Rand posa son rasoir, essuya les dernières traces de savon sur sa figure et commença à lacer sa chemise. Le soleil du petit matin entrait à flots par les arches conduisant au balcon de sa chambre ; les lourds rideaux d’hiver avaient été mis en place, mais ils étaient rattachés de côté pour laisser entrer un souffle d’air. Il serait présentable quand il tuerait Rahvin. Pensée qui déclencha la remontée d’une bulle de rage du plus profond de lui-même. Il la força à redescendre. Il serait présentable et calme. Froid. Pas d’erreurs.
Quand il se détourna du miroir au cadre doré, Aviendha était assise sur sa paillasse roulée contre le mur, sous une tenture représentant des tours dorées d’une invraisemblable hauteur. Il avait proposé qu’un autre lit soit installé dans la pièce, mais elle affirmait que les matelas étaient trop mous pour bien dormir. Elle l’observait intensément, sa chemise oubliée dans une main. Il avait pris grand soin de ne pas regarder derrière lui pendant qu’il se rasait afin de lui laisser le temps de s’habiller mais, en dehors de ses bas blancs, elle n’avait pas un fil sur elle.
« Je ne vous mortifierais pas devant d’autres hommes, dit-elle subitement.
— Me mortifier ? Que voulez-vous dire ? »
Elle se leva avec souplesse, étonnamment blanche aux endroits que n’avait pas atteint le soleil, mince et musclée, pourtant aussi avec des rondeurs et des douceurs qui hantaient ses rêves. C’était la première fois qu’il se permettait de la contempler ouvertement quand elle s’affichait ainsi, mais elle n’en avait apparemment pas conscience. Ces grands yeux pers qu’elle avait étaient fixés sur lui. « Je n’ai pas demandé à Suline d’inclure Enaila, Somara ou Lamelle, ce premier jour. Et je ne leur ai pas demandé de veiller sur vous ou de faire quoi que ce soit si vous flanchiez. Cette sollicitude venait spontanément d’elles.
— Autrement dit, elles essaieraient de m’emporter comme un nourrisson au cas où je vacillerais. Subtile nuance. »
Son ironie fut perdue pour elle. « Cela vous a obligé à ne pas prendre de risques quand c’était nécessaire.
— Je vois, répliqua-t-il sèchement. Eh bien, je vous remercie en tout cas pour la promesse de ne pas me mortifier. »
Elle sourit. « Je n’ai pas dit cela, Rand al’Thor. J’ai dit “pas devant d’autres hommes” ! Si vous en avez besoin, pour votre propre bien… » Son sourire s’élargit.
« Avez-vous l’intention de venir comme ça ? » Il eut un geste irrité pour la désigner de la tête aux pieds.
Elle n’avait jamais témoigné de la moindre gêne à être nue devant lui – loin de là – mais elle jeta un coup d’œil à sa personne puis à lui qui la regardait et son visage s’empourpra. Soudain elle fut environnée d’une rafale brun foncé du drap de laine et blanche de l’algode, enfilant ses vêtements si vite qu’il aurait pu croire qu’elle canalisait pour s’habiller. « Avez-vous tout arrangé ? monta du cœur de ce tourbillon. Avez-vous parlé aux Sagettes ? Vous êtes resté tard dehors hier soir. Qui d’autre vient avec nous ? Combien pouvez-vous emmener ? Pas d’hommes des Terres Humides, j’espère. Impossible de se fier à eux. Surtout pas de Tueurs-d’arbre[25]. Êtes-vous vraiment capable de nous transporter à Caemlyn en une heure ? Est-ce comme ce que j’avais fait la nuit où… ? Ce que je veux dire, comment y parviendrez-vous ? Je n’aime pas être obligée de me fier à ce que je ne connais pas et ne comprends pas.
— Tout est arrangé, Aviendha. » Pourquoi se lançait-elle dans ce déluge de paroles ? Et refusait de le regarder en face ? Il avait eu une réunion avec Rhuarc et les autres chefs restés encore à proximité de la ville ; ils n’avaient pas franchement aimé son plan, mais ils le jugeaient en termes de ji’e’toh et aucun n’avait pensé qu’il avait un autre choix. Ils en avaient discuté rapidement, étaient tombés d’accord, puis avaient orienté la conversation vers d’autres sujets. Rien à voir avec les Réprouvés, Illian ou la guerre. Les femmes, la chasse, l’alcool du Cairhien pouvait-il rivaliser avec l’oosquai ou le tabac des Terres Humides avec ce qui était cultivé dans le Désert. Pendant une heure il avait presque oublié ce qui se préparait. Il espéra que la Prophétie de Rhuidean était plus ou moins erronée, qu’il ne causerait pas la mort de ces hommes. Les Sagettes étaient venues le trouver, une délégation d’une bonne cinquantaine, alertée par Aviendha elle-même et conduite par Amys, Mélaine et Bair ; ou peut-être par Sorilea ; avec les Sagettes, il était souvent difficile de dire qui dirigeait. Elles n’étaient pas venues dans l’intention de le dissuader – encore le ji’e’toh – mais pour s’assurer qu’il comprenait que son obligation envers Elayne ne l’emportait pas sur celle envers les Aiels, et elles l’avaient maintenu dans la salle de réunion jusqu’à ce qu’elles aient été convaincues. C’était cela ou les prendre à bras-le-corps pour les écarter de son chemin jusqu’à la porte. Quand elles le voulaient, ces femmes étaient aussi habiles que l’était devenue Egwene à opposer une sourde oreille à la voix qui s’élève avec emportement. « Nous découvrirons combien de personnes je peux emmener quand j’essaierai. Uniquement des Aiels. » Avec de la chance, Meilan et Maringil et les autres apprendraient qu’il était parti seulement après son départ. Si la Tour avait des espions dans Cairhien, peut-être les Réprouvés en avaient-ils aussi et comment se fierait-il à des gens qui étaient incapables de voir le soleil se lever sans essayer d’intégrer cette donnée dans le Daes Dae’mar ?
Lorsqu’il eut endossé une tunique rouge brodée d’or, une belle étoffe de laine éminemment appropriée pour un Palais Royal dans Caemlyn ou Cairhien – la réflexion l’amusa, d’un amusement sans gaieté – à ce moment-là, Aviendha était presque habillée. C’était un étonnement pour lui qu’elle enfile ses vêtements avec cette prestesse et soit néanmoins tirée à quatre épingles. « Une femme est venue hier soir pendant que vous étiez sorti. »
Ô Lumière ! Il avait oublié Colavaere. « Qu’est-ce que vous avez fait ? »
Elle s’arrêta de nouer les lacets de son corsage, ses yeux tentaient de lui creuser un trou dans la tête mais sa voix était désinvolte. « Je l’ai ramenée dans son appartement, où nous avons parlé pendant un moment. Il n’y aura plus de Tueuses-d’arbre effrontées pour venir gratter à la porte de votre tente, Rand al’Thor.
