13 Une Petite Chambre dans Sienda

Elayne se raidissait pour résister au roulis du coche sur ses charnières de cuir, en s’efforçant de ne pas voir la mine rébarbative de Nynaeve assise en face d’elle. Les rideaux étaient ouverts en dépit de l’aspersion de poussière qui giclait parfois à l’intérieur par les fenêtres ; la brise adoucissait un peu la chaleur de cette fin d’après-midi. Des vagues de collines couvertes de forêts défilaient, les bois troués parfois par de courtes bandes de terre cultivée. Un manoir seigneurial, à la mode d’Amadicia, se dressait au sommet d’une de ces collines, d’énormes fondations en pierre de cinquante pieds de haut que surmontait une construction en bois élégante, toute en balcons très travaillés et toitures de tuile rouge. Jadis, ce manoir aurait été entièrement en pierre, mais bien des années avaient passé depuis qu’un seigneur avait besoin d’une forteresse en Amadicia et la loi du roi imposait à présent que le bâtiment soit en bois. Aucun seigneur rebelle ne serait en mesure de résister longtemps au roi. Évidemment, les Enfants de la Lumière étaient exemptés de cette loi ; ils échappaient à bon nombre de lois amadiciennes. Elle avait dû assimiler dès son enfance un aperçu des lois et coutumes d’autres pays.

Des champs défrichés parsemaient aussi les collines plus éloignées, comme des taches brunes sur une étoffe en majeure partie verte, les hommes qui y travaillaient ressemblaient à des fourmis. Tout avait l’air sec ; un coup de foudre allumerait un incendie qui se propagerait sur des lieues. Mais qui dit foudre dit pluie et les rares nuages dans le ciel étaient trop hauts et trop légers pour cela. Elle se demanda distraitement si elle pourrait déclencher de la pluie. Elle avait acquis une maîtrise appréciable du temps. Toutefois, c’était très difficile quand il fallait commencer à partir de rien.

« Ma Dame s’ennuie-t-elle ? questionna Nynaeve d’un ton acide. À la façon dont ma Dame contemple le paysage – d’un air dédaigneux – je pense que ma Dame doit vouloir voyager plus vite. » Levant la main par-derrière au-des-sus de sa tête, elle poussa vers le haut pour l’ouvrir un petit volet et cria : « Plus vite, Thom ! Ne discutez pas avec moi ! Et vous aussi tenez votre langue, Juilin le Preneur-de-larrons ! J’ai dit “plus vite” ! »

Le volet de bois se rabattit avec un « bang », mais Elayne entendait toujours Thom grommelant d’une voix forte. Jurant, très probablement ; Nynaeve avait harcelé les deux hommes toute la journée. Un instant après, le fouet de Thom claqua et le coche avança encore plus vite dans un grand vacarme, se balançant si rudement que Tune et l’autre rebondissaient sur les banquettes recouvertes de soie couleur d’or. La soie avait été soigneusement débarrassée de la poussière quand Thom avait acheté le véhicule, mais le rembourrage était devenu dur depuis longtemps. Pourtant, cahotée comme elle Tétait, la façon dont Nynaeve serrait les mâchoires signifiait qu’elle ne demanderait pas à Thom de ralentir juste après lui avoir ordonné d’accélérer l’allure.

« Je vous en prie, Nynaeve, dit Elayne. Je… »

Sa compagne lui coupa la parole. « Ma Dame se sent-elle mal à l’aise ? Je sais que les dames sont habituées au confort, le genre de chose qu’une pauvre servante ne connaît pas, mais sûrement ma Dame veut arriver à la prochaine ville avant la nuit ? Afin que la servante de ma Dame puisse servir le dîner de ma Dame et préparer le lit de ma Dame ? » Ses dents se rejoignirent avec un cliquetis, car la banquette qui remontait la rencontra qui descendait et elle foudroya Elayne du regard comme si c’était sa faute.

Elayne poussa un profond soupir. Nynaeve l’avait compris, là-bas, à Mardecin. Une dame ne voyage jamais sans une servante et deux dames en auraient probablement deux. À moins d’affubler d’une robe Thom ou Juilin, cela réduisait le choix à l’une d’elles. Nynaeve avait bien compris qu’Elayne était mieux au courant de la façon dont se comportaient les dames ; elle l’avait suggéré avec une grande délicatesse et Nynaeve savait en général reconnaître un propos de bon sens quand elle en entendait un. En général. Seulement cela, c’était là-bas dans la boutique de Maîtresse Macura, après qu’elles avaient entonné aux deux femmes leur propre horrible potion.

