La face intérieure d’un toit de tente est probablement ce qu’il y a de plus ennuyeux à contempler au monde mais, allongé sur le dos en manches de chemise sur des coussins à houppes écarlates acquis par Melindhra, Mat regardait fixement la toile grège foncé. Ou plutôt sa vue se perdait au-delà. Un bras replié sous la tête, il faisait tourner une coupe en argent martelé pleine d’excellent vin du sud du Cairhien. Un petit fût lui avait coûté autant que deux bons chevaux – qu’auraient coûté deux bons chevaux si le globe terrestre et ce qu’il contenait n’avaient pas été sens dessus dessous – toutefois il estimait le prix modéré par rapport à la qualité. De temps en temps, une goutte ou deux lui éclaboussaient la main, mais il ne s’en apercevait jamais et il n’avalait jamais une gorgée.
Selon lui, la situation avait depuis longtemps dépassé le stade du simple sérieux. C’est sérieux d’être coincé dans le Désert sans la moindre idée de la façon d’en sortir. Sérieux que des Amis du Ténébreux surgissent au moment où l’on s’y attend le moins, que des Trollocs attaquent dans la nuit, qu’un Myrddraal vous fige le sang par son regard sans yeux. Ce genre de péripétie survient vite et, en général, se termine avant que l’on ait quelque chance de réfléchir. Certes on ne le rechercherait pas, pourtant si l’on y est confronté on peut s’en accommoder à condition d’y survivre. Par contre, depuis des jours il savait où ils se rendaient, et pourquoi. Rien de rapide dans ce cas-là. Des jours pour réfléchir.
Je ne suis pas un bougre de héros, songea-t-il avec détermination, et je ne suis pas un bougre de guerrier. Il repoussa avec véhémence le souvenir d’avoir arpenté les remparts d’une forteresse, en lançant ses dernières réserves à l’endroit où avait surgi une nouvelle quantité d’échelles de siège dressées par des Trollocs. Ce n’est pas moi, que la Lumière brûle qui c’était ! Je suis… Il ne savait pas ce qu’il était – pensée pénible – mais quel qu’il fût, cela impliquait des parties de dés ou de cartes et des tavernes, des femmes et de la danse. Cela, il en était sûr. Cela impliquait un excellent cheval et toutes les routes de la terre à choisir, non pas rester à attendre que quelqu’un lui tire des flèches dessus ou tente de lui planter une épée ou une lance entre les côtes. Toute situation différente ferait de lui un imbécile, ce qu’il ne voulait être ni pour Rand, ni pour Moiraine, ni pour personne.
Comme il s’asseyait, le médaillon en argent à tête de renard, suspendu à son lien de cuir, glissa hors de sa chemise dont le col était délacé. Il le rentra à l’intérieur avant d’avaler une longue lampée de vin. Le médaillon le protégeait contre Moiraine, ou n’importe quelle autre Aes Sedai, pour autant qu’elles ne le lui enlevaient pas – il y en aurait tôt ou tard sûrement une pour essayer – mais rien à part sa présence d’esprit ne le mettrait à l’abri d’un idiot qui le tuerait avec quelque mille autres idiots. Ou de Rand, ou du fait qu’il était ta’veren.
On devrait pouvoir tirer avantage d’une chose comme ça, que les événements s’engrènent autour de soi. Rand en avait certes profité, d’une certaine façon. Lui-même n’avait jamais remarqué quoi que ce soit qui s’engrène autour de lui à part les dés qui le favorisaient. Il ne cracherait pas sur quelques-unes des chances qui étaient le lot des ta’verens dans les contes. La richesse et la renommée tombaient comme du ciel dans leurs poches ; des hommes qui voulaient les tuer décidaient au contraire de les servir, et les femmes avec de la glace dans le regard décidaient de fondre.
Non pas qu’il se plaignait de ce qu’il avait, franchement. Et non pas certes qu’il souhaitait quoi que ce soit comme le lot de Rand ; le prix pour jouer cette partie-là était trop élevé. C’est simplement qu’il avait l’impression d’être accablé de tous les fardeaux réservés à un ta’veren sans en avoir aucun des plaisirs.
« Il est temps de partir », déclara-t-il à la tente vide, puis il resta un instant pensif et but à sa coupe à petites gorgées. « Il est temps d’enfourcher Pips et de partir. De partir pour Caemlyn, par exemple. » Pas une ville déplaisante, pour autant qu’il évitait le Palais Royal. « Ou Lugard. » Il avait entendu des rumeurs concernant Lugard. L’endroit parfait, cette ville-là, pour des gens comme lui. « Temps de laisser Rand dans la poussière soulevée par mon départ. Il a une sacrée armée d’Aiels et plus de Vierges de la Lance qu’il ne peut en compter pour veiller sur lui. Il n’a pas besoin de moi. »
Ce dernier point n’était pas vrai au sens strict du terme. D’une étrange manière il était lié au succès ou à l’échec de Rand dans la Tarmon Gai’don, lui aussi bien que Perrin, trois ta’verens étroitement impliqués. Les récits historiques ne mentionneraient probablement que Rand. Peu de chances que lui ou Perrin trouvent place dans les contes. Et il y avait aussi le Cor de Valère. Auquel il n’avait pas envie de penser et ne le voulait pas. Pas jusqu’à ce qu’il y soit obligé. Un moyen d’échapper à ce pétrin-là devait bien exister. De quelque manière qu’il l’envisage, le Cor était un problème à résoudre un autre jour. Un jour lointain. Avec de la veine, toutes ces factures seraient à régler un jour très éloigné. Seulement cela risquait de requérir plus de veine qu’il n’en avait.