— Exactement le but que je recherchais, Aviendha. Par la Lumière ! L’avez-vous blessée gravement ? Vous ne pouvez pas vous en aller comme ça battre des dames nobles. Ces gens me causent assez de tracas sans que vous en provoquiez davantage. »
Elle renifla avec ostentation et retourna à son laçage. « Des dames nobles ! Une femme est une femme, Rand al’Thor. À moins qu’elle ne soit une Sagette, ajouta-t-elle judicieusement. Celle-ci s’assied avec précaution ce matin, mais ses meurtrissures sont faciles à dissimuler et, avec un jour de repos, elle sera en mesure de quitter ses appartements. Et elle sait à présent ce qu’il en est. Je lui ai dit que si elle vous causait de nouveau le moindre désagrément – n’importe quel désagrément – je reviendrais lui parler. Un entretien beaucoup plus long. Elle exécutera ce que vous lui direz, quand vous le direz. Son exemple servira aux autres. Les Tueurs-d’arbre ne comprennent rien d’autre. »
Rand soupira. Pas une méthode qu’il aurait choisie ou pu choisir, mais elle donnerait peut-être des résultats. Ou seulement inciterait Colavaere et les autres à se montrer désormais plus sournois. Aviendha ne se souciait peut-être pas des répercussions à son encontre – en vérité, il serait surpris si elle en avait même envisagé la possibilité – mais une femme qui est Haut Siège d’une puissante Maison n’est pas pareille à une jeune femme d’un rang inférieur. Quel que soit l’effet pour lui, Aviendha risquait de se retrouver attaquée dans un couloir sombre et de recevoir dix fois ce qu’elle avait donné à Colavaere, sinon pire. « La prochaine fois, laissez-moi régler les situations à ma façon. Je suis le Car’a’carn, rappelez-vous.
— Vous avez du savon à barbe sur l’oreille, Rand al’Thor. »
Pestant entre ses dents, il saisit la serviette rayée et cria « Venez », en réponse au coup frappé à la porte.
Asmodean entra, de la dentelle claire à l’encolure et aux manchettes de sa tunique noire, l’étui de la harpe pendu dans son dos, et une épée à la hanche. On se serait cru en hiver à la froideur de son visage, mais ses yeux sombres étaient méfiants.
« Qu’est-ce que vous voulez, Natael ? s’exclama impérieusement Rand. Je vous ai donné vos instructions hier soir. *
Asmodean s’humecta les lèvres et jeta un coup d’œil à Aviendha qui le regardait en fronçant les sourcils. « Instructions avisées. Je suppose que j’apprendrais peut-être quelque chose à votre avantage, en demeurant ici à observer, mais il n’est question ce matin que des hurlements provenant de l’appartement de la Dame Colavaere hier soir. On raconte qu’elle vous a déplu, bien que personne ne semble savoir en quoi. Cette incertitude amène tout le monde à marcher sur la pointe des pieds. Je doute que quiconque respirera dans les jours qui viennent sans envisager ce que vous pourriez en déduire. » Le visage d’Aviendha reflétait une intolérable autosatisfaction.
« Vous voulez donc venir avec moi ? dit Rand à mi-voix. Vous voulez garder mes arrières quand j’affronterai Rahvin ?
— Quelle meilleure place pour le barde du Seigneur Dragon ? Mais mieux encore, rester sous vos yeux. Où je pourrai démontrer ma loyauté. Je ne suis pas fort. » La grimace d’Asmodean était bien naturelle chez n’importe quel homme formulant cet aveu mais, pendant un instant, Rand sentit le saidin emplissant son vis-à-vis, eut le goût de la souillure qui crispait la bouche d’Asmodean. Juste un instant, seulement assez longtemps pour qu’il en juge. Si Asmodean avait attiré à lui le maximum qu’il pouvait, il aurait du mal à égaler une des Sagettes qui savaient canaliser. « Pas fort, cependant peut-être que je peux me rendre utile quelque modestement que ce soit. »
Rand aurait aimé être capable de voir l’écran qu’avait tissé Lanfear. Elle avait dit qu’il se dissiperait avec le temps, mais Asmodean ne semblait pas capable de canaliser davantage maintenant que le premier jour où il était tombé entre les mains de Rand. Peut-être qu’elle avait menti, pour donner un faux espoir à Asmodean, pour induire Rand à croire qu’Asmodean deviendrait assez fort pour lui enseigner plus même qu’il ne voudrait. Ce serait bien d’elle. Il ne savait pas au juste s’il s’agissait de sa propre pensée ou de celle de Lews Therin, mais il avait la certitude que c’était vrai.
Le long silence fut cause qu’Asmodean s’humecta de nouveau les lèvres. « Un jour ou deux ne présentera pas de différence ici. Vous serez alors de retour, ou mort. Laissez-moi prouver ma loyauté. Peut-être que je peux faire quelque chose. Le poids d’un cheveu sur votre plateau de la balance a des chances de changer le résultat. » Une fois de plus, le saidin déferla en lui, juste un instant. Rand sentit la tension de l’effort, pourtant c’était toujours un faible afflux. « Vous connaissez mes choix. Je me cramponne à cette touffe d’herbe au bord de la falaise, en priant qu’elle tienne encore le temps d’un battement de cœur. Si vous échouez, je suis pire que mort. Je dois vous voir gagner et vivre. » Regardant soudain Aviendha, il parut se rendre compte qu’il risquait d’en avoir trop dit. Son rire sonna faux. « Autrement comment composerais-je les chants à la gloire du Seigneur Dragon ? Un barde a besoin d’une base pour travailler. » La chaleur n’incommodait jamais Asmodean – un résultat obtenu par un effort de l’esprit, prétendait-il, pas par le Pouvoir – mais des gouttes de sueur perlaient maintenant sur son front.