En quittant Mardecin, ils avaient voyagé à fond de train jusqu’à minuit pour arriver à un petit village avec une auberge, où ils avaient tiré du lit le propriétaire pour louer deux chambres minuscules avec des lits étroits, s’éveillant avant le jour afin de continuer leur route, contournant Amador à une ou deux lieues de distance. Aucun d’eux ne serait pris pour autre que ce qu’ils prétendaient être, à première vue, mais aucun ne se sentait le cœur de traverser une ville bourrée de Blancs Manteaux. La Forteresse de la Lumière se trouvait dans Amador. Elayne avait entendu dire que le roi régnait dans Amador, mais que c’était Pedron Niall qui gouvernait.

Les ennuis avaient commencé la veille au soir, dans un endroit appelé Bel-lon, au bord d’un cours d’eau boueux appelé majestueusement la Rivière Gaïane, la Rivière de la Terre, à quelque huit lieues au-delà de la capitale. L’Auberge du Gué de Bellon était plus importante que la première et Maîtresse Alfara, l’aubergiste, offrit à la Dame Morelin une salle à manger privée, qu’Elayne ne pouvait guère refuser. Maîtresse Alfara avait été sûre que seule la femme de chambre de la Dame Morelin, Nana, saurait comment la servir convenablement ; les dames veulent que tout soit fait à la perfection, déclara-t-elle, comme c’est naturel, et ses servantes n’avaient absolument pas l’habitude de s’occuper des dames. Nana saurait exactement comment la Dame Morelin voulait que soit ouvert son lit et lui préparerait un bon bain après une journée de voyage en pleine chaleur. La liste des tâches que Nana saurait exécuter comme il fallait pour sa maîtresse avait été infinie.

Elayne s’était demandé si la noblesse d’Amadicia en attendait autant ou bien si Maîtresse Alfara n’en profitait pas pour se décharger de ses travaux sur la servante d’une étrangère. Elle avait tenté de les épargner à Nynaeve, mais celle-ci avait plein la bouche de « comme il vous plaira » et de « ma Dame est très exigeante » autant que l’aubergiste. Elle aurait eu l’air stupide ou au moins bizarre en insistant. Elles cherchaient à éviter d’attirer l’attention.

Aussi longtemps qu’ils avaient séjourné à Bellon, Nynaeve s’était conduite en public comme la parfaite chambrière d’une dame. En privé, il en avait été différemment. Elayne aurait aimé qu’elle revienne à sa personnalité habituelle au lieu de la matraquer avec une suivante de noble dame sortie de la Grande Dévastation. Ses excuses avaient été accueillies par « ma Dame est trop bonne » ou simplement laissées sans réponse. Je ne m’excuserai plus, songea-t-elle pour la cinquantième fois. Pas pour ce qui n’était pas de ma faute.

« J’ai réfléchi, Nynaeve. » Cramponnée à une courroie, elle se sentait pareille à la balle du jeu d’enfants appelé en Andor « Bond et Rebond » où l’on essaie de maintenir sur une palette une balle de couleur vive en bois qui saute et rebondit. Pourtant elle ne demanderait pas que le coche ralentisse. Elle pouvait le supporter aussi longtemps que Nynaeve. Qui était d’un entêtement incroyable ! « J’ai envie d’arriver à Tar Valon et de découvrir ce qui se passe, mais…

— Ma Dame a réfléchi ? Ma Dame doit avoir mal à la tête à la suite d’un tel effort. Je vais préparer pour ma Dame une bonne tisane de racine de langue-de-mouton et de marguerite rose dès que…

— Taisez-vous, Nana », dit Elayne, calmement mais fermement ; c’était sa meilleure imitation de sa mère. Le visage de Nynaeve s’allongea. « Si vous tirez sur cette natte à mon intention, vous n’aurez qu’à voyager sur le toit avec les bagages. » Nynaeve émit un son étranglé ; elle se pressait tellement de riposter que pas un mot ne sortit. Très satisfaisant. « Parfois, vous semblez croire que je suis toujours une enfant, mais c’est vous qui vous conduisez comme un enfant. Je ne vous ai pas dit de me laver le dos, mais j’aurais été obligée de me battre avec vous pour vous en empêcher. Je vous ai offert en retour de laver le vôtre, rappelez-vous. Et j’ai offert de dormir dans le lit bas à roulettes, mais vous avez grimpé dedans et refusé d’en sortir. Cessez de bouder. Si vous voulez, je serai la servante à la prochaine auberge. » Ce serait probablement un désastre. Nynaeve s’en prendrait à Thom en public ou assénerait une gifle à quelqu’un. Mais n’importe quoi pour un peu de paix. « Nous pouvons nous arrêter tout de suite et nous changer dans le bois.

