Il n’y eut guère de discussion. Même si la tempête se déchaînait encore à l’extérieur, ils pouvaient revenir au portail en se servant des couvertures et tapis comme manteaux. Aviendha se mit à les partager pendant qu’il attirait à lui le saidin, s’emplissant de vie et de mort, de feu en fusion et de glace liquide.
« Répartissez-les équitablement », recommanda-t-il. Il savait que sa voix était froide et impassible. Asmodean prétendait qu’il pouvait aller au-delà, mais jusqu’ici il n’y avait pas réussi.
Elle lui jeta un coup d’œil surpris, mais se contenta de remarquer : « Il y a davantage de vous à couvrir » et elle continua comme devant.
Protester était inutile. Dans son expérience, du Champ d’Emond aux Vierges de la Lance, si une femme voulait faire quelque chose pour vous, la seule manière de l’en empêcher était de l’attacher, surtout si cela impliquait un sacrifice de sa part à elle. La surprise, c’était qu’Aviendha n’avait pas eu un ton acide, n’avait pas émis de commentaire concernant son peu d’endurance d’homme des Terres Humides. Peut-être qu’en dehors d’un souvenir quelque chose de bon avait résulté de cet épisode. Elle ne peut pas penser sérieusement que cela ne se reproduira jamais. Pourtant, il soupçonnait que c’était exactement ce qu’elle voulait dire.
Tissant un flot de Feu mince comme un doigt, il découpa dans une des parois le tracé d’une porte, élargissant l’ouverture en haut. Chose stupéfiante, du jour apparut. Relâchant le saidin, il échangea un regard surpris avec Aviendha. Il savait avoir perdu le compte du temps – tu as perdu le compte de l’année – mais impossible qu’ils soient restés calfeutrés aussi longtemps. Quel que fut l’endroit où ils se trouvaient, c’était à une grande distance du Cairhien.
Il exerça une pression contre le bloc, lequel cependant ne bougea que lorsqu’il appuya le dos contre lui, cala solidement ses talons et poussa de toutes ses forces. À l’instant où il s’avisa qu’il aurait très probablement exécuté cette manœuvre plus aisément à l’aide du Pouvoir, le bloc bascula vers l’extérieur, l’entraînant avec lui dans une aube pâle au froid vif. Pas complètement, toutefois. Le bloc s’était immobilisé de biais, calé sur de la neige qui s’était entassée autour de la hutte. Gisant sur le dos, avec juste un peu de sa tête qui sortait, Rand apercevait d’autres monticules, quelques-uns des congères lisses autour d’arbres rabougris épars qu’il ne reconnut pas, d’autres enfouissant probablement des buissons ou des rochers.
Il ouvrit la bouche – et oublia ce qu’il s’apprêtait à dire car quelque chose glissait dans les airs à moins de cinquante pieds au-dessus de lui, une forme grise à l’aspect de cuir bien plus grosse qu’un cheval, sur des ailes déployées battant avec lenteur, un mufle calleux tendu en avant et des pieds armés de serre ainsi qu’une queue mince comme celle d’un lézard traînant derrière. La tête de Rand se tordit d’elle-même sur son cou pour suivre le vol de cette chose au-dessus des arbres. Il y avait deux personnes sur son dos ; en dépit de ce qui semblait être une sorte de vêtement à capuchon, c’était clair que ces deux-là scrutaient le sol au-dessous. S’il avait eu plus que la tête qui dépassait, s’il n’avait pas été juste au-dessous de la créature, ils l’auraient sûrement repéré.
« Abandonnez les couvertures », dit-il en rentrant précipitamment à l’intérieur. Il lui expliqua ce qu’il avait vu. « Peut-être sont-ils hospitaliers et peut-être que non, mais je préfère ne pas en découvrir le fin mot. » De toute manière, il ne se sentait guère disposé à rencontrer des gens chevauchant ce genre de monture. Si c’étaient des gens. « Nous allons retourner discrètement au portail. Aussi vite que possible mais en nous dissimulant. »
Par extraordinaire, elle ne discuta pas. Quand il en émit la remarque en l’aidant à grimper sur le bloc de glace – ce qui était étonnant aussi ; elle accepta sa main sans même un coup d’œil irrité – elle répliqua : « Je ne discute pas, Rand al’Thor, quand vous parlez raison. » Ce n’était sûrement pas ce dont il se souvenait.
