41 Le Talent de Kin Tovere

Une main sur le pommeau de son épée, l’autre tenant le fragment de lance seanchane aux pompons verts et blancs, Rand se désintéressa momentanément de la présence des autres sur le sommet de la colline aux arbres clairsemés pendant qu’il étudiait au soleil de ce milieu de matinée les trois camps établis en bas. Trois camps distincts, et c’était là le hic. Ils représentaient l’ensemble des forces du Cairhien et du Tear à sa disposition. N’importe qui d’autre capable de se servir d’une épée ou d’une lance était confiné dans la cité ou la Lumière seule savait où.

Entre le Défilé de Jangai et ici, les Aiels avaient rassemblé des hordes de réfugiés, auxquels s’étaient joints spontanément une petite quantité d’isolés séduits par des rumeurs que ces Aiels-là au moins ne tuaient pas systématiquement les gens qu’ils rencontraient – ou encore trop déprimés pour s’en soucier du moment qu’ils auraient un repas avant de mourir. Trop nombreux étaient ceux qui se croyaient voués à mourir, aux mains des Aiels ou du Dragon Réincarné, ou au cours de la Dernière Bataille qui, dans leur idée, allait éclater incessamment. Au total, une masse considérable, mais des fermiers, des artisans et des commerçants pour la plupart. Certains savaient manier un arc ou une fronde pour se procurer un lapin, mais il n’y avait pas un soldat dans le lot et pas le temps d’en former. La cité de Cairhien elle-même n’était à guère plus d’une lieue et demie à l’ouest, quelques-unes des légendaires « tours démesurées de Cairhien » visibles au-dessus de la forêt qui était devant. La cité se déployait sur des collines au bord même de la rivière Alguenya, encerclée par les Shaidos de Couladin et ceux qui s’étaient ralliés à lui.

Un ensemble de tentes et de feux de cuisine éparpillés au petit bonheur dans la longue vallée peu profonde au-dessous de Rand accueillait environ huit cents hommes de Tear en armure. Près de la moitié étaient des Défenseurs de la Pierre en cuirasse brillante et casque à bord, avec d’amples manches aux rayures noires et or. Le reste était des soldats levés par une double poignée de seigneurs dont les bannières et les pennons formaient un cercle dans le centre du camp autour du Croissant et des Étoiles d’argent du Puissant Seigneur Weiramon. Des hommes en abondance montaient la garde autour des piquets d’attache de leurs chevaux comme s’ils s’attendaient à une attaque imminente contre leurs montures.

Trois cents pas plus loin, le deuxième camp surveillait ses chevaux aussi étroitement. Les animaux étaient un mélange, peu approchant la beauté de la race au col cambré du Tear, et quelques chevaux naguère de labour ou de trait étaient attachés à ces piquets ou Rand se trompait fort. Les Cairhienins comptaient peut-être une centaine d’hommes de plus que les Tairens, mais leurs tentes étaient moins nombreuses et la plupart souvent rapiécées, et leurs bannières et fanions représentaient environ soixante-dix seigneurs. Il n’y avait pas beaucoup de nobles cairhienins qui avaient encore de nombreux vassaux, et l’armée s’était débandée dès les débuts de la guerre civile.

Le dernier groupe était situé à cinq cents pas de là, plein de Cairhienins pour la plupart, néanmoins bel et bien séparé des autres par davantage que la distance. Plus important que les deux combinés, ce camp contenait moins de tentes ou de chevaux. Il ne déployait pas de bannières et seuls les officiers portaient le petit fanion de couleur unie attaché dans le dos qui était destiné à les distinguer de leurs hommes plutôt qu’à proclamer l’appartenance à une Maison noble. L’infanterie était peut-être nécessaire, toutefois rare était le seigneur du Tear ou du Cairhien, de l’un ou de l’autre, qui voulait l’admettre. Certainement aucun n’accepterait de diriger un régiment d’infanterie. Pourtant, c’était celui des camps qui présentait la plus belle ordonnance, ses feux de cuisine bien alignés, ses longues piques dressées en faisceaux prêtes à être empoignées à la minute et des pelotons d’archers ou d’arbalétriers répartis le long des alignements. D’après Lan, la discipline était ce qui maintient les hommes en vie au cours d’une bataille, seulement les combattants à pied étaient probablement mieux à même de le savoir et d’y croire que les cavaliers.