— Nous avons choisi les robes à votre taille », répliqua Nynaeve entre ses dents au bout d’un moment. Repoussant le volet pour l’ouvrir de nouveau, elle cria : « Ralentissez ! Est-ce que vous avez envie de nous tuer ? Quels imbéciles, ces hommes ! »

Tandis que le coche ralentissait à une allure beaucoup plus raisonnable, un silence de mort régnait là-haut sur la banquette du conducteur, mais Elayne aurait bien parié que les deux hommes se parlaient. Elle remit sa coiffure en ordre de son mieux sans miroir. Quand elle en avait un où se regarder, c’était toujours surprenant de voir ces boucles noires luisantes. La robe de soie verte allait avoir besoin d’un sérieux coup de brosse, elle aussi.

« À quoi avez-vous réfléchi, Elayne ? » questionna Nynaeve. Du rouge lui empourprait les joues. Du moins comprenait-elle qu’Elayne avait raison, mais ce contrordre était fort probablement la seule excuse qu’elle donnerait jamais.

« Nous nous précipitons pour retourner à Tar Valon, mais avons-nous vraiment une idée de ce qui nous attend à la Tour ? Si l’Amyrlin a réellement donné ces ordres… je n’arrive pas à y croire et je ne le comprends pas, mais je n’ai pas l’intention d’entrer dans la Tour avant d’avoir compris. “C’est une écervelée qui plonge la main dans un arbre creux sans avoir vérifié d’abord ce qui se trouve dedans”.

— Une femme pleine de sagesse, cette Lini, commenta Nynaeve. Nous en apprendrons peut-être davantage si je vois un autre bouquet de fleurs jaunes suspendu la tête en bas mais, jusque-là, je crois que nous devons agir comme si l’Ajah Noire elle-même a pris le commandement de la Tour.

— Maîtresse Macura aura envoyé un autre pigeon à Narenwin maintenant. Avec la description de ce coche, et des robes que nous avons prises, ainsi probablement que celle de Thom et de Juilin.

— On n’y peut rien. Cela ne serait pas arrivé si nous n’avions pas lambiné en traversant le Tarabon. Nous aurions dû prendre un bateau. » Elayne fut suffoquée par son ton accusateur et Nynaeve eut la bonne grâce de rougir de nouveau. « Baste, ce qui est fait est fait. Moiraine connaît Siuan Sanche. Peut-être qu’Egwene pourrait lui demander si… »

Brusquement, le coche s’arrêta avec une secousse qui projeta Elayne en avant sur Nynaeve. Elle entendait les chevaux crier et piétiner tandis qu’elle se dégageait frénétiquement, Nynaeve la repoussant aussi.

Elle embrassa la saidar en mettant la tête à la portière – et relâcha la saidar. Il y avait là une sorte de chose qu’elle avait vue plus d’une fois traverser Caemlyn. Une ménagerie itinérante campait au bord de la route dans une vaste clairière sous les ombres de l’après-midi. Un grand lion à crinière noire somnolait couché dans une cage qui occupait tout l’arrière d’un chariot, pendant que ses deux compagnes arpentaient l’espace confiné d’une autre. Une troisième cage était ouverte ; devant, une femme faisait se tenir en équilibre sur de gros ballons rouges deux ours noirs à face blanche. Une autre cage contenait ce qui apparaissait être un imposant sanglier à longs poils, excepté que son boutoir était trop effilé et qu’il avait des doigts avec des griffes ; cette bête venait du Désert des Aiels, elle le savait, et était appelée un capar. D’autres cages contenaient divers autres animaux et des oiseaux au plumage de vives couleurs, mais au contraire des ménageries qu’elle avait vues celle-ci voyageait avec des artistes : deux hommes jonglaient ensemble avec des cerceaux enrubannés, quatre acrobates s’exerçaient à former une haute colonne en montant sur les épaules les uns des autres et une femme donnait à manger à une douzaine de chiens qui marchaient sur leurs pattes de derrière et exécutaient des culbutes à l’envers pour elle. À l’arrière-plan d’autres hommes installaient deux hauts poteaux ; elle n’avait aucune idée de leur usage.

Pourtant rien de cela n’était cause que les chevaux se cabraient dans leur harnais et roulaient les yeux en dépit de toutes les manoeuvres de Thom avec les guides. Elle-même sentait l’odeur des fauves, mais c’est trois énormes animaux à la peau grise et plissée que les chevaux regardaient avec des yeux fous. Deux étaient aussi grands que le coche, avec de larges oreilles et d’imposantes défenses à côté d’un long nez qui pendillait jusqu’à terre. Le troisième, plus petit que les chevaux encore que probablement aussi lourd, n’avait pas de défenses. Un bébé, supposa-t-elle. Une femme aux cheveux blond pâle grattait celui-là derrière l’oreille avec un aiguillon massif terminé par un crochet. Elayne avait déjà vu aussi des créatures de ce genre. Et ne s’était pas attendue à en revoir.

