Egwene obligea sa jument Brume à tourner au sommet d’une colline herbue et regarda les flots d’Aiels qui descendaient du Défilé de Jangai. La selle avait de nouveau fait remonter ses jupes au-dessus de ses genoux, mais elle n’y prêtait plus guère attention à présent. Elle ne pouvait pas passer tout son temps à s’en occuper. D’ailleurs, elle avait des bas ; ce n’est pas comme si elle avait les jambes nues.
En colonnes filant au pas gymnastique, les Aiels affluaient au-dessous d’elle, groupés par clan, enclos et société. Des milliers et des milliers, avec leurs chevaux de bât et leurs mulets, les gaishains qui s’occuperaient des campements pendant que les autres se battraient, déployés sur un quart de lieue, et il y en avait encore dans le défilé ou déjà hors de vue en avant. Même sans les familles, on aurait dit une nation en marche. La Piste de la Soie avait été une route par ici, de quinze bons pieds de large et pavée de larges pierres blanches, coupant droit à travers les collines entaillées pour qu’elle reste au même niveau. C’est seulement par moments qu’elle était visible à travers la masse des Aiels, en dépit de l’impression que ceux-ci donnaient de préférer courir sur l’herbe, et bon nombre de dalles étaient relevées à un angle ou enfoncées à une extrémité. Plus de vingt années s’étaient écoulées depuis que cette route avait servi aux charrettes des paysans de la région et à une poignée de chariots.
C’était surprenant de revoir des arbres, de vrais arbres, des chênes et des lauréoles majestueux en véritables bosquets plutôt qu’une silhouette isolée, rabougrie et courbée par le vent, et de revoir de hautes herbes ondulant dans la brise au flanc des collines. Ce qu’on pouvait appeler réellement une forêt se dressait au nord et des nuages planaient dans le ciel, minces et hauts, néanmoins des nuages. L’air semblait d’une délicieuse fraîcheur après le Désert, et humide, bien que des feuilles brunies et de larges plaques brunes dans l’herbe lui disent qu’en vérité il devait être plus brûlant et plus sec que d’ordinaire à cette époque de l’année. Cependant la campagne du Cairhien était un paradis luxuriant en comparaison de l’autre versant du Rempart du Dragon.
Un petit ruisseau serpentait vers le nord sous un pont presque plat, bordé par l’argile desséchée d’un lit plus large ; la rivière Gaelin coulait à de pas trop nombreuses lieues dans cette direction. Elle se demanda comment les Aiels réagiraient devant cette rivière ; elle avait déjà vu une fois des Aiels au bord d’une rivière. Le filet d’eau rétréci imposa un net arrêt dans le flot permanent d’humains, les hommes et les Vierges de la Lance s’immobilisant pour le regarder avec stupeur avant de sauter de l’autre côté.
Les chariots de Kadere progressaient bruyamment sur la route, les longs attelages de mulets tirant avec ardeur, mais perdant toujours du terrain par rapport aux Aiels. Franchir les tours et détours du défilé avait requis quatre jours et Rand avait apparemment l’intention de pénétrer aussi avant que possible dans le Cairhien au cours des quelques heures de clarté qu’il y avait encore. Moiraine et Lan chevauchaient avec les chariots ; pas en avant d’eux, ou même à la hauteur de la petite maison blanche en forme de boîte sur roues de Kadere, mais le long du deuxième chariot, où les contours recouverts d’une bâche du terangreal en forme de portail tors formaient une bosse au-dessus du reste du chargement. Une partie de celui-ci était soigneusement enveloppée ou emballée dans des caisses ou des tonneaux que Kadere avait apportés dans le Désert pleins de ses marchandises, et d’autres objets étaient simplement insérés là où on leur avait trouvé de la place, curieuses formes de métal et de verre, un siège en cristal rouge, deux statues de la taille d’un enfant représentant un homme et une femme nus, des bâtons d’os et d’ivoire ainsi que d’étranges matériaux noirs de diverses longueurs et épaisseurs. Toutes sortes de choses, y compris certaines qu’Egwene était pratiquement incapable de commencer à décrire. Moiraine avait utilisé le plus petit espace libre dans tous les chariots.
