Elayne surveillait en bâillant Nynaeve depuis sa couchette, étayée sur un coude, la tête calée dans la main et ses cheveux noirs tombant le long de son bras. C’était vraiment ridicule, cette insistance pour que celle qui n’irait pas dans le Tel’aran’rhiod reste éveillée. Elle ne savait quel intervalle de temps Nynaeve avait passé dans le Monde des Rêves mais elle, Elayne, était allongée là depuis deux bonnes heures, sans livre à lire, sans ouvrage de couture, sans rien du tout pour s’occuper à part regarder sa compagne étendue sur sa propre couchette étroite. Étudier l’a’dam ne servait à rien ; elle pensait en avoir tiré tout ce qu’elle pouvait. Elle avait même essayé d’exercer un peu l’art de Guérir sur la jeune femme endormie, peut-être le maximum de ce qu’elle en connaissait. Nynaeve n’y aurait jamais consenti si elle avait été éveillée – elle n’avait pas une haute opinion des talents d’Elayne dans ce domaine – ou peut-être qu’elle l’aurait accepté, dans ce cas – mais elle n’avait plus l’œil poché. À la vérité, c’était la Guérison la plus complexe qu’Elayne avait jamais effectuée et elle y avait vraiment épuisé ses ressources. Rien à faire. Si elle avait eu de l’argent, elle aurait pu tenter de fabriquer un a’dam ; l’argent n’était pas le seul métal, mais elle serait obligée de fondre des pièces pour en avoir suffisamment. Ce qui plairait encore moins à sa compagne que de découvrir l’existence d’un deuxième a’dam. Si Nynaeve avait accepté d’informer de son projet Thom et Juilin, elle aurait au moins pu inviter Thom à venir bavarder avec elle.
Ils avaient vraiment les conversations les plus délicieuses. Comme un père qui transmet ses connaissances à sa fille. Elle ne s’était jamais avisée que le Jeu des Maisons était si profondément enraciné en Andor ; encore que, la Lumière en soit remerciée, moins enraciné que dans certains autres pays. Seules les régions des Marches y échappaient entièrement, d’après Thom. Avec la Désolation juste au nord et les attaques trolloques un événement quotidien, ils n’avaient pas le temps de se livrer à des manœuvres et à des complots. Elle et Thom avaient des entretiens merveilleux, maintenant qu’il était sûr qu’elle n’allait pas chercher à se blottir sur ses genoux. Son visage s’enflamma à ce souvenir ; elle y avait pensé pour de bon une fois ou deux et, par bonheur, n’avait pas réussi à s’y résoudre.
« “Même une reine bute contre quelque chose, mais une personne sage examine le chemin” », avait-elle cité à mi-voix. Lini était quelqu’un de sage. Elayne ne croyait pas qu’elle renouvellerait cette erreur-là. Elle savait commettre bon nombre de bévues, mais rarement deux fois la même. Un jour, peut-être, en commettrait-elle assez peu pour être digne de succéder à sa mère sur le trône.
Soudain elle se redressa sur son séant. Des larmes suintaient sous les paupières closes de Nynaeve, dévalaient des deux côtés de sa figure ; ce qu’Elayne avait pris pour un léger ronflement – Nynaeve ronflait, quoi qu’elle en dise – était un minuscule sanglot plaintif au fond de sa gorge. Cela n’aurait pas dû être. Si elle avait été blessée, la blessure serait apparue, même si elle ne l’avait ressentie ici qu’une fois éveillée.
