10 Des figues et des souris

Elayne se rendit compte qu’elle était transportée à l’étage par les épaules et les chevilles. Ses yeux s’ouvrirent, elle pouvait voir, mais le reste de son corps aurait aussi bien pu appartenir à quelqu’un d’autre pour la maîtrise qu’elle avait sur lui. Même cligner des paupières était lent. Elle avait l’impression d’avoir le cerveau bourré de plumes.

« Elle est réveillée, Maîtresse ! s’écria Luci d’une voix aiguë, laissant presque tomber ses pieds. Elle me regarde !

— Je t’ai dit de ne pas t’inquiéter. » La voix de Maîtresse Macura provenait d’au-dessus de sa tête. « Elle ne peut pas canaliser, ni remuer un muscle, pas après avoir avalé de la tisane de racine-fourchue. Je l’ai découverte par hasard, mais c’est vraiment très utile. »

C’était exact. Elayne était affaissée entre elles comme une poupée qui a perdu la moitié de sa bourre, heurtant son postérieur à chaque marche, et elle n’aurait pas davantage couru que canalisé. Elle sentait la Vraie Source mais essayer de l’embrasser c’était comme d’essayer de ramasser une aiguille sur un miroir avec des doigts engourdis par le froid. La panique l’assaillit et une larme glissa le long de sa joue.

Peut-être ces femmes avaient-elles l’intention de la livrer aux Blancs Manteaux qui l’exécuteraient, mais elle ne parvint pas à se persuader que les Blancs Manteaux utilisaient des femmes pour poser des pièges dans l’espoir qu’une Aes Sedai s’y prendrait. Cela faisait d’elles des Amies du Ténébreux, et presque certainement au service de l’Ajah Noire comme des Sœurs Jaunes. Elle serait sûrement remise entre les mains de l’Ajah Noire à moins que Nynaeve ne se soit échappée. Mais si elle devait s’échapper, elle ne pouvait compter sur personne d’autre. Or elle ne pouvait ni bouger ni canaliser. Subitement, elle se rendit compte qu’elle essayait de crier et n’émettait qu’un faible vagissement gargouillé. L’interrompre lui prit toute la force qui lui restait.

Nynaeve connaissait tout ce qu’il y a à savoir sur les herbes médicinales, ou le prétendait ; pourquoi n’avait-elle pas reconnu ce qu’était ce thé ? Cesse ces jérémiades !La ferme petite voix dans sa tête ressemblait de façon remarquable à celle de Lini. Un goret qui piaille sous une barrière attire seulement le renard alors qu’il devrait tenter de s’enfuir. Avec l’énergie du désespoir, elle s’attaqua à la simple tâche d’embrasser la saidar. Ç’avait été une tâche simple mais maintenant elle aurait aussi bien pu tenter d’atteindre le saidin. Elle persista, néanmoins ; c’est la seule chose dont elle était capable.

Maîtresse Macura, du moins, ne semblait se tracasser de rien. Dès qu’elles eurent laissé choir Elayne sur un lit étroit dans une petite chambre tout le contraire de spacieuse avec une seule fenêtre, elle poussa Luci aussitôt dehors sans même un regard en arrière. La tête d’Elayne était tombée de telle sorte qu’elle voyait un autre lit également étroit et une commode avec des poignées de cuivre ternies sur les tiroirs. Elle arrivait à tourner les yeux, mais déplacer la tête dépassait ses forces.

Quelques minutes plus tard, les deux femmes revinrent, haletantes, avec Nynaeve suspendue entre elles, et la hissèrent sur l’autre couchette. Son visage était inerte et luisant de larmes, mais ses yeux noirs… ils étaient pleins de fureur et de peur aussi. Elayne espéra que la fureur prédominait ; Nynaeve était plus forte qu’elle quand elle arrivait à canaliser ; peut-être Nynaeve réussirait-elle où elle-même échouait lamentablement à chaque essai. Ce devait être des larmes de rage.

Ordonnant à la jeune fille maigre de rester là, Maîtresse Macura ressortit précipitamment, revenant cette fois avec un plateau qu’elle déposa sur la commode. Dessus, il y avait la théière jaune, une seule tasse, un entonnoir et un grand sablier. « Maintenant, Luci, veille bien à leur faire avaler deux bonnes onces à chacune dès que ce sablier sera vide. Aussitôt, sans faute !

— Pourquoi ne pas le leur donner tout de suite, Maîtresse ? gémit la jeune fille en se tordant les mains. Je voudrais qu’elles se rendorment. Je n’aime pas qu’elles me regardent.

— Elles dormiraient comme des souches, ma petite, alors que de cette façon nous pouvons les sortir de leur torpeur juste assez pour marcher quand nous en aurons besoin. Je les droguerai davantage quand il sera temps de les expédier. Elles auront mal à la tête et à l’estomac en échange, mais pas plus qu’elles ne le méritent, je suppose.

— Et si elles peuvent canaliser, Maîtresse ? Qu’est-ce qui se passera ? Elles me regardent.