Les trois groupes étaient censés être ensemble, sous le même commandement – le Puissant Seigneur Weiramon les avait amenés du sud tard dans la soirée de la veille – par contre les deux camps de cavaliers s’observaient avec presque autant de méfiance qu’ils observaient les Aiels sur les collines environnantes, les Tairens avec une dose de mépris à laquelle les Cairhienins faisaient écho en feignant de ne pas voir le troisième groupe qui, à son tour, regardait les autres d’un air sombre. C’était là les partisans de Rand, ses alliés, aussi prêts à se battre entre eux qu’à se battre contre n’importe qui d’autre.

En continuant de sembler considérer avec attention les camps, Rand examina Weiramon, qui se tenait à proximité, sans heaume, droit comme s’il avait une colonne vertébrale de fer. Deux hommes plus jeunes, des seigneurs de Tear d’un moins haut rang, collaient aux talons du Puissant Seigneur, leurs barbes noires taillées et ointes à l’imitation parfaite de celle de Weiramon, excepté que la sienne était striée de gris, et leurs cuirasses, portées par-dessus une cotte aux rayures éclatantes, avaient des ornements d’or légèrement moins ouvragés que les siens. Distants, à l’écart de tous les autres rassemblés au sommet de la colline et pourtant près de Rand, on les aurait crus sur le point à participer à quelque cérémonie guerrière d’une cour royale, en dépit de la sueur qui leur inondait le visage. Ils affectaient aussi d’ignorer celle-ci.

Il ne manquait au sceau du Puissant Seigneur que quelques étoiles pour être la reproduction de celui de Lanfear, mais ce compagnon au long nez n’était pas elle déguisée, avec sa chevelure en majeure partie grise ointe comme sa barbe et peignée dans une tentative vaine pour dissimuler combien elle était clairsemée. Il était arrivé du nord avec des renforts du Tear quand il avait appris que des Aiels attaquaient la cité de Cairhien même. Au lieu de rebrousser chemin ou de rester sur place, il avait poursuivi sa route vers le nord aussi vite que le pouvaient ses chevaux, rassemblant en cours de route les guerriers qu’il trouvait.

Voilà les bonnes nouvelles concernant Weiramon. Les mauvaises, c’est qu’il avait compté sérieusement disperser les Shaidos encerclant Cairhien avec ce qu’il avait amené. Il y comptait encore. Et il n’était pas trop content que Rand ne le laisse pas s’en occuper, pas plus que d’être entouré d’Aiels. Un Aiel ne différait pas d’un autre aux yeux de Weiramon. Aux yeux des jeunes seigneurs non plus d’ailleurs. L’un d’eux humait de façon significative un mouchoir en soie parfumé chaque fois qu’il regardait un Aiel. Rand se demanda combien de temps le personnage survivrait. Et ce que lui, Rand, aurait à décider quand il serait mort.

Weiramon remarqua que Rand l’observait et s’éclaircit la gorge. « Mon Seigneur Dragon, commença-t-il sèchement de sa voix rocailleuse, une bonne charge les disperserait comme une compagnie de cailles. » Il frappa bruyamment ses gantelets contre sa paume. « L’infanterie ne tient jamais devant la cavalerie. J’enverrai les Cairhienins les débusquer, puis je suivrai avec ma… »

Rand lui coupa la parole. Cet homme savait-il seulement compter ? Le nombre des Aiels qu’il voyait ici ne lui donnait-il donc aucune indication sur la quantité qui pouvait encercler la cité ? Peu importe. Rand ne supportait plus d’en entendre davantage sur le sujet. « Vous êtes certain des nouvelles que vous apportez du Tear ? »

Weiramon cligna des paupières. « Les nouvelles ? Quoi… ? Oh, ça. Que brûle mon âme, c’est sans intérêt. Des pirates d’Illian tentent souvent de diriger des raids le long de la côte. » Ils faisaient plus qu’essayer, d’après ce qu’il avait dit à son arrivée.

