis comme toujours – ils ne sont pas devenus complètement stupides – mais Bael ne me rapporte plus ce qu’il a dit à Rand al’Thor, ou ce que Rand al’Thor lui a dit. Il déclare que je dois poser la question à Rand al’Thor, qui me réplique de questionner Bael. Le Cara’carn, je n ai pas de recours contre lui, mais Bael… Il a toujours été obstiné, exaspérant, or voilà que maintenant il dépasse les bornes. Parfois, j’ai envie de lui taper sur la tête à coups de bâton. »
Amys et Bair gloussèrent comme si c’était une bonne plaisanterie. Ou peut-être avaient-elles simplement envie de rire pour oublier un moment les changements.
« Il y a uniquement trois solutions avec un homme comme ça, déclara en nant Bair. L’éviter, le tuer ou l’épouser. »
Mélaine se raidit et son visage bronzé par le soleil s’empourpra. Pendant Un instant, Egwene crut que la Sagette à la chevelure blonde allait lâcher des mots plus enflammés que ses joues. Puis une rafale glaçante annonça le retour d Aviendha portant un plateau d’argent ciselé avec une théière émaillée jaune, de délicates tasses de porcelaine dorée du Peuple de la Mer et un pot de grès contenant du miel.
Elle frissonnait en versant le thé – elle n’avait sans doute pas pris la peine de s’envelopper dans quelque chose au-dehors – et présenta à la ronde les tasses et le miel. Elle ne remplit pas de tasse pour elle-même et Egwene avant qu’Amys l’y autorise, naturellement.
« Encore de la vapeur », dit Mélaine ; la bouffée d’air glacé semblait avoir refroidi sa colère. Aviendha reposa sa tasse à laquelle elle n’avait pas encore goûté et se précipita vers la gourde, cherchant visiblement à compenser son oubli du thé.
« Egwene, questionna Amys qui buvait son thé à petites gorgées, comment Rand réagirait-il si Aviendha demandait à dormir dans sa chambre ? »
Aviendha se figea avec la gourde dans ses mains.
« Dans sa… ? s’exclama Egwene d’une voix suffoquée. Vous ne pouvez pas exiger d’Aviendha une chose pareille ! Ce n’est pas possible !
— Quelle sotte, murmura Bair. Nous ne lui ordonnons pas de partager les couvertures de Rand al’Thor. Mais pensera-t-il que c’est ce qu’elle veut ? Et même l’autoriserait-il ? Les hommes sont au mieux de curieuses créatures et il n’a pas été élevé parmi nous, de sorte qu’il est encore plus bizarre.
— Il ne penserait sûrement pas à une chose pareille, bredouilla Egwene qui continua plus lentement : Je ne le crois pas, mais ce n’est pas convenable. Cela ne se fait pas !
— Je vous prie de ne pas me l’imposer », dit Aviendha avec plus d’humilité qu’Egwene ne l’en aurait crue capable. Elle lançait l’eau par saccades, projetant de plus en plus de nuées de vapeur en l’air. « J’ai beaucoup appris ces jours derniers où je n’ai pas été obligée de passer du temps avec lui. Depuis que vous avez autorisé Egwene et Moiraine Sedai à m’aider à canaliser, j’apprends même plus vite. Non pas qu’elles enseignent mieux que vous, bien sûr, ajouta-t-elle aussitôt, mais je désire très vivement apprendre.
— Tu apprendras encore, lui opposa Mélaine. Tu n’auras pas à rester constamment avec lui. Aussi longtemps que tu t’appliqueras, tes leçons ne seront guère écourtées. Tu n’étudies pas quand tu dors.
