50 Enseigner, et apprendre

Quelque quatre heures plus tard, la sueur qui coulait sur la figure de Nynaeve avait très peu de rapport avec la chaleur anormale pour la saison et elle se demandait s’il n’aurait pas mieux valu que Neres se soit joué de leur candeur. Ou ait refusé de les transporter au-delà de Boannda. Le soleil de fin d’après-midi dardait des rayons obliques à travers des fenêtres aux vitres en majorité fendues. Les mains crispées sur ses jupes dans un mélange d’irritation et de malaise, elle s’efforçait d’éviter de regarder les six Aes Sedai groupées autour d’une des tables massives près du mur. Leurs bouches remuaient silencieusement tandis qu’elles conféraient derrière un écran de saidar. Elayne se tenait le menton haut, les mains croisées calmement à sa taille, mais une crispation autour des yeux et aux coins de ses lèvres gâtait sa prestance royale. Nynaeve n’était pas certaine de vouloir connaître ce que disaient les Aes Sedai ; un coup étourdissant après l’autre avaient réduit ses grandes espérances à un état d’hébétude. Un choc de plus et elle hurlerait, et elle ne savait pas si ce serait de fureur ou de pur et simple énervement.

Presque tout, à part leurs vêtements, était étalé sur cette table, depuis la flèche d’argent de Birgitte devant la corpulente Morvrine et les trois ter’angreals devant Sheriam jusqu’aux coffrets dorés devant Myrelle aux yeux noirs. Pas une de ces femmes n’avait l’air satisfaite. Le visage de Carlinya aurait pu être sculpté dans de la neige, même la maternelle Anaiya arborait un masque sévère et visiblement l’expression de perpétuelle surprise des yeux écarquillés de Beonine se teintait d’agacement. D’agacement et de quelque chose de plus. De temps en temps, Beonine esquissait un geste comme pour toucher la serviette blanche soigneusement étalée sur le sceau en cuendillar, mais sa main s’arrêtait toujours et se retirait.

Les yeux de Nynaeve s’écartèrent brusquement de la serviette. Elle savait avec précision quand les choses avaient commencé à mal tourner. Les Liges qui les avaient encerclés dans les bois avaient été corrects, encore que froids ; du moins après qu’elle avait commandé à Uno et ses compagnons du Shienar de rengainer l’épée au fourreau attaché sur leur dos. Et l’accueil chaleureux de Min avait été tout rires et embrassades. Par contre, les Aes Sedai et autres dans les rues, absorbés par leurs propres affaires, s’étaient hâtés avec à peine un coup d’œil pour le groupe qui arrivait sous escorte. Le village de Salidar était bondé à craquer, avec des hommes en armes qui s’exerçaient dans presque tous les espaces dégagés. En dehors des Liges et de Min, la première personne à leur prêter une quelconque attention avait été la maigre Sœur Brune auprès de qui ils avaient été conduits, dans ce qui était autrefois la salle commune de cette auberge. Elle et Elayne avaient raconté à Phaedrine Sedai l’histoire qu’elles avaient mise au point, ou l’avaient essayé. Cinq minutes après qu’elles avaient commencé, elles avaient été laissées debout avec recommandation stricte de ne pas bouger et de ne pas prononcer un mot, même entre elles. Dix minutes encore, où elles avaient échangé des regards déconcertés, tandis qu’autour d’elles Acceptées et novices vêtues de blanc, Liges, serviteurs et soldats s’affairaient entre des tables devant lesquelles des Aes Sedai étaient courbées sur des papiers et distribuaient des ordres avec autorité, puis elles avaient été emmenées devant Sheriam et les autres si vite que Nynaeve avait l’impression que ses souliers n’avaient pas touché le sol deux fois. C’est alors que l’interrogatoire avait commencé, plus approprié pour des prisonniers qui viennent d’être capturés que pour des héros de retour. Nynaeve essuya discrètement la transpiration sur sa figure mais, dès qu’elle eut fourré de nouveau son mouchoir dans sa manche, ses mains agrippèrent de nouveau ses jupes.

Elle et Elayne n’étaient pas seules debout sur le joli tapis de soie. Siuan, dans une robe simple en beau tissu de laine bleu, le visage calme, parfaitement composé, aurait pu être là de par sa propre volonté si Nynaeve n’avait pas su à quoi s’en tenir. Elle semblait perdue dans des réflexions paisibles. Leane au moins observait les Aes Sedai, cependant elle paraissait également sûre d’elle. En fait, davantage en quelque sorte que Nynaeve ne s’en souvenait. La jeune femme au teint cuivré avait aussi une apparence encore plus flexible, plus souple d’une certaine manière. Peut-être était-ce dû à sa robe scandaleuse. Cette soie vert clair avait un col tout aussi montant que celui de Siuan, mais ce n’est pas seulement qu’elle épousait toutes les courbes de sa personne, elle réussissait à être opaque uniquement par l’épaisseur d’un fin cheveu. Toutefois, c’est leurs visages qui stupéfièrent vraiment Nynaeve. Elle ne s’était jamais attendue à les revoir vivantes l’une comme l’autre et certainement pas avec un air si jeune – guère âgées de plus de quelques années qu’elle-même, et encore. Elles ne s’adressaient même pas un coup d’œil. En vérité, elle crut déceler un froid marqué entre elles.

Une autre différence les distinguait, une que Nynaeve commençait juste à reconnaître. Si tout le monde y compris Min s’était exprimé là-dessus avec ménagement, personne n’avait gardé comme un secret le fait qu’elles avaient été désactivées. Nynaeve ressentait ce manque. Peut-être était-ce d’être dans une salle où toutes les autres femmes pouvaient canaliser, ou peut-être était-ce de savoir qu’elles avaient été désactivées mais, pour la première fois, elle fut foncièrement consciente de cette faculté chez Elayne et les autres. Et de son absence chez Siuan et Leane. Quelque chose leur avait été ôté, retranché. C’était comme une blessure. Peut-être la pire blessure que puisse subir une femme.

Elle succomba à la curiosité. Quelle sorte de blessure était-ce ? Qu’est-ce qui avait été excisé ? Autant qu’elle utilise le temps de cette attente et l’irritation qui s’infiltrait à travers sa nervosité. Elle s’ouvrit à la saidar

« Quelqu’un vous a-t-il accordé la permission de canaliser ici, Acceptée ? » demanda Sheriam, et Nynaeve sursauta, relâcha précipitamment la Vraie Source.

L’Aes Sedai aux yeux verts ramenait les autres vers leurs sièges dépareillés, disposés sur le tapis en demi-cercle qui avait les quatre jeunes femmes debout comme centre. Certaines portaient des objets pris sur la table. Elles étaient assises dévisageant Nynaeve, l’émotion du début engloutie dans le calme propre aux Aes Sedai. Aucune de ces figures sans âge ne témoignait de la chaleur ambiante ne serait-ce que par une seule goutte de transpiration. Finalement, Anaiya dit sur un ton de légère réprimande : « Vous avez été très longtemps éloignée de nous, enfant. Quoi que vous ayez appris dans cet intervalle, vous avez apparemment oublié beaucoup. »

Rougissante, Nynaeve s’inclina dans une révérence. « Pardonnez-moi, Aes Sedai. Je n’avais pas l’intention de commettre une transgression. » Elle espéra qu’elles croiraient ses joues enflammées par la contrition. Oui, elle avait été longtemps loin d’elles. La veille encore, c’est elle qui donnait les ordres et les autres qui se précipitaient quand elle avait parlé. Maintenant elle était celle dont on attendait qu’elle bondisse pour obéir. C’était humiliant.

« Vous racontez une histoire… intéressante. » Dont manifestement Carlinya ne croyait pas grand-chose. La Sœur Blanche tournait entre de longues mains fines la flèche d’argent de Birgitte. « Et vous avez acquis des possessions étranges.

— La Panarch Amathera nous a donné de nombreux cadeaux, Aes Sedai, dit Elayne. Elle pensait que nous lui avions sauvé son trône. » Même prononcée d’une voix parfaitement neutre, cette réponse était comme de marcher sur une couche de glace mince. Nynaeve n’était pas la seule irritée par la perte de leur liberté. Le visage lisse de Carlinya se crispa.