L’essentiel à présent, c’est qu’il avait dit tout cela concernant son départ et n’avait ressenti qu’à peine un léger remords. Voici peu de temps, il aurait été incapable de seulement parler de s’en aller ; quand trop de distance le séparait de Rand, il avait été ramené vers lui comme un poisson croché par un hameçon que tire une ligne de pêche invisible. Puis il avait réussi à en parler, y compris à établir des plans, mais un rien l’en détournait, le faisait remettre à plus tard ses projets de fuite discrète. Même à Rhuidean, quand il avait annoncé à Rand qu’il partait, il avait été certain que quelque chose l’en empêcherait. C’est ce qui s’était passé, en un sens ; Mat avait quitté le Désert, mais il n’était pas plus loin de Rand qu’avant. Cette fois, il ne pensait pas être détourné de son projet.
« Pas comme si je l’abandonnais, marmotta-t-il. S’il ne peut fichtrement pas prendre soin de lui-même maintenant, il ne le pourra jamais. Je ne suis pas sa bougre de nourrice. »
Il vida sa coupe, enfila son surcot vert, plaça ses poignards dans leur cachette, arrangea une écharpe de soie jaune foncé pour cacher la cicatrice de sa pendaison sur sa gorge, puis saisit son chapeau et se courba pour sortir de la tente.
La chaleur le frappa en plein visage après l’ombre relativement fraîche de l’intérieur. Il ne savait pas trop comment les saisons changeaient par ici, mais l’été durait trop longtemps pour son goût. Ce dont il s’était réjoui d’avance en sortant du Désert était l’arrivée de l’automne. Un peu de fraîcheur. Pas de chance sur ce point-là. Du moins le large bord du chapeau l’abritait du soleil.
Cette forêt cairhienine montueuse était pitoyable, plus de clairières que d’arbres et la moitié de ceux-ci jaunis par la sécheresse. Loin de valoir le Bois de l’Ouest, là-bas chez lui. Des tentes basses aielles, il y en avait partout, bien qu’à n’importe quelle distance on aurait cru qu’il s’agissait d’un tas de feuilles mortes ou d’un monticule de terre nue sauf si les rabats de côté étaient relevés, et même ainsi elles n’étaient pas faciles à voir. Les Aiels s’occupaient de leurs affaires sans se retourner sur lui.
Depuis une crête, tandis qu’il traversait le camp, il aperçut les chariots de Kadere, tous en cercle, les conducteurs couchés dans l’ombre au-dessous et le colporteur invisible. Kadere restait dans son chariot de plus en plus, mettant rarement le nez dehors excepté quand Moiraine venait inspecter les chargements. Les Aiels entourant les chariots, par petits groupes armés de lances et de boucliers, d’arcs et de carquois, ne feignaient guère d’être autre chose que des gardes. Moiraine devait penser que Kadere ou quelques-uns de ses hommes essaieraient de décamper avec ce qu’elle avait apporté de Rhuidean. Mat se demanda si Rand se rendait compte qu’il accédait à la moindre de ses demandes. Pendant un temps, Mat avait cru que Rand avait pris le dessus, mais il n’en était plus tellement sûr quand bien même Moiraine se pliait à tout excepté exécuter une révérence et aller chercher la pipe de Rand.
La tente de Rand était seule sur le sommet d’une colline, naturellement, cette bannière rouge au bout d’une hampe plantée devant. Laquelle bannière ondulait dans une brise légère, parfois suffisamment déployée pour montrer le disque blanc et noir. Ce qui donnait à Mat la chair de poule autant qu’auparavant la Bannière du Dragon. Si l’on tenait à éviter les complications avec les Aes Sedai, comme n’importe qui le souhaiterait sauf un idiot, la dernière chose à faire était de brandir ce symbole.
Il n’y avait rien sur les versants de la colline, mais des tentes des Vierges de Lance en encerclaient le pied et s’éparpillaient à travers les arbres sur les entes environnantes jusqu’en haut, puis descendant de l’autre côté. Ce qui ne sortait pas de l’ordinaire non plus, de même que le camp des Sagettes à l’intérieur de celui des Far Dareis Mai, des douzaines de tentes basses à portée de voix de la colline de Rand, avec des gai’shains en coule blanche qui s’activaient alentour.
Il n’y avait que quelques Sagettes en vue, toutefois elles compensèrent l’absence de nombre par les regards qui le suivirent. Combien dans ce groupe savaient canaliser, il n’en avait pas idée, mais elles égalaient amplement les façons de peser et de mesurer des Aes Sedai en matière de regard. Il accéléra le pas, s’efforçant de ne pas hausser les épaules par réaction de gêne ; il sentait des yeux sur son dos comme il aurait senti s’y enfoncer le bout d’un bâton. Et il aurait à subir la même épreuve en repartant. Bah, quelques mots avec Rand et ce serait la dernière fois qu’il aurait à l’affronter.
Seulement, quand il ôta son chapeau et entra en se baissant dans la tente de Rand, il n’y avait personne à part Natael, adossé mollement sur les coussins avec sa harpe dorée sculptée d’un dragon appuyée contre son genou et une coupe d’or à la main.
