Le lendemain matin, Rand était debout et habillé bien avant la première lueur de l’aube. À la vérité, il n’avait pas dormi, et ce n’était pas Aviendha qui l’avait maintenu éveillé, même quand elle avait commencé à ôter ses vêtements sans qu’il ait eu le temps d’éteindre les lampes et qu’elle en avait rallumé une en canalisant dès qu’il l’eut fait, lui disant avec humeur que, si lui était capable de voir dans le noir, elle non. Il n’avait rien répliqué et, bien plus tard, avait à peine remarqué qu’elle se levait, une bonne heure avant lui, se préparait et partait. Il ne songea seulement pas à se demander où elle allait.
Les pensées qui l’avaient conduit à demeurer les yeux grands ouverts dans l’obscurité tournoyaient toujours dans son esprit. Des hommes mourraient aujourd’hui. En grand nombre, tout se passerait-il à la perfection. Aucune de ses actions présentement n’y changerait quoi que ce soit ; aujourd’hui se déroulerait selon le Dessin. N’empêche qu’il ruminait sans arrêt les décisions qu’il avait prises depuis qu’il avait pénétré pour la première fois dans le Désert. Aurait-il pu agir de façon différente, d’une façon qui aurait écarté de son chemin ce jour, cet endroit ? La prochaine fois, peut-être. Le fragment de lance à pompons était posé sur son ceinturon avec son épée au fourreau à côté de ses couvertures. Il y aurait une prochaine fois, et une autre après celle-là, et une autre encore après.
Alors que la nuit régnait toujours, les chefs vinrent en groupe pour quelques derniers mots, pour signaler que leurs hommes étaient en place et prêts. Non pas que quoi que ce soit d’autre était attendu. Quelque impassible qu’était leur visage, de l’émotion y apparaissait. Un curieux mélange, toutefois, une pellicule d’exubérance sur de la gravité.
Erim arborait bel et bien un léger sourire. « Une bonne journée pour voir la fin des Shaidos », finit-il par dire. Il semblait prêt à se mettre à danser.
« La Lumière aidant, déclara Bael dont le crâne effleurait le toit de la tente, nous laverons les lances dans le sang de Couladin avant le coucher du soleil.
— Cela porte malheur de parler de ce qui sera », grommela Han. Chez lui, la pellicule était très mince, naturellement. « La Destinée décidera. »
Rand hocha la tête. « La Lumière veuille qu’elle ne décide pas la mort d’un trop grand nombre des nôtres. » Il regrettait que sa préoccupation ne soit pas seulement que peu d’hommes meurent parce que les hommes ne devraient pas avoir leur vie abrégée, mais beaucoup d’autres jours suivraient – il aurait besoin de toutes les lances pour rétablir l’ordre de ce côté du Rempart du Dragon. C’était autant que le reste un compte à régler avec Couladin.
« La vie est un rêve », lui dit Rhuarc, et Han et les autres acquiescèrent d’un signe de tête. La vie n’était qu’un rêve et tous les rêves ont une fin. Les Aiels ne couraient pas au-devant de la mort, cependant ils ne la fuyaient pas non plus.
Comme ils s’en allaient, Bael s’arrêta. « Vous ne changerez pas d’avis sur le rôle que vous avez dévolu aux Vierges de la Lance ? Suline en a parlé aux Sagettes. »
Voilà donc de quoi Mélaine entretenait Bael. À la façon dont Rhuarc s’arrêta pour écouter, lui aussi avait entendu Amys sur le sujet.
« Tous les autres font ce qu’ils sont censés faire sans récriminer, Bael. » C’était injuste, mais il ne s’agissait pas ici d’un jeu. « Si les Vierges tiennent à avoir un traitement spécial, Suline n’a qu’à venir me trouver au lieu de courir se plaindre aux Sagettes. »
Auraient-ils été autres qu’Aiels, Rhuarc et Bael auraient secoué la tête en sortant. Rand supposa que chacun en entendrait de rudes de son épouse, mais ils auraient à vivre avec. Si les Far Dareis Mai se chargeaient de son honneur, cette fois elles s’en chargeraient où il le voulait.
À la surprise de Rand, Lan apparut juste comme il s’apprêtait lui-même à sortir. La cape du Lige rejetée derrière son dos brouillait la vision en voltigeant au gré de ses mouvements.
« Moiraine est-elle avec vous ? » Rand s’était attendu à ce que Lan ne la quitte pas d’une semelle.
— Elle se ronge dans sa tente. Il lui est absolument impossible de Guérir ne serait-ce que les plus grièvement blessés. » C’est ainsi qu’elle avait choisi d’apporter sa contribution ; elle ne pouvait se servir du Pouvoir comme une arme aujourd’hui, mais elle pouvait Guérir. « Le gaspillage l’irrite toujours.
— Il nous irrite tous », répliqua sèchement Rand. Qu’il emmène Egwene la bouleversait probablement aussi. Pour autant qu’il le savait, Egwene n’était pas très habile à opérer seule la Guérison, mais elle aurait pu aider Moiraine. Eh bien, il avait besoin qu’elle tienne sa promesse. « Dites à Moiraine, s’il lui faut être secondée, qu’elle s’adresse à celles des Sagettes qui peuvent canaliser. » Mais peu de Sagettes s’y connaissaient en matière de Guérison. « Elle peut se lier avec elles et utiliser leur force. » Il hésita. Moiraine avait-elle jamais parlé de se lier avec lui ? « Vous n’êtes pas venu ici pour m’annoncer que Moiraine broie du noir », reprit-il avec irritation. Parfois, ce n’était pas facile de différencier ce qui émanait d’elle de ce qui émanait d’Asmodean et de ce qui remontait en surface de Lews Therin.
« Je suis venu te demander pourquoi tu t’étais remis à t’armer d’une épée.
— Moiraine l’a déjà demandé. A-t-elle envoyé… ? »
Le visage de Lan ne changea pas, mais il l’interrompit brutalement. « Je veux savoir. Tu peux créer une épée grâce au Pouvoir ou tuer sans mais, soudain, tu portes de nouveau de l’acier sur ta hanche. Pourquoi ? »
Inconsciemment, Rand caressa de bas en haut la longue poignée à son côté. « Ce n’est guère loyal d’utiliser le Pouvoir de cette façon. En particulier contre quelqu’un incapable de canaliser. Autant vaudrait que je m’attaque à un enfant. »
Le Lige garda le silence un instant, l’examinant. « Tu as l’intention de tuer toi-même Couladin, finit-il par dire d’une voix neutre. Cette épée contre ses lances.
