Une légère brise nocturne souffla sur la modeste ville d’Eianrod puis tomba. Assis sur le parapet en pierre du grand pont plat au cœur de la ville, Rand supposa que cette brise était brûlante, encore qu’elle ait été loin d’en donner l’impression après le Désert. Chaude pour la nuit peut-être, mais pas assez pour l’inciter à déboutonner sa tunique rouge. La rivière au-dessous de lui n’avait jamais été large et n’atteignait à présent que la moitié de sa dimension normale, pourtant il éprouvait quand même du plaisir à regarder couler vers le nord l’eau où la lune projetait les ombres de rapides petits nuages qui jouaient sur le scintillement sourd de sa surface. C’était pour cette raison qu’il se trouvait dans la nuit, à vrai dire – pour contempler pendant un moment le cours de l’eau. Ses protections étaient en place, ceinturant le campement aiel qui lui-même entourait la ville. Et les Aiels exerçaient une surveillance qui n’aurait pas permis à un moineau de passer sans être repéré. Il pouvait perdre une heure à se laisser bercer par le courant d’une rivière.
C’était, certes, plus agréable qu’une autre soirée où il avait dû ordonner à Moiraine de partir pour qu’il puisse étudier avec Asmodean. Elle s’était même mise à lui apporter ses repas et à parler pendant qu’il mangeait, comme si elle était déterminée à lui fourrer dans la tête tout ce qu’elle savait avant qu’ils arrivent à la cité de Cairhien. Il ne pouvait pas supporter qu’elle le supplie de lui permettre de rester – oui, le supplie ! – comme la veille. Pour une femme telle que Moiraine, cette conduite était si anormale qu’il avait voulu céder simplement pour qu’elle cesse. Ce qui était très probablement la raison pour laquelle elle avait pris ce parti-là. Mieux valait de beaucoup écouter pendant une heure le paisible friselis harmonieux des ondulations de la rivière. Avec de la chance, Moiraine aurait renoncé à l’endoctriner ce soir.
Les huit ou dix pas argileux entre l’eau et les herbes de chaque berge au-dessous de lui étaient desséchés et craquelés. Il leva les yeux vers les nuages filant devant la lune. Il pouvait essayer d’obliger ces nuages à fournir de la pluie. Les deux fontaines de la ville étaient taries et de la poussière gisait au fond d’un tiers des puits qui n’étaient pas souillés au-delà de toute tentative pour les curer. Pourtant essayer était le terme approprié. Il avait déjà déclenché de la pluie ; se rappeler comment était le moyen. S’il y parvenait, alors il n’aurait qu’à tenter de ne pas provoquer cette fois-ci un déluge torrentiel et un ouragan à déraciner les arbres.
Asmodean ne l’y aiderait pas ; il ne s’y connaissait apparemment guère en matière de temps. Pour chaque chose qu’il lui enseignait, il y en avait deux autres pour lesquelles Asmodean soit déclarait forfait soit se contentait de vagues propos éludant la question. Naguère, il avait cru que les Réprouvés étaient la science infuse, qu’ils étaient quasi omnipotents. Mais alors, si les autres étaient comme Asmodean, ils avaient leurs ignorances aussi bien que leurs faiblesses. Le fait est peut-être qu’il en savait plus qu’eux sur certains sujets. Que quelques-uns d’entre eux, du moins. Le problème était de découvrir qui. Semirhage montrait presque autant d’inaptitude qu’Asmodean à manipuler le temps.
Il frissonna comme si c’était une nuit dans la Terre Triple. Asmodean ne l’avait jamais informé de ce détail-là. Mieux valait écouter l’eau que réfléchir, s’il voulait arriver à dormir ce soir.
Suline s’approcha de lui, sa shoufa autour des épaules découvrant ses cheveux blancs coupés court, et s’accouda au parapet. La Vierge sèche et nerveuse était armée pour le combat, avec arc et flèches, lances et poignard et bouclier. Elle avait pris ce soir le commandement de sa garde du corps. Deux douzaines d’autres Far Dareis Mai étaient assises nonchalamment sur leurs talons à dix pas de là. « Drôle de nuit, dit-elle. Nous étions en train de jouer aux dés et voilà que subitement toutes ne lançaient plus que des six.