Mat eut une grimace et jura in petto. Il aurait dû s’en douter. Si Rand avait été ici, il aurait eu à franchir un cercle de Vierges juste autour de la tente. Très probablement, Rand se trouvait en haut de cette tour que l’on venait de construire. Une bonne idée, ça. « Connais le terrain ». C’était la seconde règle, suivant de près « Connais ton ennemi », et pas grand-chose pour choisir entre les deux.
Cette pensée donna un pli amer à sa bouche. Ces règles provenaient des souvenirs d’autres hommes ; les seules règles qu’il voulait se rappeler étaient « N’embrasse jamais une fille dont les frères portent des cicatrices de coups de couteau » et « Ne joue jamais à des jeux d’argent sans savoir où se trouve une sortie de secours ». Il souhaitait presque que ces souvenirs forment des masses séparées dans son cerveau au lieu de s’infiltrer dans ses réflexions au moment où il s’y attendait le moins.
« Des ennuis avec un estomac barbouillé ? questionna Natael paresseusement. Une des Sagettes aurait peut-être bien une racine pour guérir ça. Ou vous pourriez tenter votre chance auprès de Moiraine. »
Mat se sentait incapable d’éprouver de la sympathie pour cet homme ; il avait toujours l’air de penser à une plaisanterie qu’il n’avait pas l’intention de partager. Et il semblait toujours avoir à son service trois serviteurs pour s’occuper de ses vêtements. Toute cette dentelle neigeuse au col et aux manchettes, toujours paraissant lavée de frais. Ce bonhomme ne transpirait jamais non plus, apparemment. Pourquoi Rand tenait à l’avoir auprès de lui était un mystère. Il ne jouait presque jamais rien de gai sur cette harpe. « Va-t-il revenir bientôt ? »
Natael haussa les épaules. « Quand il le décidera. Peut-être bientôt, peut-être tard. Aucun homme ne contrôle les allées et venues du Seigneur Dragon. Et peu de femmes. » Et le revoilà, ce sourire furtif. Un peu morne, cette fois.
« J’attendrai. » Il était décidé à aller jusqu’au bout. Trop souvent il s’était retrouvé repoussant son départ.
Natael l’étudiait par-dessus le bord de sa coupe, tout en buvant son vin à petites gorgées.
C’était assez désagréable que Moiraine et les Sagettes l’observent de cette façon attentive, en silence – parfois Egwene aussi ; elle avait changé, assurément, moitié Sagette et moitié Aes Sedai – mais de la part du ménestrel de Rand, ce regard inquisiteur avait de quoi le faire grincer des dents. Le plus bel avantage que présentait partir était de ne plus avoir de gens pour le scruter comme s’ils allaient apprendre d’ici une minute ce qu’il pensait et connaissaient déjà l’état de propreté de son caleçon.
Deux cartes étaient étalées à côté du trou du foyer. L’une détaillée, copiée sur une carte en lambeaux trouvée dans une ville à demi incendiée, représentait le Cairhien du nord depuis l’ouest de l’Alguenya jusqu’à mi-chemin de l’Échine du Monde, tandis que l’autre, récente et sommaire, montrait le terrain autour de la ville. Des bouts de parchemin maintenus en place par des cailloux étaient disséminés sur les deux. S’il devait rester et feindre en même temps de ne pas s’apercevoir du regard attentif de Natael, le seul parti à prendre était d’examiner ces cartes.
Du bout de sa botte, il déplaça quelques cailloux sur la carte de la ville pour pouvoir lire ce qui était écrit sur les parchemins. Malgré lui, il tiqua. Si les éclaireurs aiels savaient compter, Couladin avait presque cent soixante mille lances, des Shaidos et ceux qui étaient censés partis rejoindre leurs sociétés chez les Shaidos. Un gros morceau à avaler, et coriace. Ce côté de l’Échine du Monde n’avait pas vu pareille armée depuis le temps d’Artur Aile-de-Faucon.
La seconde partie indiquait les autres clans qui avaient franchi le Rempart du Dragon. Tous l’avaient franchi, en unités plus ou moins importantes, espacés selon la date où ils étaient sortis du Défilé de Jangai et s’étaient égaillés, mais trop près d’ici pour ne pas être dangereux. Les Shiandes, les Codarras, les Darynes et les Miagomas ; à eux tous, ils avaient apparemment autant de lances que Couladin ; si c’était exact, ils n’avaient pas laissé grand monde derrière eux. Les sept clans avec Rand comptaient presque le double de ce chiffre, bien suffisamment pour affronter Couladin ou les quatre clans. L’un ou. Pas les deux à la fois. Pourtant les deux réunis seraient peut-être ce que Rand aurait à combattre.
Ce que les Aiels appelaient morosité avait dû sévir aussi dans ces clans-là – chaque jour encore des hommes jetaient leurs armes et disparaissaient – mais seul un idiot croirait que cela diminuait leur nombre plus que celui des guerriers de Rand. Et il y avait toujours la possibilité que quelques-uns de ceux-là rejoignent Couladin. Les Aiels n’en discutaient pas beaucoup ni très librement et masquaient cette idée en parlant d’aller retrouver leurs sociétés mais, même à présent, des guerriers et des Vierges de la Lance décidaient qu’ils ne pouvaient accepter Rand ou ce qu’il avait dit d’eux-mêmes[15]. Chaque matin il y en avait qui manquaient et ils ne laissaient pas tous leurs lances derrière eux.