Un homme de haute taille, à la chevelure noire, sortit du camp revêtu, chose ahurissante par cette chaleur, d’une cape qu’il déploya d’une envolée en exécutant une élégante révérence. Il avait bonne mine, avec la jambe bien faite, et était très conscient de l’une et de l’autre. « Pardonnez-moi, noble Dame, si les chevaux-sangliers géants ont effrayé vos bêtes. » Il se redressa et appela d’un geste deux de ses hommes pour aider à calmer les chevaux, puis il s’immobilisa en la regardant et murmura : « Tais-toi, mon cœur. » Juste assez haut pour qu’Elayne soit sûre qu’elle était censée entendre. « Je suis Valan Luca, noble Dame, directeur extraordinaire de spectacle. Votre présence me comble. » Il lui dédia un salut encore plus cérémonieux que le premier.

Elayne échangea un regard avec Nynaeve, remarquant le sourire amusé qu’elle savait avoir elle aussi. Un homme plein de lui-même, ce Valan Luca. Ses hommes avaient vraiment l’air habiles à tranquilliser les chevaux ; ceux-ci s’ébrouaient et piaffaient encore, mais leurs yeux n’étaient plus aussi dilatés. Thom et Juilin contemplaient ces animaux bizarres avec presque autant d’attention que les chevaux.

« Des chevaux-sangliers, Maître Luca ? dit Elayne. D’où proviennent-ils ?

— Des chevaux-sangliers géants, noble Dame, fut la prompte réponse, en provenance du fabuleux Shara où, pour les capturer, j’ai moi-même conduit une expédition dans une contrée sauvage pleine d’étranges civilisations et de paysages encore plus étranges. Cela me fascinerait de vous en parler. Des gens gigantesques deux fois plus grands que des Ogiers. » Il gesticulait de façon imposante pour illustrer son propos. « Des êtres sans tête. Des oiseaux assez puissants pour emporter un taureau adulte. Des serpents capables d’avaler un homme. Des villes construites en or pur. Descendez, ma Dame, et laissez-moi vous raconter. »

Elayne ne doutait pas que Luca se fascinerait avec ses propres récits, mais elle doutait assurément que ces bêtes venaient du Shara. D’une part, même les gens du Peuple de la Mer ne voyaient du Shara que les ports fermés par des remparts où ils étaient confinés ; quiconque s’aventurait au-delà des remparts n’était plus jamais revu. Les Aiels n’en connaissaient guère davantage. D’autre part, elle et Nynaeve avaient l’une et l’autre vu de ces créatures à Falme, pendant l’invasion seanchane. Les Seachans les utilisaient comme bêtes de travail et pour la guerre.

« Je pense que non, Maître Luca, lui répondit-elle.

— Alors laissez-nous vous donner une représentation, répliqua-t-il vivement. Comme vous pouvez le voir, ce n’est pas une ménagerie ambulante ordinaire, mais quelque chose d’entièrement nouveau. Une représentation privée. Acrobates, jongleurs, animaux dressés, l’homme le plus fort du monde. Et même un feu d’artifice. Nous avons une Illuminatrice[6] avec nous. Nous sommes en route pour le Ghealdan et demain nous serons emportés par le vent. Mais pour une somme dérisoire…

— Ma maîtresse a dit qu’elle pensait que non, interrompit Nynaeve. Elle a mieux pour dépenser son argent que de regarder des animaux. » En fait, c’est elle-même qui tenait serrés les cordons de la bourse, distribuant à regret ce dont ils avaient besoin. Elle semblait croire que tout devait coûter le même prix que lorsqu’elle était encore dans son pays des Deux Rivières.

« Pourquoi voulez-vous aller au Ghealdan, Maître Luca ? » questionna Elayne. Sa compagne suscitait des difficultés et lui laissait le soin de les aplanir. « J’ai entendu dire qu’il y avait beaucoup de troubles là-bas. J’ai entendu dire que l’armée n’a pas réussi à mettre la main sur cet homme appelé le Prophète, qui prêche la venue du Dragon Réincarné. Vous n’avez sûrement pas envie de vous retrouver au milieu d’émeutes.

