26 Sallie Daera

L’aura de grandeur bleu et or – l’aura annonciatrice d’un destin magnifique – luisait par intermittence autour de la tête de Logain, en dépit du fait qu’il chevauchait affaissé sur sa selle. Min ne comprenait pas pourquoi, ces derniers temps, elle apparaissait plus souvent. Il ne se donnait même plus la peine de lever les yeux des herbes folles devant son étalon noir vers les collines basses, boisées, qui défilaient de chaque côté.

Les deux autres femmes chevauchaient ensemble un peu en avant, Siuan aussi gauche qu’elle l’avait toujours été sur le dos de Béla, la jument aux longs poils, Leane guidant adroitement sa jument grise, avec les genoux plus qu’avec les rênes. Seul un ruban de fougères anormalement rectiligne, surgissant au travers des feuilles mortes couvrant le sol forestier, indiquait qu’il y avait eu ici une route. Les frondes des fougères, pareilles à de la dentelle, se flétrissaient et l’humus de feuilles bruissait et craquait en crépitant sous les sabots des chevaux. L’épais entrelacs des branches procurait un peu d’abri contre le soleil de midi, mais l’air n’était guère frais. La sueur ruisselait sur la figure de Min, en dépit d’un souffle de brise qui se levait de temps en temps derrière leur groupe.

Voilà quinze jours qu’ils avaient quitté Lugard et avançaient en direction du sud-ouest, guidés seulement par l’insistance de Siuan à affirmer qu’elle savait exactement où ils allaient. Non pas qu’elle avait précisé cette destination, naturellement ; Siuan et Leane étaient du genre à garder la bouche close aussi hermétiquement que les mâchoires d’un piège à ours qui s’est déclenché. Min n’était même pas sûre que Leane était au courant. Quinze jours au cours desquels villes et villages étaient devenus plus rares et plus éloignés les uns des autres, jusqu’à ce que finalement il n’y en ait plus du tout. Jour après jour, les épaules de Logain s’étaient voûtées un peu davantage et jour après jour l’aura apparaissait plus souvent. Au début, il avait seulement commencé à marmonner qu’ils poursuivaient un mirage, mais Siuan avait reconquis sans opposition son rôle dominant à mesure qu’il se repliait sur lui-même. Au cours des six derniers jours, il n’avait pas paru avoir l’énergie de se soucier de l’endroit où ils se rendaient ou si jamais ils y arriveraient.

Pour le moment, Siuan et Leane parlaient à mi-voix en avant. Tout ce que Min pouvait entendre était un murmure à peine audible qui aurait aussi bien été le vent dans les feuilles. Et si elle cherchait à se rapprocher, elles lui diraient de surveiller Logain, ou simplement la dévisageraient jusqu’à ce que seule une idiote complètement aveugle fourrerait son nez là où il ne fallait pas. Elles avaient fait assez souvent l’un et l’autre. Toutefois, de temps en temps, Leane se retournait sur sa selle pour regarder Logain.

Finalement Leane laissa sa jument Marguerite ralentir et resta à la hauteur de son étalon noir. La chaleur ne semblait pas la déranger ; il n’y avait même pas un miroitement de transpiration sur sa figure cuivrée. Min tira Eglantine de côté pour lui faire place.

« Cela ne sera plus long maintenant », dit Leane à Logain d’une voix tendre. Il ne leva pas les yeux des herbes devant son cheval. Elle se rapprocha de lui en se penchant, la main posée sur son bras afin de garder l’équilibre. Se pressant contre son bras, plutôt. « Encore un peu plus à attendre, Dalyn. Vous allez avoir votre revanche. » Il garda les yeux fixés d’un air morne sur la route.

« Un mort réagirait davantage », dit Min, et elle le pensait. Elle avait pris note dans sa tête de chacune des manœuvres de Leane et bavardait avec elle de temps en temps le soir, en veillant toutefois à s’efforcer de ne pas en donner la raison. Elle ne serait jamais en mesure de se conduire comme Leane –pas à moins d’avoir bu assez de vin pour être incapable de réfléchir – cependant quelques conseils auraient leur utilité. « Peut-être que si vous l’embrassiez ? »

Leane lui jeta un coup d’œil qui aurait transformé en glace un torrent impétueux, mais Min se contenta de lui rendre son regard. Elle n’avait jamais eu avec Leane les problèmes qu’elle avait avec Siuan – bon, pas autant, en tout cas – et les quelques difficultés avaient diminué depuis que Leane avait quitté la Tour. Diminué de beaucoup depuis qu’elles avaient commencé à discuter des hommes. Comment pouvait-on être intimidée par une femme qui vous déclarait avec le plus grand sérieux qu’il y avait cent sept différents baisers et quatre-vingt-treize façons de caresser la joue d’un homme avec la main ? Leane avait réellement l’air d’y croire.