« Jolie situation, n’est-ce pas votre avis ? »
La tête de Mat se releva brusquement à la voix de Lan, mais le Lige avait pénétré seul dans la tente. « Juste un coup d’œil pour m’occuper pendant que j’attendais. Rand revient-il ?
— Il nous rejoindra bientôt. » Les pouces passés à l’intérieur de son ceinturon, Lan se tenait à côté de Mat, les yeux baissés vers la carte. Son visage avait autant d’expression que celui d’une statue. « Demain sera sans doute le jour de la plus grande bataille depuis Artur Aile-de-Faucon.
— Pas possible ? » Où était Rand ? Encore là-haut sur cette tour, probablement. Peut-être devrait-il aller là-bas. Non, il risquait de finir par courir dans tout le camp, toujours avec un temps de retard. Rand retournera ici automatiquement. Il avait envie de parler d’autre chose que de Couladin. Ce combat n’est pas le mien. Je ne fuis rien qui me concerne en quoi que ce soit. « Et ceux-là ? » Il désigna du geste les fragments de parchemin représentant les Miagomas et les autres. « A-t-on idée s’ils ont l’intention de seconder Rand ou s’ils se proposent simplement de rester assis là en spectateurs ?
— Qui peut le dire ? Rhuarc ne semble pas en savoir plus long que moi et si les Sagettes sont mieux renseignées elles restent bouche cousue. La seule certitude, c’est que Couladin ne va nulle part. »
Encore Couladin. Mat passa d’un pied sur l’autre avec malaise et esquissa un demi-pas vers l’entrée. Non, il attendrait. Attachant son regard sur les cartes, il feignit de continuer à les étudier. Peut-être que Lan le quitterait sans plus parler. Il voulait simplement avertir Rand et partir.
Toutefois, le Lige paraissait désireux de discuter. « Qu’en pensez-vous, Maître Ménestrel ? Devrions-nous fondre sur Couladin avec toutes nos forces pour l’écraser demain ?
— Cela me semble un plan aussi bon qu’un autre », répliqua Natael d’un ton morose. Il se déversa dans le gosier ce qui restait encore dans la coupe, la laissa choir sur les tapis et prit en main la harpe pour commencer à jouer en sourdine un air inconnu et funèbre. « Je ne commande pas des armées, Lige. Je ne commande rien sauf moi-même, et encore pas toujours. »
Mat poussa un grognement et Lan lui jeta un coup d’œil avant de se remettre à étudier les cartes. « Vous ne jugez pas que ce plan est bon ? Pourquoi donc ? »
Il le dit d’un ton si détaché que Mat répondit sans réfléchir. « Deux raisons. Si vous encerclez Couladin, le coincez entre vous et la ville, vous pourriez l’écraser contre elle. » Combien de temps Rand resterait-il absent ? « Mais vous courez le risque de le pousser par-dessus les remparts. D’après ce que j’ai entendu, il a déjà failli les franchir deux fois, même sans mineurs ou engins de siège, et la ville est presque à bout de résistance. » Dire ce qu’il avait à dire et s’en aller, voilà. « Serrez-le d’assez près et vous vous retrouverez en train de combattre à l’intérieur de Cairhien. Dangereux, ça, se battre dans une ville. Et l’idée est de sauver celle-là, pas d’achever de la réduire en ruine. » Ces fragments de parchemin disposés sur les cartes, les cartes elles-mêmes, le démontraient d’une façon éclatante.
Fronçant les sourcils, il s’assit sur ses talons et appuya ses coudes sur ses genoux. Lan l’imita, mais il y prêta à peine attention. Un problème plein d’aléas. Et fascinant. « Mieux vaudrait l’en écarter. L’attaquer par le sud, principalement. » Il désigna la rivière Gaeline ; elle se jetait dans l’Alguenya à quelques lieues au nord de la ville. « Il y a des ponts là-haut. Laissez aux Shaidos la voie libre jusqu’à eux. Laissez toujours une porte de sortie à moins que vous n’ayez réellement envie de savoir avec quel acharnement se bat un homme quand il n’a plus rien à perdre. » Son doigt glissa vers l’est. Des collines boisées pour la plupart, semblait-il. Probablement guère différentes de celles d’ici. « Une troupe formant obstacle ici sur ce côté de la rivière assurera qu’ils se dirigent vers les ponts, si elle est assez nombreuse et bien placée. Une fois en route, Couladin ne voudra pas combattre des gens qui le précèdent alors que vous arrivez derrière. » Oui. Presque exactement la même chose qu’à Jenje. « Sauf s’il est un parfait imbécile, en tout cas. Ses Shaidos arriveront peut-être en bon ordre à la rivière, mais ces ponts les refouleront les uns contre les autres. En fait, je ne vois pas des Aiels nager ou chercher des gués. Avec de la chance, vous serez en mesure de les harceler jusqu’aux montagnes. » C’était aussi comme aux Gués de Cuaindaigh, à la fin des Guerres Trolloques et à peu près à la même échelle. Pas très différent non plus du Tora Shan. Ou de la Trouée de Sulmein, avant qu’Aile-de-Faucon ait acquis son expérience. Les noms voltigèrent à travers sa tête, les images de champs de bataille ensanglantés oubliés même des historiens. Absorbé par la carte comme il l’était, ils ne se présentèrent à son esprit que comme ses propres souvenirs. « Dommage que vous ne disposiez pas de plus de cavalerie. Pour le harcèlement, rien ne vaut la cavalerie légère. Mordez aux flancs, obligez-les à courir et ne les laissez jamais se poster en ordre de bataille. Mais les Aiels y réussiront presque aussi bien que des cavaliers.