— Grandement exagéré, noble Dame. Grandement exagéré. Où il y a de la foule, les gens veulent des distractions. Et où les gens souhaitent être distraits, mon spectacle est toujours le bienvenu. » Luca hésita, puis se rapprocha du coche. Une expression d’embarras se peignit fugitivement sur son visage comme il plongeait son regard dans celui d’Elayne. « Noble Dame, pour être franc, c’est que vous m’obligeriez grandement en me permettant de donner une représentation pour vous. Le fait est qu’un des chevaux-sangliers a causé un peu d’ennuis dans la prochaine ville que vous rencontrerez sur votre route. C’était un accident, précisa-t-il vivement, je vous l’affirme. Ces créatures sont douces. Pas du tout dangereuses. Mais non seulement les habitants de Sienda se refusent à me laisser monter un spectacle là-bas ou même à venir ici le voir… mais, eh bien, payer les dégâts m’a coûté toutes mes ressources, les dégâts et les amendes. » Il eut une grimace. « Surtout les amendes. Si vous m’autorisiez à vous divertir – pour une bagatelle, vraiment – je vous proclamerais le mécène de mon spectacle partout où nous allons dans le monde, répandant la renommée de votre générosité, ma Dame…

— Moreline, dit-elle. La Dame Moreline de la Maison de Samared. » Avec ses nouveaux cheveux, elle pouvait passer pour native du Cairhien. Elle n avait pas le temps d’assister à sa représentation, pour autant qu’elle l’aurait grandement appréciée à un autre moment, elle le lui précisa, ajoutant : « Mais je vous aiderai un peu, si vous n’avez pas d’argent. Nana, donnez-lui de quoi faciliter son voyage jusqu’au Ghealdan. » Qu’il « répande sa renommée » était bien la dernière chose qu’elle souhaitait, par contre aider les pauvres et ceux qui sont dans une mauvaise passe était un devoir auquel elle ne voulait pas se dérober quand elle en avait les moyens, même dans un pays étranger.

Grommelant, Nynaeve extirpa une bourse de son aumônière et fouilla dedans. Elle se pencha hors du coche suffisamment pour refermer la main de Luca autour de ce qu’elle y mettait. Il sursauta comme elle déclarait : « Si vous preniez un emploi convenable, vous n’auriez pas à mendier. En route, Thom ! »

Le fouet de Thom claqua et Elayne fut rejetée en arrière sur sa banquette. « Vous n’aviez pas besoin d’être si désagréable, dit-elle, ni si brusque. Que lui avez-vous donné ?

— Un sou d’argent, répliqua avec calme Nynaeve en replaçant la bourse dans son aumônière. Et davantage qu’il ne méritait.

— Nynaeve, gémit Elayne. Cet homme pense probablement que nous nous sommes moquées de lui. »

Nynaeve eut un reniflement dédaigneux. « Avec cette carrure, une bonne journée de travail ne le tuerait pas. »

Elayne garda le silence, encore que pas d’accord. Pas tout à fait d’accord. Certes, le travail ne le tuerait pas, mais elle ne croyait pas que les emplois couraient les rues. Et je ne pense pas que Maître Luca accepterait un emploi ne lui permettant pas de porter cette cape. Cependant, si elle énonçait cette remarque, Nynaeve discuterait probablement – quand elle soulignait avec tact des choses que Nynaeve ignorait, celle-ci n’hésitait pas à l’accuser de se montrer arrogante ou à la chapitrer – et Valan Luca ne valait guère une autre altercation si vite après avoir apaisé la dernière.

Les ombres s’allongeaient quand ils arrivèrent à Sienda, un village plutôt important en pierre et toits de chaume avec deux auberges. La première, Le Lancier du Roi, avait un trou béant à l’emplacement de la porte d’entrée, et un attroupement regardait des ouvriers en train de réparer. Peut-être que le « cheval-sanglier » de Maître Luca n’avait pas aimé l’enseigne, à présent appuyée contre le mur à côté de la brèche, un soldat qui chargeait lance en arrêt. Elle semblait en quelque sorte avoir été arrachée.

Chose surprenante, il y avait encore plus de Blancs Manteaux dans les rues à chaussée en terre battue bourrées de monde que là-bas à Mardecin, beaucoup plus, avec aussi d’autres soldats, des hommes en cotte de mailles et casque conique en acier dont les capes bleues arboraient l’Étoile et le Chardon d’Amadicia. Il devait y avoir des garnisons à proximité. Les hommes du roi et les Blancs Manteaux ne semblaient nullement sympathiser. Soit ils passaient rapidement à le frôler comme si l’homme portant la mauvaise couleur n’existait pas ou bien dardaient des regards de défi équivalant presque à dégainer l’épée. Quelques-uns des Blancs Manteaux avaient une houlette de berger rouge derrière le soleil rayonnant sur leurs capes. La Main de la Lumière, tel est le nom que ceux-là se donnaient, la Main qui cherche et trouve la vérité, mais tout le monde les appelait les Inquisiteurs. Même les autres Blancs Manteaux les évitaient.

Au total, cela suffisait pour serrer l’estomac d’Elayne. Seulement il ne restait plus qu’une heure de jour, et encore, et en prenant en compte les couchers de soleil tardifs en été. Même continuer à rouler la moitié de la nuit ne garantissait pas l’existence d’une autre auberge plus loin, et voyager si tard risquait d’attirer l’attention. D’ailleurs, elles avaient une raison pour s’arrêter de bonne heure aujourd’hui.