— Cesse de dire des sottises, répliqua vertement son aînée. Si elles le pouvaient, tu ne crois pas qu’elles auraient déjà canalisé ? Elles ne sont pas plus dangereuses que des chatons dans un sac. Et elles resteront comme ça aussi longtemps que tu continueras à leur ingurgiter une bonne dose. Maintenant, fais ce que je te dis, compris ? Il faut que j’aille prévenir Avi d’envoyer un de ses pigeons et que je prenne quelques dispositions, mais je reviendrai dès que possible. Ferme le magasin. Quelqu’un pourrait entrer et ce serait désastreux. »

Après le départ de Maîtresse Macura, Luci resta un moment à les regarder, se tordant toujours les mains, puis décampa finalement à son tour. Ses reniflements s’affaiblirent à mesure qu’elle descendait l’escalier.

Elayne voyait la sueur perler sur le front de Nynaeve ; elle espérait que c était dû à l’effort et non à la chaleur. Essayez, Nynaeve. Elle-même chercha la Vraie Source, tâtonnant maladroitement à travers les tampons de laine qui semblaient lui bourrer la tête, esquissa une nouvelle tentative et échoua, recommença… Oh, par la Lumière, essayez, Nynaeve !Essayez !

Le sablier s’imposait à sa vue ; elle était incapable de regarder autre chose. Ce sable qui filtrait, chaque grain marquant un autre échec de sa part. Le dernier grain tomba. Et Luci ne vint pas. Elayne redoubla d’efforts, pour atteindre la Source, pour bouger. Au bout d’un instant, les doigts de sa main gauche frémirent. Oui ! Quelques minutes encore et elle pourrait lever la main ; rien que de la hauteur d’un pouce, et encore, avant qu’elle retombe, mais elle s’était soulevée. Avec peine, Elayne réussit à tourner la tête.

« Résistez », murmura Nynaeve d’une voix pâteuse, à peine intelligible. Ses mains se cramponnaient au couvre-lit sous elle ; elle paraissait vouloir s’asseoir. Même pas sa tête ne se redressait, mais elle s’acharnait.

« C’est ce que je fais », tenta de répondre Elayne ; cela résonna à ses oreilles plutôt comme un grognement.

Avec lenteur elle parvint à monter sa main à une hauteur où elle pouvait la voir et à l’y maintenir. Un frémissement de triomphe la parcourut. Continue à avoir peur de nous, Luci. Reste en bas dans la cuisine encore un peu et…

La porte s’ouvrit avec fracas et des sanglots de frustration la secouèrent tandis que Luci se précipitait à l’intérieur. Elle avait été si près de réussir. La jeune fille les regarda et, poussant un glapissement de pure terreur, fonça vers la commode.

Elayne essaya de lutter contre elle mais, mince comme elle l’était, Luci écarta ses mains vacillantes sans peine et inséra aussi facilement l’entonnoir entre ses dents. Elle haletait comme si elle avait couru. Un liquide froid amer remplit la bouche d’Elayne. Elle leva les yeux vers la jeune fille avec une panique qui se reflétait aussi sur le visage de cette Luci. Mais Luci maintint fermée la bouche d’Elayne et lui massa le cou avec une détermination farouche encore qu’apeurée jusqu’à ce qu’elle avale. Pendant que les ténèbres se refermaient sur Elayne, elle entendit des sons de protestation glougloutants provenant de Nynaeve.

Quand ses yeux se rouvrirent, Luci était partie et le sable s’écoulait de nouveau dans le sablier. Les yeux noirs de Nynaeve étaient exorbités, Elayne n’aurait pas su dire si c’était de peur ou de colère. Non, Nynaeve n’abandonnerait pas la lutte. La tête de Nynaeve aurait-elle été sur le billot qu’elle ne s’avouerait pas vaincue. Nos têtes sont sur le billot !

Elle se sentait honteuse d’être tellement plus faible que Nynaeve. Elle était censée être un jour Reine d’Andor et la voilà à deux doigts de hurler de terreur. Ce à quoi elle ne se laissa pas aller, même dans sa tête – elle recommença obstinément à tenter de forcer ses membres à se mouvoir, à tenter d’atteindre la saidar– mais ce n’est pas l’envie qui lui en manquait. Comment pourrait-elle jamais être reine alors qu’elle était si faible ? De nouveau, elle chercha la Source. Encore. Et encore. Luttant de vitesse avec les grains de sable. Encore.

Une fois de plus, le sablier se vida sans Luci. À un rythme d’une lenteur infinie, elle atteignit le point où elle réussit à lever de nouveau sa main. Et ensuite sa tête ! Même si celle-ci retomba aussitôt. Elle entendait Nynaeve marmonner pour elle-même et elle parvenait à comprendre la plupart des mots.

La porte se rouvrit avec fracas. Elayne redressa la tête pour la regarder avec désespoir – et béa de stupeur. Thom Merrilin se tenait là comme le héros d’un de ses propres récits, une main agrippant fermement par la nuque une Luci sur le point de s’évanouir, l’autre brandissant un poignard prêt à être lancé. Elayne rit de joie, bien que ce rire ressemblât plutôt à un croassement.