Le pays autour d’eux était plat sous son épaisse couverture de neige mais, juste à l’ouest, se dressaient des montagnes au sommet blanc, des pics entourés de nuages. Il n’eut aucune difficulté à savoir qu’elles se trouvaient à l’ouest, car le soleil se levait. Moins de la moitié de son globe doré s’élevait au-dessus de l’océan. Il le contempla. Le terrain s’inclinait assez pour qu’il voie des vagues déferlant dans un bouillonnement d’écume sur un rivage rocheux, parsemé de blocs erratiques. Un océan à l’est, s’étendant à l’infini jusqu’à l’horizon et au soleil. Si la neige n’avait pas suffi, cela lui aurait indiqué qu’ils n’étaient pas dans un pays qu’il connaissait.
Aviendha considéra avec stupeur l’ondulation des lames déferlantes et les vagues qui cognaient dur, puis elle le regarda en fronçant les sourcils quand elle comprit. Elle n’avait peut-être jamais vu un océan, mais elle avait vu des cartes.
À cause de ses jupes, la neige lui causait encore plus de difficultés qu’à Rand, alors que lui-même se débattait dans la neige où il se creusait un chemin autant qu’il marchait et parfois s’y enfonçait jusqu’à la taille. Elle eut un hoquet de surprise quand il la souleva dans ses bras et ses yeux verts étincelèrent.
« Il faut que nous allions plus vite que vous ne le pouvez en traînant ces jupes », lui dit-il. La colère s’estompa, mais elle ne lui passa pas le bras autour du cou, comme il l’avait à demi espéré. À la place, elle se croisa les mains et arbora une expression patiente. Avec une pointe de maussaderie. Si ce qu’ils avaient fait ensemble avait provoqué des changements, elle n’en était pas pour autant complètement transformée. Il ne comprenait pas pourquoi ce devrait être un soulagement.
Il aurait pu fondre un sentier dans la neige comme lors de la tempête mais, si une autre de ces choses volantes survenait, cette voie dégagée mènerait directement à eux. Un renard trottait dans la neige dans la même direction qu’eux à bonne distance sur sa droite, blanc pur à part une pointe noire au bout de sa queue touffue, les examinant avec méfiance de temps en temps, lui et Aviendha. Des pistes de lapin trouaient la neige par endroits, brouillées quand ils avaient bondi et, une fois, il vit les empreintes d’un félin qui devait être aussi gros qu’un léopard. Peut-être y avait-il des animaux plus gros encore, peut-être un membre sans ailes de la famille de cette créature à la peau comme du cuir. Pas ce qu’il voulait rencontrer, mais il y avait toujours la chance que les… êtres volants… confondent le sillon qu’il creusait avec la piste d’un animal quelconque.
Il continua néanmoins à avancer d’arbre en arbre, regrettant que ces arbres ne soient pas plus nombreux et plus rapprochés. Certes, si cela avait été le cas, il aurait risqué de ne pas retrouver Aviendha dans la tourmente – elle émit un grognement en levant vers lui un visage réprobateur et il desserra de nouveau l’étreinte de ses bras autour d’elle – mais cela lui aurait sûrement facilité la tâche. Toutefois, c’est parce qu’il avançait de cette allure furtive qu’il vit les autres le premier.
À moins de cinq toises, entre lui et le portail – juste devant le portail ; il sentait son tissage le maintenir ouvert – il y avait quatre personnes à cheval et plus de vingt à pied. Celles qui étaient montées étaient toutes des femmes enveloppées dans de longs manteaux épais doublés de fourrure ; deux d’entre elles portaient un bracelet d’argent au poignet gauche, relié par une grande laisse de la même matière brillante à un collier luisant adhérant étroitement au cou d’une femme vêtue de gris, sans manteau, debout dans la neige. Les autres à pied étaient des hommes au costume de cuir sombre avec une armure peinte en vert et or, une armure à plates se chevauchant sur la poitrine, le dessus des bras et le devant des cuisses. Leurs lances étaient ornées de glands vert et or, leurs longs boucliers étaient peints aux mêmes couleurs et leurs heaumes évoquaient la tête d’énormes insectes, leurs visages apparaissant à travers les mandibules. L’un d’eux était visiblement un officier, sans lance ni bouclier mais avec dans le dos une épée incurvée de la sorte appelée espadon que l’on manie à deux mains. De l’argent soulignait les plates de son armure laquée et de minces plumes vertes, comme des antennes, accentuaient l’illusion de son heaume peint. Rand comprit alors où lui et Aviendha se trouvaient. Il avait déjà vu ce genre d’armure. Et des femmes portant des colliers comme ceux-là.
Posant à terre Aviendha derrière quelque chose qui ressemblait un peu à un pin tordu sous l’action du vent, à part que son tronc était lisse et gris, strié de noir, il étendit la main et elle hocha la tête en silence.