Min n’avait pas eu d’intention sarcastique, à la vérité, avec cette suggestion d’un baiser. Leane avait roucoulé à l’adresse de Logain, lui avait dédié des sourires qui auraient dû faire sortir de la vapeur de ses oreilles, depuis le jour où l’on avait dû le tirer de ses couvertures alors que d’habitude il se levait le premier et les houspillait. Min ne savait pas si Leane éprouvait un sentiment quelconque pour Dalyn, bien que jugeant difficile d’accorder créance même à cette possibilité, ou si elle essayait juste de l’empêcher de s’abandonner et de mourir, si elle tentait de le maintenir en vie pour ce que Siuan avait projeté.

Ce qu’il y avait de sûr, c’est que Leane n’avait pas renoncé à flirter avec d’autres en dehors de lui. Elle et Siuan avaient apparemment établi que Siuan se chargerait de traiter avec les femmes, Leane avec les hommes, et ainsi en avait-il été depuis Lugard. Ses sourires et coups d’œil leur avaient procuré par deux fois des chambres alors que l’aubergiste affirmait n’en avoir aucune, réduit la note pour celles-là et trois de plus, obtenu aussi pour deux nuits des granges au lieu de buissons où se coucher. Ils avaient aussi provoqué qu’eux quatre soient chassés par une fermière armée d’une fourche et qu’un petit déjeuner de porridge froid leur soit déversé dessus par une deuxième fermière, mais Leane avait trouvé ces incidents amusants, même si personne n’avait été de cet avis en dehors d’elle. Ces quelques derniers jours, cependant, Logain avait cessé de réagir comme tous les autres hommes qui la voyaient plus de deux minutes. Il avait cessé de réagir à Leane ou à quoi que ce soit.

Siuan tira sèchement sur les rênes de Béla pour revenir en arrière, les coudes en dehors et réussissant à avoir l’air d’être sur le point de vider les arçons à chaque instant. La chaleur n’avait aucun effet sur elle non plus. « Avez-vous eu une vision à son sujet aujourd’hui ? » À peine si elle regarda Logain.

« C’est toujours la même », répondit Min avec patience. Siuan refusait de comprendre ou de croire, en dépit des multiples fois où elle l’avait expliqué, et Leane de même. Cela aurait été sans importance si elle n’avait pas vu l’aura après cette première vision à Tar Valon. Logain serait-il gisant sur la route, la gorge raclée par le râle de la mort, elle aurait parié la totalité de ce qu’elle possédait et plus encore sur un rétablissement miraculeux, d’une manière ou d’une autre. La survenance d’une Aes Sedai pour le Guérir. Quelque chose. Ce qu’elle voyait était toujours vrai. Cela se produisait toujours. Elle le savait de la même façon qu’elle avait compris, la première fois qu’elle avait rencontré Rand, qu’elle tomberait désespérément, irrésistiblement amoureuse de lui, de la même façon qu’elle avait su qu’elle devrait le partager avec deux autres femmes. Logain était destiné à une gloire telle que peu d’hommes en avaient rêvé.

« Ne prenez pas ce ton-là avec moi, dit Siuan, le regard de ces yeux bleus se durcissant. C’est déjà assez pénible d’avoir à nourrir à la cuillère cette espèce de grande carpe velue pour qu’il avale quelque chose sans que vous vous mettiez à être aussi maussade qu’un martin-pêcheur en hiver. Je suis peut-être obligée de le supporter, ma petite, mais si vous commencez aussi à me créer des ennuis, vous ne tarderez pas à le regretter. Me suis-je montrée claire ?

— Oui, Mara. » Tu aurais du moins pu y ajouter une nuance de sarcasme, songea-t-elle avec mépris. Tu n’as pas à être aussi docile qu’une oie. Tu as bien envoyé balader Leane. La Domanie avait suggéré qu’elle s’exerce à ce dont elles avaient discuté sur un maréchal-ferrant au dernier village. Un bel homme, de haute taille, avec des mains à l’aspect solide et un lent sourire, mais tout de même… « Je tâcherai de ne pas bouder. » Le pire est qu’elle se rendait compte qu’elle avait essayé de paraître sincère. C’est l’effet que produisait Siuan. Min était même incapable de commencer à imaginer Siuan délibérant de la façon de sourire à un homme. Siuan regarderait l’individu droit dans les yeux, lui dirait que faire et compterait voir que ce soit exécuté avec promptitude. Exactement comme avec n’importe qui d’autre. Si elle agissait autrement, comme avec Logain, ce serait seulement parce que cela n’importait pas assez pour qu’elle insiste.