Peut-être devrais-je la réveiller. Pourtant elle hésita, alors que sa main s’allongeait vers sa compagne. Tirer quelqu’un du Tel’aran’rhiod était loin d’être facile – une secousse, même de l’eau glacée en plein visage n’y suffisaient pas toujours – et Nynaeve n’apprécierait pas d’être réveillée à coups de poing après les meurtrissures infligées par Cerandine. Je me demande ce qui est réellement arrivé. Il faudra que je questionne Cerandine. Quoi qui soit en train de se passer, Nynaeve devrait être en mesure de sortir du rêve quand elle le voulait. À moins que… Egwene avait dit que les Sagettes pouvaient retenir quelqu’un dans le Tel’aran’rhiod contre sa volonté mais, si elles avaient enseigné à Egwene la façon de s’y prendre, elle ne l’avait pas transmise à Elayne ou Nynaeve. En admettant que quelqu’un retienne maintenant Nynaeve, en lui faisant du mal, ce ne pouvait être ni Birgitte ni les Sagettes. D’accord, les Sagettes le pourraient, si elles la surprenaient se promenant par hasard dans un endroit où elles estimaient qu’elle ne devait pas aller. Par contre, si ce n’était pas elles, cela laissait seulement…
Elle empoigna les épaules de Nynaeve et la secoua – au cas où cela ne donnerait pas de résultat, elle changerait en glace le pichet d’eau sur la table ou la giflerait à tour de bras – et les yeux de Nynaeve s’ouvrirent subitement.
Aussitôt, Nynaeve commença à se lamenter à haute voix, le son le plus désespérant jamais entendu par Elayne. « Je l’ai tuée. Oh, Elayne, je l’ai tuée par mon orgueil stupide, en croyant que je pouvais… » Les mots s’étouffèrent dans de bruyants sanglots.
« Vous avez tué qui ? » Pas Moghedien, impossible ; la mort de cette femme ne provoquerait sûrement pas ce chagrin. Elle s’apprêtait à prendre Nynaeve dans ses bras pour la réconforter, quand on tambourina à la porte.
« Renvoyez-les », marmonna Nynaeve en se roulant en une boule tremblante au milieu de sa couchette.
Elayne soupira, se dirigea vers la porte et l’ouvrit mais, avant qu’elle ait eu le temps de prononcer un mot, Thom surgit de la nuit et entra en la frôlant au passage, sa chemise froissée bouffant hors de ses chausses, portant dans ses bras quelqu’un enveloppé complètement dans sa cape. Seuls se voyaient des pieds nus de femme.
« Elle était là ni plus ni moins », déclara Juilin derrière Thom, comme s’il ne croyait pas les mots sortant de sa propre bouche. Les deux hommes n’étaient pas chaussés et Juilin n’avait rien jusqu’à la ceinture, exposant un torse maigre et dépourvu de poils. « Je m’étais réveillé une minute et soudain elle se tenait là, nue comme au jour de sa naissance, s’affaissant comme un filet de pêche qu’on a coupé.
— Elle vit, déclara Thom en déposant sur la couchette d’Elayne le corps drapé dans la cape, mais tout juste. J’entendais à peine son cœur battre. »
Fronçant les sourcils, Elayne écarta le capuchon de la cape – et se retrouva les yeux fixés sur le visage de Birgitte, d’une pâleur blafarde.
Nynaeve descendit avec raideur de l’autre couchette pour s’agenouiller auprès de la jeune femme inconsciente. Son visage luisait de larmes, mais elle avait cessé de pleurer. « Elle vit, dit-elle dans un murmure. Elle vit. » Brusquement, elle parut se rendre compte qu’elle était en chemise devant les deux hommes, mais elle leur accorda à peine un coup d’œil et elle se contenta d’ordonner : « Dites-leur de sortir, Elayne. Je ne peux rien faire en présence de ces deux-là avec leurs airs de moutons ahuris. »
Thom et Juilin s’entre-regardèrent quand Elayne leur indiqua du geste d’évacuer la place et secouèrent légèrement la tête, mais ils reculèrent vers la porte sans protester. « C’est… une amie », leur expliqua Elayne. Elle avait l’impression de se mouvoir dans un rêve, de planer, dépourvue d’émotion. Comment était-ce possible ? « Nous allons prendre soin d’elle. » Comment cela avait-il pu se produire ? « Attention, pas un mot à quiconque. » Le regard qu’ils lui adressèrent tandis qu’elle refermait la porte faillit presque la rendre rouge de confusion. Bien sûr qu’ils étaient trop avisés pour bavarder. Toutefois les hommes ont parfois besoin qu’on leur rappelle les choses les plus évidentes, même Thom. « Nynaeve, par la Lumière, qu’est-ce que… » commença-t-elle en se retournant – et elle s’interrompit car l’aura de la saidar entourait sa compagne agenouillée.