« Les deux femmes en laisse peuvent canaliser, chuchota-t-il. Vous est-il possible de les en empêcher ? » Il ajouta vivement : « N’embrassez pas encore la Source. Elles sont prisonnières, mais il y a encore le risque qu’elles avertissent les autres et, même si elles ne les préviennent pas, les femmes au bracelet sont peut-être capables de discerner qu’elles vous sentent. »
Elle le regarda d’un air bizarre mais ne perdit pas de temps à poser des questions oiseuses telles que, par exemple, comment il le savait ; elles viendraient plus tard, il en était sûr. « Les femmes au bracelet ont aussi le don de canaliser, répliqua-t-elle sur le même ton bas que lui. Pourtant, ce don produit une impression très étrange. Faible. Comme si elles ne l’avaient jamais utilisé. Je ne vois pas comment cela se fait. »
Rand le voyait. Les damanes étaient celles qui étaient censées douées pour canaliser. Si deux femmes avaient réussi à passer à travers les mailles du filet seachan pour devenir à la place des sul’dams – et d’après le peu qu’il connaissait d’eux, ce ne devait pas être facile, car les Seachans testaient toutes les femmes sans exception au cours des années où elles étaient susceptibles de présenter les premiers signes qu’elles canalisaient – elles n’oseraient certainement jamais se trahir. « Êtes-vous en mesure de les isoler toutes les quatre à l’intérieur d’un écran ? »
Elle le gratifia d’un regard suffisant. « Bien entendu. Egwene m’a enseigné à manipuler plusieurs flots à la fois. Je peux les bloquer, nouer ces flots et les envelopper de flots d’Air avant qu’elles se rendent compte de ce qui arrive. » Ce petit sourire suffisant qu’elle avait s’effaça. « Je suis assez rapide pour me charger d’elles et de leurs chevaux, mais cela vous laisse les autres jusqu’à ce que j’amène des renforts. S’il y en a qui s’échappent… Ils sont sûrement de force à projeter ces lances jusqu’ici et si l’une d’elles vous cloue au sol… » Pendant un instant, elle marmonna entre ses dents comme irritée d’être dans l’impossibilité de terminer une phrase. Finalement, elle le regarda avec, dans les yeux, l’expression la plus fulminante qu’il lui avait jamais vue. « Egwene m’a parlé de la Guérison, mais elle ne s’y connaît guère et moi encore moins. »
Qu’est-ce qui avait suscité maintenant sa colère ? Mieux vaut tenter de comprendre le soleil qu’une femme, pensa-t-il avec ironie. C’était Thom Merrilin qui lui avait dit ça et c’était pure vérité. « Occupez-vous de bloquer ces femmes, répliqua-t-il. Je disposerai des autres. Pas avant que je vous touche le bras, toutefois. »
Elle pensait qu’il se vantait, il s’en rendit compte, mais il n’avait pas à diviser des flots, il avait seulement à tisser un flot d’Air complexe qui fixerait les bras le long des corps et maintiendrait immobiles les pieds des chevaux et ceux des humains. Il respira à fond, s’empara du saidin, toucha le bras d’Aviendha et canalisa.
Des exclamations bouleversées jaillirent de la bouche des Seanchans. Il aurait dû songer aussi à les bâillonner, mais ils franchiraient le portail avant que leurs cris attirent qui que ce soit d’autre. Ne lâchant pas la Source, il empoigna le bras d’Aviendha et la traîna à demi dans la neige, sourd à ses protestations hargneuses qu’elle était capable de marcher. Du moins, de cette façon, créait-il une piste pour elle et ils étaient obligés de se hâter.
Les Seanchans se turent et les dévisagèrent quand lui et Aviendha les contournèrent et passèrent devant eux. Les deux femmes qui n’étaient pas sul’dams avaient rejeté leur capuchon sur leurs épaules en se débattant contre son tissage. Qu’il maintenait au lieu de le nouer ; il aurait à le relâcher quand il s’en irait, pour la simple raison qu’il ne pouvait pas laisser même des Seanchans ligotés dans la neige. S’ils ne mouraient pas de froid, restait toujours le gros félin dont il avait aperçu les empreintes. Où il y en avait un, il devait y en avoir d’autres.
Le portail était bien là mais, au lieu de donner dans sa chambre d’Eianrod, il offrait une surface grise. Il semblait aussi plus étroit que dans son souvenir. Pire, Rand en distinguait le tissage. Cette grisaille avait été tissée à base de saidin. Des réflexions glissèrent impétueusement dans le Vide. Il était incapable de déterminer ce que cela signifiait, pourtant ce pouvait être un piège pour quiconque franchirait ce seuil, tissé par un des Réprouvés. Par Asmodean, vraisemblablement ; qu’Asmodean réussisse à le livrer aux autres lui donnerait peut-être une chance de reprendre sa place parmi eux. Pourtant, pas question de rester ici. Si seulement Aviendha se rappelait comment elle avait tissé ce portail, elle pourrait en ouvrir un autre mais, les choses étant ce qu’elles étaient, ils allaient devoir utiliser celui-ci, piège ou pas.