« Ce n’est plus très loin, n’est-ce pas ? » demanda Leane de son ton énergique. Elle gardait pour les hommes son autre voix. « Sa mine ne me dit rien qui vaille et si nous devons nous arrêter encore une nuit… Eh bien, s’il y met aussi peu du sien que ce matin, je ne crois pas que nous serons capables de le hisser de nouveau en selle.

— Plus très loin, si ces dernières indications que j’ai eues sont exactes. » Siuan semblait irritée. Elle avait posé des questions à ce dernier village, deux jours plus tôt – sans laisser Min entendre, naturellement ; Logain n’avait témoigné d’aucun intérêt – et elle n’aimait pas qu’on le lui rappelle. Min ne comprenait pas pourquoi. Siuan ne pouvait sûrement pas s’attendre à ce qu’Elaida soit sur leurs talons.

Elle-même espérait que ce n’était pas beaucoup plus loin. Il était difficile de savoir jusqu’à quel point ils s’étaient détournés vers le sud depuis qu’ils avaient quitté la grande route allant à Jehannah. La plupart des villageois n’avaient que de vagues notions de la situation de leur village par rapport à un autre endroit excepté les villes les plus proches mais, quand ils avaient franchi la Manetherendrelle pour entrer dans l’Altara, juste avant que Siuan les écarte de la route fréquentée, le vieux passeur aux cheveux gris avait été en train de consulter pour on ne sait quelle raison une carte très usagée, une carte qui allait jusqu’aux Montagnes de la Brume. À moins qu’elle ne se soit trompée dans son évaluation, ils allaient atteindre une autre large rivière dans fort peu de lieues. Soit la Boern, ce qui signifiait qu’ils étaient déjà dans le Ghealdan, où le Prophète et ses trublions étaient aussi, ou alors l’Eldar, avec l’Amadicia et les Blancs Manteaux sur l’autre rive.

Elle pariait pour le Ghealdan, Prophète ou pas Prophète, et cela même était une surprise s’ils étaient réellement tout près. Seul un imbécile songerait à trouver un rassemblement d’Aes Sedai plus proche de l’Amadicia qu’elles n’y étaient obligées, et Siuan était rien moins que bête. Qu’ils soient dans le Ghealdan ou dans l’Altara, l’Amadicia ne devait pas être éloignée de beaucoup de lieues.

« Fallait-il que la neutralisation le rattrape maintenant, ronchonna Siuan. Si seulement il pouvait tenir encore quelques jours… » Min resta bouche fermée ; puisque Siuan ne voulait pas écouter, parler ne servait de rien.

Secouant la tête, Siuan ramena Béla en avant d’un coup de talon, agrippée aux rênes comme si elle s’attendait à ce que la jument corpulente prenne le mors aux dents, et Leane se remit à cajoler Logain de sa voix la plus douce. Peut-être éprouvait-elle sincèrement des sentiments pour lui ; ce ne serait pas un choix plus bizarre que celui de Min.

Des collines couvertes de forêts se laissaient dépasser sans jamais un signe de changement, tout arbres et enchevêtrements de hautes herbes et de ronces. Les fougères qui marquaient l’emplacement de la vieille route continuaient à s’aligner, droit comme une flèche ; Leane avait dit que le terrain était différent à l’endroit où il y avait eu la route, comme si Min aurait dû le savoir. Des écureuils aux oreilles terminées par un pinceau de poils leur adressaient quelquefois des gazouillements du haut d’une branche et, de temps en temps, des oiseaux criaient. Quels oiseaux, Min était bien incapable de le deviner. Baerlon n’était peut-être pas une ville en comparaison de Caemlyn, d’Illian ou de Tear, mais elle se considérait comme une citadine ; un oiseau est un oiseau. Et elle ne s’intéressait pas au genre de terre dans laquelle pousse une fougère.

Ses doutes recommencèrent à remonter à la surface. Ils s’étaient infiltrés plus d’une fois depuis Kore-les-Fontaines, mais là-bas les refouler avait été plus facile. Depuis Lugard, ils avaient bouillonné vers le haut plus souvent et elle s’était retrouvée jugeant Siuan d’une façon à laquelle elle ne se serait jamais risquée naguère. Non pas qu’elle avait l’audace de soumettre ses conclusions à Siuan, bien entendu ; cela l’irritait de le reconnaître même en son for intérieur. Eh bien, c’est que peut-être Siuan ignorait en fait où elle allait. Elle pouvait mentir, puisque la désactivation la dégageait des Trois Serments. Peut-être espérait-elle encore seulement que si elle continuait à chercher elle découvrirait une trace de ce qu’elle avait désespérément besoin de trouver. Modestement, d’une manière singulière c’est certain, Leane avait commencé à se forger une existence pour elle-même en dehors des préoccupations de puissance, du Pouvoir et de Rand. Non pas qu’elle les avait abandonnées entièrement, mais Min ne pensait pas que pour Siuan il y avait autre chose. La Tour Blanche et le Dragon Réincarné étaient sa vie entière et elle s’en tiendrait à eux quand bien même elle devrait se mentir à elle-même.