Egwene aurait aimé savoir pourquoi l’Aes Sedai se préoccupait tellement de ce chariot en particulier ; peut-être que personne d’autre n’avait remarqué que Moiraine surveillait celui-ci plus spécialement que tous les autres réunis, mais elle-même si. Non pas qu’elle avait des chances de le découvrir bientôt. Sa nouvelle égalité avec Moiraine était une relation fragile, comme elle l’avait appris en posant la question, au cœur du Défilé, et qu’il lui fut répondu que son imagination était trop vive et que, si elle avait le temps d’espionner l’Aes Sedai, il se pourrait que Moiraine doive recommander aux Sagettes de redoubler sa formation. Elle s’était confondue en excuses, naturellement, et les paroles apaisantes eurent l’air d’avoir de l’effet. Amys et les autres n’empiétaient pas plus sur ses nuits qu’avant.
Une centaine environ de Far Dareis Mai Taardades passèrent au pas de course de son côté de la route, d’une allure aisée, leur voile pendant mais prêt à être attaché en place, leur carquois plein sur la hanche. Certaines portaient leur arc de corne courbe, avec une flèche encochée, tandis que d’autres avaient leur arc dans son étui sur le dos, les lances et le bouclier se balançant à la cadence de leur course. Derrière elles, une douzaine de gaishains dans leurs robes blanches conduisant des mules de bât s’efforçaient péniblement de ne pas se laisser distancer. Une seule coule noire parmi les blanches : Isendre s’appliquait avec plus d’acharnement que ses compagnons. Egwene repéra Adeline et deux ou trois autres qui gardaient la tente de Rand la nuit de l’attaque. Chacune serrait dans la main une poupée en plus de ses armes, une poupée rudimentaire habillée d’amples jupes et d’un corsage blanc ; elles avaient une expression encore plus impassible que d’habitude, essayant de feindre qu’elles ne tenaient nullement pareil objet.
Elle ne savait pas très bien ce que cela signifiait. Les Vierges qui avaient monté cette garde étaient venues en groupe trouver Bair et Amys une fois leur tâche accomplie et elles avaient passé un long temps avec elles. Le lendemain matin, pendant que l’on s’affairait à lever le camp dans la grisaille d’avant l’aube, elles s’étaient mises à fabriquer ces poupées. Elle ne s’était pas sentie capable de poser de question, mais elle avait fait un commentaire là-dessus à l’adresse de l’une d’elles, une Tomanelle rousse de l’enclos Serai appelée Maira et celle-ci avait répondu que c’était pour se rappeler qu’elle n’était plus une enfant. Le ton de Maira impliquait nettement qu’elle ne voulait pas en dire plus. Une des Vierges portant une poupée n’avait pas plus de seize ans, par contre Maira était au moins aussi âgée qu’Adeline. Cela n’avait pas grand sens, et c’était frustrant. Chaque fois qu’Egwene pensait avoir compris les us et coutumes aiels, quelque chose démontrait le contraire.
Malgré elle, ses yeux furent attirés en arrière vers l’endroit où s’ouvrait le défilé. La rangée de pieux était toujours là-bas, juste visible, s’étirant le long des montagnes, de pente raide en pente raide, sauf aux endroits où les Aiels en avaient jeté quelques-uns à bas. Couladin avait laissé un autre message, des hommes et des femmes empalés en travers de leur chemin, restés là morts depuis sept jours. Les hauts remparts gris de Selean s’accrochaient aux collines à la droite du défilé sans quoi que ce soit qui en dépasse. Moiraine avait rappelé que la ville n’était plus que l’ombre de sa gloire de jadis, pourtant elle avait été encore une ville considérable, beaucoup plus importante que Taien ; il n’en restait rien, toutefois. Non plus que de survivants – sauf ceux que les Shaidos avaient emmenés – bien qu’ici quelques personnes aient dû fuir vers des lieux qu’elles croyaient sûrs. Il y avait eu des fermes sur ces collines ; la majeure partie du Cairhien oriental avait été désertée après la Guerre des Aiels, mais une ville a besoin de fermes pour se nourrir. À présent, des cheminées maculées de suie se dressaient au-dessus de murs de ferme en pierre noircis ; ici des chevrons carbonisés étaient demeurés en place au-dessus d’une grange de pierre, là grange et corps de ferme s’étaient effondrés sous l’effet de la chaleur. La colline où Egwene était assise en selle sur Brume avait été un pâturage pour moutons ; près du mur d’enceinte au pied de la colline, des mouches bourdonnaient encore sur ce qui subsistait du massacre. Il n’y avait pas une tête de bétail dans les pâtures, pas un poulet grattant le sol dans une cour d’écurie. Les champs cultivés étaient des chaumes brûlés.