— Et l’autre raison ? » questionna Lan à mi-voix.
Mat s’était piqué au jeu, à présent. Il avait plus que de l’inclination pour les jeux de hasard et la bataille est un jeu auprès duquel lancer les dés dans les tavernes n’est que passe-temps d’enfants et d’invalides qui ont perdu jusqu’à leur dernière dent. La mise est la vie, la sienne et celle d’autres hommes, des hommes qui ne sont même pas là. Que l’on opte pour le mauvais pari, un pari inconsidéré, et des villes meurent ou des nations entières. La musique funèbre de Natael était un accompagnement approprié. En même temps, c’est un jeu qui fouette le sang.
Sans lever les yeux de la carte, il eut un rire sec. « Vous la connaissez aussi bien que moi. Si même un seul de ces quatre clans décide de se ranger du côté de Couladin, il vous attaquera par-derrière alors que vous avez encore les Shaidos sur les bras. Couladin sera l’enclume et eux le marteau, avec vous la noix entre l’un et les autres. Ne jetez que la moitié de ce dont vous disposez contre Couladin. Ce sera un combat à forces égales, mais vous devez vous y résigner. » La loyauté n’existe pas dans la guerre. On attaque l’ennemi par-derrière, quand il s’y attend le moins, quand et là où il est le plus faible. « Vous avez encore un avantage. Il a à s’inquiéter d’une sortie de la part de la ville. L’autre moitié, vous la répartissez en trois groupes. Un pour canaliser Couladin vers la rivière, les deux autres espacés d’une ou deux lieues entre la cité et les quatre clans.
— Bien pensé », dit Lan en hochant la tête. Ce visage taillé dans le roc ne changeait jamais, par contre sa voix se teintait d’approbation, si peu que ce fût. « Un clan ne gagnerait rien à attaquer une de ces troupes, notamment pas quand l’autre pourrait le prendre à revers. Et aucun n’essaiera d’intervenir dans ce qui se passe autour de la cité pour la même raison. Bien sûr, les quatre pourraient se réunir. Peu probable, s’ils ne l’ont pas déjà fait mais, s’ils le font, tout change. »
Mat éclata de rire. « Tout change toujours. Le meilleur plan tient jusqu’à ce que la première flèche s’élance de l’arc. Ceci serait assez facile pour qu’un enfant le mène à bien, excepté qu’Indirian et le reste ne savent pas ce qu’ils veulent. Si les quatre décident de rejoindre Couladin, jetez les dés et espérez, parce que le Ténébreux est sûrement de la partie. Du moins aurez-vous assez d’hommes à distance de la cité pour lutter à armes presque égales. Assez pour les retenir pendant le temps dont vous avez besoin. Abandonnez l’idée de poursuivre Couladin et lâchez vos forces entières sur eux dès qu’il aura bel et bien commencé à traverser la Gaeline. Mais je gage qu’ils attendront de voir ce qui arrive et qu’ils viendront à vous une fois que Couladin aura son compte réglé. La victoire tranche bien des discussions dans la tête de la plupart des hommes. »
La musique s’était arrêtée. Mat jeta un coup d’œil à Natael et le découvrit les doigts crispés sur sa harpe qui le regardait par-dessus l’instrument plus fixement que jamais. Le dévisageant comme s’il ne l’avait encore jamais vu, ne savait pas qui il était. Les yeux du ménestrel avaient l’éclat noir de l’obsidienne, ses jointures étaient blanches sur le doré de la harpe.
Ce qui le rendit brutalement conscient de ce qu’il avait dit, des souvenirs qu’il avait adoptés. Espèce d’idiot bon à brûler pour n’avoir pas su garder ta langue ! Pourquoi avait-il fallu que Lan oriente la conversation dans ce sens-là ? Pourquoi n’avait-il pas pu parler de chevaux ou du temps, ou juste garder la bouche close ? Le Lige n’avait jamais paru si désireux de parler, avant. En général, auprès de lui un arbre aurait semblé bavard. Bien sûr, lui-même aurait pu garder aussi sa propre bouche close et tenir en bride son esprit. Du moins n’avait-il pas babillé dans l’Ancienne langue. Sang et cendres, du moins j’espère que non !
Se redressant d’un bond, Mat se tourna pour partir et trouva Rand debout à l’entrée de la tente, jouant machinalement avec ce curieux fragment de lance à pompons comme s’il ne se rendait pas compte qu’il l’avait dans la main. Depuis combien de temps était-il là ? Peu importe. Mat débita tout d’une haleine ce qu’il avait à dire. « Je pars, Rand. Dès la première lueur de jour demain, je suis en selle et en route. Je m’en irais à cette minute si je pouvais aller assez loin en une demi-journée pour que je juge bon de m’arrêter. J’entends mettre autant de lieues entre moi et les Aiels – n’importe quels Aiels – que Pips peut galoper avant que j’installe mon camp. » Inutile de se coucher assez près pour être enlevé et pendu jusqu’à ce qu’il soit sec par les éclaireurs de quelqu’un ; Couladin devait en avoir aussi et même les autres pouvaient ne pas le reconnaître avant qu’une lance lui ait transpercé le foie.