— J’en suis désolé », lui répondit-il sans réfléchir, et elle lui adressa un coup d’œil singulier. Elle ne le savait pas, naturellement ; il ne l’avait pas claironné. Les ondes qu’il émettait en tant que ta’veren se propageaient de façon erratique et bizarre. Même les Aiels ne voudraient pas se trouver à moins de quatre lieues de lui s’ils le savaient.
Aujourd’hui, le terrain avait cédé sous trois Chiens de Pierre, les précipitant dans un nid de vipères, mais aucune des douzaines de morsures n’avait atteint autre chose que de l’étoffe. Il était conscient d’en être la cause, forçant la chance. Tal Nethin, le sellier, avait survécu à Taien pour trébucher sur une pierre à midi ce jour même et se rompre le cou en terrain plat herbu. Rand craignait d’en être aussi la cause. Par ailleurs, Bael et Jheran avaient mis fin à la guerre permanente entre les Shaarads et les Goshiens alors qu’il se trouvait avec eux, déjeunant de viande séchée tout en marchant. Ils n’éprouvaient toujours pas de sympathie l’un pour l’autre et semblaient comprendre à peine ce qu’ils avaient fait, mais c’était fait, les engagements et les serments par l’eau prononcés, chacun d’eux tenant la coupe pour que l’autre boive. Aux yeux des Aiels, les serments par l’eau étaient plus forts que n’importe quel serment ; des générations se succéderaient peut-être avant que les Shaarads et les Goshiens organisent ne serait-ce qu’une razzia de moutons, de chèvres ou de gros bétail les uns chez les autres.
Il s’était demandé si ces effets erratiques jouaient jamais en sa faveur ; possible que cela n’en approchait pas davantage. Ce qui s’était produit d’autre aujourd’hui susceptible de lui être attribué, il l’ignorait ; il ne posait jamais de question et il aimerait autant ne pas avoir de réponse. Les Bael et Jheran ne compensaient qu’en partie les Tal Nethin.
« Je n’ai pas vu Enaila ou Adeline depuis des jours », dit-il. Une façon comme une autre de changer de sujet. Ces deux-là en particulier avaient semblé jalouses de leur poste comme gardes auprès de lui. « Sont-elles malades ? » Le coup d’œil que lui lança Suline fut encore plus singulier. « Elles reviendront quand elles auront appris à cesser de jouer à la poupée, Rand al’Thor. » Il ouvrit la bouche, puis la referma. Les Aiels étaient bizarres – les leçons d’Aviendha les présentaient souvent comme encore plus bizarres, pas moins – mais ceci était ridicule. « Eh bien, dites-leur qu’elles sont adultes et devraient se conduire comme telles. »
Même au clair de lune, il pouvait discerner qu’elle avait un sourire satisfait. « Il en sera selon le désir du Car’a’carn. » Qu’est-ce que cela signifiait ? Elle l’examina un moment, les lèvres pincées dans une expression pensive. « Vous n’avez toujours pas mangé ce soir. Il y a encore suffisamment de nourriture pour tout le monde et vous ne remplirez pas un seul ventre en restant à jeun vous-même. Si vous ne mangez pas, les gens vous croiront malade et s’inquiéteront. Vous tomberez malade. »
Il rit en sourdine, d’un rire sifflant et rauque. Le Car’a’carn une minute et la suivante… S’il n’allait pas chercher quelque chose à manger, Suline irait probablement à sa place. Et essaierait de lui donner la becquée par-dessus le marché. « Je vais manger. Moiraine doit avoir regagné ses couvertures à présent. » Cette fois, le regard singulier de Suline fut satisfaisant ; pour changer, il avait dit quelque chose qu’elle ne comprenait pas.