« Et les attaques dans les Plaines de Maredo ? Est-ce qu’ils les pratiquent souvent aussi ?

— Bah, que brûle mon âme, il ne s’agit que de brigands. » C’était davantage la reconnaissance d’une réalité qu’une protestation. « Peut-être pas du tout des natifs d’Illian, mais certainement pas des soldats. Avec leur manière brouillonne de s’y prendre, qui peut dire si c’est le roi, l’Assemblée ou le Conseil des Neuf qui a, tel jour, le fouet en main, pourtant s’ils décident de bouger ce seront des armées sous l’étendard des Abeilles d’Or qui assailleront le Tear, pas des pillards qui brûlent des chariots de négociants et des fermes de la frontière. Vous pouvez m’en croire.

— Je n’y manquerai pas », répliqua Rand avec autant de courtoisie qu’il en fut capable. Le pouvoir dont disposaient l’Assemblée ou le Conseil des Neuf ou Mattin Stepaneos den Balgar, c’est ce que Sammael daignait leur laisser.

Toutefois, un nombre relativement restreint de gens savaient que les Réprouvés étaient déjà en liberté. D’aucuns qui étaient au courant refusaient de le croire ou feignaient de l’ignorer – comme si cela devait chasser loin de là les Réprouvés – ou semblaient s’imaginer qu’au cas où cela se produirait ce serait dans un avenir vague et de préférence lointain. À quelque groupe qu’appartenait Weiramon, essayer de le convaincre était inutile. Sa croyance ou son incrédulité ne changeaient rien.

Le Puissant Seigneur regardait en fronçant les sourcils le val entre les collines. Plus précisément les deux camps du Cairhien. « Tant qu’il n’y a pas de gouvernement efficace ici, qui peut dire quelle racaille s’est rabattue au sud ? » Avec une grimace, il frappa encore plus fort ses gantelets sur sa paume avant de se retourner vers Rand. « Bah, nous les mettrons bien vite au pas pour vous, mon Seigneur Dragon. Si seulement vous voulez en donner l’ordre, je peux déloger… »

Rand passa rapidement devant lui sans écouter, mais Weiramon suivit, réclamant toujours l’autorisation d’attaquer, les deux autres marchant sur ses talons comme des chiens fidèles. Cet homme était un imbécile d’un aveuglement total.

Ils n’étaient pas seuls, naturellement. En réalité, le faîte de la colline était bondé. Suline avait disposé autour du sommet une centaine de Far Dareis Mai, de la première à la dernière paraissant plus prêtes encore à se voiler que ce n’était l’habitude chez les Aiels. La proximité des Shaidos n’était pas le seul motif qui rendait Suline nerveuse. En dépit du mépris de Rand pour les suspicions concernant les camps d’en bas, Enaila et trois Vierges de la Lance ne se tenaient jamais très loin de Weiramon et de ses petits seigneurs, et plus ils étaient près de Rand, plus les trois Vierges donnaient l’impression qu’elles allaient se voiler.