« Vous venez avec des nouvelles inquiétantes, reprit Sheriam. Et des objets… inquiétants. » Ses yeux légèrement obliques portèrent leur regard vers la table, vers l’a’dam, et le ramenèrent fermement sur Elayne et Nynaeve. Depuis qu’elles avaient appris ce que c’était, à quoi il servait, la plupart des Aes Sedai le traitaient comme une vipère rouge vivante. Oui, la plupart.

« Si cet objet fait ce que ces enfants prétendent, dit Morvrine distraitement, nous avons besoin de l’étudier. » La Sœur Brune secoua la tête. Le gros de son attention allait à l’anneau de pierre tors, tout mouchetures et rayures rouges, bleues et marron, qu’elle tenait dans une main. Les deux autres ter’angreals reposaient dans son vaste giron. « Vous dites que ceci vient de Vérine Sedai ? Comment se fait-il que cela ne nous ait jamais été indiqué auparavant ? » Ce qui était adressé non pas à Nynaeve ou à Elayne mais à Siuan.

Siuan fronça les sourcils, pas le froncement gros de menace dont se souvenait Nynaeve. Il exprimait une nuance de déférence, comme si elle savait qu’elle parlait à ses supérieures, et de même sa voix. C’était encore un changement que Nynaeve constatait presque avec incrédulité. « Vérine ne m’en a jamais parlé. J’aimerais beaucoup lui poser quelques questions.

— Et j’ai, moi, des questions au sujet de ceci. » Le visage olivâtre de Myrelle se rembrunit comme elle dépliait un papier bien reconnaissable – pourquoi donc avaient-elles conservé ça ? – et elle lut tout haut : « Ce que fait le porteur est fait sur mon ordre et par mon autorité. Obéissez et observez le silence, telle est ma volonté. Siuan Sanche, Gardienne des Sceaux, Flamme de Tar Valon, Trône d’Amyrlin. » Elle froissa le papier et son sceau dans son poing. « Guère quelque chose à remettre à des Acceptées.

— À l’époque, je ne savais pas à qui me fier », dit Siuan avec aisance. Les six Aes Sedai la dévisagèrent. « C’était du ressort de mon mandat à ce moment-là. » Les six Aes Sedai ne clignèrent pas des yeux. Sa voix prit un faible accent de défense exaspérée. « Vous ne pouvez pas me reprocher de faire ce que j’avais à faire quand j’avais parfaitement le droit de le faire. Quand le bateau coule, vous colmatez la brèche avec ce que vous avez sous la main.

— Et pourquoi ne nous avez-vous pas mises au courant ? » questionna Sheriam avec un calme où se sentait néanmoins une dureté d’acier. Quand elle était Maîtresse des Novices, elle n’avait jamais élevé la voix, bien que parfois vous auriez préféré qu’elle le fasse. « Trois Acceptées – des Acceptées ! – envoyées de la Tour à la poursuite de trois Sœurs en titre de l’Ajah Noire. Utilisez-vous des enfants au maillot pour boucher les trous dans votre barque, Siuan ?

— Nous ne sommes guère des bébés, lui répliqua Nynaeve avec emportement. Plusieurs de ces treize sont mortes et nous avons contrecarré leurs plans par deux fois. Dans Tear, nous… »

Carlinya lui coupa la parole comme avec une lame de couteau glacée. « Vous nous avez raconté tout ce qui s’est passé à Tear, petite. Et à Tanchico. Et que vous aviez triomphé de Moghedien. » Sa bouche se pinça dans un pli méprisant. Elle avait déjà dit que Nynaeve avait été une imbécile de s’approcher d’une Réprouvée à moins d’un quart de lieue, qu’elle avait eu de la chance de s’en tirer vivante. Que Carlinya ignore à quel point elle avait raison – elles n’avaient certes pas tout révélé – était une raison de plus pour que se crispe davantage l’estomac de Nynaeve. « Vous êtes des enfants et vous pourrez vous féliciter si nous décidons de ne pas vous administrer une fessée. Maintenant taisez-vous jusqu’à ce que vous soyez interrogée. » Nynaeve devint cramoisie, en espérant qu’elles le prendraient pour de la gêne, et garda le silence.

Sheriam n’avait toujours pas quitté Siuan des yeux. « Eh bien ? Pourquoi n’avez-vous jamais parlé d’avoir envoyé trois enfants à la chasse aux lions ? »

Siuan respira à fond, mais croisa les mains et baissa la tête d’un air contrit. « Cela ne semblait pas nécessaire, Aes Sedai, alors qu’il y avait tant d’autres choses importantes. Je n’ai rien gardé pour moi quand il y avait la moindre raison de le révéler. Les plus petits détails que je connaissais sur l’Ajah Noire, je les ai mentionnés. Je ne savais pas où étaient ces deux-là ni ce qu’elles faisaient pendant un certain temps. L’important c’est qu’elles soient ici maintenant et avec ces trois ter’angreals. Vous devez vous rendre compte de ce que signifie avoir accès au bureau d’Elaida, à ses papiers, même seulement partiellement. Vous n’auriez jamais su qu’elle connaissait l’endroit où vous êtes avant qu’il ait été trop tard, sans cela.

— Nous nous en rendons compte, convint Anaiya observant Morvrine qui contemplait toujours d’une mine revêche l’anneau tors. C’est juste que peut-être le moyen d’y parvenir nous surprend un peu.

— Le Tel’aran’rhiod, murmura Myrelle. Voyons, c’est devenu rien de plus qu’une matière à discussion érudite dans la Tour, presque une légende. Et des Exploratrices de Rêves aielles. Qui aurait imaginé que les Sagettes aielles étaient capables de canaliser, et cela encore moins ? »

Nynaeve aurait aimé qu’elles aient été en mesure de garder cela secret – comme la véritable identité de Birgitte et quelques autres choses qu’elles avaient réussi à taire – mais c’est difficile d’empêcher des renseignements de vous échapper quand vous êtes interrogées par des femmes qui creusaient d’un regard des trous dans de la pierre quand elles le voulaient. Bah, elle supposait qu’elles devraient se réjouir d’être parvenues à conserver pour elles ce qu’elles avaient tu. Une fois, que le Tel’aran’rhiod avait été mentionné et qu’elles avaient dit y être entrées, une souris aurait forcé des chats à se réfugier dans un arbre avant que ces femmes cessent de poser des questions.

Leane avança d’un demi-pas, sans regarder Siuan. « Le vraiment important est qu’avec ces ter’angreals vous pouvez parler à Egwene et par elle à Moiraine. Entre elles deux, vous pouvez non seulement surveiller Rand al’Thor, mais vous devriez être en mesure de l’influencer même dans Cairhien.

— Où il est allé en quittant le Désert des Aiels, ajouta Siuan, où j’avais prédit qu’il serait. » Si ses regards et ses paroles étaient dirigés vers les Aes Sedai, son ton acide était nettement destiné à Leane, qui grommela.

« Beau résultat obtenu. Deux Aes Sedai envoyées au Désert courir après des canards. »

Oh ! oui, il y avait là nettement un froid.

« Assez, enfants », dit Anaiya, d’un ton qui ressemblait fort à ce qu’elles soient réellement des gamines et elle une mère habituée à leurs chamailleries pour un rien. Elle regarda les autres Aes Sedai d’un air significatif. « Ce sera une très bonne chose de pouvoir parler à Egwene.

— Si ces choses-là fonctionnent comme on le prétend », répliqua Morvrine en faisant rebondir l’anneau dans sa paume et tripotant les autres ter’angreals dans son giron. Cette femme ne croirait pas que le ciel était bleu sans preuve à l’appui.

Sheriam hocha la tête. « Oui. Ce sera votre première tâche, Elayne, Nynaeve. Vous aurez une chance d’instruire les Aes Sedai, de nous montrer comment les utiliser. »

Nynaeve s’inclina dans une révérence, montrant les dents ; qu’elles s’imaginent que c’est un sourire si elles veulent. Les instruire ? Oui, et ne plus jamais approcher de l’anneau, ou des autres, ensuite. La révérence d’Elayne fut encore plus protocolaire, son visage un masque impassible. Ses yeux se tournèrent vers cette folie d’a’dam presque avec convoitise.

« Les lettres de change seront utiles », décréta Carlinya. En dépit de toute cette logique et de tout ce sang-froid propres aux Sœurs de l’Ajah Blanche, l’irritation transparaissait encore dans la façon dont elle syncopait ses mots.