— Je ne songe pas à aller au-devant de lui, mais qui sait ce qui se passera ? » Rand haussa les épaules avec malaise. À le rechercher, non. Par contre, si jamais le don qu’il avait d’influer sur les événements se manifestait, qu’il l’amène donc face à face avec Couladin. « D’ailleurs, cela ne m’étonnerait pas qu’il me cherche. Les menaces que j’ai entendues de lui étaient personnelles, Lan. » Levant un poing, il sortit d’une manche de tunique rouge une longueur de bras suffisante pour que soit bien visible le torse du Dragon à crinière d’or. « Couladin ne se tiendra pas en repos tant que je vivrai, pas tant que nous aurons tous les deux ces marques. »
Et, à vrai dire, lui-même n’aurait de repos que lorsqu’un seul homme vivant arborerait ces Dragons. En toute justice, il devrait mettre Asmodean dans le même sac que Couladin. Asmodean avait imprimé ces marques sur le Shaido. Toutefois, c’est l’ambition effrénée de Couladin qui avait rendu cela possible ; son ambition et son refus de se soumettre aux lois et coutumes aielles avaient inévitablement conduit à cet endroit, à ce jour. En dehors de la mélancolie et de la guerre entre Aiels, il y avait Taien dont Couladin était responsable, et Selean et des douzaines de villes et de villages détruits depuis, d’innombrables fermes incendiées. Des hommes, des femmes et des enfants sans sépulture avaient nourri les vautours. S’il était le Dragon Réincarné, s’il avait le droit d’exiger de toute nation qu’elle le suive, et plus encore du Cairhien, alors il leur devait de faire justice.
« Eh bien, ordonne qu’il soit décapité quand il sera pris, reprit âprement Lan. Désigne cent hommes ou mille, avec unique objectif de le trouver et de l’arrêter. Mais ne sois pas assez fou pour le combattre ! Tu te débrouilles bien à l’épée maintenant – très bien – seulement les Aiels sont pratiquement nés avec une lance et un bouclier dans la main. Une lance qui te traverse le cœur et tout aura été pour rien.
— Donc je devrais éviter le combat ? Vous y décideriez-vous, si Moiraine n’avait pas des droits sur vous ? S’y résoudront-ils, Rhuarc, ou Bael, ou n’importe lequel d’entre eux ?
— Je ne suis pas le Dragon Réincarné. Le sort du monde ne repose pas sur mes épaules. » Toutefois, la chaleur avait disparu de sa voix. Sans Moiraine, il se serait jeté au cœur de la mêlée la plus acharnée. À tout le moins en cette minute il semblait regretter ces droits.
« Je ne prendrai pas de risques inutiles, Lan, mais je ne peux pas les fuir tous. » La lance seanchane resterait dans la tente, aujourd’hui ; elle ne pourrait que le gêner au cas où il rencontrerait pour de bon Couladin. « Venez. Les Aiels en auront fini sans nous si nous restons ici plus longtemps. »
Quand il se baissa pour sortir de la tente, seules brillaient encore quelques étoiles et une mince bande de clarté soulignait d’un trait vif l’horizon à l’est. Néanmoins, ce n’est pas ce qui l’arrêta, et Lan avec lui. Les Vierges de la Lance étaient rangées en cercle autour de la tente, épaule contre épaule, le visage tourné vers l’intérieur. Un cercle épais qui s’étalait vers le bas des pentes noyées dans l’obscurité, des femmes vêtues du cadin’sor serrées les unes contre les autres au point qu’une souris aurait été dans l’impossibilité de se faufiler entre elles. Jeade’en n’était nulle part en vue, bien qu’un gai’shain ait reçu l’ordre de le tenir prêt tout sellé.
Pas seulement des Vierges. Deux jeunes femmes au premier rang portaient d’amples jupes et des corsages blancs, leur chevelure maintenue en arrière par des foulards repliés. L’obscurité était encore trop dense pour discerner les visages avec certitude, mais quelque chose dans la silhouette de ces deux-là, dans leur façon de se tenir les bras croisés, les désignait comme Egwene et Aviendha.
Suline s’avança avant qu’il ouvre la bouche pour demander ce qu’elles voulaient. « Nous sommes venues escorter le Car’a’carn jusqu’à la tour avec Egwene Sedai et Aviendha.
— Qui vous a incitées à faire ça ? » questionna impérieusement Rand. Un coup d’œil à Lan démontra que ce n’était pas lui. Même dans la pénombre, la stupeur du Lige était visible. Pour une seconde du moins à en juger par sa tête qui se releva brusquement ; rien ne surprenait longtemps Lan. « Egwene est censée en route maintenant pour la tour et les Vierges sont censées être là-bas pour veiller sur elle. Ce qu’elle fera aujourd’hui est très important. Elle doit être protégée pendant qu’elle le fait.
— Nous la protégerons. » La voix de Suline était aussi plate qu’une planche bien rabotée. « Ainsi que le Car’a’carn qui a chargé les Far Dareis Mai de défendre son honneur. » Un murmure d’approbation courut parmi les Vierges comme une onde sur l’eau.
« C’est simplement rationnel, Rand, déclara Egwene de sa place. Si quelqu’un en se servant du Pouvoir comme d’une arme abrège la durée de la bataille, trois la diminueront encore plus. Et tu es plus fort qu’Aviendha et moi réunies. » Ce qu’elle ne sembla pas dire avec plaisir. Aviendha resta silencieuse, mais son attitude était éloquente.
« C’est ridicule, répliqua Rand avec humeur. Laissez-moi passer et allez à la place qui vous a été assignée. »
Suline ne céda pas. « Les Far Dareis Mai sont en charge de l’honneur du Car’a’carn », déclara-t-elle avec calme, et d’autres reprirent sa phrase. Pas plus fort mais, venant d’un si grand nombre de femmes, cela résonna comme un puissant roulement de tonnerre. « Les Far Dareis Mai sont en charge de l’honneur du Car’a’carn. Les Far Dareis Mai sont en charge de l’honneur du Car’a’carn. Les Far Dareis Mai sont en charge de l’honneur du Car’a’carn… »
« J’ai dit de me laisser passer », exigea-t-il à l’instant où le son s’éteignit.
Comme s’il leur avait ordonné de recommencer, elles répétèrent : « Les Far Dareis Mai sont en charge de l’honneur du Car’a’carn. Les Far Dareis Mai sont en charge de l’honneur du Car’a’carn. » Suline se contenta de rester plantée là à le regarder.