Une des cavalières, un corbeau noir devant une tour austère sur le devant de son manteau gris à hauteur de poitrine, avait un visage sévère et des yeux sombres qui semblaient vouloir se forer un passage dans son crâne. Une autre, plus jeune, plus pâle et plus petite de stature, cependant plus majestueuse de prestance, arborait une tête de cerf argent sur son manteau vert. Les petits doigts de ses gants de peau étaient trop longs. Rand devina aux côtés rasés de son cuir chevelu que ces longs doigts recouvraient des ongles qu’on avait laissés pousser et sans doute laqués, les deux étant signe de noblesse chez les Seanchans. Les soldats avaient un visage et une attitude rigides, mais les yeux bleus de l’officier étincelaient derrière les mandibules du heaume évoquant un insecte, et ses doigts enfermés dans leur gantelet se crispaient sous ses efforts futiles pour atteindre son épée.
Rand ne se souciait guère d’eux, mais il ne voulait pas abandonner derrière lui les damanes. Il pouvait au moins leur donner une chance de s’échapper. Elles avaient beau le regarder comme s’il était un animal sauvage montrant ses crocs, elles n’avaient pas choisi d’être prisonnières, guère mieux traitées que des animaux domestiques. Il porta la main au collier de la plus proche et ressentit une secousse qui lui engourdit presque le bras ; pendant un instant, le Vide bougea et le saidin fit rage à travers lui avec mille fois plus de violence que la tempête de neige. Les courts cheveux blonds de la damane s’agitèrent comme des fléaux quand elle se convulsa au contact de Rand en hurlant et la sul’dam reliée à elle suffoqua, le visage blêmissant. Les deux seraient tombées sans les liens d’Air qui les retenaient.
« Essayez, dit-il à Aviendha en se massant la main. Une femme ne risque sûrement rien à y toucher. Je ne sais pas comment il se détache » – le collier paraissait d’une seule pièce, soudé d’une manière ou d’une autre, exactement comme le bracelet et la laisse – « mais il a été refermé, donc il doit pouvoir s’ouvrir. » Quelques minutes ne changeraient pas grand-chose à ce qui était arrivé au portail. Était-ce l’œuvre d’Asmodean ?
Aviendha secoua la tête, mais commença à tâter le collier de l’autre femme. « Ne bougez pas », grommela-t-elle alors que la damane, une pâle jeune fille de seize ou dix-sept ans esquissait un mouvement de recul. Si les femmes en laisse avaient regardé Rand comme une bête sauvage, elles contemplaient Aviendha comme un cauchemar incarné.
« C’est une marath’damane, gémit la pâle jeune fille. Sauvez Seri, maîtresse ! Je vous en prie, maîtresse ! Sauvez Seri ! » L’autre damane, plus âgée, avec une apparence presque maternelle, se mit à pleurer irrépressiblement. Aviendha darda sur Rand, il ne comprit pas pourquoi, un regard aussi irrité que sur la jeune damane, murmurant avec colère entre ses dents tout en s’affairant sur le collier.
« C’est lui, Dame Morsa, s’exclama subitement la sul’dam de l’autre damane d’une voix traînante au timbre dédoublant les voyelles que Rand avait du mal à comprendre. J’ai porté longtemps le bracelet et je peux discerner si la marath’damane a fait davantage que bloquer Jini. »
Morsa ne parut pas surprise. En fait, il y avait une lueur horrifiée dans l’expression de ses yeux bleus fixés sur Rand qui signifiait qu’elle le reconnaissait. Ce qui ne se pouvait que pour une seule raison.
« Vous étiez à Falme », dit-il. S’il franchissait le portail le premier, cela impliquait de laisser Aviendha derrière, encore que pour un instant.
« Oui. » La noble dame avait l’air près de défaillir, mais sa voix lente liant les syllabes avait un accent froidement impérieux. « Je vous ai vu et j’ai vu ce que vous avez fait.
— Prenez garde que je ne fasse pas la même chose ici. Ne me causez pas de difficultés et je vous laisserai en paix. »
Il ne pouvait pas envoyer Aviendha la première, dans la Lumière seule savait quoi. Si les émotions n’avaient pas été aussi distantes, il aurait grimacé comme elle grimaçait sur ce collier. Ils devaient s’engager ensemble dans l’ouverture et être prêts à affronter n’importe quoi.