Couladin et les Shaidos étaient des Aiels. Mais de même l’étaient Aviendha, Bair, Amys et Mélaine, ainsi que Rhuarc, qui disait qu’elle lui rappelait une de ses filles. Ils avaient été écœurés par les empalements, pourtant même eux semblaient penser que ce n’était guère plus que ce que méritaient les tueurs-d’arbre. Peut-être la seule façon de connaître les Aiels était d’être soi-même né aiel.
Jetant un dernier coup d’œil à la ville détruite, elle descendit lentement jusqu’au mur de pierres sèches et ouvrit la barrière pour sortir, se penchant par habitude pour rattacher la lanière de cuir. L’ironie, c’est que Moiraine avait émis l’hypothèse que Selean pourrait fort bien se rallier à Couladin. Dans les courants changeants du Daes Dae’mar, que sur un des plateaux de la balance il y ait un envahisseur aiel et sur l’autre un homme qui avait dépêché des Tairens dans le Cairhien, peu importe pour quelle raison, la décision pouvait peser aussi bien d’un côté que de l’autre, Couladin leur aurait-il donné une chance de choisir.
Elle chevaucha sur la large voie jusqu’à ce qu’elle rattrape Rand, ce jour-là dans sa tunique rouge, et se joignit à Aviendha, Amys et une trentaine sinon plus de Sagettes qu’elle connaissait à peine à côté des deux autres exploratrices de rêves, toutes suivant à une courte distance. Mat, avec son chapeau et sa lance à hampe noire, et Jasin Natael, sa harpe dans un étui de cuir sur le dos et la bannière cramoisie ondulant dans la brise, étaient à cheval, mais des Aiels qui se hâtaient dépassaient le groupe de chaque côté parce que Rand menait son étalon pommelé par la bride en causant avec les chefs de clan. Avec ou sans jupes, les Sagettes seraient aisément allées de pair avec les colonnes qui défilaient si elles n’avaient pas collé à Rand comme de la résine de pin. Elles jetèrent tout juste un bref regard à Egwene, leurs yeux et leurs oreilles braqués sur Rand et les six chefs.
« … et à quiconque franchira le défilé après Timolan, disait Rand d’une voix ferme, la même chose devra être communiquée. » Des Chiens de Pierre laissés comme guetteurs à Taien étaient venus annoncer que les Miagomas s’étaient engagés la veille dans le défilé. « Je suis venu pour empêcher Couladin de ravager ce pays et non pour le mettre au pillage.
— Un rude message aussi pour nous, répliqua Bael, si vous entendez par là que nous ne pouvons pas prendre le cinquième. » Han et les autres, même Rhuarc, acquiescèrent d’un signe de tête.
« Le cinquième, je vous l’accorde. » Rand n’éleva pas la voix, pourtant subitement ses paroles furent comme des clous enfoncés à bloc. « Mais aucune part de ce cinquième ne doit être de la nourriture. Nous vivrons sur ce qui peut être trouvé sauvage ou chassé ou acheté – s’il y a quelqu’un avec de la nourriture à vendre – jusqu’à ce que je puisse faire en sorte que les Tairens augmentent ce qu’ils apportent du Tear. Si n’importe quel homme prend un sou de plus que le cinquième, ou un pain sans le payer, s’il incendie ne serait-ce qu’une cabane parce qu’elle appartient à un tueur-d’arbre, ou tue quelqu’un qui ne cherche pas à le tuer, cet homme je le pendrai, quel qu’il soit.
— Difficile à annoncer aux clans, ceci, commenta Dhearic d’une voix presque aussi glaciale. Je suis parti pour suivre Celui Qui Vient avec l’Aube, pas pour chouchouter des parjures. » Bael et Jheran ouvrirent la bouche comme pour donner leur approbation, mais chacun vit l’autre et referma les lèvres en serrant les dents.
« Rappelez-vous ce que j’ai dit, reprit Rand. Je suis venu sauver ce pays, pas le ruiner davantage. Ce que je dis vaut pour tous les clans, y compris les Miagomas et n’importe lesquels qui suivront chacun des clans. Notez-le bien. » Cette fois, personne ne parla, et il se réinstalla d’un bond sur la selle de Jeade’en, laissant l’étalon continuer au pas au milieu des chefs. Les visages de ces Aiels ne manifestaient rien.