Comme il descendait d’un mouvement vif ses pieds du sommet du parapet, il entendit résonner les fers de chevaux qui suivaient la rue pavée en direction du pont. Toutes les Vierges furent instantanément debout, le visage voilé, les flèches encochées sur l’arc à demi tendu. Ses mains se portèrent instinctivement à sa taille, mais l’épée n’y était pas. Qu’il monte à cheval et l’attache à sa selle rendait déjà les Aiels assez mal à l’aise ; il n’avait pas vu la nécessité de transgresser davantage leurs coutumes en l’ayant sur lui. D’ailleurs, les chevaux n’étaient pas nombreux et ils avançaient au pas.
Quand ils apparurent, entourés par une escorte de cinquante Aiels, les cavaliers étaient moins de vingt, affaissés sur leurs selles d’un air abattu. La plupart avaient des casques à rebord et des tuniques à la mode du Tear, bouffantes et rayées, sous leurs hauberts. Les deux en tête avaient des cuirasses surchargées de dorures, avec de grosses plumes blanches sur le devant de leurs casques, et les raies de leurs manches avaient le reflet du satin sous le clair de lune. Par contre, à l’arrière-garde une demi-douzaine d’hommes, plus petits et plus sveltes que les natifs du Tear, deux avec de petites bannières appelées pennons au bout de courtes hampes attachées sur leur dos, avaient des surcots sombres et des casques en forme de cloche découpés de façon à laisser apparaître le visage. Les Cairhienins utilisaient ces pennons pour repérer les officiers dans la bataille et aussi pour désigner les vassaux personnels d’un seigneur.
Les Tairens à plumet eurent l’air stupéfaits en le voyant, ils échangèrent des coups d’œil surpris, puis descendirent précipitamment de leurs montures pour s’agenouiller devant Rand, le casque sous le bras. Ils étaient jeunes, guère plus âgés que lui, chacun avec une barbe noire coupée impeccablement en pointe selon la coutume de la noblesse de Tear. Des marques de coup déparaient leurs cuirasses et la dorure était écaillée ; ils avaient croisé l’épée quelque part. Aucun d’eux n’adressa même le plus bref regard aux Aiels qui les entouraient, comme si ignorer leur présence les obligerait à disparaître. Les Vierges se dévoilèrent, encore que n’en paraissant pas moins prêtes à transpercer d’une lance ou d’une flèche les hommes agenouillés.
Rhuarc suivit les Tairens, en compagnie d’un Aiel aux yeux gris plus jeune et légèrement plus grand que lui, et se posta derrière. Mangin appartenait aux Taardads Jindos, et était l’un de ceux qui étaient allés à la Pierre de Tear. Les Jindos avaient amené les cavaliers.
« Mon Seigneur Dragon, déclara le petit seigneur bien en chair, aux joues roses, que brûle mon âme, vous ont-ils fait prisonnier, vous ? » Son compagnon, ses oreilles en anse de cruche et son nez en pomme de terre lui donnant l’air d’un paysan en dépit de sa barbe, ne cessait d’écarter nerveusement de son front des mèches flasques. « Ils ont annoncé qu’ils nous conduiraient à un bonhomme de l’Aube. Le Car’a’carn. Signifie quelque chose concernant des chefs, si je me souviens de ce que racontait mon précepteur. Pardonnez-moi, mon Seigneur Dragon. Je suis Edorion de la Maison Selorna et voici Estean de la Maison Andiama.
— Je suis Celui qui Vient avec l’Aube, leur expliqua Rand sobrement. Et le Car’a’carn. » Il les reconnaissait à présent : des jeunes seigneurs qui avaient passé leur temps à boire, jouer aux dés et courir le jupon quand il était dans la forteresse de la Pierre. Les yeux d’Estean étaient quasi exorbités ; Edorion parut de même surpris pendant un instant, puis hocha lentement la tête, comme s’il prenait subitement conscience de ce que cela impliquait. « Relevez-vous. Qui sont vos compagnons cairhienins ? » Ce serait intéressant de rencontrer des Cairhienins qui ne prenaient pas leurs jambes à leur cou pour fuir les Shaidos et n’importe quel autre Aiel qu’ils voyaient. Aussi bien, s’ils étaient avec Edorion et Estean, ils représentaient peut-être les premiers partisans avec qui il entrait en contact dans ce pays. Si les pères des deux Tairens avaient exécuté ses ordres. « Qu’ils approchent. »
Estean cligna des paupières sous l’effet de la surprise en se redressant, mais Edorion marqua à peine un temps avant de se retourner pour crier : « Meresin ! Daricain ! Venez ici ! » Peu s’en fallait du ton dont on appelle des chiens. Les pennons des Cairhienins oscillèrent de haut en bas tandis qu’ils mettaient lentement pied à terre.