« Je serai navré de te voir partir, commenta Rand à mi-voix.
— N’essaie pas de me faire changer d’av… » – Mat cligna des paupières – « C’est ça ? Tu es navré de me voir partir ?
— Je n’ai jamais cherché à te retenir, Mat. Perrin s’en est allé quand il l’a dû, et tu le peux toi aussi. »
Mat ouvrit la bouche, puis la referma. Rand n’avait jamais tenté de l’obliger à rester, exact. Il l’avait simplement fait sans essayer. Par contre, il n’y avait pas la moindre sensation d’attraction de ta’veren, maintenant, pas de vagues impressions qu’il avait choisi le mauvais parti. Il se sentait ferme et assuré dans son propos.
« Où iras-tu ?
— Au sud. » Non pas que le choix d’une direction était illimité. Les autres conduisaient à la Gaeline, avec rien au nord de la rivière qui l’intéressait, ou alors vers les Aiels, une bande qui voudrait certainement le tuer et une qui le pourrait ou non, selon qu’elle se trouvait plus ou moins à proximité de Rand et ce qu’elle avait eu à souper la veille au soir. Pas de chances favorables, d’après son estimation. « Pour commencer, en tout cas. Puis quelque part où se trouvent une taverne et des femmes qui ne sont pas armées de lances. » Melindhra. Elle présenterait peut-être des difficultés. Il avait l’intuition qu’elle était le genre de femme à ne lâcher prise que lorsqu’elle-même le désirait. Eh bien, d’une manière ou d’une autre, il s’arrangerait avec elle. Peut-être pouvait-il filer à cheval avant qu’elle l’apprenne. « Cette affaire-là n’est pas pour moi, Rand. Je ne connais rien aux batailles et je ne veux rien en savoir. » Il évitait de regarder Lan et Natael. Si l’un ou l’autre s’avisait de parler, il lui flanquerait son poing dans les mâchoires. Même celles du Lige. « Tu comprends, n’est-ce pas ? »
Le hochement de tête de Rand aurait pu être un signe d’assentiment. Peut-être en était-ce un. « J’oublierais de dire au revoir à Egwene, si j’étais toi. De ce dont je lui parle je ne suis plus certain que je ne pourrais pas aussi bien en informer Moiraine ou les Sagettes, ou toutes réunies.
— Je suis arrivé à cette conclusion depuis longtemps. Elle a laissé derrière elle le Champ d’Emond[16] plus loin qu’un de nous. Et le regrette moins.
— Peut-être, convint Rand tristement. Que la Lumière brille sur toi, Mat, ajouta-t-il en lui tendant la main, et t’accorde des routes faciles, beau temps et plaisante compagnie jusqu’à ce que nous nous retrouvions. »
Ce qui ne serait pas bientôt, si cela dépendait de Mat. Il se sentit un peu triste de le penser et un peu ridicule d’être triste, pourtant un homme doit veiller à ses propres intérêts. En fin de compte, voilà à quoi cela se résume.
La poignée de main de Rand était aussi ferme qu’elle l’avait été – tous ces exercices à l’épée n’avaient qu’ajouté de nouveaux cals aux plus anciens dus au tir à l’arc – mais la marque du héron imprimée par le feu en sillons dans sa paume était très nette contre la main de Mat. Juste un petit rappel, au cas où il aurait oublié les marques sous les manches de son ami, et ces choses encore plus étranges à l’intérieur de sa tête qui lui permettaient de canaliser. S’il pouvait oublier que Rand savait canaliser – et il n’y avait pas pensé une seule fois depuis des jours ; des jours ! – alors c’était plus que temps de filer.
Encore quelques mots embarrassés en restant planté là – Lan semblait ne leur prêter aucune attention, les bras croisés et les yeux fixés sur les cartes qu’il étudiait en silence, tandis que Natael avait commencé à pincer distraitement les cordes de sa harpe ; Mat avait de l’oreille et, pour lui, cet air inconnu avait une résonance ironique ; il se demanda pourquoi ce compagnon l’avait choisi – quelques instants encore et Rand se détournant à demi y mit fin et Mat fut dehors. Il y avait foule là, une bonne centaine de Vierges de la Lance déployées sur le sommet de la colline qui marchaient dressées sur la pointe des pieds tant elles étaient prêtes à embrocher quelqu’un, tous les sept chefs de clan attendant patiemment dans une immobilité de pierre, trois seigneurs de Tear tâchant de donner à croire qu’ils ne transpiraient pas et que les Aiels n’existaient pas.
Il avait appris l’arrivée des seigneurs et était même allé jeter un coup d’œil à leur camp – ou leurs camps – mais il n’y avait là-bas personne qu’il connaissait, et personne désireux de passer le temps à jouer aux dés ou aux cartes. Ces trois-là le toisèrent de la tête aux pieds, avec une grimace dédaigneuse, et apparemment décidèrent qu’il ne valait pas mieux que les Aiels, autrement dit ne méritant pas d’être regardé.