— Je ne peux pas », marmonna Aviendha, tête baissée sur la gourde d’eau. Plus fort et d’un ton plus ferme, elle ajouta : « Je m’y refuse. » Sa tête se releva et ses yeux étaient comme du feu bleu-vert. « Je ne veux pas être là quand il convoquera de nouveau cette espèce de folle de son corps d’Isendre à venir sous ses couvertures ! »
Egwene la regarda avec stupeur. « Isendre ! » Elle avait vu – et désapprouvé du fond du cœur – la façon scandaleuse dont les Vierges de la Lance obligeaient cette femme à rester nue, mais ça ! « Vous ne croyez pas réellement qu’il…
— Taisez-vous ! » La voix de Bair claqua comme un coup de fouet. Son regard bleu aurait pu être des éclats de pierre. « Toutes les deux ! Vous êtes jeunes, l’une et l’autre, mais même les Vierges de la Lance devraient savoir que les hommes sont capables de se conduire comme des imbéciles, surtout quand ils ne sont pas liés à une femme qui sait les mener.
— Je suis contente de voir, commenta d’un ton sarcastique Amys, que tu ne contiens plus tes émotions avec autant de rigidité, Aviendha. Les Vierges sont aussi stupides que les hommes sur ce point-là ; je m’en souviens bien et cela m’embarrasse encore. Lâcher la bride à ses émotions obscurcit le jugement pendant un certain temps, mais les enfermer en soi le trouble toujours. Veille seulement à ne pas leur laisser trop souvent libre cours ou à en garder le contrôle quand c’est nécessaire. »
Mélaine s’appuya sur ses mains et se pencha en avant au point que la sueur dégoulinant sur sa figure avait toutes les chances de tomber sur le chaudron brûlant. « Tu connais ta destinée, Aviendha. Tu seras une Sagette d’un grand pouvoir et d’une grande autorité, et plus encore. Tu as déjà une force en toi. Elle t’a soutenue lors de ton premier test et elle te soutiendra pendant cette épreuve-ci.
— Mon honneur », répliqua Aviendha d’une voix étouffée, puis elle avala sa salive, incapable de continuer. Elle était là, assise sur ses talons, pelotonnée autour de la gourde comme si celle-ci contenait l’honneur qu’elle désirait protéger.
« Le Dessin ne se préoccupe pas du ji’e’toh », lui expliqua Bair avec seulement une nuance de compassion et encore. « Il ne s’intéresse qu’à ce qui doit être et sera. Les hommes et les Vierges de la Lance se débattent contre le destin même quand il est visible que le Dessin continue à se tisser en dépit de leurs efforts, mais tu n’es plus une Far Dareis Mai. Il faut que tu apprennes à te laisser conduire par la destinée. C’est seulement en te soumettant au Dessin que tu peux commencer à contrôler peu ou prou le cours de ta vie. Si tu résistes, le Dessin te contraindra quand même et tu ne connaîtras que du chagrin là où tu aurais pu trouver du contentement. »
Aux oreilles d’Egwene, cela ressemblait de fort près à ce qui lui avait été enseigné à propos du Pouvoir Unique. Pour maîtriser la saidar, on doit d’abord s’y abandonner. Combattue, elle survient sans frein ni bride ou elle vous submerge ; accueillez-la sans résister et guidez-la en douceur, et elle accomplira ce que vous désirez. Par contre, cela n’expliquait pas pourquoi les Sagettes voulaient qu’Aviendha fasse cela. Elle le demanda, ajoutant de nouveau : « Ce n’est pas convenable. »
Au lieu de répondre, Amys dit : « Est-ce que Rand al’Thor refusera de le lui permettre ? Nous ne pouvons pas l’y forcer. » Bair et Mélaine regardaient Egwene aussi attentivement qu’Amys.
Elles n’allaient pas lui expliquer leur raison. C’était plus facile de faire parler une pierre que de tirer un renseignement quelconque d’une Sagette contre sa volonté. Aviendha examinait ses orteils avec une résignation boudeuse ; elle savait que les Sagettes obtenaient ce qu’elles voulaient, d’une manière ou d’une autre.
« Je ne sais pas, répondit Egwene d’une voix hésitante. Je ne le connais plus aussi bien qu’avant. » Elle le regrettait, mais tant de choses s’étaient produites en dehors de ce jour où elle avait compris qu’elle ne l’aimait pas plus qu’un frère. Sa formation à la Tour, aussi bien qu’ici, avait modifié la situation autant que lui d’être le Rand qu’il était devenu. « Si vous lui donnez une bonne raison, peut-être. Je pense qu’il a de la sympathie pour Aviendha. »
Celle-ci poussa un profond soupir sans lever les yeux.