Sous ses yeux ou laissé sur place ? Peut-être pour courir à la recherche d’un endroit où se cacher quand il commencerait à se demander ce qui se passait à Caemlyn. Asmodean resterait l’homme qu’il était jusqu’à sa mort et à sa résurrection, et peut-être même encore après. « Sous mes yeux, dit Rand sobrement. Et si je soupçonne seulement que là où ce cheveu tombe me déplaît…
— Je mets ma confiance dans la miséricorde du Seigneur Dragon, murmura Asmodean en s’inclinant. Avec la permission du Seigneur Dragon, je vais attendre dehors. »
Tandis qu’il sortait à reculons, encore à demi incliné, Rand jeta un coup d’œil autour de la chambre. Son épée était posée sur le coffre chemisé de dorures au pied du lit, le ceinturon à la boucle en forme de Dragon enroulé autour du fourreau et de l’extrémité de lance seanchane. La mise à mort aujourd’hui ne serait pas exécutée par l’acier, pas en ce qui le concernait. Il toucha sa poche, sentit la dure forme sculptée du petit homme replet avec son épée ; voilà la seule épée dont il avait besoin aujourd’hui. Pendant un instant, il envisagea de Glisser jusqu’à Tear, pour récupérer Callandor, ou même jusqu’à Rhuidean pour ce qui était caché là-bas. Il pouvait anéantir Rahvin avec l’une ou l’autre avant que Rahvin sache qu’il était là. Mais pouvait-il se fier à lui-même ? Tant de puissance. Tant du Pouvoir Unique. Le saidin planait là juste à la limite de son champ visuel. La souillure semblait une partie de lui. La fureur filtrait juste sous la surface, contre Rahvin. Contre lui-même. Si elle jaillissait et qu’il tienne seulement Callandor… Que ferait-il ? Il serait invincible. Avec l’autre, il pouvait Glisser jusqu’au Shayol Ghul, en terminer définitivement, en terminer d’une manière ou d’une autre. D’une manière ou d’une autre ? Non. Il n’était pas seul dans cette affaire. Il ne pouvait se permettre que de vaincre.
« Le monde repose sur mes épaules », murmura-t-il. Il poussa soudain un petit cri et plaqua une main sur sa fesse gauche. C’était comme si une aiguille l’avait piqué, mais il n’avait pas besoin de la chair de poule qui s’estompait sur ses bras pour le renseigner sur ce qui s’était passé. « Pour quoi était-ce ? demanda-t-il d’un ton rogue à Aviendha.
— Juste pour vérifier si le Seigneur Dragon était encore de chair comme le reste de nous autres mortels.
— Oui, je le suis », dit-il sèchement. Et il saisit le saidin – tout l’agrément ; toute la corruption – juste le temps de canaliser brièvement.
Elle eut les yeux qui s’écarquillèrent, mais elle ne broncha pas, se contenta de le dévisager comme si rien n’était arrivé. Pourtant, lorsqu’ils traversèrent l’antichambre, elle se frotta furtivement le postérieur au moment où elle crut qu’il regardait ailleurs. Apparemment, elle aussi était de chair ordinaire. Que je me réduise en braises, je pensais lui avoir enseigné quelques bonnes manières.
Tirant la porte pour l’ouvrir, il sortit et s’immobilisa avec surprise. Mat était appuyé sur sa drôle de lance avec ce chapeau à large bord rabaissé sur le visage, un peu à l’écart d’Asmodean, mais ce n’était pas ce qui le déconcertait. Il n’y avait pas de Vierges de la Lance. Il aurait dû se douter que quelque chose n’allait pas quand Asmodean était entré sans être annoncé. Aviendha cherchait autour d’elle avec stupeur, comme si elle s’attendait à les découvrir derrière une des tapisseries.
« Melindhra a tenté de me tuer hier soir », dit Mat – et Rand cessa de s’inquiéter des Vierges. « Une minute, nous bavardions, et la suivante elle s’efforçait de me fracasser le crâne à coups de pied. »
Mat raconta ce qui s’était produit en phrases courtes. Le poignard avec les abeilles d’or. Ses conclusions. Il ferma les yeux quand il expliqua comment il y avait mis fin – un simple, sans emphase « Je l’ai tuée » – et rouvrit les paupières vivement comme s’il avait derrière elles quelque chose qu’il n’avait pas envie de voir.
« Je suis désolé que tu aies été obligé d’en passer par là », dit Rand à mi-voix – et Mat haussa les épaules dans un geste morne.
« Mieux vaut elle que moi. Je suppose. C’était une Amie du Ténébreux. » Sa voix ne donnait pas l’impression que cela y changeait grand-chose.
« Je réglerai le compte de Sammael. Dès que je serai prêt.
— Et combien cela en laissera-t-il ?
— Les Réprouvés ne sont pas ici, lança sèchement Aviendha. Et non plus les Vierges de la Lance. Où sont-elles ? Qu’avez-vous fait, Rand al’Thor ?
— Moi ? Il y en avait vingt ici même quand je suis venu me coucher hier soir et je n’en ai pas vu une depuis.
— Peut-être est-ce parce que Mat… » commença Asmodean qui s’interrompit quand Mat le regarda, avec une expression où se mélangeaient une souffrance qui lui pinçait la bouche et une envie tout juste réprimée de frapper n’importe quoi.
« Ne soyez pas stupides, dit Aviendha d’un ton ferme. Les Far Dareis Mai ne se réclameraient pas du toh contre Mat Cauthon pour cela. Elle a voulu le tuer et il l’a tuée. Même ses presque-sœurs ne s’en prévaudraient pas, si elle en avait eu. Et personne ne revendiquerait le toh à l’encontre de Rand al’Thor pour un acte accompli par un autre à moins qu’il ne l’ait lui-même ordonné. C’est vous qui avez fait quelque chose, Rand al’Thor, quelque chose d’important et de mauvais, sinon elles seraient ici.
— Je n’ai rien fait, lui rétorqua-t-il sèchement, et je n’ai pas l’intention de rester ici à en discuter. Es-tu habillé pour le voyage vers le sud, Mat ? »
Mat fourra une main dans la poche de sa tunique, palpant ce qui y était. Il mettait là d’habitude des dés et son cornet à dés. « Caemlyn. Je suis fatigué qu’ils me tombent dessus sans prévenir. J’ai envie d’en surprendre l’un d’eux à mon tour pour changer. J’espère seulement que j’y gagnerai cette sacrée caresse sur la tête au lieu de cette sacrée fleur », ajouta-t-il avec une grimace.
Rand ne lui demanda pas de s’expliquer. Un autre ta’veren. Deux ensemble pour influer sur le hasard. Pas moyen de dire comment, ou même si, mais… « On dirait que nous allons rester ensemble un peu plus longtemps. » Mat avait l’air plus résigné qu’autre chose.