D’un geste rude, il poussa la jeune fille dans un coin. « Reste là, sinon j’aiguise cette lame sur ta couenne ! » En deux pas, il fut près d’Elayne, lui dégageant le visage de ses cheveux, l’inquiétude peinte sur son visage tanné. « Qu’est-ce que tu leur as donné, petite ? Dis-le-moi, sinon…

— Pas elle, marmotta Nynaeve. Une autre. Partie. Aidez-moi à me lever. Faut que je marche. »

Thom la quitta à regret, Elayne en eut l’impression. Il brandit de nouveau son poignard dans un geste menaçant à l’intention de Luci – elle se tassa sur elle-même comme si elle avait l’intention de ne plus jamais bouger – puis le fît disparaître en un clin d’œil dans sa manche. Hissant Nynaeve sur ses pieds, il commença à la conduire de long en large dans les quelques pas que permettaient les dimensions de la chambre. Nynaeve était affaissée mollement contre lui et traînait les pieds.

« Je suis heureux d’apprendre que vous n’avez pas été piégées par cette petite peste apeurée, dit-il. Si ç’avait été celle-là… » Il secoua la tête. Nul doute qu’il n’aurait pas meilleure opinion d’elles si Nynaeve lui racontait la vérité ; Elayne, en tout cas, n’avait pas l’intention de lui en souffler mot. « Je l’ai trouvée qui montait l’escalier quatre à quatre, si affolée qu’elle ne m’a même pas entendu derrière elle. Je ne suis pas aussi content qu’une deuxième se soit en allée sans que Juilin la voie. Y a-t-il un risque qu’elle en ramène d’autres ? »

Elayne roula sur le côté. « Je ne crois pas, Thom, marmonna-t-elle. Elle ne peut pas mettre… trop de gens… au courant de ce qu’elle est. » D’ici une minute elle réussirait peut-être à se redresser sur son séant. Elle regardait droit vers Luci ; la jeune fille tressaillit et s’aplatit comme pour tenter de passer à travers le mur. « Les Blancs Manteaux… se saisiraient d’elle aussi… vite que de nous.

— Juilin ? » répéta Nynaeve. Sa tête vacilla quand elle leva un œil coléreux vers le ménestrel. Toutefois, elle n’éprouvait aucune difficulté à parler. « Je vous avais dit à vous deux de rester avec le chariot. »

Thom souffla dans ses moustaches avec irritation. « Vous nous avez dit de ranger les provisions, ce qui ne requérait pas deux personnes. Juilin vous a suivies et, comme aucune de vous ne revenait je suis parti voir où il était. » Il souffla de nouveau impatiemment. « Pour tout ce qu’il en savait, il y avait ici une douzaine d’hommes, mais il était prêt à entrer seul vous chercher. Il est en train d’attacher Furtif dans la cour de derrière. Une bonne chose que j’aie décidé de venir avec. Je pense que nous aurons besoin de ce cheval pour vous sortir d’ici, vous deux. »

Elayne découvrit qu’elle pouvait s’asseoir, peu ou prou, en se hissant main sur main le long du couvre-lit, mais un effort pour se lever faillit la faire retomber à plat. La saidar était toujours aussi impossible à atteindre ; sa tête donnait encore l’impression d’être un oreiller rempli de duvet d’oie. Nynaeve commençait à se tenir un peu plus droite, à soulever les pieds, mais elle s’appuyait toujours sur Thom.

Quelques minutes plus tard, Juilin arriva, poussant Maîtresse Macura devant lui avec la dague qu’il portait ordinairement à la ceinture. « Elle est venue par une porte dans la clôture de l’arrière-cour. Cru que j’étais un voleur. Le mieux a semblé de l’amener. »

Le visage de la couturière était devenu si pâle en les voyant que ses yeux paraissaient plus sombres, et par-dessus le marché prêts à lui sortir de la tête. Elle se passait la langue sur les lèvres et lissait continuellement sa jupe – et jetait de brefs coups d’œil à la dague de Juilin comme si elle se demandait si s’enfuir ne serait pas le bon parti à prendre. La plupart du temps, toutefois, elle regardait fixement Elayne et Nynaeve ; Elayne songea qu’il y avait autant de chances qu’elle fonde en larmes ou qu’elle s’évanouisse.

« Mettez-la là-bas », ordonna Nynaeve en indiquant d’un signe de tête le coin où Luci tremblait encore, les bras serrés autour de ses genoux. « Et occupez-vous d’Elayne. Je n’avais jamais entendu parler de la racine-fourchue, mais marcher a l’air d’atténuer ses effets. La marche remédie à presque tout. »

Juilin désigna de sa dague le coin de la pièce et Maîtresse Macura se hâta de s’y rendre, s’asseyant à côté de Luci, s’humectant toujours les lèvres craintivement. « Je… n’aurais pas fait… ce que j’ai fait… seulement j’avais des ordres. Il faut que vous le compreniez. J’avais des ordres. »

Aidant avec douceur Elayne à se relever, Juilin la soutint pour exécuter les quelques pas dont ils disposaient, croisant l’autre couple. Elle aurait aimé que ce soit Thom. Le bras de Juilin encerclait sa taille d’une façon beaucoup trop familière.