Les bois cédèrent la place à un grand bourg si vite que Min en fut stupéfaite. Des liquidambars, des chênes et des pins rabougris – c’étaient des arbres qu’elle reconnaissait – poussaient jusqu’à vingt ou vingt-cinq toises de maisons couvertes de chaume bâties en galets de rivière et accrochées à des collines peu élevées. Elle était prête à parier que la forêt s’étendait partout voilà pas si longtemps. Bon nombre d’arbres poussaient effectivement en petits bois étroits au milieu de quelques-unes des maisons, resserrés contre les murs et, çà et là, il y avait près de l’une de ces maisons des souches qui n’avaient pas subi l’effet du passage du temps. Les rues avaient encore l’apparence d’un terrain retourné depuis peu, pas cet aspect de surface tassée par des générations de pieds. Des hommes en bras de chemise recouvraient de chaume neuf de larges cubes de pierre au nombre de trois qui avaient dû être des auberges — l’un avait d’ailleurs les restes d’une enseigne pâlie, abîmée par les intempéries, suspendue au-dessus de la porte – pourtant Min n’apercevait nulle part du vieux chaume. Beaucoup trop de femmes s’activaient pour le nombre d’hommes en vue et trop peu d’enfants en train de jouer pour le nombre de femmes. Les odeurs de cuisson du repas de midi flottant dans l’air étaient seules ce qui était normal dans cet endroit.

Si le premier coup d’œil avait surpris Min, quand elle vit réellement ce qui était devant elle, elle faillit choir de sa selle. Les femmes les plus jeunes, secouant des couvertures à une fenêtre ou se hâtant pour accomplir quelque commission, étaient habillées de robes simples en lainage, mais aucun village de n’importe quelle taille n’avait jamais contenu autant de femmes en robes de soie ou de drap fin divisées pour monter à cheval, de toutes sortes de coupe et de couleur. Autour de ces femmes, et autour de la plupart des hommes, des auras et des images planaient pour ses yeux, changeantes et intermittentes ; la plupart des gens offraient rarement une pâture à ses visions, par contre les Aes Sedai et les Liges manquaient rarement d’aura pour plus d’une heure. Les enfants devaient être ceux des serviteurs de la Tour. Les Aes Sedai qui étaient mariées étaient rares et éloignées mais, telles que Min les connaissait, elles avaient dû faire leur possible pour emmener leurs serviteurs, avec leurs familles, de tout endroit qu’elles pensaient devoir elles-mêmes fuir. Siuan avait trouvé son rassemblement.

Un silence étrange les accompagna quand leur groupe pénétra dans le village. Personne ne parlait. Les Aes Sedai restaient immobiles à les regarder, ainsi que les femmes plus jeunes et les jeunes filles qui étaient probablement des Acceptées ou même des novices. Des hommes qui, un instant auparavant, se mouvaient avec une grâce féline, étaient figés sur place, une main cachée dans le-chaume, ou tendue vers un seuil de porte, sans doute où étaient cachées des armes. Les enfants disparurent, rassemblés vivement et entraînés par les adultes qui devaient être des serviteurs. Sous tous ces regards fixes, les cheveux tentèrent de se hérisser sur la nuque de Min.

Leane paraissait mal à Taise, elle regardait du coin de la paupière les gens devant lesquels leur groupe passait, mais Siuan garda un visage calme et impassible en les précédant droit vers la plus grande des auberges, celle à l’enseigne illisible, et descendit précipitamment pour attacher Béla à l’anneau de fer de l’un des poteaux en pierre destinés à cet usage qui semblaient n’avoir été relevés que depuis peu. Secondant Leane qui aidait Logain à mettre pied à terre – Siuan n’offrait jamais de prêter assistance pour qu’il monte à cheval ou quitte sa selle – Min jeta de vifs coups d’œil alentour. Tous regardaient, personne ne bronchait. « Je ne m’attendais pas à être accueillie comme une enfant longtemps perdue, murmura-t-elle à Leane, mais pourquoi n’y a-t-il pas au moins quelqu’un qui dise bonjour ? »

Avant que Leane ait eu le temps de répondre – si elle en avait eu l’intention – Siuan s’écria : « Eh bien, ne cessez pas de ramer quand le rivage est à portée de la main. Amenez Dalyn à l’intérieur. » Elle disparut alors que Min et Leane guidaient encore Logain vers le seuil. Il vint facilement mais, dès qu’elles cessèrent de l’inciter à continuer, il ne fit qu’un pas et s’arrêta.