Ils n’avaient pas beaucoup avancé dans le couloir aux murs couverts de tapisseries que Moiraine et Egwene vinrent à leur rencontre, marchant ensemble d’un pas léger comme si la journée ne devait pas comporter plus qu’une promenade dans un des jardins. Egwene, le regard impassible et l’air calme avec au doigt l’anneau d’or au Grand Serpent, aurait réellement pu être une Aes Sedai en dépit de son costume aiel, du châle et de l’écharpe pliée autour de ses tempes, tandis que Moiraine… Des fils d’or captaient la lumière, sillonnant de faibles reflets la robe de Moiraine en soie bleue chatoyante. La petite pierre bleue sur son front, suspendue à sa chaîne d’or fixée dans les ondes de sa chevelure brune, scintillait autant que les gros saphirs sertis d’or autour de son cou. Tenue guère appropriée pour ce qu’ils projetaient – toutefois, dans sa tunique rouge, Rand était mal placé pour émettre un commentaire.
Peut-être que c’était d’être ici, où la Maison de Damodred avait jadis occupé le Trône du Soleil, mais le port gracieux de Moiraine était plus royal qu’il se souvenait de l’avoir jamais vu. Pas même la présence inattendue de « Jasin Natael » ne pouvait gâter cette sérénité souveraine, pourtant elle adressa à Mat un chaud sourire, ce qui était stupéfiant. « Ainsi tu viens aussi, Mat. Apprends à te fier au Dessin. Ne gâche pas ta vie à tenter de modifier ce qui ne peut pas l’être. » D’après la tête de Mat, il avait l’air d’envisager de modifier sa décision concernant sa présence là, mais l’Aes Sedai se détourna de lui sans une trace d’inquiétude. « Celles-ci sont pour toi, Rand.
— Encore des lettres ? » s’exclama-t-il. L’une portait son nom d’une écriture élégante qu’il reconnut aussitôt. « De vous, Moiraine ? » L’autre était au nom de Thom Merrilin. Les deux avaient été scellées à la cire bleue, manifestement avec son anneau au Grand Serpent, offrant imprimée l’image du serpent se mordant la queue. « Pourquoi m’écrire une lettre ? Et scellée. Vous n’avez jamais eu peur de me dire en face ce que vous vouliez dire. Si jamais je l’avais oublié, Aviendha vient de me rappeler que je ne suis que de chair et de sang.
— Tu as changé depuis la première fois où je t’ai rencontré adolescent devant l’Auberge de la Source-du-Vin. » Sa voix avait une douce résonance cristalline. « Tu n’es plus du tout le même. Je prie pour que tu aies changé suffisamment. »
Egwene murmura quelque chose. Rand pensa que c’était : « J’espère que tu n’as pas trop changé. » Elle fixait les lettres avec un froncement de sourcils comme si elle aussi se demandait ce qu’il y avait dedans. Et de même Aviendha.
Moiraine reprit plus gaiement, même énergiquement. « Les sceaux assurent le secret. Celle-ci contient des choses auxquelles je désire que tu réfléchisses ; pas maintenant, quand tu auras du temps pour le faire. Quant à la lettre de Thom, je ne connais pas de mains plus sûres que les tiennes à qui la confier. Donne-la-lui quand tu le rencontreras de nouveau. Maintenant, il y a quelque chose que tu dois voir sur les quais.
— Les quais ? dit Rand. Moiraine, ce matin entre tous les matins, je n’ai pas le temps de… »
Mais elle s’enfonçait déjà dans le couloir comme si elle était certaine qu’il suivrait. « J’ai des chevaux sellés. Même un pour toi, Mat, juste en cas. » Egwene n’hésita qu’un instant, puis suivit aussi.
Rand ouvrit la bouche pour rappeler Moiraine. Elle avait juré d’obéir. Ce qu’elle avait à lui montrer, il pouvait le regarder un autre jour.
« En quoi une heure nuirait-elle ? » murmura Mat. Peut-être révisait-il sa décision.
« Ce ne serait pas mal que vous paraissiez en public ce matin, remarqua Asmodean. Rahvin pourrait en être mis au courant dès que cela se produira. S’il a des soupçons – s’il a des espions susceptibles d’avoir écouté aux portes – cela les endormirait pour aujourd’hui. »
Rand regarda Aviendha. « Vous aussi conseillez-vous un délai ?
— Je conseille que vous écoutiez Moiraine Sedai. Seuls les fous ne tiennent pas compte des Aes Sedai.
— Que peut-il y avoir sur le quai de plus important que Rahvin ? » dit-il avec humeur, puis il secoua la tête. Une maxime avait cours dans la région des Deux Rivières, non pas que personne la mentionnait là où des femmes pouvaient l’entendre : Le Créateur a fait les femmes pour plaire à l’œil et troubler l’esprit. Les Aes Sedai n’étaient certes différentes en rien. « Une heure. »
Le soleil n’était pas encore assez haut pour lever la longue ombre du rempart de la cité qui enveloppait le quai de pierre où étaient alignés les chariots de Kadere, mais il s’épongeait toujours la figure avec un grand mouchoir. C’est en partie seulement la chaleur qui causait cette transpiration. De grandes murailles grises s’étendant jusqu’à la rivière de chaque côté de la rangée des docks donnaient au quai l’apparence d’une boîte obscure, avec lui prisonnier dedans. Seules de larges barges pour le transport des céréales, à l’étrave arrondie, étaient amarrées là, et les mêmes ancrées dans la rivière attendant leur tour pour décharger. Il avait songé à se glisser sur l’une d’elles quand elle quittait le quai, mais cela impliquait l’abandon de la majeure partie de ce qu’il possédait encore. Toutefois, s’il avait cru que le lent voyage vers l’aval le conduirait partout sauf vers sa mort, il n’aurait pas hésité. Lanfear n’avait pas réapparu dans ses rêves, mais il avait les brûlures sur sa poitrine pour lui rappeler ses ordres. Rien que la pensée de désobéir à un des Élus provoquait en lui des frissons, alors même que de la sueur ruisselait sur son visage.
Si seulement il savait à qui se fier ; pour autant que c’était possible de se fier à un de ses pareils Amis du Ténébreux. Le dernier de ses conducteurs qui avaient prononcé les serments avait disparu deux jours auparavant, très probablement sur une des barges qui avaient apporté une cargaison de céréales. Il ignorait toujours qui était l’Aielle qui avait glissé ce billet sous la porte de son chariot – Vous n’êtes pas seul au milieu d’étrangers. Une voie a été choisie. – bien qu’il ait eu dans l’esprit plusieurs possibilités. Le port accueillait presque autant d’Aiels que de dockers, venus contempler la rivière ; il avait vu quelques-uns de ces visages plus souvent que cela ne paraissait naturel, et certains l’avaient observé avec attention. De même un petit nombre de Cairhienins et un seigneur du Tear. En soi, cela ne signifiait rien, bien sûr, mais s’il pouvait trouver des hommes avec qui travailler…
Un groupe de cavaliers apparut à l’une des portes, Moiraine et Rand al’Thor en tête avec le Lige de l’Aes Sedai, se frayant un chemin au milieu des charrettes emportant les sacs de blé. Une vague d’acclamations les accompagnait.