« Gareth Bryne veut toujours plus d’or que nous n’en avons mais, avec ces lettres, nous serons presque en mesure de le satisfaire.

— Oui, acquiesça Sheriam. Et nous devons garder aussi la majeure partie de la monnaie. Chaque jour, il y a davantage de bouches à nourrir et de dos à vêtir, ici et ailleurs. »

Elayne approuva d’un gracieux signe de tête, exactement comme si les Sœurs n’auraient pas saisi l’argent sans son accord, mais Nynaeve attendit simplement. L’or, les lettres de change et même les ter’angreals n’étaient qu’une partie.

« Quant au reste, poursuivit Sheriam, nous sommes convenues que vous avez quitté la Tour par ordre, quelque erroné qu’il était, et que vous ne pouvez pas en être tenues pour responsables. Maintenant que vous êtes de retour saines et sauves auprès de nous, vous reprendrez vos études. »

Nynaeve se contenta de relâcher lentement son souffle. Ce n’était pas plus qu’elle ne s’y attendait depuis que l’interrogatoire avait commencé. Non pas que cela lui plaisait mais, pour une fois, personne n’aurait prétexte à l’accuser d’avoir un tempérament coléreux. Pas quand, selon toutes probabilités, cela ne servirait à rien.

Par contre, Elayne lâcha un sec : « Mais… ! » Rien que cela, avant que Sheriam l’interrompe juste aussi sèchement.

« Vous reprendrez vos études. Vous êtes toutes les deux très fortes, mais vous n’êtes pas encore Aes Sedai. » Ces yeux verts ne les quittèrent pas avant qu’elle soit sûre qu’elles avaient bien compris et alors elle reprit la parole, la voix plus douce. Plus douce, mais encore ferme. « Vous êtes revenues à nous et, si Salidar n’est pas la Tour Blanche, considérez-le néanmoins comme tel. D’après ce que vous nous avez relaté au cours de cette dernière heure, il vous reste bien davantage encore à nous expliquer. » Nynaeve cessa momentanément de respirer, mais les yeux de Sheriam retournèrent vers l’a’dam.

« Dommage que vous n’ayez pas amené la Seanchane avec vous. Cela, vous n’auriez vraiment dû le faire. » Pour une certaine raison, Elayne devint rouge cerise et furieuse en même temps. Quant à elle, Nynaeve fut seulement soulagée que ce soit la Seanchane à qui Sheriam pensait. « Mais des Acceptées ne peuvent pas être blâmées de ne pas réfléchir comme des Aes Sedai, continua Sheriam. Siuan et Leane auront beaucoup de questions à vous poser. Vous coopérerez avec elles et répondrez de votre mieux. J’espère n’avoir pas à vous rappeler de ne pas tirer avantage de leur présente condition. Des Acceptées, et même des novices, ont songé à leur imputer le blâme pour les événements et même à punir de leur propre chef. » Ce ton modéré devint acéré. « Ces jeunes femmes s’en mordent maintenant les doigts. Ai-je besoin d’en dire davantage ? »

Nynaeve ne fut pas plus prompte qu’Elayne à lui laisser savoir que non, autrement dit l’une et l’autre bafouillèrent presque dans leur hâte de répondre. Nynaeve n’avait pas pensé à assigner des blâmes – dans son esprit, les Aes Sedai étaient toutes à blâmer – mais elle ne voulait pas que Sheriam se fâche contre elle. L’admettre faisait cruellement ressortir la vérité ; les jours d’indépendance étaient bel et bien terminés.

« Parfait. À présent, prenez les bijoux que vous a donnés la Panarch et la flèche – quand il y en aura le temps, vous devrez m’expliquer pourquoi elle vous a offert un cadeau comme ça – et partez. Une des autres Acceptées vous trouvera un endroit où dormir. Des robes convenables seront plus difficiles à dénicher, mais elles le seront. J’attends de vous que vous laissiez derrière vous… vos… aventures et que vous réintégriez discrètement le rang qui est le vôtre. » Évidente bien que non formulée était la promesse que si elles ne se réadaptaient pas avec souplesse on les assouplirait jusqu’à ce qu’elles le soient. Sheriam eut un hochement de tête satisfait quand elle vit qu’elles avaient compris.

Beonine n’avait pas prononcé un mot depuis que l’écran de saidar avait été supprimé mais, tandis que Nynaeve et Elayne exécutaient leur révérence, la Sœur Grise se leva et se dirigea d’un pas ferme vers la table où leurs affaires étaient étalées. « Et ceci ? » questionna-t-elle impérieusement avec un fort accent du Tarabon en écartant d’un geste vif l’étoffe blanche qui couvrait le sceau apposé sur la prison du Ténébreux. Pour une fois, ses grands yeux gris-bleu avaient une expression plus coléreuse que surprise. « Ne va-t-il plus être question de ceci ? Avez-vous toutes l’intention de le traiter comme s’il n’existait pas ? » Le disque blanc et noir gisait là, à côté de la bourse en peau de chamois, en plus d’une douzaine de morceaux, rajustés aussi exactement que possible.

« Il était entier quand nous l’avons mis dans la bourse. » Nynaeve s’arrêta pour rassembler un peu de salive et s’humecter la bouche. Autant ses yeux avaient auparavant évité l’étoffe qui le couvrait, autant à présent ils n’arrivaient pas à s’en détacher. Leane avait eu un sourire ironique quand elle avait vu dérouler la robe rouge qui l’enveloppait et avait dit… Non, elle ne l’esquiverait pas, même en pensée ! « Pourquoi aurions-nous eu l’idée de prendre des précautions particulières ? C’est de la cuendillar !

— Nous ne l’avons pas regardé ni touché plus que nous n’y étions obligées, dit Elayne d’une voix oppressée. Il donnait l’impression d’être immonde, maléfique. » Il ne la donnait plus. Carlinya les avait obligées chacune à en tenir un fragment, les sommant impérieusement d’expliquer de quelle sensation mauvaise elles parlaient.

Elles avaient dit les mêmes choses auparavant, plus d’une fois, et personne n’y prêtait plus attention maintenant.

Sheriam se leva et alla rejoindre la Sœur Grise aux cheveux couleur de miel. « Nous ne fermons les yeux sur rien, Beonine. Poser encore des questions à ces jeunes filles ne sera d’aucune utilité. Elles nous ont dit ce qu’elles savaient.

— Poser de nouvelles questions est toujours bon », déclara Morvrine, mais elle avait cessé de tourner le ter’angreal entre ses doigts pour contempler le sceau brisé avec autant d’attention que les autres. C’était peut-être de la cuendillar – elle et Beonine l’avaient chacune testée et déclaré que c’en était – pourtant elle en avait cassé un bout avec ses mains.

« Combien des sept tiennent-ils encore bon ? questionna très bas Myrelle, comme se parlant à elle-même. Combien de temps jusqu’à ce que le Ténébreux se libère et que se déclenche la Dernière Bataille ? » Toutes les Aes Sedai accomplissaient presque un peu de tout, selon leurs talents et inclinations, cependant chaque Ajah avait sa propre raison d’être. Les Sœurs Vertes – qui s’étaient donné le nom d’Ajah Combattante – se tenaient prêtes à affronter de nouveaux Seigneurs de l’Épouvante dans la Dernière Bataille. Il y avait une note d’ardeur impatiente dans la voix de Myrelle.

« Trois, répondit Anaiya d’un ton mal assuré. Trois tiennent encore. Si nous sommes bien au courant. Prions que nous le soyons. Prions que trois suffisent.

— Prions que ces trois-là soient plus résistants que celui-ci, dit aigrement Morvrine. La cuendillar ne peut pas se briser de cette façon, non et être de la cuendillar. C’est impossible.

— Nous en discuterons en temps opportun, déclara Sheriam, après des affaires plus pressantes auxquelles nous pouvons apporter une solution. » ôtant le linge des mains de Beonine, elle recouvrit le sceau réduit en miettes. « Siuan, Leane, nous sommes arrivées à une décision concernant… » Elle s’interrompit brusquement quand elle se retourna et aperçut Elayne et Nynaeve. « Ne vous a-t-on pas dit de partir ? » En dépit de son calme apparent, son agitation intérieure se révélait au fait qu’elle avait oublié leur présence.