Elle échangea un regard avec Nynaeve et, au bout d’un instant, cette dernière hocha la tête et déclara : « Il faut nous arrêter. »

Quand le coche s’immobilisa devant La Lumière de la Vérité. Juilin sauta à terre pour ouvrir la portière et Nynaeve attendit avec une expression déférente qu’il aide Elayne à descendre. Toutefois, elle adressa un bref sourire à Elayne ; elle ne se laisserait plus aller à bouder. Le sac de cuir qu’elle accrocha à son épaule semblait un peu incongru, mais pas tellement, Elayne l’espérait. À présent que Nynaeve avait acquis de nouveau un stock d’herbes et de baumes, elle n’avait pas l’intention de les quitter de l’œil.

En apercevant l’enseigne de l’auberge – un soleil rayonnant comme celui que les Enfants avaient sur leurs capes – elle regretta que le « cheval-sanglier » ne se soit pas offusqué de cet endroit plutôt que de l’autre. Du moins n’y avait-il pas de houlette rouge derrière. La moitié des hommes remplissant la salle commune portaient des capes d’un blanc de neige, leurs casques posés sur la table devant eux. Elle respira à fond et se maîtrisa pour ne pas tourner les talons et ressortir.

Hormis les soldats, l’auberge était plaisante, avec un haut plafond aux poutres apparentes et des lambris sombres bien cirés. Des branchages verts décoraient l’âtre froid de deux grandes cheminées, et de bonnes odeurs de nourriture émanaient des cuisines. Les serveuses en tablier blanc semblaient toutes avenantes tandis qu’elles se hâtaient entre les tables avec des plateaux de vin, d’ale et de victuailles.

L’arrivée d’une noble Dame ne fît guère sensation, aussi près de la capitale. Ou peut-être à cause de ce manoir seigneurial. Quelques clients la regardèrent ; davantage lorgnèrent sa « servante » avec intérêt, mais la mine sévère de Nynaeve, quand elle se rendit compte qu’ils la regardaient, les incita bien vite à tourner de nouveau les yeux vers leur boisson. Nynaeve avait l’air de penser qu’un homme qui vous regarde commet un crime, même s’il ne dit rien et ne risque pas d’œillade. Étant donné ceci, parfois Elayne se demandait pourquoi Nynaeve ne s’habillait pas de façon moins seyante. Elle avait dû beaucoup travailler pour que cette simple robe grise soit ajustée convenablement à la taille de sa compagne. Nynaeve n’était bonne à rien avec une aiguille quand il s’agissait d’exécuter un ouvrage délicat.

L’aubergiste, Maîtresse Jharen, était une femme bien en chair avec de longues boucles grises, un chaud sourire et des yeux noirs inquisiteurs. Elayne la soupçonnait de déceler à dix pas un bas d’ourlet usé ou une bourse plate. Elles avaient manifestement été jugées à la hauteur, car elle plongea dans une profonde révérence, déployant ses grandes jupes grises, et les accueillit avec effusion, demandant si la Dame se rendait à Amador ou en revenait.

« J’en reviens, répliqua Elayne avec une hauteur languissante. Les bals de la ville étaient très agréables et le Roi Ailron est aussi bel homme qu’on le dit, ce qui n’est pas toujours le cas pour les rois, mais je dois retourner dans mes domaines. Je désire une chambre pour moi et Nana, et quelque chose pour mon valet et mon cocher. » Se rappelant Nynaeve et la couchette d’appoint, elle ajouta : « Il me faut deux lits normaux. J’ai besoin d’avoir Nana près de moi et, si elle a seulement un lit à roulettes, elle me tiendra éveillée par ses ronflements. » L’expression respectueuse de Nynaeve s’effaça – juste une fraction de seconde, heureusement – mais c’était parfaitement exact. Elle avait ronflé d’une façon assourdissante.

« Naturellement, ma Dame, répondit la replète aubergiste. J’ai justement ce qu’il faut. Mais vos serviteurs devront coucher dans le grenier à foin au-dessus de l’écurie. L’auberge est bondée, comme vous pouvez le voir. Une troupe de vagabonds avait amené d’horribles grands animaux au village hier et l’un d’eux a pratiquement détruit Le Lancier du Roi. Le pauvre Sim a perdu la moitié de sa clientèle sinon davantage et ils sont tous venus ici. » Le sourire de Maîtresse Jharen exprimait plus la satisfaction que la commisération. « Il me reste cependant juste une chambre.