« Des ordres de qui ? interrogea Nynaeve d’un ton sec. Avec qui êtes-vous en rapport dans la Tour ? »

La couturière avait l’air terrorisée, mais elle serra les lèvres avec détermination.

« Si vous ne parlez pas, l’avertit Nynaeve, menaçante, je laisserai Juilin s’occuper de vous. C’est un preneur-de-larrons du Tear et il sait comment obtenir une confession aussi vite que n’importe quel Inquisiteur Blanc Manteau. N’est-ce pas, Juilin ?

— De la corde pour l’attacher, déclara-t-il en souriant d’un sourire si exécrable qu’Elayne faillit essayer de s’écarter de lui, des chiffons pour la bâillonner jusqu’à ce qu’elle soit prête à parler, de l’huile et du sel… » Son ricanement glaça le sang d’Elayne. « Elle parlera. »

Maîtresse Macura, plaquée contre le mur, le fixait, les yeux aussi écarquillés qu’ils pouvaient l’être. Luci le regardait comme s’il venait de se métamorphoser en Trolloc de huit pieds de haut, y compris avec des cornes.

« Très bien, reprit Nynaeve après un silence. Juilin, vous trouverez tout ce dont vous avez besoin dans la cuisine. » Elayne regarda alternativement Nynaeve puis le preneur-de-larrons et de nouveau Nynaeve. Voyons, ils n’avaient pas réellement l’intention… ? Pas Nynaeve !

« Narenwin Barda », dit soudain la couturière d’une voix entrecoupée. Les mots s’échappèrent en se bousculant. « J’envoie mes rapports à Narenwin Barda, à une auberge de Tar Valon appelée La Remontée du fleuve. Avi Shen-dar entretient pour moi des pigeons voyageurs à la lisière de la ville. Il ne sait pas à qui j’envoie des messages ni de qui je les reçois, et il ne s’en soucie pas. Sa femme souffrait du haut mal et… » Elle finit par se taire, frissonnant en observant Juilin.

Elayne connaissait Narenwin ou, du moins, l’avait vue dans la Tour. Une petite femme menue dont on oubliait la présence tant elle était discrète. Et bonne, aussi ; un jour par semaine, elle permettait aux enfants d’amener leurs animaux favoris au parc de la Tour pour qu’elle les Guérisse. Guère le genre de femme à appartenir à l’Ajah Noire. Mais aussi un des noms des Sœurs Noires qu’elles avaient sur leur liste était Marillin Gemalphin ; elle aimait les chats et n’hésitait pas à se détourner de son chemin pour s’occuper de bêtes abandonnées.

« Narenwin Barda, répéta Nynaeve sévèrement, je veux d’autres noms, de la Tour ou hors de la Tour.

— Je… n’en sais pas d’autres, répondit d’une voix faible Maîtresse Macura.

— C’est ce que nous verrons. Depuis combien de temps êtes-vous une Amie du Ténébreux ? Depuis combien de temps servez-vous l’Ajah Noire ? »

Un cri d’indignation jaillit de Luci. « Nous ne sommes pas des Amies du Ténébreux ! » Elle lança un coup d’œil à Maîtresse Macura et se coula furtivement à l’écart d’elle. « Du moins, pas moi ! Je marche dans la Lumière ! C’est vrai ! »

La réaction de l’autre femme ne fut pas moins violente. Si ses yeux étaient écarquillés avant, ils lui sortaient maintenant de la tête. « L’Ajah Noire… ! Vous voulez dire qu’elle existe réellement ? Mais la Tour l’a toujours démenti… Voyons, j’ai posé la question à Narenwin, le jour où elle m’a désignée pour être les yeux-et-oreilles des Sœurs Jaunes et ce n’est que le lendemain matin que j’ai pu cesser de pleurer et me sortir péniblement de mon lit. Je ne suis pas… suis pas… une Amie du Ténébreux ! Jamais. Je sers l’Ajah Jaune ! La Jaune ! »

Toujours cramponnée au bras de Juilin, Elayne échangea avec Nynaeve un regard perplexe. N’importe quel Ami du Ténébreux nierait l’être, évidemment, niais il y avait un accent de vérité dans les voix des deux femmes. Leur indignation devant cette accusation était presque assez forte pour occulter leur peur. À la façon dont Nynaeve hésita, elle avait décelé aussi cet accent.

« Si vous servez l’Ajah Jaune, dit-elle lentement, pourquoi nous avez-vous droguées ?

— À cause d’elle, répliqua la couturière en désignant Elayne d’un signe de tête. J’ai reçu sa description il y a un mois, jusqu’à cette façon qu’elle a de redresser parfois le menton de sorte qu’elle a l’air de vous regarder de haut.