À une courte distance de là, Aviendha s’entretenait avec une douzaine ou davantage de Sagettes, le châle drapé sur les coudes, toutes sauf elle parées de bracelets et de colliers. Fort surprenant, la discussion semblait dirigée par une femme anguleuse aux cheveux blancs, encore plus âgée que Bair. Rand se serait attendu à ce que ce soit Amys ou Bair, or même elles se taisaient dès que Sorilea ouvrait la bouche. Mélaine était avec Bael, à mi-chemin entre les autres Sagettes et les autres chefs de clan. Elle ne cessait d’ajuster le surcot du cadin’sor de Bael comme s’il ne savait pas s’habiller seul, et il avait l’expression patiente d’un homme qui se remémore toutes les raisons pour lesquelles il s’est marié. Peut-être s’agissait-il d’un sentiment personnel, pourtant Rand subodorait que les Sagettes tentaient de nouveau d’influencer les chefs. Si tel était le cas, il apprendrait les détails assez tôt.

C’est Aviendha, toutefois, qui croisa le regard de Rand. Elle lui adressa un bref sourire avant de recommencer à écouter Sorilea. Un sourire amical, mais sans plus. De quoi se féliciter, sans doute. Elle ne s’était pas déchaînée contre lui une seule fois depuis ce qui s’était passé entre eux et, quand elle émettait de temps en temps un commentaire acide, celui-ci n’était pas plus désagréable que ce qu’il aurait pu entendre de la part d’Egwene. À l’exception de l’unique fois où il avait reparlé mariage ; alors elle lui avait passé un tel savon qu’il n’était plus revenu sur le sujet. Bref, cela n’allait pas au-delà de l’amitié, encore qu’elle se montrât parfois négligente en se déshabillant le soir devant lui. Elle insistait toujours pour dormir à trois pas de lui au minimum.

Les Vierges de la Lance, en tout cas, semblaient sûres qu’il y avait beaucoup moins que trois pas entre leurs couvertures et il prévoyait que cette certitude se répandait, pourtant jusqu’à présent cela ne s’était pas produit. Egwene lui tomberait dessus comme un arbre qui s’abat si elle avait ne serait-ce qu’un soupçon de quelque chose de ce genre. Facile pour elle de discourir sur Elayne, mais il ne pouvait même pas comprendre Aviendha, alors qu’elle était là juste sous ses yeux. Au total, il était plus nerveux que jamais rien qu’à regarder Aviendha, tandis qu’elle paraissait plus à l’aise qu’il ne l’avait jamais vue. Quoi qu’il en soit, cela semblait le contraire de ce qui aurait dû être. Avec Aviendha, c’était le monde à l’envers. Mais aussi Min était la seule femme à ne pas lui donner le sentiment d’être la moitié du temps les pieds en l’air et la tête en bas.

Il poussa un soupir en continuant sa marche, toujours sans écouter Weiramon. Un de ces jours, il comprendrait les femmes. Quand il aurait le temps de s’y appliquer. Il se doutait toutefois qu’une vie entière n’y suffirait pas.

Les chefs de clan avaient leur propre rassemblement, de chefs d’enclos et de représentants des sociétés. Rand reconnut quelques-uns d’entre eux. Heirn au teint basané, des Taardads Jindos, et Mangin, qui adressa à lui un salut aimable et aux Tairens une grimace méprisante. Juranaï, svelte comme une lance, chef des Aethan Dor, les Boucliers Rouges, participant à cette expédition en dépit de quelques mèches blanches dans ses cheveux châtain clair, et Roidan, aux cheveux gris et à la carrure massive, qui conduisait les Sha’mad Conde, les Marcheurs du Tonnerre. Ces quatre-là s’étaient quelquefois joints à lui pour s’exercer dans l’art aiel de combattre sans armes depuis qu’ils avaient laissé derrière eux le Défilé de Jangai.

« Avez-vous envie d’aller à la chasse aujourd’hui ? » questionna Mangin quand Rand passa, et Rand le regarda avec surprise.

« À la chasse ?

— Il n’y a pas grand-chose pour se divertir, mais nous pourrions essayer d’attraper des moutons dans un sac. » Le coup d’œil sarcastique que Mangin décocha aux Tairens ne laissait guère d’incertitude sur le genre de « moutons » auxquels il pensait, encore que Weiramon et les deux autres n’aient pas compris. Ou affectaient de ne pas comprendre. Le petit seigneur au mouchoir parfumé le huma de nouveau.