« Qu’elle soit réduite en cendres ! grommelait Nynaeve en canalisant avec acharnement. Qu’elle brûle à jamais pour avoir commis une chose pareille ! » Elayne reconnut les flots qui se tissaient pour Guérir, mais elle était incapable de suivre leurs entrelacements. « Je la retrouverai, Birgitte », murmurait Nynaeve. Les fils d’Esprit prédominaient, mais il y avait de l’Eau et de l’Air, et même de la Terre et du Feu. Cela semblait aussi compliqué que de broder une même robe avec les deux mains et deux supplémentaires avec les pieds. Les yeux bandés. « Je l’obligerai à payer. » L’aura brillant autour de Nynaeve augmenta d’intensité jusqu’à éclipser les lampes, jusqu’à rendre impossible de la regarder sans avoir mal aux yeux sauf si on plissait les paupières. « Je le jure ! Par la Lumière et mon espoir de salut et de renaissance, j’y parviendrai ! » La colère dans sa voix changea, devint pour ainsi dire plus profonde. « Cela ne marche pas. Il n’y a rien qui aille mal en elle à Guérir. Elle est dans la meilleure condition physique qui soit. Pourtant elle se meurt. Oh, par la Lumière, je la sens partir. Que brûle Moghedien ! Qu’elle brûle ! Et moi avec ! » Elle ne renonçait cependant pas. Le tissage se poursuivait, les flots complexes s’entrecroisaient à l’intérieur de Birgitte. Et Birgitte gisait là, sa tresse blonde tombant par-dessus le bord de la couchette, sa poitrine se soulevant et s’abaissant dans un mouvement qui se ralentissait.
« Je peux quelque chose qui aurait une chance de l’aider », dit lentement Elayne. On était censé avoir reçu la permission, mais il n’en avait pas toujours été ainsi. Jadis, on l’avait pratiqué presque aussi souvent sans qu’avec. Il n’y avait pas de raison que cela ne réussisse pas avec une femme. Sauf qu’elle n’avait jamais entendu parler de son utilisation pour d’autres que des hommes.
« Le Liage ? » Nynaeve ne détourna pas les yeux de la jeune femme sur le lit et n’interrompit pas ses tentatives avec le Pouvoir. « Oui. Chargez-vous-en – j’ignore la procédure – mais laissez-moi guider. Je ne connais pas la moitié de ce que je fais en cette minute, mais je sais que j’en suis capable. Vous ne Guéririez pas une ecchymose. »
Elayne pinça les lèvres, mais ne releva pas la remarque. « Pas le liage. » La somme de saidar que Nynaeve avait attirée en elle était stupéfiante. Si elle ne parvenait pas à Guérir Birgitte avec ça, ce qu’Elayne ajouterait ne produirait pas de différence. Ensemble, elles seraient plus fortes que chacune séparément, mais pas aussi fortes que si leurs deux forces étaient simplement additionnées. D’ailleurs, elle n’était pas certaine de réussir à se lier à Nynaeve. Elle n’avait été reliée qu’une fois et c’est une Aes Sedai qui avait exécuté la manœuvre, pour lui montrer ce qu’était le liage plutôt que comment on le réalisait. « Arrêtez, Nynaeve. Vous avez dit vous-même que cela ne donnerait rien. Arrêtez et laissez-moi essayer. Si c’est sans résultat, vous pourrez… » Elle pourrait quoi ? Si la Guérison devait s’effectuer, elle s’effectuait sinon… Essayer encore était inutile si elle avait échoué.