Narenwin avait dit qu’elle pourrait utiliser le nom d’Elayne et même se prévaloir d’appartenir à une Maison noble. » D’un mot à l’autre, sa colère de s’entendre appeler Amie du Ténébreux semblait s’enfler. « Peut-être que vous êtes une Sœur Jaune, mais elle n’est pas une Aes Sedai, rien qu’une Acceptée qui a pris la clef des champs. Narenwin a dit que je devais signaler sa présence et celle de quiconque l’accompagnait. Et la retarder si je le pouvais. Ou même la capturer. Et les personnes avec qui elle était. Comment espéraient-elles que moi je capture une Acceptée, je l’ignore – je ne pense pas que même Narenwin soit au courant de ma tisane de racine-fourchue ! – mais c’était ce que disaient mes ordres ! Ils disaient que je devais même risquer de me trahir – ici, où ce serait ma mort ! – s’il le fallait. Attendez donc que l’Amyrlin vous mette la main dessus, jeune femme ! Sur vous toutes !

— L’Amyrlin ! s’exclama Elayne. En quoi cela la concerne-t-elle ?

— C’était sur ses ordres. Par ordre du Trône d’Amyrlin, le message disait. Il disait que l’Amyrlin en personne déclarait que je pouvais utiliser n’importe quel moyen sauf vous tuer. Vous regretterez de ne pas être mortes quand l’Amyrlin vous attrapera ! » Son brusque hochement de tête traduisait une satisfaction rageuse.

« Rappelez-vous que nous ne sommes encore dans les mains de personne, commenta sèchement Nynaeve. Vous êtes entre les nôtres. » Toutefois, l’expression de ses yeux était aussi bouleversée que l’était celle d’Elayne. « Une raison a-t-elle été donnée ? »

Le rappel qu’elle était la captive sapa le bref sursaut de courage de cette femme. Elle s’affaissa lourdement contre Luci, chacune empêchant l’autre de tomber par terre. « Non. De temps en temps Narenwin donne une raison, mais pas cette fois-ci.

— Aviez-vous l’intention de nous garder ici simplement, sous influence d’un narcotique, jusqu’à ce que quelqu’un vienne nous chercher ?

— J’allais vous envoyer en charrette, habillées de vieilles hardes. » Il ne restait même plus une once de résistance dans la voix de la couturière. « J’ai envoyé un pigeon pour avertir Narenwin que vous étiez ici et dire ce que je faisais. Therin Lugay m’est grandement redevable et je pensais lui confier assez de racine-fourchue pour toute la durée du trajet jusqu’à Tar Valon, si Narenwin n’envoyait pas des Sœurs venir plus tôt à votre rencontre pour vous chercher. Il croit que vous êtes malades et que la tisane est la seule chose qui vous maintient en vie jusqu’à ce qu’une Aes Sedai puisse vous Guérir. Une femme doit se montrer prudente quand elle utilise des remèdes en Amadicia. Guérissez trop de gens, ou trop bien, quelqu’un murmure “Aes Sedai” et qu’est-ce qui se passe aussitôt, votre maison brûle ou pire. Therin sait tenir sa langue sur ce qu’il… »

Nynaeve se fit aider par Thom pour s’approcher jusqu’à ce qu’elle puisse regarder la couturière de son haut. « Et le message ? Le vrai message ? Vous n’avez pas accroché ce signal avec l’espoir de nous attirer chez vous.

— Je vous ai donné le vrai message, répondit l’autre d’un ton las. Je ne pensais pas qu’il puisse être dangereux. Je ne le comprends pas et je… je vous en prie… » Subitement elle éclata en sanglots, se cramponnant à Luci aussi fort que la jeune fille se cramponnait à elle, toutes les deux gémissant et pleurnichant. « Je vous en prie, ne le laissez pas utiliser le sel sur moi ! S’il vous plaît ! Pas le sel ! Oh, s’il vous plaît !

— Attachez-les, ordonna Nynaeve d’un ton dégoûté au bout d’un instant, et nous descendrons au rez-de-chaussée où nous pourrons parler. » Thom l’aida à s’asseoir au bord du lit le plus proche, puis découpa prestement des bandes dans l’autre couvre-lit.

Rapidement les deux femmes furent ligotées, dos à dos, les mains de l’une reliées aux pieds de l’autre, avec des morceaux de couvre-lit roulés en tampon mis en place comme bâillons. Les deux pleuraient encore lorsque Thom aida Nynaeve à quitter la pièce.

Elayne aurait aimé marcher aussi bien que sa compagne, mais elle avait encore besoin du soutien de Juilin pour ne pas tomber dans l’escalier. Elle eut un petit pincement de jalousie en regardant Thom, le bras autour de Nynaeve. Tu es une petite sotte, dit sèchement la voix de Lini. Je suis une femme adulte, répondit-elle à cette voix avec une fermeté qu’elle n’aurait pas osé avoir envers sa vieille nourrice même aujourd’hui. J’aime Rand mais il est loin et Thom est raffiné et intelligent et… Cela ressemblait trop à des excuses, même à ses propres yeux. Lini aurait émis le rire sec qui indiquait qu’elle était sur le point de cesser de tolérer ces sottises.