Nynaeve était plus que prête à exécuter une autre révérence, à lâcher un hâtif : « Avec votre permission, Aes Sedai », et à se précipiter vers la porte. Sans bouger un muscle, les Aes Sedai – et Siuan et Leane – les regardèrent s’en aller, elle et Elayne. Nynaeve sentait leurs yeux sur elle comme une poussée. Elayne ne marcha pas d’une seconde plus lentement, bien qu’ayant jeté un dernier coup d’œil à l’a’dam.

Une fois que Nynaeve eut refermé la porte et put s’adosser contre son bois brut, serrant le coffre doré contre sa poitrine, elle respira librement pour la première fois, ou du moins à ce qu’il lui sembla, depuis qu’elle était entrée dans la vieille auberge en pierre. Elle n’avait pas envie de réfléchir au sceau rompu. Un autre sceau rompu. Elle n’y penserait pas. Ces femmes tondraient des moutons avec leurs yeux. Elle se serait presque réjouie à l’avance d’assister à leur première rencontre avec les Sagettes, s’il n’avait pas été probable qu’elle se trouverait en plein milieu. Cela ne lui avait pas été peu difficile, quand elle était venue pour la première fois à la Tour, d’apprendre à exécuter ce que d’autres lui disaient de faire et à courber la tête. Après de longs mois où elle avait distribué ses ordres – d’accord, après avoir consulté Elayne ; ordinairement – elle ne savait pas comment elle apprendrait de nouveau à donner le change et à ratisser le gravier.

La salle commune de l’auberge, avec son plafond mal replâtré et ses cheminées de pierre sans feu prêtes à s’effondrer, était la même ruche animée que lors de son arrivée. Aucune des personnes présentes ne lui adressa plus d’un coup d’œil maintenant et elle leur en accorda même moins. Un petit groupe les attendait, elle et Elayne.

Thom et Juilin, sur un banc grossier contre le mur de plâtre écaillé, discutaient avec Uno qui était assis sur ses talons devant eux, la longue poignée de son épée saillant au-dessus de son épaule. Areina et Nicola, les deux contemplant tout avec stupéfaction en essayant de ne pas en avoir l’air, occupaient un autre banc avec Marigan, qui regardait Birgitte tenter d’amuser Jaril et Seve en jonglant sans trop d’adresse avec trois des boules en bois colorées de Thom. Agenouillée derrière les petits garçons, Min les chatouillait et leur chuchotait à l’oreille, mais ils se contentaient de se serrer l’un contre l’autre, observant en silence avec ces yeux trop dilatés.

Deux autres personnages étaient les seuls dans la salle entière à ne pas se hâter fébrilement. Deux des trois Liges de Myrelle étaient adossés au mur en train de converser à quelques pas derrière les bancs, juste de ce côté-ci de la porte donnant sur le couloir des cuisines. Croi Makin, un jeune spécimen de pierre d’Andor aux cheveux blonds et au fin profil, et Avar Hachami, nez aquilin et menton carré avec épaisse moustache striée de gris recourbée vers le bas comme des cornes. Nul n’aurait qualifié Hachami de bel homme même avant que le regard de ses yeux noirs ne l’ait forcé à ravaler sa salive. Ils ne prêtaient attention ni à Uno ni à Thom ni à qui que ce soit. Bien sûr. C’était purement fortuit qu’eux seuls n’aient eu qu’à tuer le temps et aient précisément choisi cet endroit-là pour le tuer. Bien sûr.

Birgitte laissa choir une des boules quand elle vit Nynaeve et Elayne. « Qu’est-ce que vous leur avez dit ? » questionna-t-elle discrètement, avec juste un bref coup d’œil à la flèche d’argent dans la main d’Elayne. Le carquois pendait à sa ceinture, mais son arc était appuyé au mur.

Nynaeve se rapprocha, attentive à ne pas tourner les yeux vers Makin et Hachami. Elle mit le même soin à baisser la voix et à parler d’un ton calme. « Nous leur avons dit tout ce qu’elles ont demandé. »

Elayne effleura le bras de Brigitte. « Elles savent que vous êtes une excellente amie qui nous a aidées. Vous êtes cordialement invitée à rester ici, ainsi qu’Areina, Nicola et Marigan. »

C’est seulement quand un peu de la tension de Birgitte diminua que Nynaeve comprit à quel point elle avait été crispée. La jeune femme aux yeux bleus ramassa la boule jaune tombée par terre et relança les trois d’un geste souple à Thom, qui les saisit d’une seule main et les fit disparaître du même mouvement. Elle souriait d’une ombre de sourire de soulagement.

« Je ne peux pas vous dire à quel point je suis contente de vous voir toutes les deux », dit Min pour la quatrième ou cinquième fois au moins. Ses cheveux étaient plus longs que naguère, mais formant encore un casque rond autour de sa tête, et elle paraissait différente d’une autre manière que Nynaeve ne parvenait pas à définir. Chose surprenante, des fleurs récemment brodées escaladaient les revers de sa tunique ; elle avait toujours porté jusque-là des vêtements dépourvus d’ornements. « Un visage amical est rare dans ces parages. » Ses yeux se déportèrent juste un peu vers les deux Liges. « Il faut que nous nous installions dans un endroit tranquille pour avoir une longue conversation. Je suis impatiente d’entendre ce que vous avez fait depuis que vous avez quitté Tar Valon. » Ou de raconter aussi ce qu’elle-même avait fait, à moins que Nynaeve ne se trompe fort.

« J’aimerais beaucoup aussi te parler », dit Elayne, très sérieusement. Min la regarda, puis soupira et hocha la tête, avec moins d’entrain qu’un instant plus tôt.

Thom, Juilin et Uno survinrent derrière Birgitte et Min, avec l’expression que prennent les hommes quand ils ont l’intention de dire des choses qu’à leur avis une femme n’aimerait pas entendre. Toutefois, ils n’eurent pas le temps d’ouvrir la bouche qu’une femme à la chevelure bouclée en robe d’Acceptée poussa de côté Juilin et Uno, avec un air furieux et se planta devant Nynaeve.

La robe de Faolaine, avec ses sept bandes de couleur dans le bas qui représentaient les Ajahs, n’était pas aussi blanche qu’elle aurait dû l’être, et son visage au teint foncé était renfrogné. « Je suis surprise de vous voir ici, Irrégulière[20]. Je croyais que vous étiez retournée en courant à votre village, et notre belle Fille-Héritière chez sa mère.

— Faites-vous toujours tourner le lait à l’aigre pour vous distraire, Faolaine ? » questionna Elayne.

Nynaeve conserva son expression aimable. À la limite. Par deux fois dans la Tour, Faolaine avait été désignée pour lui enseigner quelque chose. Pour la remettre à sa place, selon son avis à elle. Même quand professeur et élève étaient l’une et l’autre des Acceptées, le professeur avait statut d’Aes Sedai tant que durait la leçon et Faolaine en avait abusé. Cette femme aux cheveux bouclés avait été novice pendant huit ans et cinq de plus comme Acceptée ; elle n’avait pas été enchantée que Nynaeve n’ait pas été obligée de passer par le noviciat ni qu’Elayne n’ait porté que moins d’un an la robe blanche. Deux leçons de Faolaine et deux expéditions de Nynaeve au bureau de Sheriam, pour entêtement, mauvais caractère, une liste longue comme le bras. Elle prit un ton léger. « J’ai entendu dire que Siuan et Leane avaient été maltraitées par quelqu’un. Je pense que Sheriam entend infliger un châtiment exemplaire pour y mettre fin une fois pour toutes. » Elle regardait l’autre droit dans les yeux et ceux de Faolaine se dilatèrent d’inquiétude.

« Je n’ai rien fait depuis que Sheriam… » La bouche de Faolaine se referma d’un coup sec et sa figure devint rouge comme un coq. Min se cacha la bouche derrière sa main et Faolaine tourna la tête avec brusquerie pour examiner les autres jeunes femmes, de Birgitte à Marigan. Elle eut un geste brusque à l’intention de Nicola et d’Areina. « Vous deux conviendrez, je suppose. Venez avec moi. Tout de suite. Ne traînez pas. » Elles se levèrent lentement, Areina avec une expression défiante et Nicola avec les doigts qui frémissaient à la hauteur de la taille de sa robe.