« Mon Seigneur Dragon. » Estean marqua un temps d’hésitation, s’humectant les lèvres comme s’il avait soif. « Avez-vous… Avez-vous envoyé les Aiels contre Cairhien ?
— Ils ont donc attaqué la cité ? »
Rhuarc acquiesça d’un signe de tête et Mangin précisa : « Si l’on doit en croire ceux-ci, Cairhien continue à tenir. Ou tenait bon il y a trois jours. » Ce n’était guère douteux qu’il ne croyait pas que la ville résistait toujours et encore moins douteux qu’il ne s’inquiétait pas pour une ville de tueurs-d’arbres.
« Je ne les ai pas envoyés, Estean », répliqua Rand au moment où ils étaient rejoints par les deux Cairhienins qui s’agenouillèrent, révélant en ôtant leurs casques des hommes de l’âge d’Edorion et d’Estean, les cheveux rasés à l’alignement des oreilles et leurs yeux noirs emplis de méfiance. « Ceux qui attaquent la cité sont mes ennemis, les Shaidos. Je veux sauver Cairhien si elle peut l’être. »
Il dut en passer par la corvée de dire aux Cairhienins de se relever ; la période vécue avec les Aiels lui avait presque fait oublier l’habitude de ce côté de l’Échine du Monde de s’incliner et de s’agenouiller à propos de bottes. Il dut aussi demander des présentations, dont les Cairhienins se chargèrent eux-mêmes. Le Seigneur Lieutenant Meresin de la Maison Daganred – son pennon était tout ondulantes lignes verticales rouges et blanches – et le Seigneur Lieutenant Daricain de la Maison Annallin, son emblème couvert de petits carrés rouges et noirs. Qu’ils soient des seigneurs était une surprise. Bien que les seigneurs commandent et mènent les soldats au Cairhien, ils ne se rasent pas la tête et ne deviennent pas soldats. Ou ne le devenaient pas ; il y avait eu beaucoup de changement, de toute évidence.
« Mon Seigneur Dragon. » Meresin buta un peu sur ces mots. Lui et Daricain étaient l’un et l’autre des hommes sveltes et pâles, avec un visage étroit et un long nez, mais il était légèrement plus massif. Aucun n’avait l’air d’avoir beaucoup mangé ces derniers temps. Meresin poursuivit précipitamment comme s’il craignait d’être interrompu. « Mon Seigneur Dragon, Cairhien peut tenir. Pendant des jours encore, peut-être jusqu’à dix ou douze, mais il faut que vous veniez vite si vous devez nous sauver.
— Voilà pourquoi nous sommes partis », déclara Estean en lançant à Meresin un regard noir. Les deux Cairhienins le lui rendirent, mais leur défi avait une nuance de résignation. Estean écarta de son front avec ses doigts en râteau des cheveux pareils à des filandres. « Pour trouver de l’aide. Des détachements ont été envoyés dans toutes les directions, mon Seigneur Dragon. » Il frissonna en dépit de la sueur sur son front et sa voix devint lointaine et sourde. « Nous étions plus nombreux au départ. J’ai vu Baran tomber en hurlant, une lance dans le ventre. Il n’abattra jamais plus une carte au jeu. Je prendrais volontiers un gobelet d’alcool fort. »
Edorion fronçait les sourcils en tournant et retournant son casque entre ses mains revêtues de gantelets. « Mon Seigneur Dragon, la cité peut résister plus longtemps mais, même si ces Aiels d’ici combattront ceux de là-bas, la question est : pouvez-vous les amener là-bas à temps ? Pour ma part, je pense que dix ou douze jours est une estimation plus que généreuse. En vérité, je suis venu uniquement parce que j’ai pensé que mourir avec une lance au travers du corps vaudrait mieux que d’être capturé vivant quand ils escaladeront les remparts. La cité est bondée de réfugiés qui ont fui devant les Aiels ; il ne reste plus en ville un chien ou un pigeon et je doute qu’il y reste bientôt un rat. La seule bonne chose est que personne ne paraît se soucier beaucoup de qui s’emparera du Trône du Soleil, pas avec ce Couladin hors les murs.