La salle commune ne ressemblait à aucune que Min avait vue. Les vastes cheminées étaient froides, naturellement, et avaient des vides à la place où des pierres étaient tombées ; le plafond plâtré semblait pourri, avec des trous où elle aurait pu passer la tête aux endroits où le lattis était à nu. Des tables désassorties de toutes les formes et dimensions étaient disposées çà et là sur un sol usé par les ans que balayaient plusieurs jeunes filles. Des femmes au visage d’une immuable jeunesse étaient assises et examinaient des parchemins, donnaient des ordres à des Liges, dont quelques-uns avaient sur le dos leur cape aux couleurs changeantes, ou à d’autres femmes qui, pour certaines, devaient être des Acceptées ou des novices. D’autres étaient trop âgées pour en être, peut-être la moitié d’entre elles grisonnantes et laissant voir clairement leurs années, et il y avait aussi des hommes qui n’étaient pas des Liges, la plupart soit s’élançant comme pour porter des messages soit allant chercher des parchemins ou des coupes de vin pour les Aes Sedai. Cet affairement avait l’aspect réconfortant d’une tâche en train de s’accomplir. Des auras et des images dansaient autour de la salle, couronnant des têtes, si nombreuses que Min dut tenter de les ignorer avant qu’elles l’accablent. Ce n’était pas une opération facile, mais qu’elle avait été obligée d’apprendre à pratiquer quand elle était en présence de plus d’une poignée d’Aes Sedai.

Quatre Aes Sedai s’avancèrent d’un pas glissant pour accueillir les nouveaux venus, toutes grâce et froide sérénité dans leurs jupes divisées en deux. Pour Min, voir leurs traits familiers était comme de revenir à son foyer après s’être perdue.

Les yeux verts obliques de Sheriam se fixèrent immédiatement sur le visage de Min. Des rayons argent et bleu flamboyèrent autour de sa chevelure ardente, ainsi qu’une douce clarté dorée ; Min ne pouvait pas dire ce que cela signifiait. Sa robe bleu foncé soulignant légèrement ses formes un peu fortes, elle était pour le moment la sévérité incarnée. « Je serais plus heureuse de vous voir, mon enfant, si je savais comment vous avez découvert notre présence ici et si j’avais la moindre notion du motif qui vous a insufflé la folle idée de l’amener. » Une demi-douzaine de Liges s’étaient rapprochés en silence, la main sur leur épée, les yeux fixés sur Logain ; lui ne semblait même pas les voir.

Min en resta interdite. Pourquoi l’interroger, elle ? « Ma folle… ? » Elle n’eut pas la chance de poursuivre.

« Il aurait bien mieux valu qu’il soit mort comme la rumeur l’annonçait », coupa la pâle Carlinya d’un ton glacial. Ce n’était pas la glace de la colère, seulement de la froide raison. Elle appartenait à l’Ajah Blanche. Sa robe couleur d’ivoire paraissait avoir fait un rude usage. Pendant un instant, Min vit l’image d’un corbeau planant à côté de ses cheveux noirs, plutôt un dessin de l’oiseau que l’oiseau lui-même. Elle pensa que c’était un tatouage, mais elle ne comprit pas quel sens lui donner. Elle se concentra sur les visages, s’efforça de ne voir rien d’autre. « De toute façon, il a l’air presque mort, continuait Carlinya, presque sans reprendre haleine. Quoi que vous ayez eu en tête, vous avez perdu votre peine. Par contre, moi aussi, j’aimerais savoir comment vous êtes venue à Salidar. »

Siuan et Leane restaient là à échanger des regards amusés en se rengorgeant, tandis que l’attaque continuait. Personne ne jetait même un coup d’œil vers elles.

Myrelle, mystérieusement belle en soie verte brodée au corsage de lignes d’or inclinées de biais, son visage un ovale parfait, arborait d’ordinaire un sourire entendu qui parfois pouvait rivaliser avec les nouvelles mines de Leane. À présent, elle ne souriait pas quand elle parla aussitôt après la Sœur Blanche. « Expliquez-vous, Min. Ne restez pas là à bayer le bec comme une sotte. » Elle était bien connue pour son caractère impétueux, même parmi les Vertes.