Egwene aspira une bouffée d’air. Les uns comme les autres, ces hommes comptaient assez d’années pour être le père de Rand sinon plus, leaders de leur peuple autant que des rois même s’ils s’en défendaient, meneurs endurcis au combat. Cela semblait seulement hier qu’il était encore un gamin par plus que l’âge, un jeune garçon qui demandait et espérait au lieu de commander et de s’attendre à être obéi. Il changeait trop vite pour elle maintenant. Une bonne chose, s’il empêchait ces hommes de faire à d’autres villes ce que Cou-ladin avait fait à Taien et à Selean. Voilà ce qu’elle se dit. Elle regrettait seulement qu’il s’y prenne en montrant plus d’arrogance chaque jour. N’allait-il pas tarder à compter qu’elle lui obéisse à l’instar de Moiraine ? Ou l’ensemble des Aes Sedai ? Elle espérait qu’il s’agissait seulement d’arrogance.
Désireuse de parler, elle dégagea d’une secousse un pied de l’étrier et tendit la main à Aviendha, mais l’Aielle secoua la tête. Elle n’aimait pas vraiment monter à cheval. Et peut-être que toutes ces Sagettes avançant à pied en groupe serré la rendaient réticente, aussi. Certaines d’entre elles ne se seraient pas hissées sur une selle auraient-elles eu les deux jambes cassées. Avec un soupir, Egwene descendit de la sienne et conduisit Brume par les rênes, arrangeant ses jupes avec un peu de mauvaise humeur. Les bottes aielles souples et montant jusqu’au genou avaient l’air confortables et l’étaient, mais pas pour marcher très longtemps sur ce pavé dur et inégal.
« Il a vraiment de l’autorité », commenta-t-elle.
Aviendha détourna à peine les yeux du dos de Rand. « Je ne le connais pas. Je suis incapable de le connaître. Regardez cette chose qu’il porte. »
Elle parlait de l’épée, naturellement. Rand ne la portait pas, pour être exact ; elle était accrochée au pommeau de sa selle, dans un simple fourreau brun fabriqué avec une dépouille de sanglier, la longue poignée, couverte du même cuir, lui montant jusqu’à la taille. Il avait fait faire poignée et fourreau par un homme de Taien, au cours de la traversée du Défilé. Egwene se demanda pourquoi, alors qu’il pouvait canaliser une épée de feu et user d’autres moyens auprès desquels les épées semblaient des jouets. « C’est vous qui la lui avez donnée, Aviendha. »
Son amie se rembrunit. « Il essaie de m’obliger à accepter la poignée aussi. Il s’en est servi ; c’est à lui. Il s’en est servi devant moi, comme pour me narguer avec une épée dans sa main.
— Vous n’êtes pas en colère à cause de l’épée. » Elle ne pensait pas que le vrai motif était l’épée ; Aviendha n’en avait pas soufflé mot, cette nuit-là dans la tente de Rand. « Vous êtes encore bouleversée par la façon dont il vous a parlé, ce que je comprends bien. Je sais qu’il le regrette. Il parle parfois sans réfléchir, mais si seulement vous le laissiez s’excuser…
— Je ne veux pas de ses excuses, marmotta Aviendha. Je ne veux pas… Je ne peux pas supporter cela plus longtemps. Je ne peux plus dormir dans sa tente. » Elle saisit soudain le bras d’Egwene et si celle-ci ne l’avait pas mieux connue, elle l’aurait crue au bord des larmes. « Il faut que vous leur parliez pour moi. À Amys, Bair et Mélaine. Elles vous écouteront. Vous êtes une Aes Sedai. Elles doivent me laisser retourner à leurs tentes. Elles le doivent !
— Qui doit quoi ? » s’enquit Sorilea, qui s’était laissée distancer par les autres pour marcher à côté d’elles. La Sagette de la Place Forte de Shende avait une chevelure blanche clairsemée et un visage comme du cuir tendu sur son crâne. Et des yeux verts au regard clair qui aurait assommé un cheval à dix mètres. C’était sa manière normale de regarder les gens. Quand Sorilea était en colère, les autres Sagettes restaient assises en silence et les chefs de clan trouvaient un prétexte pour s’en aller.