« Gloire à jamais au Seigneur Dragon ! », « Salut au Seigneur Dragon ! » et par intervalles « Gloire au Seigneur Matrim ! Gloire à la Main Rouge ! »
Pour une fois, l’Aes Sedai se dirigea vers l’extrémité de la file de chariots sans adresser le moindre coup d’œil à Kadere. Il aimait autant ça. N’aurait-elle pas été une Aes Sedai, ne l’aurait-elle pas regardé comme si elle connaissait le moindre recoin sombre de son esprit, il n’en aurait pas pour autant examiné de trop près certaines des choses dont elle avait rempli ses chariots. La veille au soir, elle lui avait fait ôter la bâche de dessus ce portail de grès rouge bizarrement déformé dans le chariot juste derrière le sien. Elle semblait prendre un plaisir pervers à l’obliger à l’aider pour ce qu’elle désirait étudier. Il aurait bien recouvert cette chose-là s’il avait pu supporter de s’en approcher ou s’il avait pu obliger un de ses conducteurs à s’en charger. Aucun de ceux qui étaient avec lui maintenant n’avait été témoin de la chute d’Herid au travers de ce porche à Rhuidean et de sa disparition à moitié – Herid avait été le premier à s’enfuir une fois franchi le Défilé de Jangai[26] ; il n’avait plus toute sa raison après que le Lige l’avait ramené en arrière – mais ils pouvaient le contempler, noter la façon dont les angles se joignaient autrement qu’ils ne devaient, constater qu’il était impossible d’en suivre des yeux le contour sans cligner des paupières et se sentir pris de vertige.
Kadere se désintéressa des trois premiers cavaliers autant que l’Aes Sedai s’était désintéressée de lui, et de Mat Cauthon presque au même degré. Celui-ci portait son chapeau ; il n’avait jamais réussi à trouver à le remplacer. La fille aielle, Aviendha, était en croupe derrière la jeune Aes Sedai, toutes les deux avec les jupes retroussées découvrant leurs jambes. S’il avait besoin d’une confirmation que l’Aielle couchait avec al’Thor, il n’avait qu’à voir la façon dont elle le regardait ; une femme qui a accueilli un homme dans son lit le regarde toujours ensuite avec cette lueur de propriétaire dans les yeux. Plus important, Natael les accompagnait. C’était la première fois que Kadere était aussi près de lui depuis qu’ils avaient passé de l’autre côté de l’Échine du Monde. Natael, qui avait un haut rang parmi les Amis du Ténébreux. S’il réussissait à esquiver les Vierges pour arriver jusqu’à Natael…
Soudain Kadere battit des paupières. Où étaient les Vierges ? Al’Thor avait toujours une escorte de femmes armées de lances. Fronçant les sourcils, il se rendit compte qu’il n’en apercevait pas une seule parmi les Aiels sur le quai ou les docks.
« N’allez-vous pas regarder une vieille amie, Hadnan ? »
Au son de cette voix mélodieuse, Kadere se retourna brusquement, ébahi devant un visage au nez en lame de couteau, aux yeux noirs presque noyés dans des bourrelets de graisse. « Keille ? » C’était impossible. Personne ne survivait seul dans le Désert excepté les Aiels. Elle devait être morte. Pourtant elle était là, la soie blanche tendue à craquer sur son corps massif, de grands peignes d’ivoire dressés dans ses boucles sombres.
Un léger sourire sur les lèvres, elle se détourna avec une grâce qui le surprenait toujours chez une femme aussi grosse et elle gravit avec légèreté les marches pour entrer dans son chariot.
Pendant un instant il hésita, puis se hâta à sa suite. Il aurait autant aimé que Keille Shaogi soit vraiment morte dans le Désert – elle était autoritaire et antipathique ; qu’elle ne s’imagine pas qu’elle aurait un sou du peu qu’il était parvenu à sauvegarder – mais elle avait un aussi haut rang que Jasin Natael. Peut-être répondrait-elle à quelques questions. Du moins aurait-il quelqu’un avec qui travailler. Au pire quelqu’un sur qui rejeter le blâme. La puissance allait de pair avec le haut rang, mais aussi le blâme pour les échecs de ceux qui étaient d’un rang inférieur. Plus d’une fois il avait livré ses supérieurs à ceux dont la situation était encore plus élevée afin de se couvrir.
Refermant la porte avec soin, il se détourna – et aurait poussé un hurlement si sa gorge n’avait pas été trop serrée pour émettre un son.
La femme qui se tenait là était vêtue de soie blanche, mais elle n’était pas grasse. C’était la plus belle femme qu’il avait jamais vue, aux yeux comme de sombres lacs de montagne sans fond, des fils d’argent tissés entourant sa taille fine, des croissants d’argent dans ses cheveux noirs chatoyants. Kadere reconnaissait ce visage d’après ses rêves.
Le choc de ses genoux sur le plancher libéra sa respiration. « Grande Maîtresse, dit-il d’une voix rauque, en quoi puis-je servir ? »
Lanfear le regardait de la même façon qu’elle aurait regardé un insecte, un qu’à sa fantaisie elle écraserait ou non sous la semelle de son escarpin. « En obéissant à mes ordres. J’ai été trop occupée pour surveiller moi-même Rand al’Thor. Racontez-moi ce qu’il a fait, en dehors de conquérir Cairhien, ce qu’il a l’intention de faire.
— C’est difficile, Grande Maîtresse. Une personne telle que moi ne peut approcher une personne telle que lui. » Un insecte, déclaraient ces yeux impassibles, autorisé à vivre aussi longtemps qu’il serait utile. Kadere se racla la cervelle à la recherche de tout ce qu’il avait vu, entendu ou imaginé. « Il envoie dans le sud des Aiels en nombres énormes, Grande Maîtresse, bien que j’ignore pourquoi. Les Tairens et les Cairhienins n’ont pas l’air de l’avoir remarqué, mais je ne pense pas qu’ils sachent distinguer un Aiel d’un autre. » Pas plus que lui-même. Il n’oserait pas lui mentir mais, si elle croyait qu’il avait plus d’utilité qu’il n’en avait… « Il a fondé une espèce d’école, dans un palais de la ville qui appartenait à une Maison dont il n’existe pas de survivants… » Au commencement, il n’y avait pas moyen de discerner si elle était satisfaite de ce qu’elle entendait mais, au fur et à mesure qu’il continuait, son expression commença à s’assombrir.