« Vous devez nous raconter », ajouta Anaiya d’une voix plus bienveillante. Qui contenait toutefois une note d’exaspération. Femme aux traits sans relief, avec un air maternel en dépit du visage lisse des Aes Sedai, qui pour le moment passait la main sur ses jupes gris pâle, elle donnait l’impression d’une mère de famille qui se retient d’aller chercher un martinet. « Nous trouverons une place pour vous et ces deux autres jeunes femmes, mais il faut que vous nous disiez comment vous êtes venues ici. »

Min se secoua et ferma la bouche. Évidemment. Ces deux autres jeunes femmes. Elle s’était si bien habituée à elles telles qu’elles étaient qu’elle ne pensait plus à quel point elles avaient changé. Elle doutait qu’aucune de ces femmes ait aperçu l’une ou l’autre depuis qu’elles avaient été tramées dans les cachots sous la Tour Blanche. Leane paraissait prête à rire et c’est tout juste si Siuan ne hochait pas la tête avec dégoût à l’égard de ces Aes Sedai.

« Je ne suis pas celle à qui vous désirez parler », dit Min à Sheriam. Que “ces deux autres jeunes femmes” soient la cible de ces regards, pour changer. « Demandez à Siuan ou à Leane. » Elles la considérèrent comme si elle était folle, jusqu’à ce qu’elle indique de la tête ses deux compagnes.

Quatre paires d’yeux d’Aes Sedai se reportèrent sur les autres, mais il n’y eut pas de reconnaissance instantanée. Elles examinèrent, froncèrent les sourcils et échangèrent des regards. Aucun des Liges ne quitta des yeux Logain ou de la main la poignée de son épée.

« Désactiver pourrait produire cet effet, finit par murmurer Myrelle. J’ai lu des récits qui le donnaient à entendre.

— Les visages ont bien des points communs, dit lentement Sheriam. Quelqu’un aurait pu découvrir des femmes qui ont une grande ressemblance avec elles, mais pourquoi ? »

Siuan et Leane n’avaient plus l’air satisfaites. « Nous sommes qui nous sommes, déclara Leane d’un ton tranchant. Interrogez-nous. Aucun imposteur ne pourrait savoir ce que nous savons. »

Siuan n’attendit pas les questions. « Ma figure a peut-être changé, n’empêche que, moi du moins, je sais ce que je fais et pourquoi. C’est plus que je ne peux en dire de vous, j’en mettrai ma main au feu. »

Cette voix inflexible arracha un gémissement à Min, mais Myrelle hocha la tête en disant : « C’est la voix de Siuan Sanche. C’est elle.

— Des voix peuvent s’exercer, objecta Carlinya, toujours d’un calme glacé.

— Mais jusqu’à quel point des souvenirs peuvent-ils être enseignés ? » Anaiya fronça les sourcils d’un air sévère. « Siuan – si c’est qui vous êtes – lors de votre vingt-deuxième anniversaire nous avons eu une discussion, vous et moi. Où s’est-elle produite et quel en a été le résultat ? »

Siuan sourit avec assurance à l’Aes Sedai aux traits maternels. « Pendant votre cours aux Acceptées sur les raisons qui ont fait que tant de nombreuses nations taillées dans l’empire d’Artur Aile-de-Faucon après sa mort n’ont pu survivre. À propos, je ne suis toujours pas d’accord avec vous sur certains points. Le résultat a été que j’ai passé deux mois à travailler trois heures par jour dans les cuisines. “Dans l’espoir que la chaleur surmonterait et diminuerait votre ardeur”, je pense que vous aviez dit. »

Si elle avait cru qu’une réponse serait suffisante, elle s’était trompée. Anaiya avait d’autres questions, pour les deux, ainsi que Carlinya et Sheriam qui, apparemment, avaient été novices et Acceptées en même temps qu’elles deux. Ces questions concernaient toutes le genre de chose qu’aucun imposteur ne serait capable d’apprendre, pétrins dans lesquels on tombe, farces réussies ou non, opinions sur divers professeurs Aes Sedai. Min n’arrivait pas à admettre que les femmes qui deviendraient le Siège d’Amyrlin et la Gardienne des Chroniques aient pu si souvent se retrouver dans la panade, mais elle avait l’impression que ce n’était que le sommet d’une montagne enterrée, et il apparut que Sheriam n’avait peut-être pas été très en retard sur elles. Myrelle, la plus jeune par les années, se contentait de commentaires amusés jusqu’à ce que Siuan mentionne une histoire de truite placée dans le bain de Saroiya Sedai et de novice à qui avait été enseigné à bien se tenir pendant six mois. Non pas que Siuan eut beaucoup de titres à parler de quiconque ayant à bien se tenir. Frotter les chemises d’une Acceptée qu’elle n’aimait pas avec des orties brûlantes quand elle était novice, alors qu’elle était chargée de les laver ? Sortir en cachette de la Tour pour aller à la pêche ? Même les Acceptées avaient besoin d’une autorisation pour quitter le domaine de la Tour excepté pendant certaines heures. Siuan et Leane avaient même ensemble refroidi un seau d’eau jusqu’à ce qu’elle soit presque glacée et l’avait disposé de façon à ce qu’il arrose une Aes Sedai qui les avait fait fouetter, injustement de leur point de vue. D’après l’éclat métallique qui brilla dans les yeux d’Anaiya, c’était une bonne chose pour elles de n’avoir pas été découvertes cette fois-là. D’après ce que Min savait de la formation des novices, et aussi bien des Acceptées, ces femmes avaient eu de la chance de rester assez longtemps pour devenir Aes Sedai, plus encore que d’avoir gardé leur peau intacte.