Mélaine et une autre Sagette, une Nakai de l’Eau Noire aux cheveux grisonnants, s’apprêtaient à les rejoindre aussi jusqu’à ce que Sorilea tourne ces yeux vers elles. « Si tu n’étais pas si occupée à rêver à ce nouveau mari, Mélaine, tu saurais qu’Amys désire te parler. À toi aussi, Aerin. » Mélaine devint rouge comme un coq et détala littéralement pour rattraper les autres, mais sa compagne plus âgée arriva la première. Sorilea les regarda partir, puis reporta son attention sur Aviendha. « Maintenant, nous pouvons bavarder tranquillement. Ainsi tu ne veux pas faire quelque chose. Quelque chose que tu as reçu l’ordre de faire. Et tu penses que cette petite Aes Sedai est capable d’arriver à t’en dispenser.
— Sorilea, je… » Aviendha n’alla pas plus loin.
« De mon temps, les jeunes femmes sautaient quand une Sagette disait de sauter et continuaient à sauter jusqu’à ce qu’elles reçoivent l’ordre de s’arrêter. Comme je suis encore en vie, c’est toujours mon temps. Ai-je besoin de m’exprimer plus clairement ? »
Aviendha respira à fond. « Non, Sorilea », répondit-elle avec soumission.
Les yeux de la vieille dame vinrent se poser sur Egwene. « Et vous ? Croyez-vous que vous allez lui faciliter de se défiler ?
— Non, Sorilea. » Egwene eut l’impression qu’elle devrait exécuter une révérence.
« Bien », reprit Sorilea, pas sur un ton satisfait, simplement comme si c’était ce à quoi elle s’attendait. Ce qui était presque sûrement le cas. « Maintenant je peux vous parler de ce que je tiens réellement à savoir. J’ai entendu dire que le Caracam t’avait donné un cadeau marquant l’intérêt comme nul n’a été jamais offert, des rubis et des pierres de lune. »
Aviendha sursauta comme si une souris lui avait grimpé le long de la jambe. Eh bien, probablement qu’elle n’aurait pas bondi mais c’est la réaction qu’aurait eue Egwene en la circonstance. La jeune Aielle expliqua l’histoire de l’épée de Laman et du fourreau avec une telle hâte que les mots se bousculaient.
Sorilea rajusta son châle en ronchonnant à propos de jeunes filles qui touchent à des épées, même enveloppées dans des couvertures, et en se promettant d’avoir un entretien sévère avec la “petite Bair”. « Ainsi il n’a pas ému ton cœur. Dommage. Cela l’aurait attaché à nous ; il considère trop de gens comme siens, à présent. » Pendant un instant, elle examina Aviendha de haut en bas. « Je dirai à Feran de te regarder. Son grand-père est le fils de ma sœur. Tu as envers le peuple d’autres devoirs que d’apprendre à être une Sagette. Ces hanches sont faites pour des enfants. »
Aviendha trébucha sur un pavé qui était redressé, faillit choir et rétablit son équilibre de justesse. « Je… je penserai à lui quand ce sera le moment, répondit-elle d’une voix oppressée. J’ai encore beaucoup à apprendre pour être une Sagette et Feran est un Seia Doom et les Yeux Noirs ont juré de ne pas dormir sous un toit ou une tente aussi longtemps que Couladin ne sera pas mort. » Couladin était Seia Doom.
La Sagette au visage pareil à du cuir hocha la tête comme si tout avait été réglé. « Vous, jeune Aes Sedai. Vous connaissez bien le Car’a’carn, à ce qu’on dit. Exécutera-t-il ses menaces ? Pendra-t-il même un chef de clan ?
— Je pense… c’est possible… que oui. » Plus vite, Egwene ajouta : « Mais je suis sûre qu’il peut être amené à entendre raison. » Elle n’en était pas certaine, ou ne l’était même pas que ce soit raisonnable – ce qu’il avait décrété semblait simplement juste – mais la justice ne lui serait d’aucune utilité si en résultait que les autres se tournent contre lui comme les Shaidos.