« Une autre fois, peut-être bien », répliqua Rand en secouant la tête. Il songea qu’il aurait pu se lier d’amitié avec chacun des quatre, mais surtout avec Mangin, qui avait un sens de l’humour proche de celui de Mat. S’il n’avait pas le temps d’étudier les femmes, il n’avait certes pas le temps de se faire de nouveaux amis. Peu de temps pour les anciens, d’ailleurs. Mat lui donnait du souci.

Sur le point le plus haut de la colline, la lourde charpente d’une tour en rondins se dressait au-dessus de la cime des arbres, la vaste plate-forme qui en constituait le sommet à seize toises ou plus au-dessus du sol. Les Aiels ignoraient tout du travail du bois dans de pareilles proportions, mais nombreux étaient ceux parmi les réfugiés du Cairhien qui s’y connaissaient.

Moiraine attendait au pied de la première échelle inclinée, avec Lan et Egwene. Egwene avait été bien brunie par le soleil ; elle aurait vraiment pu passer pour une Aielle si ce n’était ses yeux noirs. Une Aielle de petite taille. Il scruta rapidement son visage, mais ne découvrit rien excepté de la fatigue. Amys et les autres devaient trop la pousser à travailler à sa formation. Toutefois, elle ne le remercierait pas d’intercéder.

« As-tu pris ta décision ? » questionna Rand en s’arrêtant. Weiramon se tut enfin.

Egwene hésita, mais Rand remarqua qu’elle ne regarda pas Moiraine avant de hocher affirmativement la tête. « Je ferai mon possible. »

Sa réticence tracassait Rand. Il n’avait rien demandé à Moiraine – elle n’était pas autorisée à se servir du Pouvoir Unique comme arme contre les Shaidos, pas à moins qu’ils ne la menacent ou qu’il parvienne à la convaincre que c’étaient tous des Amis du Ténébreux – mais Egwene n’avait pas prêté les Trois Serments, et il avait été certain qu’elle en verrait la nécessité. Au lieu de cela, elle avait blêmi quand il l’avait suggéré et elle l’avait évité pendant trois jours jusqu’à maintenant. Du moins avait-elle accepté. Tout ce qui abrégeait la lutte contre les Shaidos devait être une bonne chose.

Le visage de Moiraine resta impassible, cependant il n’avait aucun doute sur ce qu’elle pensait. Ces traits lisses d’Aes Sedai, ces yeux d’Aes Sedai, pouvaient exprimer une désapprobation glaciale sans changer d’un iota.

Insérant le fragment de lance dans sa ceinture, il posa le pied sur le premier barreau – et Moiraine prit la parole.

« Pourquoi portes-tu de nouveau une épée ? »

La dernière question à laquelle il s’attendait. « Pourquoi n’en porterais-je pas ? » marmotta-t-il en grimpant à l’échelle. Pas une bonne réponse, mais elle l’avait pris de court.

La blessure à demi cicatrisée dans son côté provoqua une sensation de tiraillement tandis qu’il se hissait, pas précisément douloureuse mais néanmoins comme sur le point de se rouvrir. Il n’en tint pas compte ; elle se manifestait souvent de cette façon quand il faisait des efforts.

Rhuarc et les autres chefs de clan montèrent après lui, Bael quittant Mélaine le dernier, mais avec soulagement, Weiramon et ses lèches-bottes restèrent sur le sol. Le Puissant Seigneur savait quelle stratégie adopter ; il n’avait pas besoin de supplément d’information et n’en voulait pas. Se sentant suivi par le regard de Moiraine, Rand jeta un coup d’œil en bas. Non, pas de Moiraine. C’est Egwene qui observait son ascension, le masque si proche de celui des Aes Sedai que Rand n’aurait pas glissé un cheveu à travers la différence. Moiraine conférait avec Lan. Il espéra qu’Egwene n’allait pas changer d’avis.