— Je suis sûre qu’elle conviendra très bien. Si vous voulez faire monter une collation et de l’eau pour la toilette, je pense que je vais me retirer de bonne heure. » Du soleil se montrait encore par les fenêtres, mais elle posa délicatement une main devant sa bouche comme si elle étouffait un bâillement.

« Naturellement, ma Dame. Comme vous le désirez. Par ici. »

Maîtresse Jharen semblait croire qu’elle devait divertir sans arrêt Elayne en les conduisant à l’étage. Pendant tout le trajet, elle parla de l’affluence à l’auberge et du miracle que c’était qu’elle ait encore une chambre libre, des vagabonds avec leurs animaux qui avaient été chassés de la ville et bon débarras, de tous les nobles qui avaient séjourné dans son établissement au fil des années, une fois même le Seigneur Capitaine Commandant des Enfants de la Lumière. Tenez, un Chasseur en quête du Cor était passé précisément la veille, il se rendait à Tear où, paraît-il, la Pierre de Tear était tombée entre les mains de quelque faux Dragon, et n’était-ce pas une affreuse abomination que des hommes commettent des choses pareilles ? « J’espère qu’ils ne le trouveront jamais. » Les boucles grises de l’aubergiste se balancèrent comme elle secouait la tête.

« Le Cor de Valère ? s’enquit Elayne. Pourquoi donc ?

— Voyons, ma Dame, si on le trouve, cela signifie que la Dernière Bataille approche. Que le Ténébreux se libère. » Maîtresse Jharen frissonna. « La Lumière veuille que le Cor ne soit jamais découvert. Ainsi la Dernière Bataille ne pourra jamais être livrée, n’est-ce pas ? » Il ne semblait y avoir guère de réponse à une si curieuse logique.

La chambre était confortable, encore que pas exactement minuscule. Deux lits étroits recouverts d’un dessus-de-lit à rayures étaient installés de chaque côté d’une fenêtre donnant sur la rue, avec guère plus que la place de passer entre eux et les murs de plâtre blanc. Une petite table supportant une lampe et un briquet à silex entre les lits, un bout de tapis à ramages et une table de toilette avec un modeste miroir au-dessus complétaient l’ameublement. Du moins tout était-il propre et bien astiqué.

L’aubergiste tapota les oreillers, lissa les couvre-pieds et déclara que les matelas étaient en duvet d’oie de première qualité, que les serviteurs de la Dame monteraient ses coffres par l’escalier de service et que tout serait très confortable, il y avait une bonne brise la nuit si la Dame ouvrait la fenêtre et laissait la porte entrebâillée. Comme si elle allait dormir avec sa porte béante sur un couloir public. Deux jeunes femmes en tablier arrivèrent avec un grand broc d’eau fumante et un vaste plateau laqué couvert d’une serviette blanche avant qu’Elayne réussisse à se débarrasser de Maîtresse Jharen. La forme d’un pichet de vin et de deux coupes soulevait un des côtés de la serviette.

« Elle pensait, je crois, que nous risquions de nous rendre au Lancier du Roi même avec une brèche dedans », dit-elle, une fois la porte bien refermée. Jetant un coup d’œil autour de la pièce, elle esquissa une grimace. Il y aurait tout juste la place pour elles et les coffres. « Je ne suis pas certaine que nous ne le devrions pas.

— Je ne ronfle pas, répliqua Nynaeve d’une voix tendue.

— Bien sûr que non. Il fallait bien que je trouve un prétexte. »

Nynaeve s’éclaircit la gorge avec un bruyant raclement désapprobateur mais elle se contenta de remarquer : « Je suis contente d’être assez fatiguée pour m’endormir. En dehors de cette racine-fourchue, je n’ai rien reconnu qui incite au sommeil dans ce qu’avait cette Macura. »

Il fallut trois voyages à Thom et à Juilin pour apporter les coffres cerclés de fer, protestant constamment, à la façon des hommes, d’avoir à les monter par l’escalier étroit à l’arrière de l’auberge. Ils ronchonnaient aussi d’être obligés de dormir dans l’écurie quand ils avaient hissé le premier à eux deux – il avait des charnières en forme de feuille ; le gros de leur argent et de leurs objets précieux était au fond de celui-là, y compris le terangreal récupéré – mais, après un coup d’œil à la pièce, ils échangèrent un regard et fermèrent leur bouche. Sur ce sujet-là, du moins.

« Nous allons voir ce que nous pouvons apprendre dans la salle », déclara Thom une fois le dernier coffre casé tant bien que mal. Juste assez d’espace restait pour arriver jusqu’à la table de toilette.

« Et peut-être faire un tour dans le village, ajouta Juilin. Les gens parlent quand règne un climat d’antagonisme comme celui que j’ai remarqué dans la rue.