« Essayer quoi ? » riposta sèchement Nynaeve, mais elle s’écarta gauchement, laissant Elayne approcher. Le tissage de la Guérison s’estompa, mais non l’aura éclatante.
Au lieu de répondre, Elayne posa une main sur le front de Birgitte. Le contact physique était aussi nécessaire pour cela que pour Guérir, et les deux fois où elle l’avait vu exécuter dans la Tour, l’Aes Sedai avait touché le front de l’homme. Les flots d’Esprit qu’elle tissa étaient complexes, bien que pas autant que ceux de Nynaeve un instant auparavant. Elle comprenait tout juste une partie de ce qu’elle faisait, absolument rien d’autres parties, pourtant elle avait observé avec attention de sa cachette comment se présentait le tissage. Observé de près parce qu’elle avait amassé dans sa tête une collection d’histoires, bâti de ridicules contes romanesques où il y en avait si rarement. Au bout d’un moment, elle s’assit sur l’autre couchette et laissa disparaître la saidar.
Nynaeve la regarda en fronçant les sourcils, puis se pencha pour examiner Birgitte. Le teint de la jeune femme inconsciente s’était peut-être un peu amélioré, sa respiration un peu plus marquée. « Qu’avez-vous fait, Elayne ? » Nynaeve ne quitta pas Birgitte des yeux, mais la luminosité qui l’entourait s’estompa lentement. « Ce n’était pas la Guérison. Je pense que je pourrais le faire moi-même à présent, mais ce n’était pas Guérir.
— Va-t-elle vivre ? » demanda Elayne d’une voix éteinte. Il n’y avait pas de lien visible entre elle et Birgitte, pas de flots, mais elle ressentait la faiblesse de la jeune femme. Une terrible faiblesse. Elle connaîtrait le moment où Birgitte mourrait, quand bien même elle dormirait ou se trouverait éloignée de centaines de lieues.
« Je ne sais pas. Elle ne s’affaiblit plus, mais je ne sais pas. » La lassitude adoucissait le ton de Nynaeve et la souffrance y résonnait nettement, comme si elle partageait l’état de délabrement de Birgitte. Avec une crispation, elle se leva et déplia une couverture à rayures rouges qu’elle étala sur la jeune femme étendue là. « Qu’est-ce que vous avez fait ? »
Le silence paralysa Elayne assez longtemps pour que Nynaeve la rejoigne, se posant gauchement sur le lit. « Un pacte, finit par dire Elayne. Je… l’ai liée à moi. Comme Lige. » L’expression incrédule de sa compagne l’incita à expliquer précipitamment. « La Guérison n’aboutissait à rien. Il fallait que je décide quelque chose. Vous connaissez les dons qu’acquiert un Lige qui est assermenté. L’un est la force, l’énergie. Il peut continuer à agir quand d’autres hommes s’effondrent et meurent, survivre à des blessures qui tueraient n’importe qui d’autre. C’est la seule solution qui m’est venue en tête. » Nynaeve prit une profonde aspiration. « Ma foi, cela donne au moins de meilleurs résultats que ce que j’ai fait. Une Femme Lige. Je me demande ce que Lan en pensera ? Pas de raison qu’elle n’en soit pas une. Si une femme peut l’être, c’est bien elle. » Avec une grimace de douleur, elle replia ses jambes sous elle ; son regard ne cessait de se reporter vers Birgitte. « Il faudra que vous gardiez cela secret. Quiconque apprendrait qu’une Acceptée s’est adjoint un Lige, quelles que soient les circonstances… »
Elayne frissonna. « Je sais », dit-elle simplement et d’un ton tout à fait assuré. Ce n’était pas exactement une offense justifiant la désactivation, mais n’importe quelle Aes Sedai la traiterait de telle sorte qu’elle regretterait de ne pas avoir été désactivée. « Nynaeve, qu’est-ce qui s’est passé ? »
Pendant un bon moment, elle crut que sa compagne allait recommencer à pleurer car son menton tremblait et ses lèvres frémissaient. Quand elle commença à parler, sa voix était dure comme fer, son expression un mélange de fureur et de trop de larmes encore à verser. Elle raconta l’incident sans fioritures, presque sommairement, jusqu’à ce qu’elle en arrive à l’apparition de Moghedien au milieu des roulottes. Cela, elle l’exposa dans les moindres détails.