Au bout d’un instant, Lan se pencha à l’oreille de Rand pour murmurer avec une pointe d’ironie : « Une femme n’est pas moins femme parce qu’elle est armée d’une lance. En as-tu jamais rencontré une qui se laisse détourner de quelque chose qui lui tient réellement à cœur ? Cède ou nous demeurerons ici la journée entière pendant que tu discuteras et qu’elles te répondront par leur litanie. » Le Lige hésita, puis ajouta : « Sans compter que c’est effectivement logique. »
Egwene ouvrit la bouche quand la litanie cessa de nouveau, mais Aviendha posa la main sur son bras et chuchota quelques mots, à la suite de quoi Egwene ne dit rien. Il devina toutefois ce qu’elle avait eu l’intention de lui lancer à la tête. Elle avait été sur le point de le traiter d’espèce d’idiot buté ou autre qualificatif du même ordre. L’ennui, c’est qu’il commençait à le penser de lui-même. Qu’il aille à la tour était effectivement logique. Il n’avait aucun autre rôle à jouer ailleurs – la bataille était maintenant entre les mains des chefs et dépendait de la destinée – et il serait plus utile en canalisant qu’en chevauchant de-ci de-là avec l’espoir de rencontrer Couladin. Si le fait d’être ta’veren pouvait attirer Couladin à lui, ce fait l’amènerait à la tour aussi facilement qu’ailleurs. Non pas qu’il avait beaucoup de chances de le voir, ce Shaido, après avoir commandé à toutes les Vierges de la Lance jusqu’à la dernière de défendre la tour.
Mais comment se rétracter et garder la moindre parcelle de dignité après avoir proclamé sa volonté avec crânerie à tous les échos ?
« Finalement j’estime que j’obtiendrai les meilleurs résultats depuis la tour, déclara-t-il, cependant que son visage s’enflammait.
— Comme l’ordonne le Car’a’carn », répondit Suline sans une once de moquerie, exactement comme si c’était son idée à lui, Rand, depuis le début. Lan salua d’un bref hochement de tête, puis s’éloigna discrètement, les Vierges s’écartant juste pour lui ouvrir un passage étroit.
Qui se referma aussitôt derrière Lan, toutefois, et quand elles se mirent en route Rand n’eut pas d’autre choix que d’aller avec elles, quand bien même il aurait eu tendance à agir autrement. Certes, il aurait pu canaliser, lancer le Feu autour de lui ou les jeter à terre avec l’Air, mais ce n’était guère la conduite à tenir envers des alliés, et moins encore envers des femmes. D’ailleurs, il n’était pas sûr qu’il aurait réussi à les obliger à le laisser sauf en les tuant, et encore. Et, de toute façon, il avait finalement conclu qu’il serait plus utile à la tour.
Egwene et Aviendha marchaient en silence, ce pour quoi il fut reconnaissant. Naturellement, une partie de leur mutisme venait de ce qu’elles devaient choisir où elles mettaient les pieds pour ne pas se casser le cou en gravissant ou descendant les pentes des collines dans l’obscurité. Aviendha proféra bien de temps en temps un murmure qu’il perçut à peine, quelque chose d’irrité concernant les jupes. Mais ni l’une ni l’autre ne le raillèrent d’avoir si visiblement tourné casaque. N’empêche que cela arriverait peut-être plus tard. Les femmes ont l’air d’aimer enfoncer l’épingle au moment même où l’on croit le danger passé.
Le ciel commença à s’éclaircir en virant au gris et, quand la tour en poutres de bois apparut au-dessus des arbres, il rompit lui-même le silence. « Je ne m’attendais pas à vous voir vous engager dans cette entreprise, Aviendha. Je croyais que vous disiez que les Sagettes ne prenaient pas part aux combats. » Il était certain qu’elle l’avait dit. Une Sagette pouvait traverser indemne un champ de bataille, ou pénétrer dans la place forte ou la halte d’un clan en guerre à mort avec son clan à elle, mais elle ne participait pas à la lutte, et absolument pas en canalisant. Jusqu’à ce qu’il pénètre dans le Désert, la majorité des Aiels ignoraient que certaines Sagettes étaient capables de canaliser, même si couraient des rumeurs de facultés étranges et parfois de quelque chose que les Aiels pensaient ressembler de près au canalisage.
« Je ne suis pas encore une Sagette, répliqua-t-elle d’un ton affable en remettant en place son châle. Si une Aes Sedai comme Egwene peut le faire, moi aussi. J’ai réglé la question ce matin, pendant que vous dormiez encore, mais j’y avais songé depuis que vous l’aviez demandé la première fois à Egwene. »
Il y avait maintenant assez de clarté pour qu’il voie Egwene rougir. Quand elle s’aperçut qu’il lui jetait un coup d’œil, elle trébucha sur un obstacle inexistant et il dut la rattraper par le bras pour l’empêcher de tomber. Évitant son regard, elle se dégagea d’une secousse. Peut-être n’aurait-il pas à craindre de piqûres d’épingle de sa part. Ils commencèrent à gravir la pente à travers les bois clairsemés en direction de la tour.
« Elles n’ont pas tenté de vous en empêcher ? Amys, j’entends, ou Bair, ou Mélaine ? » Il était conscient que non. Si elles s’y étaient opposées, elle ne serait pas là.
Aviendha secoua la tête, puis fronça pensivement les sourcils. « Elles ont discuté longtemps avec Sorilea puis m’ont dit d’agir comme j’estimais le devoir. D’ordinaire, elles me disent de faire ce qu’elles pensent que je dois faire. » Lui jetant un regard de biais, elle ajouta : « J’ai entendu Mélaine dire que vous apportez du changement partout.
— Oui, certes, répondit-il en posant le pied sur le barreau du bas de la première échelle. Que la Lumière m’assiste, c’est ce que j’apporte. »
La vue depuis la plate-forme était magnifique même à l’œil nu, le terrain se déployant en collines boisées. Les arbres étaient assez épais pour dissimuler les Aiels se dirigeant vers Cairhien – la plupart devaient avoir déjà atteint leur poste – mais l’aube projetait sur la cité une lumière dorée. Un bref examen général à travers l’une des longues-vues révéla les collines arides, le long de la rivière, placides et apparemment dépourvues de vie. Cela se métamorphoserait bien assez tôt. Les Shaidos étaient là-bas, même s’ils étaient dissimulés maintenant. Ils ne demeureraient pas cachés quand il commencerait à diriger… Quoi ? Pas le malefeu. Quoi qu’il utilise, cela devrait démoraliser les Shaidos autant que possible avant que ses Aiels attaquent.