— Le deuxième jour, il nous a mis en demeure de nous rendre à Celui qui Vient avec l’Aube », précisa Daricain, s’attirant un regard sévère d’Edorion pour cette interruption.
« Couladin s’offre du divertissement avec des prisonniers, dit Estean. Hors de portée des arcs, mais où quiconque se trouve sur les remparts peut le voir. On les entend hurler, aussi. Que la Lumière me brûle l’âme, je ne sais pas s’il cherche à nous démoraliser ou simplement s’y complaît. Parfois, ses hommes laissent des paysans courir vers la ville, puis ils les criblent de flèches quand ils sont presque arrivés en sûreté. Pour autant que Cairhien est un lieu sûr. Rien que des paysans, mais… » Il laissa sa voix s’éteindre et ravala sa salive, comme s’il venait de se rappeler les opinions de Rand concernant « rien que des paysans ». Rand se contenta de le regarder, mais il donna l’impression de se recroqueviller et murmura tout bas quelque chose à propos d’alcool.
Edorion profita de ce silence momentané. « Mon Seigneur Dragon, l’essentiel est que la cité puisse tenir jusqu’à ce que vous veniez, si vous pouvez venir vite. Nous n’avons repoussé le premier assaut que parce que le Faubourg a pris feu…
— Les flammes ont failli atteindre la cité », s’exclama Estean. Le Faubourg, une ville en soi en dehors des remparts de Cairhien, avait été construit principalement en bois, d’après le souvenir de Rand. « Ç’aurait été un désastre si la rivière ne s’était pas trouvée tout près. »
L’autre Tairen enchaîna aussitôt après lui. « … mais le seigneur Meilan a combiné astucieusement la défense et les Cairhienins paraissent avoir gardé le moral pour le moment. » Ce qui lui valut de la part de Meresin et de Daricain des froncements de sourcils qu’il ne vit pas ou feignit de ne pas voir. « Sept jours avec de la chance, peut-être huit au maximum. Si vous pouvez… » Un profond soupir sembla brusquement dégonfler les rondeurs d’Edorion. « Je n’ai pas vu un seul cheval, reprit-il comme pour lui-même. Les Aiels ne montent pas à cheval. Vous ne serez jamais en mesure d’amener à temps aussi loin des hommes avançant à pied.
— Combien de temps ? demanda Rand à Rhuarc.
— Sept jours », fut la réponse. Mangin acquiesça d’un signe de tête et Estean éclata de rire.
« Que brûle mon âme, il nous a fallu ce temps-là pour arriver ici à cheval. Si vous croyez pouvoir accomplir le chemin de retour dans le même délai, vous devez être… » Devenant conscient des regards aiels posés sur lui, Estean se passa la paume sur la figure pour en écarter ses cheveux. « Y a-t-il de l’alcool dans cette ville ? marmonna-t-il.
— Il ne s’agit pas de la rapidité avec laquelle nous pouvons franchir la distance, déclara Rand d’un ton calme, mais de la vôtre si vous mettez à pied quelques-uns de vos hommes et utilisez leurs chevaux comme montures de rechange. Je veux que Meilan et la ville de Cairhien sachent que les secours sont en route. Toutefois quiconque partira devra être sûr qu’il saura rester muet au cas où il serait capturé par les Shaidos. Je n’ai pas l’intention de laisser Couladin en savoir davantage que ce qu’il est capable d’apprendre tout seul. » Estean devint plus blême que les Cairhienins.