« Une bonne raison, s’exclama Bair, sarcastique. Quand j’étais jeune, n’importe quel homme aurait été fou de joie qu’une femme lui montre autant d’intérêt. Il serait allé lui-même cueillir les fleurs pour sa couronne de noces. » Aviendha sursauta et dévisagea les Sagettes avec dans le regard un peu de sa fierté farouche de naguère. « Bah, nous trouverons bien une raison que même quelqu’un qui a grandi dans les Terres Humides jugera acceptable.
— Il y a encore plusieurs nuits avant votre rendez-vous qui a été fixé dans le Tel’aran rhiod, dit Amys. Avec Nynaeve, cette fois.
— Celle-là pourrait apprendre beaucoup si elle n’était pas aussi entêtée, commenta Bair.
— Vos nuits sont libres, donc, jusque-là, ajouta Mélaine. À moins que vous ne soyez allée dans le Tel’aran rhiod sans nous. »
Egwene devina ce qui suivrait. « Bien sûr que non », leur affirma-t-elle. Elle ne s’y était risquée qu’un peu. Plus qu’un peu et les Sagettes s’en seraient sûrement aperçues.
« Avez-vous réussi à découvrir soit les rêves de Nynaeve soit ceux d’Elayne ? » questionna Amys. D’un ton détaché, comme si ce n’était rien d’extraordinaire.
« Non, Amys. »
Rencontrer les rêves de quelqu’un d’autre était beaucoup plus difficile que de pénétrer dans le Tel’aranrhiod, le Monde des Rêves, surtout si une certaine distance séparait la personne qui rêvait de celle qui voulait la rejoindre. Plus elles étaient rapprochées, plus c’était facile et mieux se précisaient les rêves. Les Sagettes exigeaient toujours qu’Egwene n’entre dans le Tel’aran rhiod qu’en compagnie d’au moins l’une d’entre elles, mais le rêve de quelqu’un d’autre pouvait se révéler aussi dangereux à sa façon. Dans le Tel’aran rhiod, elle gardait dans une large mesure le contrôle d’elle-même et de ce qui l’entourait, à moins que l’une des Sagettes ne décide de prendre les commandes ; sa maîtrise du Tel’aran rhiod augmentait mais elle n’égalait encore aucune d’elles qui avaient une si longue expérience. Par contre, dans le rêve d’un autre, vous étiez une partie de ce rêve ; vous deviez concentrer ce que vous pouviez de votre volonté pour ne pas vous conduire comme le désirait le rêveur, être ce que le rêve faisait de vous, et même ainsi parfois cela ne réussissait pas. Les Sagettes avaient soigneusement veillé à ne jamais entrer entièrement dans les rêves de Rand quand elles les observaient. Et malgré cela elles insistaient pour qu’elle apprenne. Si elles enseignaient à parcourir les rêves, elles entendaient enseigner tout ce qu’elles en savaient.
Elle n’était pas réticente, à proprement parler, mais les quelques fois où elles l’avaient laissée s’exercer, avec elles-mêmes et une fois avec Rhuarc, avaient été des expériences éprouvantes. Les Sagettes avaient une emprise importante sur leurs propres rêves, de sorte que ce qui s’y était produit – pour lui démontrer les dangers, avaient-elles dit – était leur œuvre, mais cela avait été un choc d’apprendre que Rhuarc la considérait comme guère plus qu’une enfant, comme ses plus jeunes filles. Et son contrôle sur elle-même avait faibli pendant un instant fatal. Après quoi elle n’avait bien été guère plus qu’une enfant ; elle ne pouvait toujours pas regarder Rhuarc sans se rappeler avoir reçu une poupée parce qu’elle avait étudié assidûment. Et s’être sentie aussi contente du cadeau que de son approbation. Amys avait dû venir l’arracher au plaisir de son jeu avec cette poupée. Qu’Amys soit au courant était assez désagréable, mais elle soupçonnait que Rhuarc s’en souvenait aussi en partie.