Sur la large plate-forme au sommet, deux jeunes gens de petite taille, en manches de chemise et transpirant, installaient sur un cadre pivotant fixé sur le garde-fou un tube de bois cerclé de cuivre, long de neuf pieds et dont la circonférence était plus grande que celle des bras de l’un et l’autre garçons. Un tube identique était déjà en place quelques pas plus loin, où il se trouvait presque depuis que la tour avait été achevée le jour d’avant. Un troisième homme sans surcot essuyait sa tête chauve avec un mouchoir rayé tout en les gourmandant.

« Allez-y en douceur. Doucement, j’ai dit ! Espèces de fouines sans mère, désalignez une lentille en la heurtant et je vous heurte vos têtes d’écervelés jusqu’à ce qu’elles soient sens devant derrière. Attache-le ferme, Jol. Ferme ! Si cet instrument tombe pendant que le Seigneur Dragon regarde dedans, vous deux n’aurez pas de meilleur parti que sauter après lui. Pas seulement pour le Seigneur Dragon. Détruisez mon travail et vous regretterez de ne pas vous être cassé plutôt votre crâne d’idiots ! »

Jol et l’autre compagnon, Cail, continuaient à travailler, rapidement mais pas très visiblement perturbés. Ils avaient eu des années pour s’habituer aux façons de parler de Kin Tovere. C’est d’avoir trouvé parmi les réfugiés un artisan qui fabriquait des lentilles et des lunettes d’approche – et ses deux apprentis – qui avait donné à Rand l’idée de cette tour.

Aucun des trois ne remarqua tout de suite qu’ils n’étaient plus seuls. Les chefs de clan avaient gravi l’échelle à pas silencieux, et la harangue de Tovere suffisait à couvrir le bruit des bottes de Rand. Rand lui-même sursauta quand la tête de Lan surgit par l’ouverture de la trappe à la suite de Bael ; avec ou sans bottes, le Lige ne faisait pas plus de bruit que les Aiels. Même Han avait une tête de plus que les Cairhienins.

Quand ils aperçurent enfin les nouveaux arrivants, les deux apprentis sursautèrent en ouvrant de grands yeux comme s’ils n’avaient encore jamais vu d’Aiels, puis se courbèrent en demi-révérence devant Rand et restèrent dans cette position. Le fabricant de lunettes tressaillit presque autant devant les Aiels, mais exécuta un salut plus mesuré, en s’essuyant la tête au beau milieu de sa courbette.

« Vous avais dit que j’aurais fini la seconde aujourd’hui, mon Seigneur Dragon. » Tovere réussit à introduire du respect dans le ton de sa voix sans que celle-ci perde rien de son accent bourru. « Une idée de génie, cette tour. Elle ne me serait jamais venue à l’esprit mais, une fois que vous avez demandé jusqu’où atteignait le regard avec une longue-vue… Laissez-moi le temps et je vais vous en fabriquer une pour distinguer Caemlyn d’ici. Si la tour est bâtie assez haut, ajouta-t-il judicieusement. Il y a des limites.

— Ce que vous avez accompli dès à présent est plus que suffisant, Maître Tovere. » Plus que ne l’avait espéré Rand, c’est certain. Il avait déjà expérimenté la première lunette d’approche.

Jol et Cail étaient toujours pliés à angle droit, tête baissée.