« Je suis satisfaite », finit par dire l’Aes Sedai à l’aspect maternel en jetant un coup d’œil aux autres.

Myrelle acquiesça d’un signe de tête après Sheriam, mais Carlinya dit : « Reste la question de savoir quoi faire d’elle. » Elle regardait Siuan droit dans les yeux, sans ciller, et les autres parurent soudain mal à l’aise. Myrelle pinça les lèvres et Anaiya contempla le sol. Lissant sa robe, Sheriam évitait apparemment de regarder les nouvelles venues.

« Nous connaissons encore tout ce que nous connaissions auparavant, leur répliqua Leane, son expression rembrunie au moins à moitié soucieuse. Nous pouvons être utiles. »

Siuan avait l’air sombre – Leane avait semblé pour le moins amusée à l’évocation des méfaits de sa jeunesse et des sanctions encourues, mais Siuan n’avait pas apprécié le moins du monde ces révélations – pourtant, en contraste avec son expression quasi irritée, sa voix n’était que légèrement tendue. « Vous vouliez savoir comment nous vous avions trouvées. J’ai pris contact avec un de mes agents qui travaille aussi pour les Bleues, et elle m’a parlé de Sallie Daera. »

Min ne comprit pas ce qu’il en était de cette Sallie Daera – qui était-ce ? –mais Sheriam et les autres échangèrent des hochements de tête. Siuan avait réussi autre chose que de leur dire comment, Min s’en rendit compte ; elle leur avait laissé comprendre qu’elle avait encore accès aux yeux-et-oreilles qui l’avaient servie en tant qu’Amyrlin.

« Allez vous asseoir là-bas, Min, ordonna Sheriam à Min en désignant la seule table libre, dans un coin. Ou êtes-vous encore Elmindreda ? Et gardez Logain avec vous. » Elle et les trois autres prirent avec elles Siuan et Leane et les emmenèrent vers le fond de la grande salle de l’auberge. Deux autres femmes en tenue de cheval se joignirent à elles avant qu’elles disparaissent par une porte neuve en planches coupées de frais.

Min poussa un soupir, prit le bras de Logain et le conduisit à la table, le fit asseoir sur un banc rustique et s’installa sur une chaise branlante au dossier à barres horizontales. Deux des Liges se placèrent à proximité, adossés au mur. Ils ne surveillaient apparemment pas Logain, mais Min connaissait les Gaidins ; ils voyaient tout et ils pouvaient tirer au clair leur épée en moins d’une seconde en dormant.

Ainsi donc il n’y aurait pas d’accueil à bras ouverts, même si Siuan et Leane étaient reconnues. Eh bien, à quoi s’attendait-elle ? Siuan et Leane avaient été les femmes les plus puissantes de la Tour Blanche ; à présent, elles n’étaient même plus Aes Sedai. Les autres ne savaient très probablement pas quelle conduite tenir envers elles. Et, survenant avec un faux Dragon neutralisé, Siuan serait sage de ne pas mentir ni de souhaiter établir un projet pour lui. Min ne croyait pas que Sheriam et les autres seraient aussi patientes que l’avait été Logain.

Et Sheriam, au moins, l’avait reconnue. Elle se releva, le temps de regarder dans la rue par une fenêtre à la vitre fendue. Leurs chevaux étaient toujours attachés aux poteaux ; mais un de ces Liges qui ne surveillaient rien la rejoindrait avant qu’elle ait dénoué les rênes d’Églantine. Lors de ce dernier séjour à la Tour, Siuan avait poussé très loin les précautions pour la déguiser. Sans succès, à l’évidence. Néanmoins, elle ne pensait pas qu’aucune d’elles était au courant de ses visions. Siuan et Leane avaient soigneusement gardé cela pour elles. Min ne demandait pas mieux que cela continue. Si ces Aes Sedai l’apprenaient, elles l’entortilleraient comme Siuan l’avait entortillée et elle n’arriverait jamais jusqu’à Rand. Elle ne serait pas en mesure d’exercer ce qu’elle avait appris de Leane si on la tenait en laisse ici.