Egwene et Aviendha avaient regardé chacune à leur tour par l’autre longue lorgnette, avec des arrêts pour discuter à voix basse, mais à présent elles parlaient simplement à mi-voix. Elles échangèrent finalement des hochements de tête, se rapprochèrent du garde-fou et s’immobilisèrent les mains posées sur la barre d’appui taillée à la hache, les yeux fixés sur Cairhien. Rand se sentit envahi soudain par la chair de poule. L’une d’elles était en train de canaliser, peut-être même les deux.
C’est le vent qu’il remarqua en premier, soufflant vers la cité. Pas une brise ; le premier vent vraiment venteux qu’il avait senti dans ce pays. Et il vit des nuages commencer à se former au-dessus de Cairhien, plus lourds vers le sud, de plus en plus épais et noirs, tourbillonnant. Uniquement là-bas, au-dessus de Cairhien et des Shaidos. Partout ailleurs, aussi loin que portait son regard, le ciel était clair et bleu, avec rien que quelques fines traînées blanches dans les hauteurs. Cependant, le tonnerre grondait, en roulements continus retentissants. Soudain un éclair plongea vers le sol, un trait d’argent aigu qui fendit le sommet d’une colline au-dessous de la ville. Avant que le claquement du premier coup de foudre résonne jusqu’à la tour, deux autres crépitèrent vers la terre. Des zigzags dansaient follement à travers le ciel, mais ces traits de feu droits comme des lances d’un blanc éclatant frappaient avec la régularité d’un battement de cœur. Brusquement, à un endroit où n’était tombé aucun éclair, la terre explosa, s’éleva à cinquante pieds comme un jaillissement de fontaine, puis explosa de nouveau ailleurs et ailleurs encore.
Rand n’aurait pas su dire laquelle des deux jeunes filles faisait quoi, mais elles avaient certes l’air décidées à débusquer les Shaidos. Temps qu’il y mette du sien, ou reste spectateur. Il chercha le saidin, s’en saisit. Un feu glacial parcourut l’extérieur du Vide qui entourait ce qu’était Rand al’Thor. Froidement, insensible à la corruption insinuante suintant de cette infection qui s’infiltrait en lui, il dompta les torrents déchaînés du Pouvoir menaçant de l’engloutir.
À cette distance, il y avait des bornes à ce qu’il pouvait réaliser. Pour tout dire, c’était vraiment à peu près aussi loin qu’il était capable d’obtenir un résultat sans angreal ou sa’angreal. Voilà probablement pourquoi les jeunes filles canalisaient la foudre coup par coup, une explosion après l’autre ; s’il avait atteint ses limites, elles devaient excéder les leurs.
Un souvenir s’immisça dans le Vide. Pas issu de sa mémoire ; issu de Lews Therin. Pour une fois, il ne s’en offusqua pas. Il canalisa aussitôt et une boule de feu enveloppa le sommet d’une colline à plus d’une lieue de là, une masse bouillonnante de flamme jaune pâle. Quand elle s’estompa, il découvrit sans l’aide de la longue-vue que la colline était maintenant plus basse et noire au sommet, comme fondue. À eux trois, peut-être les clans n’auraient-ils pas à combattre Couladin.
Ilyena, ma bien-aimée, pardonne-moi !
Le Vide trembla ; pendant un instant, Rand chancela au bord de la destruction. Des vagues du Pouvoir Unique déferlèrent en lui dans une écume de terreur ; la souillure parut se solidifier autour de son cœur, en pierre puante.
Serrant le garde-fou à en avoir les jointures douloureuses, il se força à recouvrer son calme, força le vide à demeurer en place. Après quoi, il se refusa à écouter les pensées qui lui traversaient la tête. À la place, se concentrant tout entier, il canalisa, brûla méthodiquement une colline après l’autre.
Se tenant bien en arrière de ce qu’il y avait de lisière d’arbres sur la crête, Mat coinçait sous son bras le nez de Pips pour que le hongre ne hennisse pas tandis qu’il observait environ un millier d’Aiels qui, au sud, progressaient en diagonale à travers les collines du sud dans sa direction. Le soleil qui apparaissait juste au-dessus de l’horizon projetait de longues ombres ondulantes sur un côté de cette masse qui avançait au pas gymnastique. La tiédeur de la nuit commençait déjà à céder devant la chaleur du jour. L’air serait étouffant dès que le soleil aurait gagné un peu de hauteur. Mat se sentait commencer à transpirer.
Les Aiels ne l’avaient pas encore repéré, mais il ne doutait guère qu’ils le verraient s’il attendait là plus longtemps. Peu importait qu’ils soient très probablement les guerriers de Rand – si Couladin avait des hommes au sud, la journée promettait d’être très intéressante pour ceux qui auraient la stupidité de se trouver au cœur de la bataille – cela importait peu parce qu’il n’avait pas l’intention de courir le risque de les laisser déceler sa présence. Il était déjà venu trop près d’une flèche ce matin pour commettre pareille imprudence. D’un geste machinal, il tâta l’entaille bien nette sur l’épaule de son surcot. Bon tir, sur une cible mouvante entr’aperçue au milieu des arbres. Il l’admirerait davantage n’aurait-il pas été cette cible.
Sans quitter des yeux les Aiels qui approchaient, il fit reculer avec précaution Pips à l’intérieur du petit bois clairsemé ; s’ils le voyaient et accéléraient l’allure, il tenait à le savoir. On disait les Aiels capables de courir plus vite qu’un homme à cheval et il avait l’intention d’avoir une bonne avance au cas où ils essaieraient de le rattraper.
C’est seulement quand les arbres les cachèrent à ses yeux qu’il pressa son propre pas, conduisant Pips sur le revers de la colline avant de l’enfourcher et de se tourner vers l’ouest. On ne prend jamais assez de précautions si l’on veut rester en vie en pareil jour sur pareil terrain. Il se parlait à voix basse en chevauchant, son chapeau rabattu pour ombrager sa figure et la lance à hampe noire placée en travers de sa selle. Vers l’ouest. De nouveau.