— Excellente idée », dit Elayne. Ils désiraient tellement penser qu’ils avaient à s’occuper de mieux que de jouer les portefaix. Il en avait été ainsi à Tanchico et à Mardecin, bien sûr – et cela pourrait continuer, mais peu probablement ici. « En tout cas, attention à ne pas avoir d’ennuis avec les Blancs Manteaux. » Ils échangèrent un regard indulgent, exactement comme si elle ne les avait pas vus l’un et l’autre avec la figure contusionnée et ensanglantée après des promenades en quête d’informations, mais elle leur pardonna et sourit à Thom. « Je suis impatiente de savoir ce que vous aurez appris.

— Demain matin », ordonna fermement Nynaeve. Elle détournait les yeux d’Elayne si ostensiblement qu’elle aurait aussi bien pu la foudroyer du regard. « Si vous nous dérangez avant pour moins que des Trollocs, il vous en cuira. »

Le coup d’œil qui passa entre eux était éloquent – et provoqua le brusque haussement des sourcils de Nynaeve – mais, une fois qu’elle leur eut remis à regret quelques pièces de monnaie, ils consentirent à laisser dormir tranquillement les jeunes femmes et partirent.

« Si je ne peux même pas parler à Thom », commença Elayne après leur départ, mais Nynaeve lui coupa la parole.

« Je ne tiens pas à ce qu’ils entrent et me trouvent endormie en chemise. » Elle s’évertuait avec peine à détacher les boutons dans le dos de sa robe. Elayne s’approcha pour l’aider et elle dit : « Je peux me débrouiller. Sortez-moi l’anneau. »

Avec un reniflement dédaigneux, Elayne releva sa jupe pour atteindre la petite poche qu’elle avait cousue à l’envers. Si Nynaeve avait envie d’être grognon, libre à elle ; elle ne réagirait pas même si Nynaeve recommençait à fulminer. Il y avait deux anneaux dans la pochette. Elle ne toucha pas au Grand Serpent en or qui lui avait été donné quand elle avait été élevée au rang d’Acceptée et prit l’anneau de pierre.

Tout mouchetures et rayures bleues, rouges et brunes, il était juste un peu trop large pour tenir sur un doigt, et de plus aplati et tordu. Si curieux que cela paraisse, l’anneau n’avait qu’un seul bord ; un doigt passé le long de ce bord tournerait à l’intérieur et à l’extérieur avant de revenir à son point de départ[7]. C’était un terangreal et sa fonction était de permettre l’accès au Tel’aran’rhiod, même pour quelqu’un qui n’avait pas le Talent que partageaient Egwene et les Exploratrices de Rêves aielles. Il était simplement nécessaire de dormir avec lui près de la peau. Au contraire des deux terangreals qu’elles avaient repris à l’Ajah Noire, il ne requérait pas de canaliser. Pour ce qu’en savait Elayne, même un homme pourrait l’utiliser.

Vêtue seulement de sa chemise de lin, Nynaeve enfila l’anneau sur la lanière de cuir en compagnie de la chevalière de Lan et de son propre anneau au Grand Serpent, puis renoua la lanière et la replaça autour de son cou avant de s’étendre sur un des lits. Plaçant avec soin les anneaux contre sa peau, elle posa la tête sur les oreillers.

« Y a-t-il du temps avant qu’Egwene et les Sagettes arrivent là-bas ? questionna Elayne. Je ne peux jamais calculer quelle heure il est dans le Désert.

— On a le temps à moins qu’elle ne vienne de bonne heure, ce qu’elle n’osera pas. Les Sagettes la tiennent au bout d’une très courte laisse. Ce sera bon pour elle en fin de compte. Elle était toujours obstinée. » Nynaeve ouvrit les yeux, la regardant bien en face – elle ! – comme si cela valait aussi pour elle.

« Rappelez-vous de dire à Egwene qu’elle fasse savoir à Rand que je pense à lui. » Elle ne tendrait pas la perche à Nynaeve pour qu’elle entame une querelle, ça non. « Dites-lui de… lui dire que je l’aime, lui et seulement lui. » Là. Elle avait vidé son sac.

Nynaeve roula des yeux d’une façon qui était réellement très offensante. « Si vous le souhaitez », répliqua-t-elle d’un ton sarcastique en se calant confortablement dans les oreillers.

Tandis que le souffle de Nynaeve commençait à ralentir, Elayne poussa un des coffres contre la porte et s’assit dessus pour attendre. Elle avait toujours détesté attendre. Nynaeve n’aurait que ce qu’elle méritait si elle descendait dans la salle commune. Thom serait probablement encore là et… Et rien. Il était censé être son cocher. Elle se demanda si Nynaeve y avait pensé avant d’accepter d’être la servante. Avec un soupir, elle s’adossa contre la porte. Elle avait vraiment horreur d’attendre.

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