« Bien des secrets ont été gardés sur ce qui est arrivé dans les terres du grand Aile-de-Faucon, Dame Morsa », déclara la femme au visage sévère. Ses yeux noirs étaient posés sur Morsa avec autant de dureté que, tout à l’heure, sur lui. « Des rumeurs courent sur une défaite qu’a subie l’Armée Toujours Victorieuse.
— Cherchez-vous maintenant la vérité dans les rumeurs, Jalindine ? répliqua Morsa d’un ton coupant. Plus que les autres, un Chercheur devrait savoir quand garder le silence. L’Impératrice en personne a interdit de parler du Corenne avant qu’elle le mette de nouveau en œuvre. Si vous – ou moi – nous prononçons seulement le nom de la ville où cette expérience a débarqué, nos langues seront tranchées. Peut-être trouveriez-vous plaisant d’être privée de langue dans la Tour des Corbeaux ? Pas même les Écouteurs ne vous entendront hurler pour demander grâce, ou n’y prêteront attention. »
Rand ne comprenait pas plus de deux mots sur trois, et ce n’était pas à cause des curieux accents. Il aurait aimé avoir le temps d’écouter. Corenne. Le Retour. C’est ainsi que les Seanchans de Falme avaient baptisé leur tentative pour s’emparer des terres se trouvant de l’autre côté de l’Océan d’Aryth – les terres où lui vivait – qu’ils considéraient comme leur appartenant de droit. Le reste – Chercheurs, Écouteurs, la Tour des Corbeaux – était un mystère. Par contre, le Retour avait apparemment été annulé, pour le présent du moins. C’était bon à savoir.
Le portail était réellement plus étroit. Peut-être d’un doigt plus étroit que quelques instants plus tôt. Seul son blocage le maintenait ouvert ; le portail avait tenté de se refermer dès qu’Aviendha avait relâché son tissage, et il essayait encore.
« Dépêchez-vous », dit-il à Aviendha, et elle lui décocha un regard d’une patience équivalant aussi bien à un coup de pierre entre les deux yeux.
« J’essaie, Rand al’Thor », répliqua-t-elle, en s’affairant toujours sur le collier. Des larmes coulaient sur les joues de Seri ; un gémissement bas sortait continuellement de sa gorge, comme si l’Aielle avait l’intention de la lui couper. « Vous avez failli tuer les deux autres et peut-être vous avec. J’ai senti le Pouvoir affluer violemment dans les deux quand vous avez touché l’autre collier. Alors laissez-moi tranquille et, si c’est dans mes possibilités, j’y arriverai. » Marmottant un juron, elle porta ses efforts sur le côté du collier.
Rand songea à obliger les sul’dams à ôter les colliers – si quelqu’un savait comment ils s’enlevaient, c’était bien elles – mais, d’après l’expression déterminée de leurs visages, il comprit qu’il aurait à les y forcer. Il était incapable de tuer une femme, à plus forte raison d’en torturer une.
Avec un soupir, il jeta encore un coup d’œil à la grisaille emplissant le portail. Les flots semblaient imbriqués dans les siens ; il ne pouvait pas fendre l’une sans l’autre. Passer à travers risquait de déclencher le piège, mais découper cette grisaille, même si le faire ne le déclenchait pas, permettrait au portail de se refermer d’un coup sec avant qu’ils aient eu une chance de le franchir d’un bond. Ce devrait être un saut en aveugle dans la Lumière sait quoi.
Morsa avait écouté attentivement le moindre mot échangé entre lui et Aviendha, et maintenant elle regardait pensivement les deux sul’dams, mais Jalindine n’avait jamais quitté des yeux le visage de la noble dame. « Beaucoup a été tenu secret qui n’aurait pas dû être dissimulé aux Chercheurs, Dame Morsa, déclara la femme à l’air sévère. Les Chercheurs doivent être au courant de tout.