Meresin et Daricain s’étaient jetés ensemble à genoux et avaient chacun saisi une main de Rand pour la baiser. Il les laissa faire avec toute la patience dont il était capable ; un des conseils de Moiraine qui était marqué au coin du bon sens était de ne pas aller contre les coutumes des gens, aussi étranges ou même rebutantes qu’elles soient, à moins d’y être absolument obligé, et même alors d’y réfléchir à deux fois.
« Nous irons, mon Seigneur Dragon, dit Meresin d’une voix fiévreuse. Merci, mon Seigneur Dragon. Merci. Par la Lumière, je jure que je mourrai avant de révéler un mot sauf à mon père ou au Puissant Seigneur Meilan.
— Que la Grâce vous favorise, mon Seigneur Dragon, ajouta l’autre. Que la Grâce vous favorise et que la Lumière vous illumine à jamais. Je suis votre homme jusqu’à la mort. » Rand laissa Meresin dire que lui aussi était l’homme de Rand avant de libérer ses mains avec fermeté et de leur dire de se relever. Il n’aimait pas la façon dont ils le regardaient. Edorion les avait appelés comme des chiens, mais des hommes ne devraient regarder personne comme s’ils étaient des chiens contemplant leur maître.
Edorion aspira une profonde bouffée d’air qui gonfla ses joues roses et la relâcha lentement. « Je suppose que si j’ai réussi à venir entier de là-bas, je peux y retourner. Mon Seigneur Dragon, pardonnez-moi si je commets une offense, mais voudriez-vous parier, disons, mille couronnes d’or, que vous êtes vraiment en mesure d’arriver dans sept jours ? »
Rand le considéra avec stupeur. Ce bonhomme était aussi fou que Mat. « Je n’ai pas cent couronnes d’argent, moins encore mille en… »
Suline l’interrompit. « Il les a, Tairen, déclara-t-elle d’un ton ferme. Il acceptera votre pari, si vous montez l’enjeu à dix mille, bon poids. »
Edorion rit. « Accepté, Aielle. Et cela vaut bien jusqu’au dernier sou de cuivre si je perds. Réflexion faite, je ne vivrai pas pour l’empocher, cet enjeu, si je gagne. Venez, Meresin, Daricain. » Il avait toujours l’air d’appeler des chiens. « En route. »
Rand attendit qu’Edorion et les autres s’inclinent et soient à mi-chemin de l’endroit où étaient leurs chevaux avant de se retourner avec humeur vers la Vierge aux cheveux blancs. « Qu’est-ce que vous racontez, que j’ai mille couronnes d’or ? Je n’ai jamais de ma vie vu mille couronnes et moins encore dix mille. »
Les Vierges échangèrent les mêmes coups d’œil que s’il avait perdu la raison ; et de même Rhuarc et Mangin. « Un cinquième du trésor qui se trouvait dans la forteresse de la Pierre de Tear appartient à ceux qui ont pris la Pierre et sera réclamé quand ils pourront l’emporter. » Suline s’adressait à lui comme à un enfant, à qui elle enseignerait les simples réalités de la vie quotidienne. « En tant que chef et chef de guerre, un dixième de ce cinquième vous appartient. Le Tear s’est soumis à vous en tant que chef par droit du triomphe, donc un dixième du Tear est aussi à vous. Et vous avez dit que nous pouvons prélever un cinquième sur ces terres – un… impôt, vous l’avez appelé. » Elle avait buté sur le mot ; les Aiels n’avaient pas d’impôts. « La dixième partie de cela est également vôtre en tant que Car’a’carn. »
Rand secoua la tête. Dans tous ses entretiens avec Aviendha, il n’avait jamais songé à demander si le cinquième s’appliquait à lui ; il n’était pas aiel, Car’a’carn ou non, et il ne s’était pas senti concerné. Eh bien, ce n’était peut-être pas un impôt, mais il pouvait l’utiliser comme les rois l’utilisent. Malheureusement, il n’avait que l’idée la plus vague de la marche à suivre. Il aurait à interroger Moiraine ; c’était un point qu’elle avait négligé dans ses leçons. Peut-être la jugeait-elle si évidente qu’il devrait en être informé.