Sorilea lui jeta un coup d’œil surpris et dirigea vers les chefs entourant le cheval de Rand un regard qui les aurait tous aplatis. « Vous ne m’avez pas comprise. Il doit montrer à cette meute de loups galeux qu’il est le maître. Un chef doit être plus dur que les autres hommes, jeune Aes Sedai, et le Car’a’carn plus dur que d’autres chefs. Chaque jour, quelques hommes de plus, et même des Vierges de la Lance, sont saisis par la morosité, mais ils sont l’écorce extérieure tendre du bois de fer. Ce qui reste est le cœur dur et lui doit être dur pour les conduire. » Egwene remarqua qu’elle n’incluait ni elle-même ni les autres Sagettes parmi ceux qui devaient être conduits. Murmurant entre ses dents quelque chose à propos de « loups galeux », Sorilea avança à grands pas et, bientôt, eut toutes les Sagettes qui l’écoutaient en continuant à marcher. De ce qu’elle disait, pas un mot ne parvenait.
« Qui est ce Feran ? questionna Egwene. Je ne vous ai jamais entendue parler de lui. À quoi ressemble-t-il ? »
Les yeux fixés d’un air morose sur le dos de Sorilea, plus qu’à demi masqué par les femmes rassemblées autour d’elle, Aviendha parla distraitement. « Il ressemble beaucoup à Rhuarc, en plus jeune, plus grand et plus bel homme, avec beaucoup plus de cheveux roux. Depuis plus d’un an, il essaie d’éveiller l’intérêt d’Enaila, mais je crois qu’elle lui apprendra à chanter avant de renoncer à la lance.
— Je ne comprends pas. Avez-vous l’intention de le partager avec Enaila ? » Cela faisait encore un drôle d’effet, de parler de cette coutume-là avec tant de désinvolture.
Aviendha trébucha de nouveau et la regarda avec stupeur. « Le partager ? Je n’en veux pas une miette. Il a un beau visage, mais il rit comme un mulet qui braie et se cure les oreilles.
Pourtant, à la façon dont vous avez répondu à Sorilea, j’avais cru que vous… aviez de la sympathie pour lui. Pourquoi ne lui avez-vous pas dit ce que vous venez de me dire ? »
Le petit rire de son amie avait un accent peiné. « Egwene, si elle avait pensé que j’essayais de me dérober, elle aurait tressé elle-même la couronne de noces et nous aurait, Feran et moi, traînés par le cou pour être mariés. Avez-vous jamais vu quelqu’un dire “non” à Sorilea ? Le pourriez-vous ? »
Egwene ouvrit la bouche pour riposter que oui, certes, elle le pourrait et la referma vivement. Obliger Nynaeve à baisser pavillon était une chose et essayer la même manœuvre avec Sorilea une tout autre. Ce serait comme de se poster sur le passage d’une coulée d’avalanche et de lui ordonner de s’arrêter.
Pour changer de sujet, elle dit : « Je parlerai pour vous à Amys et aux autres. » Non pas qu’elle imaginait vraiment que cela donnerait un résultat positif à présent. Le bon moment aurait été avant que cela commence. Du moins Aviendha avait-elle fini par se rendre compte de l’inconvenance de la situation. Peut-être… « Si nous allions ensemble les trouver, je suis sûre qu’elles nous écouteraient.
— Non, Egwene. Je dois obéir aux Sagettes. Le ji’e’toh l’exige. » Exactement comme si elle n’avait pas demandé son intercession une minute plus tôt. Exactement comme si elle n’avait pas presque imploré les Sagettes de ne pas l’obliger à dormir dans la tente de Rand. « Mais pourquoi mon devoir envers le peuple n’est-il jamais ce que je désire ? Pourquoi faut-il que ce soit ce que je préférerais mourir plutôt que de faire ?
— Aviendha, personne ne va vous obliger à vous marier ou à avoir des enfants. Pas même Sorilea. » Egwene aurait aimé avoir prononcé cette dernière phrase avec un peu moins de mollesse.
« Vous ne comprenez pas, répondit Aviendha à mi-voix, et je ne peux pas vous l’expliquer. » Elle rassembla son châle autour d’elle et refusa de dire quoi que ce soit de plus sur le sujet. Elle ne demandait pas mieux que de discuter de leurs leçons ou de la possibilité que Couladin retourne pour livrer bataille, ou l’effet qu’avait eu le mariage sur Mélaine – qui semblait devoir se forcer pour être désagréable maintenant – ou encore n’importe quoi sauf ce que c’était qu’elle ne pouvait, ou ne voulait, pas expliquer.