— Vous vous oubliez, Jalindine », répliqua sèchement Morsa, ses mains gantées tressautant ; ses bras n’auraient-ils pas été liés contre son corps, elle aurait scié la bouche de son cheval avec les rênes. Les choses étant ce qu’elles étaient, Morsa pencha la tête pour toiser l’autre femme. « Vous m’avez été envoyée parce que Sarek se croit plus qu’il n’est et a des vues sur Serengada Dai et sur Tuel, pas pour poser des questions sur ce que l’impératrice a… »
Jalindine l’interrompit avec rudesse. « C’est vous qui vous oubliez, Dame Morsa, si vous pensez être à l’abri des Chercheurs de la Vérité. J’ai moi-même appliqué la question aussi bien à une fille qu’à un fils de l’impératrice, que la Lumière bénisse, et en reconnaissance des confessions que je leur ai arrachées elle m’a autorisée à la contempler. Vous imaginez-vous que votre Maison mineure a un rang plus élevé que les propres enfants de l’impératrice ? » Morsa resta droite, non pas qu’elle avait guère le choix, mais son visage devint gris et elle s’humecta les lèvres. « L’Impératrice, que la Lumière l’illumine à jamais, en sait déjà beaucoup plus que je ne peux dire. Je ne voulais pas donner à entendre… »
La Chercheuse lui coupa de nouveau la parole, tournant la tête pour parler aux soldats comme si Morsa n’existait pas. « La femme Morsa est en état d’arrestation et sous la garde des Chercheurs de la Vérité. Elle sera soumise à la question dès que nous retournerons à Merinloe. De même les sul’dams et les damanes. Il semble qu’elles aussi ont dissimulé ce qu’elles n’auraient pas dû. » L’horreur se peignit sur les traits des femmes mentionnées, mais Morsa aurait pu figurer à la place de n’importe laquelle d’entre elles. Elle s’affaissa autant que le permettaient ses liens invisibles, sans émettre un mot de protestation. Elle avait l’air d’avoir envie de crier, pourtant elle… acceptait. Le regard de Jalindine se dirigea vers Rand. « Elle vous a appelé Rand al’Thor. Vous serez bien traité si vous vous livrez à moi, Rand al’Thor. De quelque manière que vous êtes venu ici, ne croyez pas que vous vous échapperez même si vous nous tuez. Des recherches extensives sont organisées pour trouver une marath’damane qui a canalisé au cours de la nuit. » Ses yeux allèrent effleurer Aviendha. « On vous découvrira aussi, c’est inévitable, et vous risquez d’être tué accidentellement. Il y a une sédition dans cette région. J’ignore comment les hommes comme vous sont traités dans vos pays mais, au Seanchan, vos souffrances peuvent être allégées. Ici, vous pouvez tirer grand honneur de l’usage de votre pouvoir. »
Il lui rit au nez et elle eut l’air offensée. « Je ne peux pas vous tuer, mais je jure qu’au moins pour cela je vous cravacherais le cuir. » Il n’aurait certainement pas à s’inquiéter d’être neutralisé aux mains des Seachans. Chez eux, les hommes capables de canaliser étaient tués. Pas exécutés. Pourchassés et abattus à vue.
Le portail voilé de grisaille était d’un autre doigt plus étroit, juste assez grand à présent pour qu’ils le franchissent ensemble. « Laissez-la, Aviendha. Il faut que nous partions maintenant. »
Elle relâcha le collier de Seri et lui adressa un coup d’œil exaspéré, mais son regard se porta au-delà de lui vers le portail et elle souleva ses jupes pour rejoindre Rand laborieusement dans la neige, pestant entre ses dents contre l’eau gelée.
« Soyez prête à tout », recommanda-t-il en passant un bras autour de ses épaules. Il se dit qu’ils devaient être proches l’un de l’autre pour pouvoir passer. Non pas parce que c’était bon de la sentir contre lui. « Je ne sais pas à quoi, mais préparez-vous. » Elle hocha la tête et il ordonna : « Sautez ! »
Ils s’élancèrent ensemble dans la grisaille, Rand relâchant le tissage qui retenait les Seachans pour s’emplir de saidin à en éclater…
… et atterrirent en trébuchant dans sa chambre à Eianrod, éclairée par des lampes, avec l’obscurité de l’autre côté des fenêtres.
Asmodean était assis en tailleur contre le mur près de la porte. Il n’embrassait pas la Source, mais Rand plaqua néanmoins un blocage entre lui et le saidin. Se retournant vivement avec le bras toujours passé autour d’Aviendha, il constata que le portail avait disparu. Non, pas disparu – il discernait encore son tissage et ce qu’il savait être celui d’Asmodean – mais on aurait dit qu’il n’y avait rien du tout là. Sans hésiter, il trancha son tissage et, soudain, le portail apparut, une vue qui diminuait rapidement, celle des Seanchans, de la Dame Morsa affaissée sur sa selle, de Jalindine criant des ordres. Une lance ornée de glands verts et blancs fut projetée à travers l’ouverture juste avant qu’elle se referme brutalement. D’instinct, Rand canalisa de l’Air pour attraper les deux pieds de hampe de la lance qui vacillèrent subitement. La hampe se terminait avec autant de netteté qu’un maître artisan aurait pu la travailler. Frissonnant, il fut content de n’avoir pas essayé d’éliminer la barrière de grisaille – quelle que fut sa nature – avant de sauter d’un bond au travers.