La journée avait pourtant bien commencé, au moins deux heures avant l’aube, quand Melindhra était partie pour une réunion des Vierges de la Lance. Le croyant endormi, elle ne lui avait pas jeté le moindre coup d’œil quand elle était sortie à grands pas en marmottant de façon à demi audible à propos de « Rand al’Thor », « d’honneur » et de « Far Dareis Mai avant tout ». Elle donnait l’impression de discuter avec elle-même mais, franchement, il ne se souciait nullement qu’elle veuille confire Rand dans du vinaigre ou le cuire en ragoût. Elle n’était pas depuis une minute hors de la tente qu’il bourrait ses sacoches de selle. Personne ne s’était retourné sur lui pendant qu’il harnachait Pips et s’éclipsait vers le sud. Bon début. Seulement il n’avait pas compté avec des colonnes de Taardads, de Tomanelles et de tous les autres sacrés clans virant vers le sud. Pas consolant que ce soit pratiquement ce qu’il avait débité à Lan. Il voulait aller au sud et ces Aiels l’avaient contraint à se diriger vers l’Alguenya. Vers l’endroit où se livrerait la bataille.
Après avoir parcouru environ une demi-lieue, il poussa prudemment Pips à gravir une pente et s’arrêta au cœur du bouquet d’arbres épars sur la crête. C’était une colline plus haute que la plupart et il avait sous les yeux un vaste panorama. Cette fois, il n’y avait pas d’Aiels en vue, mais la colonne progressant au fond de la gorge tortueuse que formait la vallée ne valait pas mieux. Des Tairens à cheval étaient en tête derrière un petit groupe de bannières seigneuriales aux couleurs vives, avec un espace ensuite jusqu’à un épais cortège sinueux hérissé de piques marchant dans la poussière soulevée par les Tairens, puis un autre espace précédant la cavalerie cairhienine avec sa multitude de bannières, de pennons et de guidons. Les Cairhienins ne se maintenaient nullement en ordre, fourmillant de-ci de-là au gré des seigneurs qui se déplaçaient pour converser, mais du moins avaient-ils des flancs-gardes de chaque côté. En tout cas, dès qu’ils seraient passés, il aurait la voie libre vers le sud. Et je ne m’arrêterai pas avant d’être à mi-chemin de ce sacré fleuve Erinin !
Un bref remuement attira son attention, loin en avant de la colonne au-dessous de lui. Il ne l’aurait pas distingué s’il ne s’était pas trouvé à une telle hauteur. Aucun des cavaliers n’avait pu l’apercevoir, certainement. Extrayant de ses fontes sa petite longue-vue – Kin Tovere aimait jouer aux dés – il la pointa dans la direction de ce qu’il avait vu et siffla doucement entre ses dents. Des Aiels, au moins autant que les hommes dans la gorge et, s’ils n’étaient pas de la bande à Couladin, ils préparaient une surprise de première grandeur, car ils se terraient au milieu des buissons qui se desséchaient et des feuilles mortes.
Pendant quelques secondes, il tambourina des doigts sur sa cuisse. Il y aurait bientôt des cadavres là en bas. Et pas beaucoup de ces cadavres seraient Aiels. Pas mon affaire. J’en suis sorti, parti d’ici et en route vers le sud. Il patienterait un moment, puis s’en irait quand ils seraient tous trop occupés pour le remarquer.
Ce bonhomme Weiramon – il avait entendu hier le nom de cette barbe-grise – était un imbécile fini. Pas d’avant-garde et pas d’éclaireurs, sinon il saurait le fichu sort qui lui pend au nez. Aussi bien, étant donné la configuration des collines, la façon dont la vallée se tortillait, les Aiels ne pouvaient pas non plus voir la colonne, à part la fine poussière qu’elle soulevait. Ils avaient certainement envoyé des éclaireurs pour s’être placés là ; ils ne guettaient sûrement pas à cet endroit par pur hasard.
Sifflotant machinalement Dansons avec le Bonhomme des Ombres, il porta de nouveau la longue-vue à son œil et examina le sommet des collines. Oui. Le commandant des Aiels avait posté quelques hommes là où ils seraient en mesure d’envoyer un signal juste avant que la colonne atteigne l’endroit du massacre. Toutefois, même eux ne pouvaient encore rien voir. Les premiers Tairens apparaîtraient dans quelques minutes, mais d’ici là…
Il reçut comme un choc quand il incita des talons Pips à descendre la pente au galop. Au nom de la Lumière, qu’est-ce que je fais ? Eh bien, il ne pouvait pas rester là et les laisser aller jusqu’au dernier à la mort comme des oies vouées à la broche. Il les avertirait. C’est tout. Leur dirait ce qui les attendait là-devant, puis il s’en irait.
Évidemment, les cavaliers de tête cairhienins l’aperçurent avant qu’il atteigne le bas de la pente, ils entendirent la course ventre à terre de Pips. Deux ou trois abaissèrent leur lance. Mat n’appréciait pas précisément d’avoir un pied et demi d’acier pointé sur lui, et moins encore multiplié par trois mais, manifestement, un seul homme ne constituait pas une menace, même chevauchant comme un fou. Ils le laissèrent passer et il tira sur la bride près des seigneurs cairhienins qui étaient en tête le temps de crier : « Halte ! Tout de suite ! Par ordre du Seigneur Dragon ! Sinon il vous canalisera la tête dans le ventre et vous donnera à manger vos propres pieds en guise de petit déjeuner ! »
Ses talons s’enfoncèrent dans les flancs de Pips qui bondit en avant. Il ne jeta un coup d’œil que pour s’assurer qu’ils lui obéissaient – ce qu’ils faisaient, encore que dans une certaine confusion ; les collines les dissimulaient toujours aux Aiels ; une fois retombée la poussière de leur marche, les Aiels n’auraient aucun moyen de savoir qu’ils se trouvaient là – puis le voilà couché sur l’encolure du hongre, cravachant Pips avec son chapeau et filant au galop le long de l’infanterie.
Si j’attends que Weiramon transmette les ordres, il sera trop tard. Voilà tout. Il donnerait l’alerte et s’en irait.
Les guerriers à pied étaient groupés par unités d’environ deux cents piquiers, avec un officier monté en tête de chacune et peut-être cinquante archers ou arbalétriers à l’arrière-garde. La plupart le regardèrent avec curiosité quand il passa à bride abattue, les sabots de Pips soulevant des gerbes de poussière, mais aucun ne perdit la cadence. Quelques montures d’officiers fringuèrent comme si leurs cavaliers voulaient venir voir ce qui le poussait à une telle hâte, cependant aucun d’eux non plus ne quitta sa place. Bonne discipline. Ils en auraient besoin.