« Qu’est-ce que vous voulez que je voie, Moiraine ? » dit avec impatience Rand tandis qu’il attachait les rênes de Jead’en à la roue du dernier chariot de la file.
Elle s’était dressée sur la pointe des pieds pour regarder par-dessus le bord du fardier deux fûts qui avaient une apparence familière. Sauf erreur de sa part, ils contenaient les deux sceaux en cuendillar, empaquetés dans de la laine pour les protéger maintenant qu’ils n’étaient plus incassables. Il sentait fortement ici la souillure du Ténébreux ; on aurait presque cru qu’elle venait des fûts, un miasme à peine perceptible de quelque chose en train de pourrir dans un coin caché.
« Ce sera en sécurité ici », murmura Moiraine. Relevant ses jupes d’un geste gracieux, elle se mit en marche le long de la file de chariots. Lan suivit sur ses talons, la cape pendant dans son dos toute troublantes ondulations de couleur et de néant.
Rand eut un regard agacé. « T’a-t-elle dit ce que c’était, Egwene ?
— Simplement que tu avais quelque chose à voir. Qu’il fallait que tu viennes ici, de toute façon.
— Vous devez vous fier aux Aes Sedai », affirma Aviendha, d’une voix presque aussi égale mais avec une nuance de doute. Mat émit un rire sec.
« Eh bien, j’ai l’intention de le découvrir maintenant. Natael, allez prévenir Bael que je le rejoindrai dans… »
À l’autre bout de la file, le flanc de la roulotte de Kadere explosa, des éclats de bois fauchant Aiels et gens de la ville. Rand comprit ; il n’avait pas besoin de la chair de poule qui lui hérissait la peau pour savoir. Il s’élança vers la roulotte, après Moiraine et Lan. Le temps parut ralentir, tout arrivant à la fois, comme si l’air était de la gelée collant à chaque instant.
Lanfear sortit dans un silence stupéfié où ne s’entendaient que les gémissements et cris des blessés, quelque chose de mou, de pâle et strié de rouge lui pendant d’entre les doigts, traînant derrière elle tandis qu’elle descendait des marches invisibles. Son visage était un masque sculpté dans de la glace. « Il me l’a dit, Lews Therin », s’exclama-t-elle presque dans un hurlement, jetant en l’air cette chose pâle. Qu’on ne sait quoi saisit, emplit d’air pendant quelques secondes en une sanglante statue transparente de Hadnan Kadere – sa peau totalement arrachée. Cette statue s’affaissa et tomba comme la voix de Lanfear montait à un ton suraigu et crissant. « Vous avez laissé une autre femme vous toucher ! Encore ! »
Les moments collant les uns aux autres, tout arrivant à la fois.
Lanfear n’avait pas encore atteint les pavés du quai que Moiraine souleva encore plus haut ses jupes et commença à courir droit sur elle. Si rapide qu’elle fut, Lan fut plus prompt, sourd à son cri de « Non, Lan ! ». Tirant l’épée du fourreau, ses longues jambes l’emportant en avant d’elle, sa cape aux couleurs changeantes flottant derrière lui, il chargeait. Soudain, il sembla heurter un mur de pierre invisible, rebondit en arrière, essaya en trébuchant de repartir en avant. Un pas et, comme si une main géante l’avait repoussé à l’écart, il vola dans les airs et s’écrasa sur les pavés dix pas plus loin.
Pendant qu’il était en l’air, Moiraine accéléra l’allure dans un sursaut, ses pieds patinant sur les pavés, jusqu’à ce qu’elle fut face à Lanfear. Cela ne dura qu’un très bref laps de temps. La Réprouvée la regarda comme si elle se demandait ce qui pouvait bien s’être mis en travers de son chemin, puis Moiraine fut projetée de côté avec une telle force qu’elle roula plusieurs fois sur elle-même jusqu’à disparaître sous un des chariots.
Le quai était en ébullition. À peine quelques instants s’étaient écoulés depuis que la roulotte de Kadere avait explosé, pourtant seuls les aveugles ignoraient que le Pouvoir Unique avait été utilisé par la femme en blanc. Le long des docks, les haches étincelaient, coupant les amarres, libérant les barges que leurs équipages écartaient du rivage avec l’énergie du désespoir vers l’eau libre et la fuite. Des dockers au torse nu et des citadins vêtus de sombre se démenaient pour sauter à bord. Dans l’autre direction, des hommes et des femmes fourmillaient et criaient en bataillant pour franchir les portes donnant dans la cité. Et parmi eux, des silhouettes vêtues de cadin’sor se voilaient et se précipitaient vers Lanfear avec des lances, des poignards ou leurs mains nues. Il n’y avait pas de doute qu’elle était la source de l’attaque, pas de doute qu’elle se servait comme arme du Pouvoir. Néanmoins, ils couraient danser la danse des lances.
Du feu déferla sur eux par vagues. Des flèches de feu transpercèrent ceux qui arrivaient avec leurs habits en flammes. Ce n’était pas comme si Lanfear luttait contre eux ou même leur prêtait réellement attention. Elle aurait aussi bien pu écarter d’elle des moustiques ou des bitèmes. Tant ceux qui, brûlés, s’enfuyaient que ceux qui tentaient de combattre. Elle avançait vers Rand comme si rien d’autre n’existait.
Rien que le temps de battements de cœur.
Elle avait accompli trois pas quand Rand saisit la moitié masculine de la Vraie Source, acier en fusion et glace capable de briser l’acier, doux miel et fumier. Au cœur du Vide, le combat pour survivre était distant, la bataille devant lui à peine moins. Alors que Moiraine disparaissait sous le chariot, il canalisa, retirant la chaleur ardente des feux de Lanfear, les noyant dans la rivière. Les flammes, qui un instant plus tôt engloutissaient des formes humaines, s’évanouirent. En même temps, il tissa de nouveau les flots et un dôme gris vaporeux se forma, un long ovale l’englobant lui et Lanfear, ainsi que la plupart des chariots, un mur presque transparent qui empêchait d’approcher tous ceux qui n’étaient pas déjà à l’intérieur. Alors même qu’il nouait son tissage, il ne savait pas très bien ce que c’était ni d’où sa connaissance venait – un souvenir de Lews Therin, peut-être – les feux de Lanfear frappèrent ce mur et s’arrêtèrent. Il voyait vaguement des gens de l’autre côté, un trop grand nombre se débattant frénétiquement – il avait supprimé les flammes, mais pas les brûlures de la chair ; cette odeur flottait encore dans l’air – par contre, nul ne brûlait plus maintenant qui ne l’avait pas déjà été. Des corps gisaient aussi à l’intérieur du dôme, des amoncellements d’étoffe carbonisée, certains remuant faiblement, gémissant. Lanfear ne s’en préoccupait pas ; les flammes qu’elle canalisait s’éteignirent ; les moucherons étaient dispersés ; elle ne jeta pas un coup d’œil de côté.