« Vous devez continuer à essayer, déclara Amys. Vous avez la force de les atteindre, si éloignées qu’elles soient. Et cela ne vous fera pas de mal d’apprendre comment elles vous voient. »
De cela, elle n’était pas tellement certaine. Elayne était une amie, mais Nynaeve avait été la Sagesse du Champ d’Emond pendant la majeure partie de sa jeunesse. Elle se doutait que les rêves de Nynaeve seraient pires que ceux de Rhuarc.
« Ce soir, je dormirai à l’écart des tentes, poursuivit Amys. Pas loin. Vous devriez être en mesure de me trouver facilement, si vous essayez. Au cas où je ne rêverai pas de vous, nous en parlerons demain matin. »
Egwene réprima un gémissement. Amys l’avait guidée vers les rêves de Rhuarc – elle n’y était restée qu’un instant, à peine assez longtemps pour révéler que Rhuarc la voyait toujours, inchangée, comme la jeune femme qu’il avait épousée – et les Sagettes, jusqu’alors, avaient chaque fois été présentes dans la tente quand elle s’exerçait.
« Eh bien, dit Bair en se frottant les mains, nous avons entendu ce qui avait besoin de l’être. Le reste d’entre vous peut rester si vous le désirez, mais je me sens assez propre pour aller à mes couvertures. Je ne suis pas aussi jeune que vous autres. » Jeune ou pas, elle courrait probablement encore quand les autres tomberaient d’épuisement, puis les porterait sur le reste du trajet.
Comme Bair se levait, Mélaine prit la parole et, chose étrange pour elle, sa voix était hésitante. « J’ai besoin… il faut que je vous demande votre aide, Bair, et à vous aussi, Amys. » Son aînée se rassit et tant elle qu’Amys regardèrent Mélaine d’un air interrogateur. « Je voudrais vous demander de faire pour moi une démarche auprès de Dorindha. » Les derniers mots étaient sortis précipitamment. Amys arbora un large sourire et Bair eut un petit rire sec. Aviendha parut comprendre aussi et être surprise, mais Egwene était interloquée.
Puis Bair rit. « Tu disais toujours que tu n’avais pas besoin d’un mari et que tu n’en voulais pas. J’en ai enterré trois et je ne demanderais pas mieux que d’en avoir un autre. Ils sont très utiles quand la nuit est froide.
— Une femme a le droit de changer d’avis. » La voix de Mélaine avait bien de la fermeté, mais une fermeté que démentait la vive rougeur de ses joues. « Je ne peux pas rester à l’écart de Bael et je ne peux pas le tuer. Si Dorindha veut m accepter comme sœur-épouse, je confectionnerai ma couronne nuptiale pour la déposer aux pieds de Bael.
Et s’il marche dessus au lieu de la ramasser ? » s’enquit Bair. Amys se renversa en arrière, s’esclaffant et se tapant sur les cuisses.
Egwene songea que cela ne risquait guère, étant donné les coutumes des Aiels. Si Dorindha décidait qu’elle désirait avoir Mélaine comme sœur-épouse, Bael n’aurait pas grand-chose à dire là contre. Cela ne la choquait plus, au sens strict du terme, qu’un homme puisse avoir deux épouses. Pas précisément. Des pays différents ont des coutumes différentes, se rappela-t-elle avec fermeté. Elle n’avait jamais réussi à se décider à poser la question mais, pour autant qu’elle le savait, il y avait peut-être des Aielles avec deux maris. C’étaient des gens très bizarres.
« Je vous prie d’agir en tant que mes premières-sœurs en cette affaire. Je pense que Dorindha a plutôt de la sympathie pour moi. »
Dès que Mélaine eut prononcé ces mots, l’hilarité des autres femmes changea de registre. Elles riaient encore, mais elles la serrèrent dans leurs bras et lui dirent combien elles étaient heureuses pour elle, et comme elle s’entendrait bien avec Bael. Amys et Bair, du moins, tenaient pour acquis l’acceptation de Dorindha. Les trois s’en allèrent quasiment bras dessus bras dessous, avec toujours des rires et des gloussements de gammes. Non sans, toutefois, avoir ordonné à Egwene et à Aviendha de ranger la tente.