« Une bonne chose qu’aucune des sul’dams ne se soit ressaisie à temps, commenta-t-il en prenant en main la lance tronquée, ou nous aurions eu à nos trousses pire que cela. » Il observait Asmodean du coin de l’œil, mais celui-ci restait assis là-bas, l’air quelque peu malade. Il ne pouvait pas deviner si Rand n’avait pas l’intention de lui enfoncer cette lance dans la gorge.
Le reniflement d’Aviendha fut le plus sarcastique de tous. « Croyez-vous que je les avais relâchées ? » s’exclama-t-elle avec emportement. Elle se dégagea fermement de son bras, mais il ne pensa pas que ce mouvement de colère était suscité par lui. Ou, en tout cas, pas par son bras. « J’ai attaché leurs écrans aussi serré que j’ai pu. Ce sont vos ennemies, Rand al’Thor. Même celles que vous appelez damanes sont des chiens fidèles qui vous auraient tué plutôt que d’être libres. Il faut vous montrer dur avec vos ennemis, pas tendre. »
Elle a raison, pensa-t-il en soupesant la lance. Il avait laissé derrière lui des ennemis qu’il aurait peut-être bien à affronter un jour. Il devait devenir plus dur. Sinon il serait réduit en poussière avant même d’atteindre le Shayol Ghul.
Tout d’un coup, elle se mit à lisser sa jupe et sa voix prit presque le ton de la conversation. « Je remarque que vous n’avez pas sauvé de son sort cette Morsa au teint de papier mâché. À la façon dont vous la regardiez, je croyais que de grands yeux et une poitrine ronde vous avaient plu. »
Rand la regarda avec une stupéfaction qui se répandit comme du sirop dans le vide qui l’entourait. Elle parlait comme pour annoncer que la soupe était prête. Il se demanda comment il était censé avoir remarqué la poitrine de Morsa, enfouie comme elle l’était dans un manteau doublé de fourrure. « J’aurais dû l’amener, répliqua-t-il. Pour la questionner sur les Seanchans. J’aurai encore des ennuis à cause d’eux, j’en ai peur. »
La lueur apparue dans les yeux d’Aviendha s’éteignit. Elle ouvrit la bouche mais, jetant un coup d’œil à Asmodean, elle n’alla pas plus loin quand il leva la main. Il voyait pratiquement les questions sur les Seanchans s’entasser derrière ses prunelles. Telle qu’il la connaissait, une fois qu’elle aurait commencé elle ne cesserait de le sonder jusqu’à ce qu’elle découvre des petits détails dont il ne se souvenait même pas les avoir appris. Ce qui ne serait pas une mauvaise chose. Une autre fois. Après qu’il aura arraché quelques réponses à Asmodean. Elle avait raison. Il devait être dur.
« Vous avez été astucieux de masquer le trou que j’avais fait, reprit-elle. Si une gai’shain était venue ici, on aurait risqué que mille sœurs de la Lance s’y engouffrent à votre recherche. »
Asmodean s’éclaircit la voix. « Une des gai’shains est effectivement venue. Quelqu’un nommé Suline lui avait dit de veiller à ce que vous mangiez, mon Seigneur Dragon, et pour l’empêcher d’apporter ici le plateau et de découvrir que vous n’étiez pas là j’ai pris la liberté de lui dire que vous et la jeune dame ne vouliez pas être dérangés. »
Un léger rétrécissement de ses paupières attira l’attention de Rand. « Quoi ?
— Oh, c’est juste qu’elle a réagi d’une façon bizarre. Elle a éclaté de rire et est partie en courant. Quelques minutes plus tard, il y avait bien vingt Far Dareis Mai sous la fenêtre qui parlaient à tue-tête en tapant avec leur lance sur leur bouclier pendant une bonne heure sinon plus. Je dois avouer, mon Seigneur Dragon, que certaines des suggestions qu’elles évoquaient m’ont surpris, même moi. »
Rand sentit ses joues brûler – cela s’était passé de l’autre côté de ce sacré monde et les Vierges étaient néanmoins informées ! – mais Aviendha se contenta de plisser les yeux.