S’il y avait une justice, on s’attendrait à ce qu’elle ait à affronter un avenir désagréable. »

Nynaeve voulait demander ce que Min avait vu dans ce qui lui était apparu autour de l’Acceptée aux cheveux bouclés[21] – il y avait cent questions qu’elle désirait poser – mais Thom et ses deux compagnons se postèrent avec assurance devant elle et Elayne, Juilin et Uno encadrant Thom de sorte qu’à eux trois ils pouvaient voir dans toutes les directions. Birgitte conduisait Jaril et Seve à leur mère, se maintenant hors de la discussion. Min savait ce que le trio avait en tête, elle aussi, rien qu’au regard désabusé qu’elle posa sur eux ; elle parut sur le point de dire quelque chose mais, finalement, elle haussa les épaules et alla rejoindre Birgitte.

D’après l’expression de Thom, il donnait l’impression de s’apprêter à commenter le temps ou à s’inquiéter de ce qui serait servi à dîner. Rien d’important. « Cet endroit est bourré d’illuminées et d’imbéciles dangereuses. Elles s’imaginent qu’elles peuvent déposer Elaida. Voilà pourquoi Gareth Bryne est ici. Pour lever une armée à leur service. »

Le sourire de Juilin fendit presque en deux son visage bistré. « Pas des imbéciles. Des folles et des fous. Qu’Elaida ait été là le jour où Logain est né m’indiffère. Elles sont folles de penser qu’elles sont capables d’ici d’abattre une Amyrlin siégeant dans la Tour Blanche. Nous atteindrions Cairhien dans un mois, peut-être.

— Ragan et quelques-uns des autres ont déjà repéré des chevaux à emprunter. » Uno souriait, lui aussi, d’un sourire qui détonnait d’incroyable façon avec cet œil rouge furieux peint sur son cache-œil. « Les sentinelles sont postées pour guetter les gens qui entrent, pas ceux qui sortent. Nous pouvons les distancer dans la forêt. La nuit tombera bientôt. Elles ne nous trouveront jamais. » Que les jeunes femmes aient renfilé à leur doigt leur anneau au Grand Serpent quand ils étaient au bord de la rivière avait eu un effet remarquable sur son langage. Mais apparemment il se rattrapait quand il croyait qu’elles ne pouvaient l’entendre.

Nynaeve regarda Elayne, qui secoua légèrement la tête. Elayne était prête à supporter n’importe quoi pour être Aes Sedai. Et elle-même ? Peu de chance qu’elles parviennent à influencer ces Aes Sedai pour qu’elles soutiennent Rand si, à la place, ces dames avaient décidé de tenter de le soumettre à leur volonté. Disons qu’il n’existait aucune chance ; autant qu’elle se montre réaliste. Et pourtant… Et pourtant il y avait ce Talent de Guérison. Elle n’en apprendrait rien à Cairhien, tandis qu’ici… À moins de dix pas d’elle, Therva Maresis, une svelte Sœur Jaune au long nez, cochait méthodiquement d’un trait de sa plume une liste sur un parchemin. Un Lige chauve à barbe noire conférait avec Nisao Dachen près de la porte, la dominant de la tête et des épaules bien qu’étant de taille moyenne, tandis que Dagdara Finchey – aussi large de carrure que n’importe quel homme dans la salle et plus grande que la plupart – s’adressait à un groupe de novices devant une des cheminées sans feu, les envoyant une par une avec autorité exécuter telle ou telle mission. Nisao et Dagdara étaient aussi de l’Ajah Jaune ; on disait que Dagdara, ses cheveux grisonnants indiquant un âge très avancé chez une Aes Sedai, en connaissait plus sur l’Art de Guérir qu’aucune des deux autres. Ce n’était pas comme si Nynaeve serait en mesure d’être utile au cas où elle rejoindrait Rand. Juste le regarder devenir fou. En admettant qu’elle puisse approfondir ses connaissances concernant la Guérison, peut-être trouverait-elle un moyen de tenir cette folie en échec. Il y avait trop de choses pour son goût à elle que les Aes Sedai qualifiaient volontiers de sans espoir et laissaient de côté.

Tout cela lui passa comme l’éclair par l’esprit le temps qu’il lui fallut pour regarder Elayne et se retourner vers ses compagnons. « Nous resterons ici. Uno, si vous et les autres désirez aller trouver Rand, vous êtes libres en ce qui me concerne. Malheureusement, je n’ai plus d’argent pour vous aider. » L’or que les Aes Sedai avaient pris, elles en avaient besoin comme elles l’avaient dit, mais elle ne pouvait s’empêcher de tiquer à l’idée du peu de pièces d’argent restées dans son escarcelle. Ces hommes l’avaient suivie – elle et Elayne, bien sûr – pour toutes les mauvaises raisons, mais cela ne diminuait pas ses responsabilités envers eux. Ils étaient fidèles à Rand ; ils n’avaient aucune raison de participer à une lutte pour la Tour Blanche. Avec un coup d’œil au coffret doré, elle ajouta à regret : « Mais j’ai quelques objets que vous pouvez vendre en route.

— Vous devez partir aussi, Thom, dit Elayne. Et vous également, Juilin. Rester ne sert à rien. Nous n’avons pas besoin de vous maintenant, mais Rand si. » Elle voulut déposer son coffret de bijoux dans les mains de Thom, mais il refusa de le prendre.

Les trois hommes échangèrent un regard de cette façon exaspérante qu’ils avaient, Uno se risquant jusqu’à rouler son œil unique. Nynaeve crut entendre Juilin murmurer quelque chose signifiant qu’il avait prédit qu’elles seraient entêtées.

« Peut-être dans quelques jours, déclara Thom.

— Quelques jours », acquiesça Juilin.

Uno hocha la tête. « Un peu de repos ne sera pas de refus si des Liges doivent me pourchasser jusqu’à mi-chemin du Cairhien. »

Nynaeve les foudroya de son regard le plus péremptoire et tira délibérément sur sa natte. Elayne redressa le menton de son mouvement le plus altier, ses yeux bleus hautains assez durs pour broyer de la glace. Thom et les autres reconnaissaient sûrement ces signes à présent ; leurs balivernes ne seraient pas tolérées. « Si vous vous imaginez que vous appliquez toujours les consignes de Rand al’Thor qui sont de veiller sur nous… » commença Elayne d’un ton froid en même temps que Nynaeve s’exclamait avec la chaleur de l’emportement : « Vous avez promis de faire ce qu’on vous dirait de faire et j’entends bien…

— Il ne s’agit pas de ça, interrompit Thom en rejetant en arrière d’un doigt noueux les cheveux follets d’une mèche d’Elayne. Pas de cela du tout. Est-ce qu’un vieil homme qui boite n’a pas besoin d’un peu de repos ?

— À parler franc, déclara Juilin, je reste simplement parce que Thom me doit de l’argent. Aux dés.

— Vous attendez-vous à ce que nos volions vingt chevaux à des Liges aussi facilement que de tomber du lit ? » grommela Uno. Il semblait avoir oublié qu’il venait précisément de le proposer.

Elayne eut l’air interdite, les mots lui manquant, et Nynaeve avait elle-même des difficultés à trouver les siens. Elles tombaient de rudement haut. Pas même un changement de pied chez ces trois-là. L’ennui, c’est qu’elle se sentait écartelée. Elle avait résolu de les renvoyer. Elle l’avait décidé et pas parce qu’elle ne voulait pas qu’ils soient là à la regarder plonger dans des révérences et des courbettes à droite et à gauche. Pas du tout. Pourtant avec dans Salidar presque rien de ce à quoi elle s’était attendue, elle devait s’avouer, bien qu’à contrecœur, qu’il serait… réconfortant… de savoir qu’elle et Elayne avaient plus que Birgitte sur qui compter. Non pas qu’elle accepterait l’offre d’évasion, bien sûr – si c’était le nom à lui donner – quelles que soient les circonstances. Leur présence serait juste… un réconfort. Non pas certes qu’elle les laisserait s’en douter. Elle n’y serait pas obligée, puisqu’ils allaient partir, quoi qu’ils en pensent. Rand pourrait bien trouver à les utiliser, très probablement, et ici ils ne seraient qu’un embarras. Sauf…

La porte dépourvue de peinture s’ouvrit et Siuan sortit à grands pas, suivie par Leane. Elles se dévisagèrent froidement avant que Leane respire dédaigneusement par le nez et s’éloigne, d’une démarche étonnamment sinueuse tandis qu’elle contournait Croi et Avar pour s’enfoncer dans le corridor qui conduisait aux cuisines. Nynaeve fronça légèrement les sourcils. Au sein de toute cette froideur glaciale il y avait eu un instant, un bref pétillement qu’elle avait failli ne pas voir alors que c’était là devant elle…

Siuan se tourna vivement vers elle, puis s’arrêta soudain net, son visage se dépouillant de toute expression. Quelqu’un d’autre s’était joint au petit groupe.