« Juilin, demanda-t-elle avec hésitation, qu’est-ce que vous comptiez faire avec le sel et l’huile ? Pas exactement, ajouta-t-elle plus vite. Juste en général. » Il la regarda pendant un instant. « Je ne sais pas. Par contre, elles non plus. L’astuce est là ; leurs esprits imaginent pire que ce que je pourrais jamais inventer. J’ai vu un homme coriace s’effondrer quand j’ai envoyé chercher un panier de figues et quelques souris. On doit être prudent, toutefois. Certains avoueront n’importe quoi, vrai ou non, rien que pour échapper à ce qu’ils se figurent. Néanmoins, je ne crois pas que ce soit le cas de ces deux-là. »

Elle ne le croyait pas non plus. Cependant, elle ne put réprimer un frisson. Qu’est-ce que quelqu’un pouvait faire avec des figues et des souris ? Elle espéra qu’elle cesserait de se poser la question avant de se donner des cauchemars.

Quand ils arrivèrent à la cuisine, Nynaeve allait et venait sans aide d’un pas chancelant, fourrageant dans le placard plein de boîtes colorées. Elayne eut besoin d’une des chaises. La boîte bleue était sur la table, ainsi qu’une théière verte pleine, mais elle s’efforça de ne pas les regarder. Elle était toujours incapable de canaliser. Elle pouvait embrasser la saidar, seulement celle-ci disparaissait dès qu’elle y arrivait. Du moins était-elle à présent sûre que le Pouvoir reviendrait en elle. L’autre éventualité était trop horrible à envisager, ce à quoi elle s’était refusée jusque-là.

« Thom, dit Nynaeve en soulevant le couvercle de divers récipients. Juilin. » Elle marqua un temps, respira à fond et, toujours sans regarder les deux hommes, reprit : « Merci à vous. Je commence à comprendre pourquoi les Aes Sedai ont des Liges. Merci beaucoup. »

Ce n’est pas toutes les Aes Sedai qui en avaient. Les Rouges considéraient tous les hommes souillés à cause de ce qu’avaient perpétré des hommes qui pouvaient canaliser, et quelques-unes ne se préoccupaient pas d’en avoir parce qu’elles ne sortaient pas de la Tour ou simplement ne remplaçaient pas un Lige qui était mort. Les Vertes étaient la seule Ajah qui autorisait à se lier avec plus d’un Lige. Elayne désirait être une Verte. Pas pour cette raison, bien sûr, mais parce que les Vertes s’appelaient l’Ajah Combattante. Alors que les Sœurs Brunes recherchaient les connaissances perdues et que les Bleues se consacraient à soutenir des causes, les Sœurs Vertes se tenaient prêtes pour la Dernière Bataille, où elles iraient de l’avant, comme lors des Guerres trolloques, pour affronter de nouveaux Seigneurs de l’Épouvante.

Les deux hommes se dévisagèrent avec une stupeur visible. Ils s’étaient sûrement attendus à une des réprimandes habituelles de Nynaeve. Elayne fut presque aussi surprise. Nynaeve aimait recevoir de l’aide autant qu’elle aimait se trouver dans son tort ; l’une et l’autre situation la rendaient aussi épineuse que des ronces, ce qui n’empêchait pas, évidemment, qu’elle se proclamait toujours un modèle de bon sens et d’aimable raison.

« Une Sagesse. » Nynaeve prit une pincée de poudre dans une des boîtes et la flaira, la goûta du bout de la langue. « Ou comment on les appelle ici.

— On n’a pas de nom pour cela, ici, répliqua Thom. Peu de femmes exercent votre art ancien en Amadicia. Trop dangereux. Pour la plupart de ces femmes, c’est seulement une occupation secondaire. »

Tirant un sac de cuir du fond du placard, Nynaeve commença à confectionner de petits paquets avec ce qu’elle prenait dans quelques-uns des récipients. « Et qui va-t-on trouver quand on est malade ? Une espèce de charlatan de mire ?

— Oui », dit Elayne. Elle était toujours enchantée de montrer à Thom qu’elle aussi connaissait des choses concernant le monde. « En Amadicia, ce sont les hommes qui étudient les herbes médicinales. »

Nynaeve eut une grimace dédaigneuse. « Est-ce qu’un homme pourrait jamais savoir comment guérir quoi que ce soit ? Autant que je m’adresse à un maréchal-ferrant pour qu’il confectionne une robe. »

Brusquement, Elayne se rendit compte qu’elle avait pensé à tout et n’importe quoi sauf à ce qu’avait dit Maîtresse Macura. Ne pas penser à une épine n’empêche pas quelle fasse mal au pied. Un des dictons favoris de Lini. « Nynaeve, à votre avis, que signifie ce message ? “Toutes les Sœurs sont invitées à retourner à la Tour ?” Cela n’a pas de sens. » Ce n’est pas ce qu’elle avait envie de dire mais, du moins, elle s’en approchait.