« Avait-elle des cheveux et des yeux comme les miens ? » Elle n’attendit pas le signe de tête affirmatif d’Asmodean. « Ce doit être ma première-sœur Niella. » Elle lut la question sur le visage surpris de Rand et répondit avant qu’il ait eu le temps de parler. « Niella est une tisserande, pas une Vierge de la Lance, et elle a été capturée il y a un an et demi par des Vierges chareenes pendant un raid sur la place forte de Sulara. Elle a essayé de m’entraîner à abandonner la lance et elle a toujours désiré que je me marie. Je vais la renvoyer aux Chareenes avec une marque de coup de fouet sur le postérieur pour chaque personne à qui elle en a parlé ! »
Rand la rattrapa par le bras comme elle s’élançait d’un pas résolu pour quitter la pièce. « Je désire m’entretenir avec Natael. Je ne pense pas que beaucoup de temps nous sépare de l’aube…
— Deux heures, peut-être, commenta Asmodean.
— … alors il n’y aura pas beaucoup de sommeil maintenant. Si vous voulez essayer de dormir, cela vous ennuierait-il d’installer votre lit ailleurs pour ce qui reste de la nuit ? Vous avez besoin de nouvelles couvertures, de toute façon. »
Elle eut un hochement de tête bref avant de se dégager et claqua la porte derrière elle. Voyons, elle n’était pas en colère d’être jetée hors de sa chambre – comment le serait-elle ; elle avait déclaré que plus rien ne se produirait entre eux – mais il était content de ne pas être Niella.
Faisant sauter la lance raccourcie dans sa main, il se tourna vers Asmodean.
« Un sceptre étrange, mon Seigneur Dragon.
— Il suffira. » À lui rappeler que les Seachans étaient toujours là-bas. Pour une fois, il regretta que sa voix ne soit pas encore plus froide que ne la rendaient le Vide et le saidin. Il devait être dur. « Avant que je décide si je vous embroche avec comme un agneau, pourquoi n’avez-vous jamais mentionné ce tour de rendre quelque chose invisible ? Si je n’avais pas été en mesure de voir les flots, je n’aurais jamais su que le portail était toujours là. »
Asmodean ravala sa salive et modifia légèrement sa position, comme incertain que Rand n’allait pas mettre sa menace à exécution. Rand n’en était pas sûr lui-même. « Mon Seigneur Dragon, vous ne l’avez jamais demandé. Une façon de courber la lumière. Vous avez toujours tant de questions, c’est difficile de trouver un moment pour parler d’autre chose. Vous devez vous être rendu compte désormais que je me suis complètement rangé de votre côté. » S’humectant les lèvres, il se redressa. Pas plus haut qu’à genoux. Et commença à lâcher un flot de paroles. « J’ai senti votre tissage – n’importe qui l’aurait décelé à un quart de lieue à la ronde – je n’avais jamais rien vu de pareil – je ne savais pas que quelqu’un en dehors de Demandred pouvait bloquer un portail qui se refermait, ou peut-être de Semirhage… Et Lews Therin – je l’ai perçu et je suis venu, et j’ai eu bien du mal à franchir le barrage des Vierges – je me suis servi du même tour… vous devez bien savoir que je suis votre homme maintenant. Mon Seigneur Dragon, je suis votre homme. »
C’est la répétition de ce qu’avaient dit les Cairhienins qui s’imposa autant que le reste. Esquissant un geste avec la lance tronquée, il dit d’une voix brusque : « Debout. Vous n’êtes pas un chien. » Mais, tandis qu’Asmodean se relevait lentement, il plaça la longue pointe de la lance contre sa gorge. Il devait se montrer dur. « À partir de maintenant vous m’enseignerez deux choses que je ne vous demande pas chaque fois que nous aurons un entretien. Chaque fois, notez-le. Si je pense que vous essayez de me cacher quelque chose, vous serez content de laisser Semirhage s’emparer de vous.
— Comme vous le dites, mon Seigneur Dragon », balbutia Asmodean. Il paraissait prêt à s’incliner et à baiser la main de Rand.
Pour ne pas courir ce risque, Rand se dirigea vers le lit dépourvu de couverture et s’assit sur le drap de toile, les matelas de plumes cédant sous son poids, tandis qu’il examinait la lance. Bonne idée que de la garder comme souvenir sinon comme sceptre. Même avec tout le reste, mieux valait qu’il n’oublie pas les Seachans. Ces damanes. Si Aviendha n’avait pas été là pour établir un blocage entre elles et la Source…
« Vous avez essayé de me montrer comment envelopper une femme d’un bouclier et vous n’y êtes pas parvenu. Tentez de me montrer comment éviter des flots que je ne peux pas voir, comment leur faire obstacle. » Une fois, Lanfear avait tranché son tissage aussi nettement qu’avec un couteau.
« Pas facile, mon Seigneur Dragon, sans une femme pour s’exercer contre elle.
— Nous avons deux heures, rétorqua Rand froidement en laissant le bouclier qui entourait Asmodean se désintégrer. Essayez. Essayez de votre mieux. »