Les Défenseurs de la Pierre formaient l’arrière-garde des Tairens, en cuirasse et manches de tunique bouffantes à rayures noir et or, des plumets de diverses couleurs sur les casques à bord rond signalant officiers et sous-officiers. Les suivants avaient le même genre de cuirasse, mais portaient sur leurs manches les couleurs de divers seigneurs. Les seigneurs eux-mêmes, vêtus de soie, chevauchaient à leur tête en cuirasse ornementée et grandes plumes blanches, leurs bannières ondulant derrière eux dans la brise qui s’était levée et soufflait vers la ville.
Tirant sur les rênes pour se poster face à eux si vite que Pips dansa sur place, Mat s’écria : « Halte, au nom du Seigneur Dragon ! »
Cela paraissait le moyen le plus rapide de les arrêter mais, pendant une seconde, il crut qu’ils allaient lui passer sur le corps. Presque à la dernière seconde, un jeune seigneur qu’il se rappela avoir vu devant la tente de Rand leva la main et, alors, tous arrêtèrent leurs montures dans un concert d’ordres lancés à pleine gorge qui coururent en arrière le long de la colonne. Weiramon n’était pas là ; pas un seigneur n’avait plus de dix ans de plus que Mat.
« Que signifie ceci ? » questionna avec autorité le cavalier qui avait donné le signal de la halte. Des yeux noirs flamboyaient avec arrogance du haut d’un nez aigu, le menton levé de sorte que sa barbe taillée en pointe paraissait prête à frapper. Des gouttes de sueur roulant sur sa figure ne gâchaient qu’à peine son allure. « Le Seigneur Dragon en personne m’a confié ce commandement. Qui êtes-vous pour… ? »
Il s’interrompit comme un autre que Mat connaissait l’agrippait par la manche, chuchotant d’un ton pressant. Estean à la face de pomme de terre avait l’air hagard en même temps qu’éprouvé par la chaleur sous son heaume – les Aiels l’avaient interrogé sans relâche sur les conditions dans la cité, d’après ce que Mat avait entendu dire – mais il avait joué aux cartes avec Mat dans Tear. Il savait parfaitement qui était Mat. La cuirasse d’Estean était la seule à avoir des entailles dans ses ornements ; aucun des autres n’avait fait plus que de parader à cheval. Jusqu’à présent.
Le menton de Nez-Pointu s’abaissa tandis qu’il écoutait et, quand Estean se tut, il prit la parole d’un ton plus modéré. « Je ne voulais pas vous offenser… heu… Seigneur Mat. Je suis Melanril, de la Maison Asegora. En quoi puis-je servir le Seigneur Dragon ? » La modération se transforma en réelle hésitation dans cette fin de phrase, et Estean intervint d’un ton anxieux.
« Pourquoi devrions-nous nous arrêter ? Je sais que le Seigneur Dragon nous a dit de nous tenir en réserve, Mat, mais – que brûle mon âme – il n’y a pas d’honneur à rester sans bouger et à laisser les Aiels se charger de tout le combat. Pourquoi serions-nous obligés de nous contenter de les poursuivre quand les autres se débanderont ? Par ailleurs, mon père est dans la cité et… » Il laissa sa phrase inachevée devant le regard fixe de Mat.
Ce dernier secoua la tête en s’éventant avec son chapeau. Ces imbéciles ne se trouvaient même pas à la place où ils auraient dû être. Il n’y avait pas non plus la moindre chance de les obliger à tourner bride. Melanril rebrousserait-il chemin – et rien qu’à le voir Mat n’était pas certain qu’il s’exécuterait, même sur les ordres supposés du Seigneur Dragon – les chances étaient toujours nulles. Il était en selle en pleine vue des guetteurs aiels. Si la colonne s’ébranlait en sens inverse, ils comprendraient qu’ils étaient découverts et très probablement attaqueraient pendant que les Tairens et les piquiers du Cairhien se mêleraient en se croisant. Un massacre en résulterait aussi sûrement que s’ils avaient continué à avancer sans se douter de rien.
« Où est Weiramon ?
— Le Seigneur Dragon l’a renvoyé à Tear, répliqua lentement Melanril. Pour en finir avec les pirates d’Illian et les bandits dans les Plaines du Maredo. Il ne tenait pas à s’en aller, évidemment, même pour assumer une si grande responsabilité, pourtant… Pardonnez-moi, Seigneur Mat, mais si le Seigneur Dragon vous a envoyé comment se fait-il que vous ne sachiez pas… »
Mat l’interrompit. « Je ne suis pas un seigneur. Et si vous tenez à vous renseigner sur ce que Rand laisse les gens savoir, demandez-le-lui. » Cela cloua le bec de l’autre ; qui n’était nullement prêt à questionner ce bougre de Seigneur Dragon sur n’importe quel sujet. Weiramon était un imbécile mais, du moins, il était assez âgé pour avoir participé à des batailles. À part Estean, qui avait l’air d’un sac de navets attaché sur son cheval, l’expérience de ces gars-là se bornait à une bagarre ou deux dans un estaminet. Et peut-être quelques duels. Ce qui ne leur servirait pas à grand-chose. « Maintenant, écoutez-moi tous. Quand vous franchirez cette passe entre les deux collines suivantes, les Aiels vous tomberont dessus comme une avalanche. »
Il aurait aussi bien pu leur annoncer qu’il y aurait un bal, avec toutes les femmes brûlant de rencontrer un petit seigneur de Tear. Des sourires enchantés apparurent, et ils se mirent à faire danser leurs chevaux, se tapant mutuellement sur l’épaule et se vantant du nombre qu’ils allaient abattre. Estean était l’exception, se contentant de soupirer et de vérifier que son épée sortait aisément du fourreau.
« Ne regardez pas là-haut ! » ordonna sèchement Mat. Les imbéciles. D’ici une minute, ils ordonneraient de charger ! « Fixez les yeux sur moi. Sur moi ! »
Ce qui les calma, c’est celui dont il était l’ami. Melanril et les autres, dans leurs belles armures intactes, froncèrent les sourcils avec impatience, ne comprenant pas pourquoi il s’opposait à ce qu’ils commencent à s’occuper de tuer des sauvages aiels. S’il n’avait pas été l’ami de Rand, ils lui auraient probablement passé sur le corps, le sien et aussi bien celui de Pips.