« La Tour a ses propres façons de voir, déclara Thom. Ce que font les Aes Sedai, elles le font pour des raisons personnelles et souvent pas pour celles qu’elles donnent. Quand elles en donnent. » Lui et Juilin savaient, naturellement, qu’elles étaient seulement des Acceptées ; c’était au moins en partie pourquoi aucun des deux n’obtempérait à ce qu’on lui ordonnait aussi bien qu’il l’aurait pu.

La lutte était visible sur la figure de Nynaeve. Elle n’aimait ni être interrompue ni entendre quelqu’un répondre pour elle. Il y avait toute une liste de choses que Nynaeve n’aimait pas. Seulement il y avait une minute à peine qu’elle avait remercié Thom ; ce n’était pas facile de remettre à sa place quelqu’un qui vient de vous épargner d’être transbahutée comme un chou. « La plupart du temps, bien peu dans la Tour n’a de sens », commenta-t-elle aigrement. Elayne supposa que cette acerbité visait autant Thom que la Tour.

« Croyez-vous ce qu’elle a raconté ? » Elayne respira à fond. « Sur l’Amyrlin ordonnant que je sois ramenée par tous les moyens ? »

Le bref regard que lui adressa Nynaeve contenait un brin de compassion. « Je ne sais pas, Elayne. »

« Elle disait la vérité. » Juilin tourna une des chaises et s’y installa à califourchon, appuyant son bâton contre le dossier. « J’ai interrogé assez de voleurs et d’assassins pour reconnaître la vérité quand je l’entends. Une partie du temps, elle était trop effrayée pour mentir et le reste du temps trop en colère.

— Vous deux… » Aspirant une grande bouffée d’air, Nynaeve jeta la pochette de cuir sur la table et se croisa les bras comme pour coincer ses mains et les empêcher d’attraper sa tresse. « Juilin a probablement raison, Elayne, je le crains.

— Mais l’Amyrlin sait ce que nous faisons. C’est elle qui nous a ordonné de partir de la Tour, pour commencer. »

Nynaeve renifla ouvertement avec dédain. « Je suis prête à croire n’importe quoi de Siuan Sanche. J’aimerais l’avoir pendant une heure dans un endroit où elle ne pourrait pas canaliser. Nous verrions alors si elle est si coriace que ça. »

Elayne n’estimait pas que cela changerait grand-chose. Se rappelant ce regard bleu autoritaire, elle soupçonnait que Nynaeve gagnerait une bonne quantité de contusions au cas improbable où son vœu se réaliserait. « N’empêche, comment sortir de là ? Les Ajahs ont des yeux-et-des-oreilles partout, semble-t-il. Et l’Amyrlin aussi. Nous risquons que des femmes essaient de droguer notre nourriture sur tout le trajet jusqu’à Tar Valon.

— Pas si nous ne ressemblons pas à ce qu’elles attendent. » Sortant une cruche jaune du placard, Nynaeve la posa sur la table à côté de la théière. « Ceci est de la capselle blanche. Elle soignera un mal de dent, mais elle teindra aussi les cheveux aussi noirs que la nuit. » Elayne porta la main à ses boucles blond roux – ses cheveux à elle ; pas ceux de Nynaeve, elle le parierait ! – toutefois, pour autant que cette idée lui était haïssable, elle était judicieuse. « Un peu de couture sur le devant de quelques-unes de ces robes et nous ne serons plus des négociantes, mais deux dames nobles voyageant avec leurs serviteurs.

— Circulant dans un chariot bourré de barils de teinture ? » commenta Juilin.

Le regard fixe de Nynaeve rappelait que sa gratitude pour l’avoir sauvée avait des limites. « Il y a un coche dans la cour d’une écurie de l’autre côté du pont. Je pense que le propriétaire le vendra. Si vous retournez au chariot avant que quelqu’un le vole – je ne sais pas ce que vous aviez tous les deux dans la tête en l’abandonnant comme ça à disposition du premier venu ! – s’il est toujours là-bas, vous pouvez prendre une des bourses… »

Quelques personnes ouvrirent de grands yeux quand le coche de Noy Torvald s’arrêta devant la porte de Ronde Macura, tiré par un attelage à quatre, avec des coffres arrimés sur le toit et un cheval sellé attaché derrière. Noy avait été ruiné quand le commerce avec le Tarabon s’était effondré ; il vivotait maintenant en faisant des petits travaux pour la Veuve Teran. Personne dans la rue n’avait vu auparavant le cocher, un grand gaillard au teint hâlé avec de longues moustaches blanches et un regard froid et impérieux, non plus que le valet de pied aux traits durs et basanés avec une coiffure tarabonaise qui sauta légèrement à terre pour ouvrir la portière. Les écarquillements d’yeux laissèrent la place à des murmures quand deux femmes sortirent majestueusement de la boutique avec des paquets dans les bras ; l’une portait une robe de soie verte, l’autre une robe en simple laine bleue, mais chacune avait une écharpe enroulée autour de la tête de sorte que pas même une mèche de cheveux n’était visible. Elles montèrent quasiment d’un bond dans le coche.