« Egwene, est-ce qu’une femme de votre pays pourrait admettre d’avoir une sœur-épouse ? » demanda Aviendha en se servant d’un bâton pour pousser de côté le volet fermant le trou à fumée.
Egwene regretta qu’elle n’ait pas laissé cette tâche-là en dernier ; la chaleur commença à se dissiper aussitôt. « Je ne sais pas, répliqua-t-elle en rassemblant rapidement les tasses et le pot de miel. » Les staeras allèrent aussi sur le plateau. « Je ne le pense pas. » Elle se hâta d’ajouter : « Peut-être si c’était une grande amie. » Inutile de paraître dénigrer les habitudes de vie des Aiels.
Aviendha se contenta d’émettre un son indistinct et commença à relever les côtés de la tente.
Ses dents claquant aussi fort que le cliquetis des tasses et des lames de bronze sur le plateau, Elayne se précipita dehors. Les Sagettes se rhabillaient lentement, à croire que la nuit était d’une douceur délicieuse et qu’elles se trouvaient dans les chambres à coucher de quelque place forte. Une silhouette en coule blanche, pâle au clair de lune, la débarrassa du plateau et elle commença à vite chercher son manteau et ses souliers. Ils n’étaient nulle part au milieu des vêtements qui restaient sur le sol.
« J’ai fait porter vos affaires dans votre tente, expliqua Bair en laçant son corsage. Vous n’en aurez pas besoin tout de suite. »
L’estomac d’Egwene se serra. Sautillant sur place, elle battit des bras dans un effort futile pour se réchauffer ; du moins ne lui dirent-elles pas de cesser. Brusquement, elle se rendit compte que la silhouette en coule neigeuse qui emportait le plateau était de trop haute taille même pour une Aielle. Serrant les dents, elle lança un regard fulminant aux Sagettes qui n’avaient pas l’air de se soucier qu’elle meure de froid en exécutant ses petits bonds. Pour les Aielles, peu importait qu’un homme les voie sans un fil dessus, du moins si c’était un gaishain, mais cela lui importait à elle !
En un instant, Aviendha les rejoignit et, la voyant sauter, resta immobile sans tenter de trouver ses propres vêtements. Elle paraissait ne pas ressentir le froid plus que les Sagettes.
« Eh bien donc, dit Bair en drapant son châle sur ses épaules. Toi, Aviendha, tu n’es pas seulement aussi butée qu’un homme, tu ne te rappelles même pas une tâche simple que tu as exécutée nombre de fois. Vous, Egwene, êtes aussi obstinée et vous croyez encore que vous pouvez vous attarder dans votre tente quand vous êtes convoquée. Espérons que courir cinquante fois autour du camp adoucira votre entêtement, vous éclaircira les idées et vous rappellera comment répondre à une convocation ou exécuter une tâche. En route. »
Sans un mot, Aviendha s’élança à grandes enjambées vers la lisière du camp, esquivant avec aisance les cordes des tentes enveloppées d’ombre. Egwene n’hésita qu’une seconde avant de la suivre. L’Aielle ralentit le pas pour qu’elle puisse la rejoindre. L’air de la nuit la glaçait et l’argile dure et craquelée sous ses pieds était aussi froide, et par ailleurs tentait de lui agripper les orteils. Aviendha courait avec une aisance dénotant une totale absence d’effort.
Comme elles atteignaient la dernière tente et tournaient vers la gauche, Aviendha demanda : « Savez-vous pourquoi j’étudie avec tant d’application ? » Ni le froid ni la course n’avaient altéré sa voix.
Egwene frissonnait à tel point qu’elle pouvait à peine parler. « Non. Pourquoi ?