Il pouvait ne pas les empêcher de s’élancer dans leur charge folle. Ils iraient sans méthode, abandonnant derrière eux les piquiers et la cavalerie du Cairhien, encore que celle-ci risque de se joindre à eux quand elle se rendrait compte de ce qui se passait. Et tous mourraient. La solution astucieuse serait de les laisser agir comme ils l’entendaient pendant qu’il prendrait la direction opposée. Le seul inconvénient était qu’une fois que ces imbéciles auraient signalé aux Aiels qu’ils étaient découverts ceux-ci décident quelque chose d’ingénieux, comme opérer un contournement pour surprendre par le flanc ces idiots échelonnés les uns derrière les autres. Auquel cas il n’avait aucune certitude de réussir à s’éloigner sans dommage.
« Ce que le Seigneur Dragon veut que vous fassiez, leur dit-il, c’est avancer lentement comme s’il n’y avait pas d’Aiels à moins de quarante lieues à la ronde. Dès que les piquiers auront franchi la passe, ils se formeront en carré creux au centre et vous vous y engouffrerez en deux temps trois mouvements.
— À l’intérieur du carré ! » protesta Melanril. Des murmures irrités montèrent du groupe des autres jeunes seigneurs ; sauf Estean qui avait l’air songeur. « Il n’y a pas d’honneur à se cacher derrière de minables…
— Obéissez, bougres de vous autres ! cria à pleine gorge Mat en amenant Pips près de la monture de Melanril, ou si ces sacrés Aiels ne vous tuent pas, Rand s’en chargera et ce qu’il laissera je le hacherai moi-même en chair à pâté ! » Cela s’éternisait trop ; à présent, les Aiels devaient se demander de quoi ils s’entretenaient. « Avec un peu de chance, vous serez en place avant que les Aiels puissent vous attaquer. Si vous avez des arcs de cavalier, servez-vous-en. Sinon, ne bronchez pas. Vous l’aurez, votre sacrée charge et on vous dira quand, mais si vous bougez trop tôt… ! » Il sentait presque le temps commencer à manquer.
Plantant le bout de son arme dans son étrier comme une lance, il fit tourner Pips d’un coup de talon pour remonter la colonne. Quand il regarda brièvement par-dessus son épaule, Melanril et les autres discutaient, la tête dans sa direction. Du moins ne fonçaient-ils pas à bride abattue dans la vallée.
Le commandant des piquiers se révéla un svelte Cairhienin au teint clair, d’une demi-tête plus petit que Mat et monté sur un hongre gris qui semblait avoir dépassé depuis longtemps l’âge de la retraite dans un pré. Toutefois, Daerid avait le regard dur, un nez qui avait été souvent cassé et trois cicatrices blanches qui s’entrecroisaient sur son visage, l’une d’elles pas très ancienne. Il enleva son heaume en forme de cloche pendant qu’il s’entretenait avec Mat ; le devant de son crâne était rasé. Pas un seigneur, lui. Peut-être avait-il servi dans l’armée avant que se déclenche la guerre civile. Oui, ses hommes savaient former une défense en hérisson. Il n’avait pas affronté d’Aiels, mais il avait combattu des brigands et la cavalerie d’Andor. Était sous-entendu qu’il avait aussi combattu d’autres Cairhienins, pour l’une des Maisons qui se disputaient le trône. Daerid n’avait l’air ni enthousiaste ni réticent ; il donnait l’impression d’un homme qui a une tâche à exécuter.
La colonne se mit en route quand Mat tourna la tête de Pips dans l’autre sens. Les hommes marchaient d’un pas régulier, et un bref coup d’œil en arrière révéla que les chevaux des Tairens ne se déplaçaient pas plus vite.
Il laissa Pips adopter une allure un peu plus rapide que le pas, mais guère davantage. Il avait la sensation que des regards d’Aiels pesaient sur son dos, qu’ils se demandaient ce qu’il avait dit et où il se rendait à présent et dans quel but. Juste une estafette qui a transmis son message et qui s’en va. Pas de quoi s’inquiéter. Il espérait assurément que c’est ce que pensaient les Aiels, mais ses épaules ne se détendirent pas avant qu’il soit certain qu’ils ne pouvaient plus le voir.
Les Cairhienins attendaient toujours à l’endroit où il les avait quittés. Ils avaient toujours aussi leurs flancs-gardes. Les bannières et guidons formaient une forêt à l’endroit où les seigneurs s’étaient rassemblés, un seigneur ou davantage pour dix hommes sur le nombre total de Cairhienins. La plupart portaient des cuirasses simples et, sur celles qui avaient des ornements d’or ou d’argent, ceux-ci étaient martelés comme si un forgeron ivre s’était acharné dessus. À côté de certaines de leurs montures, celle de Daerid avait l’air du cheval de guerre de Lan. Avaient-ils même les capacités pour accomplir ce qui était nécessaire ? Mais les visages qui se tournèrent vers lui étaient fermes, les regards plus fermes encore.
Il était hors de danger, à présent, hors de la vue des Aiels. Il pouvait continuer sa route. En tout cas, après avoir expliqué à ceux-ci ce qui était attendu d’eux. Il avait envoyé les autres dans le piège des Aiels ; il ne pouvait simplement pas les abandonner.
Talmanes de la Maison Delovinde, les armoiries de son guidon trois étoiles jaunes sur fond bleu et sa bannière un renard noir, était encore plus petit que Daerid et avait au maximum trois ans de plus que Mat, mais il était le chef de ces Cairhienins, malgré la présence parmi eux d’hommes plus âgés et même aux cheveux gris. Ses yeux avaient aussi peu d’expression que ceux de Daerid et il avait quelque chose d’un fouet prêt à cingler de sa mèche. Son armure et son épée étaient d’une simplicité extrême. Une fois qu’il eut dit son nom à Mat, il écouta en silence ce dernier exposer son plan et se pencher légèrement de côté sur sa selle pour tracer des lignes dans la terre avec sa lance à lame d’épée.
Les autres seigneurs cairhienins s’étaient réunis en cercle et regardaient du haut de leurs chevaux, mais aucun avec autant d’attention que Talmanes. Talmanes étudia la carte qu’il dessinait et l’étudia lui-même des bottes au chapeau, y compris sa lance. Quand Mat eut fini, il continua à rester silencieux jusqu’à ce que Mat s’écrie d’un ton sec : « Alors ? Peu m’importe que vous soyez d’accord ou pas, mais vos amis vont être d’ici peu submergés jusqu’à la taille par un flot d’Aiels.