Plaquant son chapeau sur sa tête et rabaissant le bord sur ses yeux, Mat examina à son tour froidement les Tairens pendant une minute. Il eut le plaisir de constater que les deux plus jeunes, du moins, avaient de nouveau pris conscience de son existence avant qu’il commence à descendre de la colline. Le barbu gris avait toujours l’air d’être toute impatience à peine voilée d’entrer dans la tente de Rand, mais cela n’avait d’ailleurs aucune importance. Il ne reverrait jamais aucun d’eux.
Il ne savait pas pourquoi il ne leur avait pas simplement manifesté une indifférence complète. Excepté que son pas était plus léger et qu’il se sentait plein d’entrain. Rien d’étonnant en réalité, puisqu’il partait enfin demain. Les dés semblaient rouler dans sa tête et impossible de savoir quels points allaient apparaître quand ils s’immobiliseraient. Bizarre, ça. Ce devait être Melindhra qui le tracassait. Oui. Décidément, il lui faudrait partir de bonne heure et sans plus de bruit qu’une souris trottinant sur la pointe des pattes parmi des plumes.
Il se mit en route vers sa tente en sifflotant. Quel était cet air ? Oh, oui. Dansons avec le Bonhomme des Ombres. Il n’avait pas l’intention de danser avec la mort, mais l’air était joyeux et il le siffla donc, de toute façon, en cherchant à établir le meilleur itinéraire pour s’éloigner de Cairhien.
Rand resta les yeux fixés dans la direction de Mat longtemps après que les pans de l’entrée de la tente étaient retombés, le dissimulant à la vue. « Je n’ai entendu que les dernières phrases, finit-il par dire. Était-ce tout pareil ?
— Pratiquement, répliqua Lan. Après seulement quelques minutes pour examiner les cartes, il a exposé un plan de bataille voisin de celui que Rhuarc et les autres ont tracé. Il a vu les difficultés et les dangers, et comment y parer. Il connaît les mineurs et les engins de siège, et l’utilisation de la cavalerie légère pour harceler un ennemi en déroute. »
Rand le regarda. Le Lige ne montrait aucune surprise, pas un frémissement de cil. Évidemment, c’était lui qui avait dit que Mat paraissait étonnamment bien informé des questions militaires. Et Lan ne poserait pas non plus la question évidente, ce qui était une bonne chose. Rand n’avait pas le droit de donner la petite réponse qu’il possédait.
Lui-même aurait eu quelques questions à poser. Par exemple, quel rôle ont à jouer les mineurs dans des batailles ? Ou peut-être seulement dans les sièges. Quelle que soit la réponse, il n’y avait pas de mine plus près qu’à la Dague du Meurtrier-des-siens, la Dague du Dragon, et certainement que personne n’en extrayait plus de minerai. Bah, cette bataille serait livrée sans eux. L’important, c’est qu’il savait que Mat avait acquis de l’autre côté de ce ter’angreal en forme de portail davantage qu’une tendance à s’exprimer dans l’Ancienne Langue quand il n’y prêtait pas attention. Et, sachant cela, Rand en ferait sûrement usage.
Tu n’as pas besoin de devenir plus dur, songea-t-il avec amertume. Il avait vu Mat gravir la pente vers cette tente et n’avait pas hésité une seconde à dépêcher Lan pour découvrir ce qui pouvait monter à la surface dans une conversation banale, seul à seul. Ceci avait été voulu. Le reste le serait ou ne le serait pas, mais se produirait. Il espéra que Mat aurait du bon temps pendant qu’il était libre. Il espéra que Perrin s’amusait dans les Deux Rivières, présentait Faile à sa mère et à ses sœurs, peut-être l’épousait. Il l’espérait parce qu’il avait conscience qu’il les ramènerait à lui, un ta’veren attirant un ta’veren, et lui-même le plus fort. Moiraine avait dit que ce n’était pas une coïncidence, trois ta’verens grandissant dans le même village, tous pratiquement du même âge ; la Roue tissait des événements fortuits et des coïncidences dans le Dessin, mais elle n’y introduisait pas des êtres tels qu’eux trois sans raison. En fin de compte, il attirerait de nouveau ses amis à lui, si loin qu’ils soient allés, et quand ils viendraient il se servirait d’eux autant qu’il le pourrait. Quoi qu’il ait à faire. Parce qu’il y était obligé. Parce que, quoi que la Prophétie du Dragon annonce, il était sûr que son unique chance de gagner la Tarmon Gai’don résidait dans le fait qu’ils soient tous les trois, trois ta’verens qui avaient été liés ensemble depuis leur plus tendre enfance, de nouveau réunis. Non, il n’avait pas besoin de devenir plus dur. Tu pues déjà assez pour inciter un Seanchan à vomir son dîner !
« Jouez la “Marche de la Mort” », ordonna-t-il plus sèchement qu’il ne l’avait voulu, et Natael le regarda sans comprendre pendant une seconde. Le ménestrel avait tout écouté. Il voudrait questionner, mais il n’obtiendrait pas de réponses. Si Rand ne pouvait confier à Lan les secrets de Mat, il ne les déballerait pas devant un des Réprouvés, si dompté qu’il paraissait. Cette fois, il prit délibérément un ton rude et pointa le bout de lance vers lui. « Jouez-la, à moins que vous ne connaissiez quelque chose de plus triste. Jouez quelque chose qui émeuve aux larmes votre âme. Si vous en avez encore une. »
Natael lui adressa un sourire aimable et un salut du buste, mais il devint blanc autour des yeux. C’était bien la « Marche » qu’il commença, cependant elle avait sur sa harpe un ton plus aigu que jamais auparavant, un accent plaintif pareil à une lamentation funèbre propre à tirer des larmes à n’importe quelle âme. Il fixait le visage de Rand avec intensité comme s’il espérait y déchiffrer une réaction.