Gareth Bryne, la cuirasse bosselée bouclée par-dessus sa simple tunique chamois et ses gantelets au dos renforcé de lamelles d’acier passés dans son ceinturon, incarnait l’autorité. Des cheveux en majorité gris et le visage ouvert de qui a franc-parler et bonhomie lui donnaient l’apparence d’un homme qui a tout vu, tout enduré ; un homme qui pouvait endurer n’importe quoi.

Elayne sourit avec un salut gracieux de la tête. Ce qui était loin de son air stupéfait, à l’arrivée dans Salidar, quand elle l’avait remarqué au bout de la rue. « Je ne dirai pas que le plaisir est total de vous voir, Seigneur Gareth. J’ai appris qu’il y avait eu un différend entre ma mère et vous, mais je suis sûre qu’il peut être aplani. Vous savez que maman a des réactions vives quelquefois. Elle reviendra sur sa décision et vous demandera de reprendre la place qui vous revient à Caemlyn, vous pouvez en être certain.

— Ce qui est fait est fait, Elayne. » Sans se préoccuper de sa surprise – Nynaeve doutait que quiconque connaissant le rang d’Elayne se soit montré aussi bref avec elle – il se tourna vers Uno. « Avez-vous réfléchi à ce que j’ai dit ? Les guerriers du Shienar forment la meilleure cavalerie lourde du monde et j’ai des garçons qui sont juste à point pour être entraînés comme il faut. »

Uno fronça les sourcils, son œil unique glissant vers Elayne et Nynaeve. Prenant son temps, il acquiesça d’un signe. « Je n’ai rien de mieux à faire. Je demanderai aux autres. »

Bryne lui tapa sur l’épaule. « D’accord. Et vous, Thom Merrilin ? » Thom s’était à demi détourné quand l’autre avait approché, frottant sa moustache d’un doigt replié et contemplant le sol comme pour dissimuler son visage. À présent, il croisa le regard direct de Bryne avec un regard également direct. « J’ai connu naguère quelqu’un dont le nom ressemblait fort au vôtre, reprit Bryne. Joueur expérimenté d’un certain jeu.

— J’ai connu naguère quelqu’un qui vous ressemblait beaucoup, répliqua Thom. Il s’était démené de son mieux pour tenter de m’enchaîner. Je pense qu’il m’aurait décapité si jamais il m’avait pris.

— Ne serait-ce pas il y a longtemps, non ? Les hommes agissent parfois bizarrement à cause d’une femme. » Bryne jeta un coup d’œil vers Siuan et secoua la tête. « Vous joindrez-vous à moi pour une partie de mérelles, Maître Merrilin ? Il m’arrive parfois de souhaiter avoir un partenaire qui connaisse bien le jeu, à la façon dont on le joue dans la haute société. »

Les sourcils blancs en broussaille de Thom s’abaissèrent presque autant que ceux d’Uno, mais il ne détourna pas un instant ses yeux de Bryne. « Je jouerai peut-être une partie ou deux quand je connaîtrai l’enjeu. Pour autant que vous comprenez que je n’ai pas l’intention de passer le reste de mon existence à jouer aux mérelles avec vous. Je n’aime plus rester trop longtemps à la même place. Les pieds me démangent, quelquefois.

— Du moment qu’ils ne vous démangent pas au milieu d’une partie cruciale, répliqua Bryne avec une pointe d’ironie. Vous deux, accompagnez-moi. Et ne vous attendez pas à beaucoup dormir. Par ici, tout a besoin d’être fait hier, sauf ce qui aurait dû l’être la semaine d’avant. » Il s’arrêta et regarda de nouveau Siuan. « Mes chemises sont revenues aujourd’hui seulement à moitié propres. » Sur quoi, il partit suivi de Thom et d’Uno. Siuan darda sur son dos un regard furieux, lequel elle reporta sur Min, et Min eut une grimace et s’élança dans la direction où Leane s’en était allée.

Nynaeve n’avait rien compris à ce dernier dialogue. Et l’audace de ces hommes, qui se croyaient permis de parler par-dessus sa tête ou sous son nez, ou quelque chose comme ça – sans qu’elle comprenne un traître mot. Oh, zut pour eux.

« Une bonne chose qu’il n’ait pas besoin d’un preneur-de-larrons », commenta Juilin qui, visiblement mal à l’aise, dévisageait Siuan du coin de l’œil. Il n’avait pas surmonté le choc d’apprendre son nom ; Nynaeve n’était pas sûre qu’il avait compris qu’elle avait été désactivée et n’était plus le Trône d’Amyrlin. Lui était certes dans ses petits souliers en sa présence. « De cette façon, je vais pouvoir m’asseoir et bavarder. J’ai vu une quantité de braves garçons qui paraissaient prêts à se déboutonner devant une mogue d’ale.

— Il m’a pratiquement traitée comme si je n’existais pas, dit Elayne d’un ton incrédule. Je me moque de ce qui l’a brouillé avec ma mère, il n’a pas le droit… Bah, je m’occuperai du seigneur Gareth Bryne plus tard. Il faut que je m’entretienne avec Min, Nynaeve. »

Nynaeve s’apprêtait à la suivre quand Elayne se précipita vers ce couloir menant aux cuisines – Min répondrait avec franchise – mais Siuan lui saisit le bras dans une poigne de fer.

La Siuan Sanche qui avait baissé la tête avec soumission devant ces Aes Sedai avait disparu. Personne ici ne portait le châle[22]. Sa voix ne s’éleva pas ; point n’en était besoin. Elle fixa sur Juilin un regard qui le fit presque sursauter. « Attention aux questions que vous posez, preneur-de-larrons, sinon vous vous retrouverez vidé de vos tripes, prêt pour l’étal du marché. » Ces yeux bleus au regard froid se déplacèrent vers Birgitte et Marigan. La bouche de Marigan se pinça comme si elle avait goûté à quelque chose de mauvais et même Birgitte cligna des paupières. « Vous deux, allez trouver une Acceptée nommée Theodrine et demandez-lui quelque part où dormir ce soir. Ces enfants ont l’air de devoir être déjà au lit. Eh bien ? Remuez-vous ! » Avant qu’elles aient avancé d’un pas – et Birgitte s’était mise en mouvement aussi vite que Marigan, sinon même davantage – elle s’attaqua à Nynaeve : « Vous, j’ai des questions à vous poser. On vous a dit de coopérer et je suggère que vous obtempériez si vous savez ce qui est bon pour vous. »

C’était comme d’être emportée par une tornade. Nynaeve n’eut pas le temps de se reconnaître que Siuan la poussait déjà à gravir précipitamment un escalier branlant à la rampe rafistolée avec du bois dépourvu de peinture, la pressait le long d’un couloir au sol raboteux jusqu’à une pièce minuscule avec deux couchettes étroites fixées au mur, l’une au-dessus de l’autre. Siuan s’empara de l’unique tabouret et lui indiqua du geste de s’installer sur la couchette du bas. Nynaeve préféra rester debout, ne serait-ce que pour démontrer qu’elle ne se laisserait pas mener par le bout du nez. Il n’y avait pas grand-chose d’autre dans la pièce. Une table de toilette avec une brique équilibrant un des pieds avait dessus une cuvette et un broc ébréché. Quelques robes pendaient à des patères et ce qui se présentait comme une paillasse était roulé dans un coin. Elle était tombée bas en l’espace d’un jour, mais Siuan était tombée encore plus bas qu’elle ne l’aurait imaginé. Elle se dit que cela ne se passerait pas trop mal. Même si Siuan avait toujours le même regard.

Siuan eut un reniflement ironique. « À votre guise, donc, petite. L’anneau. Pas nécessaire de canaliser pour s’en servir ?

— Non. Vous m’avez entendu dire à Sheriam…

— N’importe qui peut l’utiliser ? Une femme qui ne canalise pas ? Un homme ?

— Peut-être un homme. » Les ter’angreals qui ne requéraient pas le Pouvoir fonctionnaient en général pour les hommes ou pour les femmes. « Pour n’importe quelle femme, oui.