— Parce que Bair et les autres vous donnent toujours en exemple et me serinent que vous apprenez avec une telle facilité que vous n’avez jamais besoin qu’on vous explique quelque chose deux fois. Elles disent que je devrais être plus comme vous. » Elle jeta à Egwene un coup d’œil en coin et Egwene se retrouva en train de rire avec elle tandis qu’elles couraient. « C’est une partie de la raison. Les choses que j’apprends à faire… » Aviendha secoua la tête, son émerveillement visible même au clair de lune. « Et le Pouvoir lui-même. Je ne m’étais jamais sentie comme ça. Si vivante. Je peux percevoir l’odeur la plus faible, sentir le moindre souffle d’air.
— C’est dangereux de le retenir trop longtemps ou trop intensément », remarqua Egwene. Courir semblait la réchauffer un peu, bien qu’un frisson la secouât de temps en temps. « Je vous en avais avertie et je sais que les Sagettes vous ont aussi mise en garde. »
Aviendha se contenta d’aspirer du nez l’air avec dédain. « Croyez-vous que je transpercerais mon propre pied avec une lance ? »
Pendant un moment, elles coururent en silence.
« Est-ce que Rand a vraiment… ? » finit par questionner Egwene. Le froid n’avait rien à voir avec la difficulté de trouver ses mots ; en vérité, elle recommençait à transpirer. « Je voulais dire… Isendre ? » Elle fut incapable de se forcer à s’exprimer plus clairement.
Aviendha finit par répondre d’une voix lente : « Je ne le crois pas. » Son ton prit un accent de colère. « Mais alors pourquoi ne tient-elle aucun compte des corrections à coups de badine s’il ne lui témoigne pas d’intérêt ? C’est une pleutresse des Terres Humides qui attend que les hommes viennent à elle. J’ai vu comment il la regardait, bien qu’il ait tenté de le dissimuler. Cela lui plaisait de la regarder. »
Egwene se demanda si son amie pensait jamais à elle comme à un de ces pleutres des Terres Humides. Probablement pas, sinon elles ne seraient pas amies. Seulement Aviendha n’avait jamais appris à s’inquiéter que qui que ce soit risque de s’estimer blessé par ses propos, elle serait probablement surprise d’apprendre qu’Egwene puisse même songer à en être offusquée.
« À la façon dont les Vierges l’obligent à s’habiller, admit Egwene avec répugnance, n’importe quel homme la regarderait. » Se rappelant qu’elle-même était dehors sans un vêtement sur elle, elle trébucha et faillit tomber tout en inspectant les alentours avec anxiété. Pour autant qu’elle s’en rendait compte, la nuit était déserte. Même les Sagettes se trouvaient déjà de retour dans leurs tentes. Bien au chaud dans leurs couvertures. Elle transpirait, mais les gouttes de sueur donnaient l’impression de vouloir se transformer en glaçons dès qu’elles apparaissaient.
« Il appartient à Elayne, dit farouchement Aviendha.
— J’avoue que je ne connais pas parfaitement vos coutumes, mais les nôtres ne sont pas les mêmes. Il n’est pas fiancé à Elayne. » Pourquoi est-ce que je le défends ? C’est lui qui devrait recevoir des coups de bâton ! Toutefois, l’honnêteté l’obligea à continuer. « Même les hommes chez vous ont le droit de dire non, si la question leur est posée.
— Vous et elle êtes presque-sœurs, comme vous et moi, protesta Aviendha, ralentissant d’un pas avant de reprendre son allure. Ne m’avez-vous pas demandé de veiller sur lui pour elle ? Ne souhaitez-vous pas qu’elle l’ait ?
— Bien sûr que si. À condition qu’il veuille d’elle. » Ce n’était pas l’exacte vérité. Elle désirait qu’Elayne ait autant de bonheur que possible, amoureuse comme elle l’était du Dragon Réincarné, et elle était prête à tout faire en dehors de lier les mains et les pieds de Rand pour s’assurer qu’Elayne obtienne ce qu’elle voulait. Peut-être même à aller presque jusque-là, franchement, si besoin était. Le proclamer à haute voix était une autre affaire. Les Aielles étaient beaucoup plus libres dans leurs propos qu’elle n’oserait jamais l’être. « Ce ne serait pas bien, autrement.
— Il lui appartient », répliqua Aviendha d’un ton résolu.