Deux des Enfants de la Lumière s’approchèrent nonchalamment pour demander qui étaient ces inconnus mais, alors que le valet grimpait encore jusqu’à la banquette du cocher, le conducteur claqua son long fouet en criant quelque chose comme faire place à une noble dame. Dont le nom se perdit comme les Enfants se rejetaient en arrière hors du chemin du coche, tombant à la renverse dans la rue poussiéreuse, et le coche s’éloigna avec fracas au galop vers la Route d’Amador.

Les badauds poursuivirent leur chemin en parlant entre eux ; une noble dame mystérieuse, manifestement, avec sa servante, faisant des achats chez Ronde Macura et fuyant les Enfants. Il ne se produisait pas grand-chose ces derniers temps dans Mardecin et ceci procurerait un sujet de conversation pour bien des jours. Les Enfants de la Lumière se brossèrent avec exaspération, mais conclurent finalement que signaler l’incident les rendrait ridicules. De plus, leur capitaine n’avait pas de sympathie pour les nobles ; il les enverrait probablement ramener le coche, une longue chevauchée en pleine chaleur pour rien de plus qu’un arrogant rejeton de l’une ou l’autre des Maisons. Si aucune charge ne pouvait être relevée – toujours difficile avec la noblesse –ce ne serait pas le capitaine qui écoperait du blâme. Espérant que la rumeur de leur humiliation ne se répandrait pas, ils ne songèrent absolument pas à interroger Ronde Macura.

Peu de temps après, Therin Lugay conduisit sa charrette dans la cour derrière la boutique, des provisions en vue du long voyage déjà rangées sous la capote ronde en toile. Effectivement, Ronde Macura l’avait guéri d’une fièvre qui avait emporté vingt-trois personnes l’hiver précédent, mais c’est une épouse querelleuse et une belle-mère acariâtre qui le rendaient heureux de parcourir le long trajet jusqu’à l’endroit où vivaient les sorcières. Ronde avait dit que quelqu’un viendrait à sa rencontre peut-être, bien que sans préciser qui, pourtant il espérait aller jusqu’à Tar Valon.

Il frappa à six reprises à la porte de la cuisine avant d’entrer, mais il ne trouva personne avant d’avoir monté l’escalier. Dans la chambre du fond, Ronde et Luci étaient étendues sur les lits, profondément endormies et complètement habillées, bien qu’avec des vêtements assez chiffonnés, alors que le soleil brillait encore dans le ciel. Ni l’une ni l’autre ne se réveilla quand il les secoua. Il ne comprit pas pourquoi, ni pourquoi un des couvre-lits gisait par terre découpé en lanières nouées entre elles, ni pourquoi il y avait deux théières vides dans la pièce mais une seule tasse, ni pourquoi un entonnoir se trouvait sur l’oreiller de Ronde. Toutefois, il avait toujours su que se trouvaient dans le monde beaucoup de choses qu’il ne comprenait pas. Retournant à sa charrette, il songea aux provisions qu’avait achetées l’argent de Ronde, songea à son épouse et à la mère de celle-ci et, quand il mit en route le cheval de trait, ce fut avec l’intention de voir à quoi ressemblait l’Altara ou peut-être le Murandy.

L’un dans l’autre, pas mal de temps passa avant qu’une Ronde Macura, les cheveux en désordre, se traîne jusqu’à la maison d’Avi Shendar et envoie un pigeon, un mince tube en os attaché à sa patte. L’oiseau s’élança vers le nord-est, droit comme une flèche en direction de Tar Valon. Après un instant de réflexion, Ronde prépara un autre exemplaire sur une autre étroite bande de fin parchemin et le fixa sur un oiseau d’un autre pigeonnier. Celui-ci se dirigea vers l’est, car elle avait promis d’envoyer des doubles de tous ses messages. Dans ces temps difficiles, une femme devait se débrouiller du mieux qu’elle pouvait, et cela ne risquait pas de causer de catastrophe, pas le genre de rapport qu’elle envoyait à Narenwin. Se demandant si elle se débarrasserait jamais du goût de racine-fourchue qu’elle avait dans la bouche, elle n’aurait pas vu d’inconvénient à ce que ce rapport-là cause quelques petits ennuis à celle qui disait s’appeler Nynaeve.

Sarclant son potager comme d’habitude, Avi ne s’occupa pas de ce que faisait Ronde. Et comme d’habitude, dès qu’elle fut partie, il se lava les mains et entra chez lui. Elle avait placé un plus grand feuillet de parchemin sous les petites bandes pour offrir une surface plus moelleuse au bec de sa plume. Quand il présenta le feuillet devant la clarté de l’après-midi, il déchiffra sans peine ce qu’elle avait écrit. Bientôt, un troisième pigeon voyageur fut en route, volant vers encore une nouvelle direction.

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