— Alors vous allez m’apprendre à l’utiliser. »

Nynaeve haussa un sourcil. Voilà qui serait peut-être un moyen de pression pour obtenir ce qu’elle désirait. Sinon, elle en avait un autre. Peut-être. « Est-ce qu’elles sont au courant ? Il a été question de leur montrer comment il fonctionnait. Vous n’avez jamais été mentionnée.

— Elles ne le savent pas. » Siuan ne semblait nullement troublée. Et même elle sourit, et pas d’un sourire agréable. « Et elles ne le sauront pas. Ou elles apprendront que vous vous êtes présentées, vous et Elayne, comme de vraies Aes Sedai. Moiraine laisserait peut-être Egwene s’en tirer – si elle ne l’a pas essayé aussi, c’est que je ne sais pas distinguer un nœud de lagui d’un nœud coulant – mais Sheriam, Carlinya… ? Avant d’en avoir fini avec vous, elles vous feront couiner comme un grondin en train de frayer. Longtemps avant.

— C’est ridicule. » Nynaeve s’aperçut qu’elle était assise au bord de la couchette. Elle ne se rappelait pas s’être assise. Thom et Juilin tiendraient leur langue. Personne d’autre n’en avait la moindre idée. Elle devrait avertir Elayne. « Nous n’avons rien prétendu de la sorte.

— Ne me mentez pas, ma petite. Si j’avais besoin d’une confirmation, vos yeux me la donneraient. Votre estomac en est tout retourné, n’est-ce pas ? »

Il était effectivement crispé. « Bien sûr que non. Si je vous enseigne quelque chose, c’est parce que je ne demande pas mieux. » Elle n’allait pas permettre à cette femme de l’intimider. Le dernier vestige de pitié disparut. « Si je le fais, je veux quelque chose en retour. Vous étudier, vous et Leane. Je veux savoir si la désactivation peut se Guérir.

— Ce n’est pas possible, dit froidement Siuan. Maintenant…

— Tout sauf la mort devrait être guérissable.

— “Devrait” n’est pas “est”, ma petite. Leane et moi avons reçu la promesse qu’on nous laisserait en paix. Parlez à Faolaine ou à Emera si vous avez envie de connaître ce qui arrive à quiconque nous rudoie. Elles n’étaient pas les premières ni les pires, mais c’est elles qui ont pleuré le plus longtemps. »

Son autre moyen de pression. La panique qui avait failli la dominer le lui avait complètement sorti de la tête. S’il existait. Un seul coup d’œil. « Que dirait Sheriam si elle était au courant que vous et Leane n’êtes nullement prêtes à vous crêper le chignon ? » Siuan se contenta de la regarder. « Elles vous croient domptées, n’est-ce pas ? Plus vous brusquez quelqu’un qui ne peut pas riposter, plus elles y voient une preuve quand vous vous précipitez pour obéir chaque fois qu’une Aes Sedai tousse. A-t-il suffi de quelques mimiques craintives pour qu’elles oublient que vous deux avez travaillé la main dans la main pendant des années ? Ou les avez-vous convaincues que la désactivation avait tout changé en vous, et pas seulement votre figure ? Quand elles découvriront que vous avez intrigué derrière leur dos, que vous les avez manipulées, vous hurlerez plus fort qu’un grondin. Quoi que soit ça. » Même pas un clignement de paupières. Siuan n’allait pas perdre son sang-froid et laisser échapper le moindre aveu. Pourtant, il y avait eu quelque chose dans ce bref regard ; Nynaeve en était certaine. « Je désire vous étudier – ainsi que Leane – chaque fois que je le voudrai. Logain également. » Peut-être apprendrait-elle là quelque chose aussi. Les hommes étaient différents ; ce serait comme de considérer le problème sous un autre angle. Non pas qu’elle le Guérirait quand bien même elle découvrirait comment. Le canalisage de Rand était nécessaire. Elle n’avait pas l’intention de lâcher sur le monde un autre homme capable d’utiliser le Pouvoir. « Sinon, alors vous pouvez oublier l’anneau et le Tel’aran’rhiod. » Que cherchait Siuan là-bas ? Probablement juste à revivre quelque chose qui du moins ressemblait à être une Aes Sedai. Nynaeve étouffa énergiquement la pitié qui s’était momentanément rallumée. « Et si vous soutenez que nous avons prétendu être des Aes Sedai, eh bien, je n’aurai pas d’autre choix que de parler de vous et de Leane. Elayne et moi passerons peut-être des instants désagréables jusqu’à ce que la vérité éclate, mais elle éclatera, et cette vérité vous obligera à verser des larmes aussi longtemps qu’en ont versé Faolaine et Emera réunies. »

Le silence se prolongea. Comment Siuan réussissait-elle à paraître si maîtresse d’elle-même ? Nynaeve avait toujours cru que cela avait un rapport avec le fait d’être Aes Sedai. Elle se sentait les lèvres sèches, la seule partie d’elle-même qui l’était. Au cas où elle se serait trompée, où Siuan relèverait le défi, elle savait qui pleurerait.

Finalement, Siuan murmura : « J’espère que Moiraine a réussi à maintenir l’échine d’Egwene plus souple que celle-ci. » Nynaeve ne comprit pas, mais elle n’eut guère de temps pour y réfléchir. La seconde d’après, son vis-à-vis se penchait en avant, la main tendue. « Vous gardez mon secret et je garderai le vôtre. Enseignez-moi l’usage de l’anneau et vous pourrez étudier la désactivation et la neutralisation autant que le cœur vous en dit. »

Nynaeve retint de justesse un soupir de soulagement en serrant la main offerte. Elle avait réussi. Pour la première fois de ce qui semblait une éternité, quelqu’un avait essayé de l’intimider et avait échoué. Elle se sentait presque prête à affronter Moghedien. Presque.


Elayne rattrapa Min une fois franchie la porte de derrière de l’auberge et se mit à son pas. Min avait ce qui ressemblait à deux ou trois chemises blanches en tapon sous le bras. Le soleil était au ras de la cime des arbres et, dans la clarté faiblissante, la cour des écuries avait l’aspect de la terre fraîchement retournée, avec au beau milieu une énorme souche qui était probablement celle d’un chêne. L’écurie en pierre coiffée de chaume n’avait pas de porte, ce qui permettait de bien voir des hommes allant et venant parmi les stalles pleines. Chose surprenante, Leane parlait à un homme de forte carrure à la limite de l’ombre de l’écurie. D’après ses vêtements grossiers, il avait l’air d’un forgeron, ou d’un bagarreur. Ce qui était surprenant, c’est que Leane s’en tenait aussi près, la tête penchée en levant les yeux vers lui. Puis elle lui tapota la joue avant de se détourner et de rentrer précipitamment dans l’auberge. Le colosse la suivit un instant des yeux, avant de se fondre dans les ombres.

« Ne me demande pas ce qu’elle a en tête, commenta Min. Des gens bizarres viennent les voir, Siuan ou elle, et certains des hommes elle… Eh bien, tu as vu. »

Elayne ne s’intéressait pas réellement aux activités de Leane. Seulement, maintenant qu’elle se trouvait seule avec Min, elle ne savait pas comment aborder ce qu’elle voulait. « Qu’est-ce que tu fais ?

— De la lessive, murmura Min en rééquilibrant avec irritation le ballot de chemises qu’elle portait. Je ne peux pas te dire à quel point c’est bon de voir pour une fois Siuan être la souris. Elle ignore si l’aigle va la manger ou la garder comme animal de compagnie, mais elle a le même choix qu’elle offre à tous les autres. Aucun ! »

Elayne pressa le pas pour rester à sa hauteur tandis qu’elles traversaient la cour. De quoi qu’il s’agisse, cela n’offrait pas d’ouverture. « Es-tu au courant de ce que Thom allait proposer ? Nous restons ici.

— Je le leur avais dit. Et ce n’était pas une vision. » L’allure de Min ralentit comme elles s’engageaient entre l’écurie et une murette croulante, le long d’une allée obscure aux éteules de broussailles et aux herbes piétinées. « Je ne pensais pas que tu renoncerais à la chance de recommencer à étudier. Tu en étais toujours enthousiaste. Nynaeve aussi, même si elle refusait de l’admettre. J’aurais préféré me tromper. Je serais partie avec vous. Du moins, je… » Elle murmura quelque chose d’une voix indistincte sur un ton furieux. « Ces trois que vous avez amenées avec vous sont source d’ennuis, et ça c’est bien une vision. »

La voilà, l’ouverture dont elle avait besoin. Pourtant, au lieu de ce qu’elle s’était proposé de demander, elle dit : « Tu parles de Marigan, Nicola et Areina ? Comment peuvent-elles créer des ennuis ? » Seule une idiote passerait outre à ce que voyait Min.