Aider Siuan à trouver ce rassemblement, aider à entraîner les Aes Sedai à seconder Rand, c’était très bien et important, mais elle avait toujours son propre but. Manœuvrer pour qu’un homme qui ne l’avait jamais regardée deux fois tombe amoureux d’elle avant de devenir fou. Peut-être était-elle aussi folle qu’il était voué à le devenir. « Alors nous formerons un couple bien assorti », se dit-elle entre ses dents.

Une jeune fille aux yeux verts, à la peau étoilée de taches de rousseur, qui devait être une novice, s’arrêta à leur table. « Voudriez-vous quelque chose à manger ou à boire ? Il y a un ragoût de venaison et des poires sauvages. Peut-être aussi du fromage. » Elle s’appliquait tellement à ne pas regarder Logain qu’elle aurait aussi bien pu le dévisager avec des yeux ronds.

« Des poires et du fromage conviendront très bien », lui dit Min. Les deux derniers jours, ils s’étaient serré la ceinture ; Siuan avait réussi à attraper du poisson dans un ruisseau, mais c’est toujours Logain qui s’était chargé de chasser quand ils n’avaient pas mangé dans une auberge ou dans une ferme. Des haricots secs ne composaient pas un repas, de l’avis de Min. « Et du vin, si vous en avez. Mais, d’abord, je voudrais un renseignement. Où sommes-nous, si ce n’est pas un secret ici aussi ? Ce village s’appelle Salidar ?

— Dans l’Altara. L’Eldar coule à environ un quart de lieue à l’ouest. L’Amadicia est sur l’autre rive. » La jeune fille se livra à une faible imitation des airs mystérieux d’Aes Sedai. « Où mieux cacher des Aes Sedai que là où on ne les cherchera jamais ?

— Nous ne devrions pas avoir à nous cacher », dit sèchement une jeune femme aux cheveux bruns bouclés qui venait de s’arrêter. Min la reconnut, une Acceptée nommée Faolain ; elle se serait attendue à ce que celle-là soit restée à la Tour. Faolain n’aimait jamais rien ni personne pour autant que Min le savait et avait souvent parlé de choisir l’Ajah Rouge quand elle serait élevée au rang d’Aes Sedai. Une parfaite disciple pour Elaida. « Pourquoi êtes-vous venues ici ? Avec lui Pourquoi est-elle venue ? » Qui elle entendait par là ne suscitait aucun doute dans l’esprit de Min. « C’est sa faute si nous sommes obligées de nous cacher. Je n’ai pas cru qu’elle avait aidé Mazrim Taim à s’évader mais, si elle se présente ici avec celui-là, peut-être qu’elle l’a fait.

— Cela suffira, Faolain », dit à l’Acceptée au visage rond une femme svelte à la chevelure noire dévalant jusqu’à sa taille. Min songea qu’elle connaissait cette femme à la robe en soie or foncé taillée pour monter à cheval. Edesina. Une Aes Sedai de l’Ajah Jaune, pensa-t-elle. « Allez à votre travail, reprit Edesina. Et si vous avez l’intention d’apporter de quoi manger, Tabiya, n’attendez pas. » Edesina ne regarda pas la révérence exécutée de mauvaise grâce par Faolain – la novice s’en tira plus élégamment et s’éloigna en hâte –, à la place, elle posa une main sur la tête de Logain. Le regard fixé sur la table, il ne parut pas s’en apercevoir.

Aux yeux de Min, un collier d’argent apparut soudain, entourant au plus près le cou d’Edesina et, aussi soudainement, sembla se rompre. Min frissonna. Les visions en relation avec les Seanchans ne lui plaisaient pas. Du moins Edesina échapperait-elle à son destin d’une manière ou d’une autre. Même si Min avait été prête à dévoiler ses dons de visionnaire pour avertir cette femme, c’eût été inutile ; cela n’aurait rien changé.

« C’est la neutralisation, dit l’Aes Sedai au bout d’un moment. Il a renoncé à vouloir vivre, je suppose. Je ne peux rien pour lui. Non pas que je sois sûre que je le ferais si je le pouvais. » Le regard qu’elle lança à Min avant de s’en aller était loin d’être amical.

Une femme élégante, sculpturale, en soie feuille morte, s’arrêta à quelques pas de là, examinant Min et Logain avec un air impassible. Kiruna était une Verte et d’une prestance royale ; elle était une sœur du Roi d’Arafel, à ce que Min avait entendu dire, mais elle s’était montrée amicale avec Min à la Tour. Min sourit, mais ces grands yeux noirs passèrent sur elle sans la reconnaître et Kiruna sortit d’un pas glissant de l’auberge, quatre Liges, disparates mais tous avec cette démarche menaçante, surgissant subitement sur ses talons.

Tandis qu’elle attendait son repas, Min espéra que Siuan et Leane recevaient un accueil plus chaleureux.

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