Rand se détourna, s’allongea sur les tapis, la tête vers les cartes et un coussin rouge et or sous le coude. « Lan, voudriez-vous demander aux autres de venir maintenant ? »
Le Lige plongea dans un salut cérémonieux avant de sortir. C’était la première fois qu’il se conduisait ainsi, mais Rand ne le remarqua que machinalement.
La bataille commencerait demain. Qu’il aidait Rhuarc et les autres à la préparer était une fiction courtoise. Il était assez intelligent pour reconnaître ce qu’il ignorait et, en dépit du nombre de ses entretiens avec Lan et Rhuarc, il savait qu’il n’était pas prêt. J’ai établi les plans de cent batailles de cette dimension ou plus, et donné des ordres qui en ont déclenché dix fois autant. Pas une réflexion personnelle. Lews Therin connaissait la guerre – avait connu la guerre – mais pas Rand al’Thor, et cette réflexion-là venait de Lews Therin. Lui écoutait, posait des questions – et acquiesçait d’un signe de tête comme s’il comprenait quand ils disaient qu’une chose devait être exécutée d’une certaine façon. Parfois, il comprenait réellement et aurait aimé que non, parce qu’il savait d’où venait cette compréhension. Sa seule réelle contribution avait été de déclarer que Couladin devait être vaincu sans que la cité soit détruite. En tout cas, cette réunion n’ajouterait au mieux que quelques retouches à ce qui avait déjà été décidé. Mat aurait été utile avec sa science neuve.
Non. Il ne voulait pas penser à ses amis, à ce qu’il leur ferait avant que tout soit terminé. Même en laissant de côté la bataille, il avait largement de quoi s’occuper, des choses auxquelles il pouvait chercher remède. L’absence de drapeaux cairhienins flottant au-dessus de Cairhien indiquait un problème majeur, et les escarmouches continuelles avec les Andorans un autre. Ce que mijotait Sammael méritait qu’on y réfléchisse et…
Les chefs entrèrent à la file sans ordre particulier. Cette fois, Dhearic vint le premier, Rhuarc et Erim ensemble à l’arrière-garde avec Lan. Bruan et Jheran prirent place près de Rand. Ils ne se souciaient pas de préséance entre eux, quant à Aan’allein ils le traitaient pratiquement comme l’un d’entre eux.
Weiramon entra le dernier, ses petits seigneurs sur les talons, un air renfrogné sur son visage aux lèvres pincées. Marmottant dans sa barbe pommadée, il contourna à grands pas le trou du foyer, se postant derrière Rand. Du moins jusqu’à ce que l’expression des yeux des chefs braqués sur lui finissent par pénétrer sa carapace. Chez les Aiels, un parent proche ou un membre de sa société se mettait là, quand existait l’éventualité d’un coup de poignard dans le dos. Weiramon continua néanmoins à froncer les sourcils en direction de Jheran et de Dhearic comme s’il attendait que l’un d’eux s’efface pour lui.
Finalement, Bael lui indiqua du geste la place près de lui, de l’autre côté des cartes en face de Rand et, après une hésitation, Weiramon revint à enjambées rythmées s’asseoir en tailleur, le buste rigide, le regard fixé devant lui, avec la mine de quelqu’un qui a avalé tout rond une prune pas mûre. Ses cadets se tenaient debout derrière son dos presque avec autant de raideur, l’un – il faut le dire à son honneur – donnant l’impression d’être gêné.
Rand le remarqua mais ne dit rien, il se contenta de tasser le tabac dans le fourneau de sa pipe et de s’emparer du saidin le temps de l’allumer. Il lui faudrait prendre une décision au sujet de Weiramon ; le bonhomme aggravait des difficultés existantes et en créait d’autres. Pas un trait de Rhuarc ne bougea, mais l’expression des autres chefs variait du mépris irrité de Han à la résolution d’entamer sur-le-champ la danse des lances visible dans les yeux glacés d’Erim. Peut-être Rand avait-il un moyen de se débarrasser de Weiramon en commençant en même temps à éliminer une autre de ses préoccupations.
Suivant l’exemple de Rand, Lan et les chefs bourrèrent leurs pipes.
« J’estime nécessaires seulement de petites modifications, déclara Bael, tirant sur sa pipe pour l’allumer et suscitant chez Han, comme d’habitude, une grimace désapprobatrice.
— Ces petits changements concernent-ils les Goshiens ou peut-être un autre clan ? »
Écartant Weiramon de ses réflexions, Rand se pencha pour écouter tandis qu’ils décidaient ce qui devait être modifié d’après leur nouvelle vision du terrain. De temps en temps, un des Aiels jetait un coup d’œil à Natael, une brève tension des yeux ou des lèvres suggérant que cette musique mélancolique touchait quelque chose en lui. Même les hommes du Tear avaient les traits contractés dans une expression de tristesse. Les sons, pourtant, submergeaient Rand sans rien provoquer. Les larmes étaient un luxe qu’il ne pouvait plus se permettre, pas même intérieurement.