« Je devrais être marquée depuis la nuque jusqu’en bas », conclut-elle avec amertume en effleurant un bras lisse sans une trace. Avec ou sans marque, elle tressaillit. « Je ne comprends pas pourquoi je n’ai rien d’apparent. J’ai la sensation, mais je mérite les traces, à cause de mon orgueil stupide, ridicule. À cause de cette peur qui m’a empêchée de faire ce que je devais, tant elle était forte. Je méritais d’être pendue comme un jambon dans un fumoir. S’il y avait une justice, je me balancerais encore là-bas et Birgitte ne serait pas étendue sur cette couchette, pendant que nous nous demandons si elle va survivre ou non. Que n’en sais-je pas davantage. Que ne puis-je posséder pour cinq minutes les connaissances de Moghedien, alors je réussirais à la Guérir, j’en suis certaine.
— Si vous étiez encore suspendue en l’air, déclara Elayne avec réalisme, dans très peu de temps vous vous réveilleriez et m’entoureriez d’un écran. Je ne doute pas que Moghedien aurait veillé à ce que vous soyez assez en colère pour canaliser – elle nous connaît toutes trop bien, rappelez-vous – et je doute fort que je me serais aperçue de quoi que ce soit avant que vous ayez fini. Je ne tiens pas du tout à être emportée jusqu’à Moghedien et je ne peux pas croire non plus que vous en ayez envie. » Sa compagne ne la regarda pas. « Ce devait être un lien, Nynaeve, comme un a’dam. Voilà comment elle vous a causé des souffrances sans vous marquer. » Nynaeve restait toujours assise et plongée dans une méditation farouche. « Nynaeve, Birgitte vit. Vous avez fait tout ce que vous pouviez faire pour elle et, la Lumière aidant, elle vivra. C’est Moghedien qui lui a causé ça, pas vous. Le soldat qui se reproche qu’une partie de ses camarades soient tombés au cours d’une bataille est un imbécile. Vous et moi sommes des soldats participant à une bataille, mais vous n’êtes pas idiote, alors cessez de vous conduire comme telle. »
Du coup, Nynaeve dévisagea Elayne d’un air morose et coléreux qui persista seulement une minute avant qu’elle détourne complètement la tête. « Vous ne comprenez pas. » Sa voix baissa presque jusqu’au murmure. « Elle… était… un des héros liés à la Roue du Temps, destinés à renaître sans cesse et devenir légendaires. Elle n’est pas née de nouveau cette fois, Elayne. Elle a été arrachée au Tel’aran’rhiod telle qu’elle était. Est-elle encore liée à la Roue ? Ou bien a-t-elle été arrachée aussi à cela ? Arrachée à ce qu’elle a conquis par son courage, parce que j’étais si orgueilleuse, si stupide et d’un tel entêtement humain que je l’ai poussée à prendre en chasse Moghedien ? »
Elayne avait espéré que ces questions ne se seraient pas déjà imposées à Nynaeve, ne la tarabusteraient pas avant qu’elle ait eu un peu de temps d’abord pour se rasséréner. « Est-ce que vous connaissez la gravité de la blessure de Moghedien ? Peut-être qu’elle est morte.
— J’espère que non, s’exclama Nynaeve d’un ton quasi semblable à un feulement de fauve. Je veux qu’elle paie… » Elle respira à fond mais, au lieu d’en être revigorée, elle parut s’affaisser. « Je ne tablerais pas là-dessus, sur sa mort. La flèche de Birgitte a manqué le cœur. Un miracle qu’elle soit même parvenue à atteindre cette femme, chancelante comme elle l’était. J’aurais été incapable de me relever si j’avais été projetée à pareille distance avec assez de violence pour rebondir de cette façon. J’étais incapable de me redresser après ce que m’avait fait Moghedien. Non, elle est vivante et mieux vaut pour nous croire qu’elle est en mesure d’être Guérie de sa blessure et de se lancer à notre poursuite d’ici demain matin.