Egwene soupira. Aviendha refusait simplement de comprendre d’autres usages que les siens. L’Aielle était encore choquée qu’Elayne ne veuille pas demander à Rand de l’épouser, qu’un homme ait le droit de formuler cette demande. « Je suis sûre que les Sagettes entendront raison demain. Elles ne peuvent pas vous obliger à dormir dans la chambre à coucher d’un homme. »
Aviendha la regarda avec une surprise évidente. Pendant un instant, son agilité l’abandonna et elle se cogna un orteil sur le sol inégal ; cette malchance déclencha quelques jurons qui auraient été écoutés avec intérêt même par les conducteurs de chariot de Kadere – et qui auraient incité Bair à aller chercher son épine-bleue – mais elle ne cessa pas de courir. « Je ne comprends pas pourquoi vous en êtes bouleversée à ce point-là, reprit-elle quand le dernier juron eut cessé de résonner. J’ai dormi auprès d’un homme bien des fois au cours d’un raid, même partagé ses couvertures pour avoir chaud si la nuit était très froide, mais cela vous met sens dessus dessous que je couche à dix pas de lui. Est-ce à cause de vos coutumes ? J’ai remarqué que vous n’entriez pas dans la tente prendre un bain de vapeur avec des hommes. N’avez-vous pas confiance en Rand al’Thor ? Ou est-ce moi à qui vous ne vous fiez pas ? » Sa voix avait fini par baisser jusqu’à un murmure inquiet.
« Bien sûr que je me fie à vous, protesta Egwene avec emportement. Et à lui aussi. C’est seulement que… » Elle laissa la phrase inachevée, ne sachant pas comment continuer. Les notions de bienséance des Aiels étaient quelquefois plus strictes que celles observées là où elle avait grandi mais, dans d’autres domaines, elles auraient réduit le Cercle des Femmes de chez elle à essayer de décider de s’évanouir ou de prendre en main un solide gourdin. « Aviendha, si votre honneur est quelque part en cause… » Elle s’avançait là en terrain mouvant. « Sûrement que si vous expliquiez aux Sagettes elles ne vous contraindraient pas à agir contrairement à votre honneur.
— Il n’y a rien à expliquer, répondit Aviendha d’un ton bref.
— Je sais que je ne comprends pas le ji’e’toh… » commença Egwene, et Aviendha rit.
« Vous dites que vous ne comprenez pas, Aes Sedai, cependant vous démontrez que vous réglez votre vie dessus. » Egwene regrettait de continuer à soutenir cette tromperie avec elle – elle avait eu du mal à obtenir qu’Aviendha l’appelle simplement Egwene et, parfois, Aviendha revenait à sa première habitude – mais il fallait maintenir ce mensonge avec tout le monde s’il devait être admis par chacun. « Vous êtes Aes Sedai et assez maîtresse du Pouvoir pour dominer à la fois Amys et Mélaine, poursuivit Aviendha, mais vous aviez dit que vous obéiriez, aussi quand elles ordonnent de curer des marmites vous curez les marmites et, quand elles ordonnent de courir, vous courez. Vous ne connaissez peut-être pas le ji’e’toh, mais vous en observez les prescriptions. »
Ce n’était pas du tout la même chose, bien sûr. Elle serrait les dents et faisait ce qu’on lui disait parce que c’était le seul moyen d’apprendre à explorer les rêves et qu’elle voulait apprendre, apprendre tout, plus que n’importe quoi d’autre qu’elle pouvait imaginer. Rien que penser qu’elle pouvait régler sa vie sur ce ridicule ji’e’toh était purement et simplement stupide. Elle faisait ce qu’elle avait à faire et uniquement quand et parce qu’elle le devait.
Elles étaient revenues à leur point de départ. Quand son pied toucha cet endroit, Egwene dit « En voilà un » et elle continua à courir dans l’obscurité sans personne d’autre pour la voir qu’Aviendha, personne pour constater si elle rentrait alors directement dans sa tente. Aviendha n’en aurait pas soufflé mot, mais pas une seconde Egwene ne s’avisa de s’arrêter avant d’avoir accompli les cinquante tours exigés.