« Je ne sais pas exactement. J’ai seulement aperçu des fragments d’aura et juste du coin de l’œil. Jamais quand je les regardais en face, où j’aurais pu déchiffrer quelque chose. Il n’y en a pas beaucoup qui ont des auras tout le temps, tu sais. Peut-être qu’elles propageront des racontars. Avez-vous manigancé quelque chose que vous ne voudriez pas être connu des Aes Sedai ?

— Absolument pas », répliqua Elayne avec autorité. Min la dévisagea du coin de l’œil, et elle ajouta : « Eh bien, rien à quoi nous n’étions pas obligées. Impossible qu’elles soient au courant, en tout cas. » Ceci ne la menait pas où elle voulait aller. S’emplissant d’air les poumons, elle sauta du haut de la falaise. « Min, tu avais eu une vision concernant Rand et moi, n’est-ce pas ? » Elle avait avancé de deux pas avant de se rendre compte que sa compagne s’était arrêtée.

« Oui. » Le ton était méfiant.

« Tu avais vu que nous allions tomber amoureux.

— Pas exactement. J’ai vu que tu serais amoureuse de lui. Je ne sais pas ce qu’il éprouve pour toi, je sais seulement qu’il est lié à toi d’une certaine façon. »

La bouche d’Elayne se pinça. C’était à peu près ce à quoi elle s’était attendue, mais non pas ce qu’elle avait envie d’entendre. « Désirer » et « vouloir » sont des pierres d’achoppement, mais « est » rend le chemin plus aisé. Voilà ce que Lini disait. On doit se débrouiller avec ce qui existe, pas avec ce qu’on désire qui soit. « Et tu avais vu qu’il y aurait quelqu’un d’autre. Quelqu’un avec qui j’aurais… à… le partager.

— Deux, rectifia Min d’une voix enrouée. Deux autres. Et… Et je suis l’une d’elles. »

Bouche ouverte déjà pour une autre question, pendant un moment Elayne ne put que la regarder avec stupeur. « Toi ? » réussit-elle finalement à dire.

Min se hérissa. « Oui, moi ! Me crois-tu incapable de tomber amoureuse ? Je ne le voulais pas, mais je suis amoureuse, et voilà. » Elle dépassa Elayne à grands pas dans l’allée et, cette fois, Elayne fut plus lente à la rejoindre.

Cela expliquait assurément un certain nombre de choses. Pourquoi Min avait toujours évité nerveusement d’en parler. La broderie sur ses revers. Et, à moins qu’elle ne l’imagine, Min était fardée aussi. Qu’est-ce que j’en pense ? demanda-t-elle. Elle ne parvenait pas à le déterminer. « Qui est la troisième ? questionna-t-elle à mi-voix.

— Je ne sais pas, marmonna Min. Uniquement qu’elle n’est pas commode de caractère. Pas Nynaeve, merci à la Lumière. » Elle eut un faible rire. « Je ne crois pas que j’aurais survécu à ça. » De nouveau, elle regarda prudemment Elayne du coin de l’œil. « Qu’est-ce que cela implique entre toi et moi ? J’ai de l’affection pour toi. Je n’ai jamais eu de sœur mais, parfois, j’ai comme l’impression que tu… Je veux être ton amie, Elayne, et je ne cesserai pas d’avoir de l’affection pour toi quoi qu’il arrive, mais je ne peux pas m’empêcher de l’aimer, lui.

— L’idée de partager un homme ne me plaît guère », répliqua Elayne d’un ton guindé. Ce qui était assurément bien au-dessous de la vérité.

« Moi non plus. Seulement… Elayne, j’ai honte de l’admettre, mais je le prendrai n’importe comment je pourrai l’avoir. Non pas que nous avons l’une et l’autre grand choix en la matière. Par la Lumière, il a bouleversé ma vie entière. Rien que de penser à lui me brouille l’esprit. » Min donnait l’impression de ne pas savoir si elle devait rire ou pleurer.

Elayne relâcha lentement son souffle. Pas la faute de Min. Valait-il mieux que ce soit Min plutôt que, disons, Berelain ou une autre qu’elle ne pourrait pas supporter ? « Ta’veren, commenta-t-elle. Il courbe le monde autour de lui. Nous sommes des copeaux emportés dans un tourbillon. Mais je crois me rappeler que toi, moi et Egwene avons dit que nous ne laisserions jamais un homme briser notre amitié. Nous résoudrons la question d’une manière ou d’une autre, Min. Et quand nous aurons découvert qui est la troisième… Eh bien, nous résoudrons cela aussi. Vaille que vaille. » Une troisième ! Se pourrait-il que ce soit Berelain ? Oh, sang et cendres !

« Vaille que vaille, répéta Min d’un ton morne. En attendant, toi et moi, nous sommes prises ici dans une chausse-trape. Je sais qu’il en existe une autre, je sais que je ne peux rien là contre, mais j’ai eu assez de mal à me réconcilier avec l’idée qu’il y avait toi et… les Cairhienines ne sont pas toutes comme Moiraine. J’ai vu une dame noble dans Baerlon, un jour. En surface, elle rendait Moiraine pareille à Leane mais, quelquefois, elle disait des choses, par allusions. Et ses auras ! Je ne crois pas qu’un homme dans toute la ville était en sécurité seul avec elle, pas à moins d’être laid, boiteux et, mieux encore, mort. »

Elayne renifla, mais elle réussit à prendre un ton léger. « Ne t’inquiète pas pour ça. Nous avons une autre sœur, toi et moi, une que tu n’as jamais rencontrée. Aviendha surveille Rand de près et il ne fait pas dix pas sans une garde de Vierges de la Lance aielles. » Une Cairhienine ? Au moins elle avait rencontré Berelain, la connaissait un peu. Non, elle n’allait pas se ronger le cœur là-dessus comme une idiote. Une jeune femme adulte affrontait le monde comme il était et en tirait le meilleur parti. Qui pouvait être cette troisième ?

Elles avaient abouti dans une cour à ciel ouvert parsemée de cendres froides. D’énormes chaudrons, la plupart piqués là d’où la rouille avait été enlevée, étaient alignés le long du mur d’enceinte en pierre, qui avait été renversé en plusieurs endroits par les arbres qui avaient poussé dessous. En dépit des ombres traversant la cour, deux bouilloires Rimantes étaient encore posées sur des flammes et trois novices, les cheveux collés par la transpiration et leurs jupes blanches relevées, s’activaient avec ardeur sur des planches à laver plongées dans de larges baquets pleins d’eau savonneuse.

Avec un coup d’œil aux chemises sous le bras de Min, Elayne s’ouvrit à la saidar. « Laisse-moi t’aider avec ça. » Canaliser pour effectuer des corvées qui vous ont été assignées était interdit – le travail physique forme le caractère, disait-on – mais ceci ne pouvait pas être considéré comme la même chose. Si elle agitait avec assez de violence les chemises dans l’eau, il n’y aurait pas de raison de se mouiller les mains. « Dis-moi tout. Est-ce que Siuan et Leane sont aussi changées qu’elles le paraissent ? Comment êtes-vous arrivées ici ? Est-ce que Logain est vraiment ici ? Et pourquoi laves-tu des chemises d’homme ? Tout. »

Min rit, visiblement enchantée de changer de sujet. « Tout, cela demanderait une semaine. N’empêche, j’essaierai. D’abord, j’ai aidé Siuan et Leane à s’extraire du cachot où Elaida les avait fourrées, puis… »

Émettant les sons d’émerveillement appropriés, Elayne canalisa de l’Air pour soulever au-dessus de ses flammes une des bouilloires fumantes. Elle remarqua à peine les regards incrédules des novices ; elle était maintenant habituée à sa force et elle s’avisait rarement qu’elle faisait sans réfléchir des choses dont certaines Aes Sedai confirmées étaient parfaitement incapables. Qui était la troisième femme ? Mieux vaudrait pour Aviendha qu’elle veille à le surveiller de près.

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