— Il lui faut néanmoins du repos pendant une certaine période, Nynaeve. Vous ne l’ignorez pas. D’ailleurs, peut-elle savoir où nous sommes ? D’après ce que vous avez dit, elle a eu juste le temps de voir que ceci est une ménagerie.
— Et si elle en a vu davantage ? » Nynaeve se massa les tempes comme si elle avait du mal à réfléchir. « Et si elle sait exactement où nous sommes ? Elle enverra après nous des Amis du Ténébreux. Ou un message à des Amis du Ténébreux dans Samara.
— Luca ne décolère pas parce que onze ménageries sont déjà installées autour de la ville et trois de plus attendent pour franchir le pont. Nynaeve, cela lui prendra des jours pour se remettre d’une blessure pareille, trouverait-elle une Sœur Noire pour la Guérir, ou un autre Réprouvé. Et des jours encore pour passer en revue quinze ménageries. En admettant qu’il n’y en ait pas davantage sur la route derrière nous ou venant de l’Altara. Si elle nous suit ou envoie des Amis du Ténébreux, l’un ou l’autre, nous sommes averties et nous avons des jours pour trouver un bateau qui nous emmène vers l’aval. » Elle se tut un instant et réfléchit. « Avez-vous quelque chose pour vous teindre les cheveux dans ce sac d’herbes ? Je parierais n’importe quoi que vous aviez vos cheveux réunis en tresse dans le Tel’aran’rhiod. Les miens ont toujours leur couleur naturelle, là-bas. Si les vôtres sont libres, comme maintenant, et d’une autre couleur, cela nous rendra beaucoup plus difficiles à découvrir.
— Des Blancs Manteaux partout, dit Nynaeve avec un soupir. Galad. Le Prophète. Pas de bateaux. C’est à croire que tout conspire pour nous retenir ici à la disposition de Moghedien. Je suis si fatiguée, Elayne. Fatiguée d’avoir peur de ce qui guette peut-être au prochain tournant. Lasse d’avoir peur de Moghedien. Je n’arrive pas à décider d’un plan d’action. Mes cheveux ? Rien qui leur donne une couleur qui me conviendrait.
— Vous avez besoin de dormir, répliqua Elayne d’un ton ferme. Sans l’anneau. Donnez-le-moi. » Sa compagne hésita, mais Elayne patienta la main tendue, jusqu’à ce que Nynaeve retire l’anneau pailleté du lien autour de son cou. En le fourrant dans son escarcelle, Elayne poursuivit : « Maintenant, allongez-vous ici et je veillerai Birgitte. »
Nynaeve considéra un moment la jeune femme étendue sur l’autre couchette, puis secoua la tête. « Je suis incapable de dormir. Je… j’ai besoin d’être seule. De marcher. » Se relevant avec autant de raideur que si elle avait été réellement rouée de coups, elle décrocha de la patère sa cape sombre qu’elle drapa par-dessus sa chemise. À la porte, elle s’arrêta. « Si elle veut me tuer, dit-elle d’une voix blanche, je ne crois pas que je pourrais me forcer à l’en empêcher. » Elle sortit dans la nuit pieds nus et l’air morne.
Elayne hésita, se demandant laquelle des deux jeunes femmes avait davantage besoin d’elle, avant de se réinstaller à la place où elle était assise. Aucun argument de sa part n’arrangerait les choses pour Nynaeve, mais elle avait confiance dans l’énergie qui permettait à Nynaeve de toujours faire face, dans son ressort. Qu’elle ait du temps pour réfléchir dans la solitude à ce qui s’était passé et elle verrait bien que la responsabilité en était imputable non pas à elle mais à Moghedien. C’était immanquable.