« Peut-être vaudrait-il mieux que vous emmeniez vos apprentis en bas, reprit Rand. Pour que nous ne soyons pas entassés. »

Il y avait de la place pour quatre fois plus de personnes, mais Tovere planta son gros doigt dans l’épaule de Cail. « Venez donc, espèces de palefreniers aux mains de battoir. Nous gênons le Seigneur Dragon. »

Les apprentis se redressèrent tout juste assez pour le suivre, contemplant Rand avec des yeux encore plus écarquillés que pour les Aiels tandis qu’ils descendaient l’échelle et disparaissaient. Cail avait un an de plus que lui, Jol deux. L’un et l’autre étaient nés dans des villes plus grandes qu’il n’en avait imaginé avant de quitter les Deux Rivières, ils avaient visité Cairhien et vu le roi et le Trône d’Amyrlin, si même à distance, pendant qu’il soignait encore des moutons. Très probablement, ils en connaissaient sur le monde encore plus que lui sur certains points. Secouant la tête, il se courba vers la nouvelle lunette d’approche.

Cairhien apparut. Les forêts, jamais particulièrement denses pour quelqu’un habitué aux bois des Deux Rivières, s’arrêtaient net à courte distance de la cité, naturellement. De hauts remparts gris flanqués de tours carrées parfaitement d’équerre le long de la rivière imitaient ensuite les courbes gracieuses des collines. À l’intérieur, d’autres tours se dressaient selon un plan précis, marquant les pointes d’un quadrillage, certaines vingt fois plus hautes que les remparts ou même davantage, pourtant toutes entourées d’échafaudages. Les tours légendaires pour leur hauteur démesurée étaient toujours en cours de reconstruction depuis la Guerre des Aiels au cours de laquelle elles avaient été incendiées.

La dernière fois qu’il avait vu la cité, une autre l’entourait d’une berge de la rivière à l’autre, le Faubourg, un labyrinthe aussi exubérant que Cairhien était guindée, bâti entièrement en bois. À présent seule une large étendue de cendres et de poutres carbonisées bordaient les remparts. Comment ce feu avait été empêché de se propager dans Cairhien même, il ne parvenait pas à le comprendre.

Des étendards pavoisaient toutes les tours de la ville, trop éloignés pour être distingués nettement, mais des éclaireurs les lui avaient décrits. La moitié arborait les Croissants du Tear, l’autre moitié, ce qui n’était peut-être pas surprenant, reproduisait la Bannière du Dragon qu’il avait laissée flottant au-dessus de la forteresse de la Pierre dans la ville de Tear – la Pierre de Tear, comme on l’appelait. Aucune ne portait le Soleil Levant du Cairhien.

Déplacer rien qu’un peu la longue-vue fît disparaître la cité de sa vision. Sur l’autre bord de la rivière s’élevaient encore les ruines de pierre noircies des entrepôts de grains. Certains Cairhienins avec qui Rand avait parlé prétendaient que les torches allumées jetées dans les entrepôts avaient conduit à des émeutes, puis à la mort du Roi Galldrian, et ainsi à la guerre civile. D’autres disaient que l’assassinat de Galldrian avait provoqué les émeutes et les incendies. Rand doutait de jamais connaître quelle version était la vérité, ou si même l’une ou l’autre l’était.

Un certain nombre de carcasses de navires brûlés de fond en comble parsemaient les deux berges de la large rivière, mais aucune proche de la cité. Les Aiels éprouvaient un malaise – de la peur serait un mot trop fort – devant des masses d’eau qu’ils ne pouvaient pas enjamber ou traverser à pied, néanmoins Couladin avait réussi à placer des barrages de troncs flottants en travers de l’Alguenya en aval et en amont de Cairhien, ainsi que suffisamment de guerriers pour empêcher qu’ils ne soient rompus. Des flèches incendiaires avaient fait le reste. Rien excepté des rats ou des oiseaux ne pouvait entrer dans Cairhien ou en sortir sans que Couladin le décide.

Les collines autour de la cité montraient peu de signes d’une armée menant un siège. Ici et là, des vautours battaient lourdement des ailes, sans doute festoyant sur les débris de quelques tentatives de sortie, mais aucun Shaido n’était visible. Les Aiels l’étaient rarement à moins de le vouloir.