Elayne lui aurait dit à quoi servaient les impôts ; il avait trouvé plus amusant, en tout cas, de recevoir des conseils d’Elayne plutôt que de Moiraine. Il aurait aimé savoir où elle était. Toujours à Tanchico, probablement ; Egwene ne lui transmettait guère davantage qu’une perpétuelle kyrielle de bons vœux. Il regrettait de ne pouvoir obliger Elayne à s’asseoir et à expliquer ces deux lettres. Vierge de la Lance ou Fille-Héritière d’Andor, les femmes étaient bizarres. Sauf peut-être Min. Elle lui avait ri au nez, mais elle ne lui avait jamais fait imaginer qu’elle parlait une espèce de langue inconnue. Elle ne rirait pas à présent. Si jamais il la revoyait, elle s’enfuirait en courant à cent lieues de lui pour échapper au Dragon Réincarné.
Edorion mit à pied tous ses hommes, prenant un de leurs chevaux et réunissant les autres par leurs rênes, ainsi que ceux d’Estean. Sans aucun doute, il gardait le sien en réserve pour le passage final au milieu des Shaidos. Meresin et Daricain agirent de même avec leurs hommes. Cela impliquait que les Cairhienins n’avaient chacun que deux montures de rechange, aucun ne parut penser qu’ils devraient avoir un des chevaux tairens. Ils s’éloignèrent ensemble au trot vers l’ouest dans un cliquetis de sabots, avec une escorte de Jindos.
Prenant soin de ne regarder personne, Estean commença à se diriger sans en avoir l’air vers les soldats debout mal à l’aise dans un cercle d’Aiels au pied du pont. Mangin le saisit par sa manche à bandes rouges. « Donnez-nous un aperçu des conditions dans Cairhien, Homme des Terres Humides. » Le Tairen au visage bosselé parut prêt à s’évanouir.
« Je suis certain qu’il répondra à toutes les questions que vous poserez, dit sévèrement Rand en insistant sur le dernier mot.
— Elles seront simplement posées », répliqua Rhuarc en s’emparant de l’autre bras du Tairen. Lui et Mangin semblaient tenir entre eux l’homme beaucoup plus petit. « Prévenir les défenseurs de la cité est bel et bon, Rand al’Thor, poursuivit Rhuarc, mais nous devrions envoyer des éclaireurs. En courant, ils peuvent arriver à Cairhien aussi vite que ces cavaliers et revenir à notre rencontre pour décrire comment Couladin a disposé les Shaidos. »
Rand sentait les yeux des Vierges braqués sur lui, mais il garda les siens fixés droit sur Rhuarc. « Les Marcheurs du Tonnerre ? suggéra-t-il.
— Sha’mad Condes » confirma Rhuarc. Lui et Mangin tournèrent Estean – ils le tenaient effectivement en l’air – et se dirigèrent vers les autres soldats.
« Interrogez ! leur cria Rand. C’est votre allié et mon homme lige. » Il n’avait pas la moindre idée si Estean était son lige ou non – encore une chose à demander à Moiraine – ou même dans quelle mesure il était réellement un allié – son père, le Puissant Seigneur Torean, avait assez comploté contre Rand – mais il n’autoriserait rien d’approchant les méthodes de Couladin.
Rhuarc acquiesça d’un hochement de tête par-dessus son épaule.
« Vous vous occupez bien de votre peuple, Rand al’Thor. » La voix de Suline n’avait pas plus de relief qu’une planche passée au rabot.
« Je m’y efforce », lui répondit-il. Il refusait de mordre à l’hameçon. De ceux qui iraient en reconnaissance chez les Shaidos, quelques-uns ne reviendraient pas, un point c’est tout. « Je pense que je vais manger quelque chose maintenant. Et dormir un peu. » Il ne pouvait pas s’en falloir de beaucoup plus de deux heures d’ici minuit et le soleil se levait encore tôt à cette époque de l’année. Les Vierges le suivirent, scrutant les ombres avec méfiance comme si elles s’attendaient à une attaque, leurs mains voltigeant dans le langage des signes. Mais aussi bien les Aiels semblaient toujours s’attendre à être attaqués.