Battements de cœur. Rand était froid dans le néant du Vide et, s’il éprouvait du chagrin pour les morts, les mourants, les blessés, ce sentiment était si lointain qu’il aurait aussi bien pu ne pas exister. Il était la froideur même. Le Vide même. Seule l’emplissait la fureur du saidin…
Un mouvement de chaque côté de lui. Aviendha et Egwene, le regard concentré sur Lanfear. Il avait escompté les exclure de ceci. Elles avaient dû courir en même temps que lui. Mat et Asmodean étaient au-dehors ; la paroi du dôme s’était abaissée avant les quelques derniers chariots. Dans un calme glacial, il canalisa l’air pour capturer Lanfear ; Egwene et Aviendha pourraient l’isoler dans un écran pendant qu’il détournait son attention.
Quelque chose trancha ses flots ; ils revinrent en claquant si brusquement vers lui qu’il poussa un grognement.
« L’une d’elles ? questionna Lanfear d’une voix rageuse. Laquelle est Aviendha ? » Egwene rejeta la tête en arrière et gémit, les yeux exorbités, toute la souffrance du monde jaillissant de sa bouche. « Laquelle ? » Aviendha se souleva sur la pointe des pieds, frémissante, ses hurlements rivalisant avec ceux d’Egwene qui devenaient de plus en plus aigus.
La pensée s’imposa soudain là dans le néant. L’Esprit tissé de cette manière, avec le Feu et la Terre. Là. Rand sentit que quelque chose était tranché, quelque chose qu’il ne pouvait pas voir, et Egwene s’effondra comme une masse, Aviendha sur les mains et les genoux, tête baissée et oscillant.
Lanfear chancela. Son regard allait des jeunes femmes à lui, ses yeux de sombres lacs de feu noir. « Vous êtes à moi, Lews Therin ! À moi !
— Non. » Sa propre voix donna à Rand l’impression de parvenir à ses oreilles le long d’un tunnel d’un quart de lieue. Détourne son attention des jeunes filles. Il continua à avancer, ne regarda pas en arrière. « Je n’ai jamais été à vous, Mierin. J’ai toujours appartenu à Ilyena. » Le Vide trembla de chagrin et d’une sensation de perte. Et de désespoir, comme il combattait quelque chose en plus du décapage du saidin. Pendant un moment, il se trouva en équilibre. Je suis Rand al’Thor. Et : Ilyena, à tout jamais mon cœur. En équilibre sur le fil d’un rasoir. Je suis Rand al’Thor ! D’autres pensées essayaient de monter en surface, un jaillissement de pensées concernant Ilyena, Mierin, ce qu’il pouvait faire pour la vaincre. Il les repoussa, même la dernière. S’il retombait du mauvais côté du rasoir… Je suis Rand al’Thor ! « Votre nom est Lanfear et je mourrai avant d’aimer une des Réprouvées. »
Une expression qui aurait pu être de l’angoisse marqua fugitivement le visage de son adversaire, qui redevint un masque marmoréen. « Si vous n’êtes pas mien, déclara-t-elle froidement, alors vous êtes mort. »
Une sensation atroce dans sa poitrine, comme si son cœur allait exploser, dans sa tête des clous chauffés à blanc s’enfonçaient à travers son cerveau, une douleur si intense qu’à l’intérieur du Vide il en aurait hurlé. La mort était là et il le savait. Fébrilement, – même dans le Vide, fébrile ; le néant miroita, rétrécit – il tissa Esprit, Feu et Terre, projetant son tissage au hasard. Son cœur ne battait plus. Des doigts de souffrance sombre enserraient le Vide. Un voile gris tombait devant ses yeux. Il sentit son tissage scier irrégulièrement celui de Lanfear. La brûlure de l’air entrant dans des poumons vides, le sursaut du cœur qui recommence à se contracter. Il pouvait de nouveau voir, des taches noir et argent flottaient entre lui et une Lanfear au visage de pierre qui essayait encore de recouvrer son équilibre ébranlé par le choc en retour de ses flots. La douleur était là dans la tête et la poitrine comme des blessures, mais le Vide se raffermit et la souffrance physique était lointaine.
Une bonne chose qu’elle fût lointaine, car il n’avait pas le temps de récupérer. Se forçant à aller de l’avant, il la frappa avec de l’Air, une massue pour l’assommer. Elle trancha le tissage et il frappa de nouveau, encore, encore et encore, chaque fois qu’elle fendait son dernier tissage, une impétueuse pluie de coups qu’elle voyait on ne sait comment et parait, tandis qu’il se rapprochait constamment. S’il pouvait l’occuper un moment encore, si l’un de ces gourdins invisibles s’abattait sur sa tête, s’il pouvait arriver assez près pour lui asséner un coup de poing… Inconsciente, elle serait aussi impuissante que n’importe qui.
Subitement, elle parut comprendre ce qu’il faisait. Continuant à parer ses coups aussi aisément que si elle voyait chacun, elle recula d’un pas dansant jusqu’à ce que ses épaules heurtent le chariot derrière elle. Et elle sourit, d’un sourire pareil au cœur de l’hiver. « Vous allez mourir lentement et me supplier de vous laisser m’aimer avant de mourir », dit-elle.
Ce n’est pas sur lui directement qu’elle frappa, cette fois. C’est sur son lien avec le saidin.
La panique résonna dans le Vide tel un gong au premier contact coupant comme une lame de poignard, le Pouvoir diminuant à mesure que cette lame s’insinuait plus profondément entre lui et la Source. Avec l’Esprit, le Feu et la Terre, il attaqua cette lame ; il savait où la trouver ; il savait où était son lien, sentait cette première entaille. La tentative d’écran de Lanfear disparut, réapparut, recommença aussi vite qu’il la tranchait, mais toujours avec ce reflux momentané du saidin, des moments où le saidin s’estompait presque, laissant sa parade juste suffisante pour déjouer l’attaque de Lanfear. Manœuvrer deux tissages à la fois aurait dû être facile – il pouvait en manier dix ou davantage – mais pas quand l’un était une défense désespérée contre quelque chose qu’il ne décelait que lorsque c’était presque trop tard. Pas quand les pensées d’un autre homme ne cessaient d’essayer de remonter en surface à l’intérieur du Vide, d’essayer de lui dire comment vaincre Lanfear. S’il écoutait, peut-être serait-ce Lews Therin qui s’en irait, avec Rand al’Thor une voix surnageant quelquefois dans sa tête, et encore.