Ah, halte ! Rand ramena la longue-vue vers un sommet de colline sans arbres à peut-être huit cents toises des remparts. Vers un groupe d’hommes. Il ne discernait pas leurs visages, ni grand-chose d’autre en dehors du fait que tous étaient vêtus du cadin’sor. Encore autre chose. Un de ces hommes avait les bras nus. Couladin. Rand était sûr que son imagination devait lui jouer un tour mais, quand Couladin bougea il crut voir un reflet de soleil scintiller sur les écailles métalliques encerclant les avant-bras de cet homme à l’imitation des siennes. Asmodean les avait placées là. Rien qu’une tentative pour détourner l’attention de Rand, pour l’occuper pendant qu’Asmodean s’affairait à mener à bien ses propres plans, mais sans cela qu’est-ce qui aurait tourné différemment ? En tout cas, il ne serait pas debout sur cette tour, à observer une cité assiégée et attendre une bataille.

Soudain, quelque chose fendit l’air sur ce sommet éloigné, un long trait indistinct, et deux des hommes là-haut s’affaissèrent en se débattant. Les yeux braqués sur les hommes à terre, l’un et l’autre apparemment transpercés par la même lance, Couladin et ses compagnons semblaient aussi stupéfaits que Rand. Tournant la lunette d’approche, Rand chercha l’homme qui avait projeté la lance avec une telle force. Ce devait être un brave – et un fou – pour s’être approché autant. La recherche de Rand s’élargit vite, au-delà de toute portée possible d’un bras humain. Il commençait à penser à un Ogier – pas vraisemblable ; il en fallait beaucoup pour déclencher la violence chez un Ogier – quand un autre éclair flou attira son regard.

Surpris, il se redressa à demi avant de pointer de nouveau la lunette d’approche sur les remparts de Cairhien. Cette lance – ou ce que c’était – était partie de là. Il en avait la conviction. Comment était une tout autre histoire. À cette distance, il ne parvenait au mieux qu’à distinguer quelqu’un qui se déplaçait de temps en temps sur les remparts ou en haut d’une tour.

En relevant la tête, Rand aperçut Rhuarc qui s’écartait de l’autre instrument, pour céder sa place à Han. C’était là la raison d’être de la tour et des longues-vues. Des éclaireurs rapportaient ce qu’ils avaient pu constater sur la façon dont étaient déployés les Shaidos, mais de cette façon les chefs voyaient par eux-mêmes le terrain sur lequel la bataille serait livrée. À eux tous, ils avaient déjà établi un plan de campagne, toutefois un examen supplémentaire du terrain ne pouvait être que bénéfique. Rand ne s’y connaissait guère en matière de batailles, mais Lan estimait que leur plan était bon. Du moins Rand originellement ne possédait-il pas grande science en ce domaine ; parfois ces autres souvenirs s’insinuaient dans son esprit et alors il avait l’impression d’en savoir davantage qu’il ne l’aurait aimé.

« Avez-vous vu cela ? Ces… lances ? »

Rhuarc semblait aussi perplexe que Rand se doutait d’en avoir lui-même l’air, cependant l’Aiel hocha la tête. « La dernière a atteint un autre Shaido, mais il s’est éloigné en rampant. Pas Couladin, par déveine. » Il eut un geste vers la lunette d’approche et Rand lui laissa la place.

Était-ce une telle malchance ? La mort de Couladin ne supprimerait pas la menace contre Cairhien, ou ailleurs. À présent qu’ils se trouvaient de ce côté du Rempart du Dragon, les Shaidos ne s’en retourneraient pas docilement simplement parce qu’était mort l’homme qu’ils croyaient être le véritable Car’a’carn. Ils en seraient peut-être bien bouleversés mais pas assez pour cela. Et après tout ce que Rand avait vu, il ne pensait pas que Couladin méritait une fin aussi simple. Je puis être aussi dur que je le dois, pensa-t-il en caressant de la main le pommeau de son épée. Pour lui, je le peux.

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