— Les Tairens ne sont pas mes amis. Et Daerid est… une utilité. Certes pas un ami. » Des gloussements sarcastiques parcoururent le groupe des seigneurs à cette suggestion. « Mais je mènerai une moitié si vous conduisez l’autre. »
Talmanes retira un gantelet protégé sur le dessus par des lamelles d’acier et tendit la main ; toutefois, pendant une seconde, Mat ne fit que regarder cette main avec stupeur. Conduire ? Lui ? Je suis un amateur de jeux de hasard, pas un guerrier Un amoureux des femmes. Des souvenirs de batailles livrées dans un lointain passé tourbillonnèrent dans sa tête, mais il les repoussa. Il n’avait qu’à passer son chemin. Seulement peut-être que Talmanes laisserait rôtir Estean, Daerid et les autres. Sur la broche où Mat les avait enfilés. Pourtant, il se surprit lui-même en saisissant la main de l’autre et en disant : « Soyez là où vous êtes censé être. »
Pour toute réponse, Talmanes commença à appeler rapidement des noms. Seigneurs de haut et moyen rang se dirigèrent vers Mat, chacun suivi d’un porte-étendard et de peut-être une douzaine de vassaux jusqu’à ce qu’il ait avec lui environ quatre cents Cairhienins. Talmanes n’eut pas non plus grand-chose à dire après ; il emmena au trot vers l’ouest ceux qui restaient, un léger nuage de poussière s’élevant derrière eux.
« Restez groupés, ordonna Mat à sa moitié. Chargez quand j’ordonne la charge, partez au galop quand je dis de partir et ne faites pas plus de bruit que nécessaire. » Il y eut des craquements de selles et le martèlement des sabots de chevaux quand ils s’ébranlèrent derrière lui, évidemment, mais du moins ils ne parlèrent pas et ne posèrent pas de questions.
Un dernier aperçu de l’autre hérissement de bannières et de guidons aux couleurs vives, puis un détour de la vallée peu profonde les masqua. Comment s’était-il fourré là-dedans ? Tout avait commencé si simplement. Juste donner un avertissement et partir. Ensuite chaque pas avait paru si peu de chose, si nécessaire. Et le voilà maintenant pataugeant dans la boue jusqu’à la taille sans autre choix que continuer. Il espéra que Talmanes avait bien l’intention d’intervenir. Le gars n’avait même pas demandé qui il était.
La vallée enserrée entre les collines se prodiguait en détours et bifurcations quand il se dirigea vers le nord, mais il avait un sens inné de l’orientation. Par exemple, il savait exactement où se trouvaient le sud et la sécurité et ce n’était pas là où il allait. Des nuages noirs se formaient du côté de la cité, les premiers qu’il voyait depuis longtemps. La pluie mettrait fin à la sécheresse – bon pour les paysans, s’il en restait encore – et ferait tomber la poussière – bon pour les cavaliers qui, donc, ne signaleraient pas trop tôt leur présence. Peut-être que, s’il pleuvait, les Aiels renonceraient et rentreraient chez eux. Le vent commençait à se renforcer, également apportant un peu de fraîcheur, pour changer.
Des bruits de bataille franchissaient les crêtes, des clameurs, des hurlements de souffrance. C’était commencé.
Mat fit tourner Pips, leva sa lance et l’inclina à droite et à gauche. Il fut presque surpris quand les Cairhienins se rangèrent en une longue file de chaque côté de lui, face au versant de la colline. Le geste avait été instinctif, inspiré d’un autre temps et d’un autre endroit mais, aussi bien, ces hommes avaient déjà connu des combats. Il mit Pips au pas pour monter lentement entre les arbres épars, et les autres observèrent la même allure dans le cliquetis discret des rênes.
Sa première réaction en atteignant le sommet fut le soulagement de voir Talmanes et ses hommes apparaître sur la crête d’en face. Sa seconde fut de jurer.
Daerid avait formé le hérisson, groupes épineux de piques sur quatre rangs d’épaisseur où s’intercalaient des archers postés de façon à créer un vaste périmètre carré. Les longues piques rendaient difficile aux Shaidos d’approcher, pourtant ils donnaient l’assaut, et les archers et arbalétriers échangeaient des tirs nourris avec les Aiels. Des guerriers tombaient des deux côtés, mais les piquiers resserraient simplement leurs rangs quand l’un d’entre eux s’affaissait, rétrécissant le carré. Naturellement, les Shaidos ne semblaient pas non plus ralentir leur attaque.
Les Défenseurs étaient descendus de cheval à l’intérieur du carré, ainsi que la moitié environ des seigneurs tairens avec leurs vassaux. C’est cela qui l’incita à jurer. Ceux de l’autre moitié s’élançaient au milieu des Aiels, frappant d’estoc et de taille, avec l’épée et la lance, par cinq ou dix ou isolés. Des douzaines de chevaux sans cavalier indiquaient les beaux résultats obtenus. Melanril était dans la mêlée avec seulement son porte-étendard, s’escrimant avec son épée. Deux Aiels s’élancèrent et tranchèrent net les jarrets du cheval du petit seigneur ; l’animal s’effondra, agitant la tête comme un fléau – Mat était sûr que le cheval hurlait, mais le vacarme étouffait son cri – puis Melanril disparut derrière des silhouettes vêtues du cadin’sor, dont les lances s’abattaient. Le porte-étendard résista un peu plus longtemps.
Bon débarras, songea Mat sombrement. Il se dressa sur ses étriers, leva haut la lance à lame d’épée et, d’un geste large, la pointa en avant, criant : « Los Los caba’drin ! »
Il aurait ravalé ces mots s’il l’avait pu – et pas uniquement parce qu’ils appartenaient à l’Ancienne Langue ; en bas dans la vallée, c’était un chaudron bouillonnant. Toutefois, que les Cairhienins aient compris ou non l’ordre donné dans l’Ancienne Langue signifiant « Cavalerie, chargez ! », ils interprétèrent correctement le geste, surtout quand il retomba sur sa selle et talonna sa monture. Non pas qu’il en avait vraiment envie, mais maintenant il ne voyait plus d’autre solution. Il avait dépêché ces hommes là-bas au fond – quelques-uns auraient pu s’en sortir s’il leur avait dit de tourner bride et de s’enfuir – et il n’avait simplement plus le choix.
Bannières et guidons flottant au vent, les Cairhienins dévalèrent la pente avec lui en poussant des cris de guerre. Par mimétisme, sans doute, seulement ce que lui criait était « Sang et sacrées cendres ! » De l’autre côté de la vallée, Talmanes descendait le versant avec autant de rapidité.
Certains d’avoir pris au piège tous les natifs des Terres Humides, les Shaidos ne virent les autres qu’en subissant leur choc des deux côtés par-derrière. C’est alors que la foudre commença à frapper. Après quoi la situation devint carrément effrayante.