« Je les obligerai toutes les deux, ces catins, à vous regarder supplier, déclara Lanfear. Seulement est-ce elles en premier que j’obligerais à vous regarder mourir ou bien vous les regarderez, elles ? » Quand avait-elle grimpé sur le plateau du chariot découvert ? Il devait la surveiller, guetter le moindre signe qu’elle se lassait, que sa concentration diminuait. Vain espoir. Debout à côté du ter’angreal en forme de porche tors, elle le regardait de là-haut, une reine sur le point de décréter sa sentence, pourtant elle avait le loisir d’adresser de froids sourires à un bracelet d’ivoire jauni qu’elle tournait et retournait dans ses doigts. « Qu’est-ce qui vous blessera le plus, Lews Therin ? Je veux que vous souffriez. Je veux que vous éprouviez une souffrance telle qu’aucun homme n’en a jamais connu de pareille ! »
Plus épais serait le flot émanant de la Source jusqu’à lui, plus difficile il serait à trancher. La main de Rand se resserra sur la poche de sa tunique, le petit homme potelé en pierre sculptée avec son épée pressé contre le héron imprimé au feu dans sa paume. Il attira à lui autant de saidin qu’il en fut capable, jusqu’à ce que la souillure flotte avec lui dans le néant comme de la bruine.
« La souffrance, Lews Therin. »
Et la souffrance fut là, le monde submergé dans un paroxysme de douleur. Pas le cœur ou la tête, cette fois, mais partout, chaque portion de lui-même, des aiguilles brûlantes piquant à l’intérieur du Vide. Il lui sembla presque entendre à chaque coup de pointe un chuintement d’acier qui refroidit brusquement, et chaque coup pénétrait plus profondément que le précédent. Les tentatives de Lanfear pour l’emprisonner dans un écran ne ralentissaient pas ; elles s’accéléraient, devenaient plus violentes. Il avait du mal à croire qu’elle était si forte. Se cramponnant au Vide, au saidin de braise, au saidin de glace, il se défendit frénétiquement. Il pouvait en finir, régler le compte de Lanfear. Il pouvait appeler à lui la foudre, ou l’envelopper dans le feu qu’elle-même avait utilisé pour tuer.
Des images surgissaient à travers la douleur. Une femme en costume sombre de négociante, tombant à bas de son cheval, lui avec l’épée de feu légère dans ses deux mains ; elle était venue l’assassiner, avec une poignée d’autres Amis du Ténébreux. Le regard morne de Mat ; Je l’ai tuée. Une femme aux cheveux blonds gisant dans un couloir en ruine dont, semblait-il, les murs mêmes avaient fondu et coulé sur le sol. Ilyena, pardonne-moi ! C’était un cri de désespoir.
Il pouvait en finir. Seulement il en était incapable. Il allait mourir, peut-être le monde mourrait-il aussi, mais il n’était pas en mesure de se forcer à tuer une autre femme. C’était en quelque sorte la meilleure plaisanterie qui avait jamais été imaginée sur terre.
Essuyant le sang qui lui avait coulé de la bouche, Moiraine sortit en rampant de dessous l’arrière du chariot et se redressa en chancelant, le rire d’un homme dans les oreilles. Malgré elle, ses yeux se tournèrent rapidement de côté et d’autre, à la recherche de Lan, le trouvèrent gisant presque contre le mur gris brumeux du dôme qui s’étirait au-dessus. Il remua, peut-être tâchant de rassembler de la force pour se relever, peut-être en train d’agoniser. Elle se contraignit à ne plus penser à lui. Il lui avait sauvé la vie tant de fois qu’en toute justice cette vie aurait dû lui appartenir, mais elle avait fait depuis longtemps ce qu’elle pouvait pour qu’il survive à sa bataille solitaire contre l’Ombre. À présent, il devait vivre ou mourir sans elle.
C’était Rand qui riait, à genoux sur les pavés du quai. Riait avec des larmes ruisselant sur les traits d’un homme soumis à la question. Moiraine fut secouée d’un frisson. Si la folie s’était emparée de lui, cela la dépassait. Elle pouvait seulement faire ce qu’elle pouvait. Ce qu’elle devait faire.
La vue de Lanfear lui fut un choc. Non pas de surprise, mais le choc de voir ce qui avait été si souvent dans ses rêves depuis Rhuidean. Lanfear debout sur le chariot, rayonnante comme le soleil de l’aura de la saidar, encadrée par le ter’angreal tors en grès rouge, regardait Rand, un sourire cruel sur les lèvres. Elle tournait un bracelet entre ses mains. Un angreal ; à moins que Rand n’ait son propre angreal, avec celui-là elle devait être en mesure de l’anéantir. Soit il l’avait, soit Lanfear jouait avec lui. Peu importait. Moiraine n’aimait pas ce cercle d’ivoire sculpté jauni par les années. Au premier coup d’œil, on aurait cru qu’il s’agissait d’un acrobate courbé à la renverse pour saisir ses chevilles. Seul un examen plus attentif permettait de voir que ses poignets et ses chevilles étaient liés ensemble. Elle ne l’aimait pas, mais elle l’avait apporté de Rhuidean. Hier, elle avait sorti ce bracelet d’un sac contenant des objets divers et elle l’avait laissé là au pied du portail.
Moiraine était mince, petite de taille. Son poids ne fit aucune impression sur le chariot quand elle se hissa dessus. Elle eut une grimace quand sa robe s’accrocha à une aspérité et se déchira, mais Lanfear ne tourna pas la tête. Elle avait liquidé la totalité de ce qui la menaçait excepté Rand ; il était la seule portion du monde à laquelle elle s’intéressait peu ou prou à présent.
Réprimant une minuscule bulle d’espoir – elle ne pouvait se permettre ce luxe – Moiraine assura un moment son équilibre sur le plateau du chariot, puis embrassa la Vraie Source et sauta sur Lanfear. La Réprouvée eut un instant d’avertissement, le temps de tourner la tête avant que Moiraine la frappe, lui arrachant le bracelet. Face à face, elles basculèrent au travers du ter’angreal en forme de portail. Une lumière blanche engloutit tout.