Les Blancs Manteaux des portes ne témoignèrent pour Uno et Nynaeve pas plus d’intérêt que pour quiconque dans la foule dense, c’est-à-dire leur jetèrent un regard soupçonneux et froid, scrutateur mais rapide. Le trop grand nombre de gens rendait quoi que ce soit d’autre impossible, et peut-être aussi les gardes en armure à écailles. Non pas qu’existait une raison pour davantage d’intérêt sauf dans l’esprit de Nynaeve. Son anneau au grand Serpent et la lourde chevalière en or de Lan étaient tous deux nichés au fond de son escarcelle – le décolleté profond de la robe impliquait l’impossibilité de les porter enfilés sur la lanière autour de son cou – mais en quelque sorte elle se figurait presque que les Enfants de la Lumière repéraient d’instinct une femme formée par la Tour. Son soulagement fut palpable quand ces yeux glacés, impitoyables, se détournèrent.
Les soldats n’accordèrent pas davantage d’attention à eux deux – une fois qu’elle eut encore remis en place son châle. L’air menaçant d’Uno avait peut-être aidé à diriger leurs regards de nouveau vers les Blancs Manteaux, n’empêche qu’Uno n’avait pas le droit de menacer, pour commencer. C’était son affaire à elle.
Drapant une nouvelle fois la longueur de lainage gris replié, elle en noua les extrémités autour de sa taille. Le châle soulignait sa poitrine plus qu’elle ne le souhaitait et exposait toujours un petit espace entre ses seins, cependant c’était une nette amélioration rien que pour la robe. Du moins n’avait-elle plus à soucier que le châle recommence à glisser. Si seulement il n’était pas aussi chaud. Vraiment, le temps devrait changer bientôt. On n’était pas aussi loin que ça du pays des Deux Rivières.
Uno l’attendait patiemment, pour changer. Elle ne savait pas trop si c’était par simple courtoisie – sa figure balafrée avait une expression un peu trop patiente – mais finalement ils entrèrent de compagnie dans Samara. En plein chaos.
Sur tout pesait une chape de bruit, où pas un son n’était identifiable. Des masses de gens presque épaule contre épaule emplissaient les rues empierrées de pavés rugueux, depuis des tavernes aux toits d’ardoises jusqu’à des écuries couvertes de chaume, des auberges d’où jaillissait du tapage, aux simples enseignes peintes comme Le Taureau Bleu ou L’Oie qui danse jusqu’à des boutiques dont les enseignes n’annonçaient pas de nom, seulement un couteau et des ciseaux ici, une coupe d’étoffe là, une balance d’orfèvre ou un rasoir de barbier, un pot ou une lampe ou une botte. Nynaeve vit des visages aussi pâles que celui d’un Andoran et aussi hâlé que celui d’un des membres du Peuple de la Mer, les uns propres, les autres sales, des tuniques à haut col, à col plat, sans col, aux couleurs ternes et éclatantes, sans fioritures ou bien brodées, râpées et presque neuves, dans des styles aussi souvent inconnus que familiers. Un bonhomme avec une barbe noire fourchue arborait des chaînes d’argent en travers de la poitrine de son surcot bleu strict, et deux dont les cheveux étaient tressés – des hommes avec une natte noire par-dessus chaque oreille tombant plus bas que les épaules ! – avaient de minuscules grelots de cuivre cousus sur les manches rouges de leurs cottes et les revers de leurs bottes cuissardes. De quelque pays dont ils étaient originaires, ces deux-là n’étaient pas des bouffons ; leurs yeux noirs avaient le même regard dur et scrutateur que celui d’Uno et ils portaient sur le dos des épées courbes. Un homme au torse nu, avec une ceinture-écharpe jaune vif, la peau d’un brun plus foncé que du bois vieilli et les mains couvertes de tatouages complexes, devait appartenir au Peuple de la Mer, bien que n’ayant ni boucles d’oreilles ni anneau de nez.
Les femmes étaient également diverses, leurs cheveux allant du noir corbeau au blond si pâle qu’il était presque blanc, tressés, ou rassemblés, ou pendant librement, coupés court, à hauteur des épaules, longs jusqu’à la taille, les robes en laine usée ou en lin impeccable ou en soie chatoyante, les cols effleurant le menton avec leurs dentelles ou leurs broderies et les décolletés tout aussi profonds que celui qu’elle dissimulait. Elle vit même une femme de l’Arad Doman – une Domanie – vêtue d’une robe rouge à peine opaque qui la couvrait jusqu’au cou et ne masquait pour ainsi dire rien ! Elle se demanda si cette femme serait en sécurité une fois la nuit tombée. Ou à présent en plein jour, d’ailleurs.
Les quelques Blancs Manteaux et soldats pris dans les remous de cette masse semblaient débordés, ils peinaient autant à avancer que n’importe qui. Des charrettes tirées par des bœufs et des chariots avec un attelage de chevaux avançaient pouce par pouce dans les rues qui se croisaient capricieusement, des porteurs de chaise jouaient des coudes pour se frayer un chemin à travers la foule, et, par-ci par-là, un carrosse laqué à quatre ou six chevaux empanachés progressait laborieusement, des valets en livrée et des gardes casqués s’efforçant en vain de lui libérer la voie. Des musiciens avec une flûte, une cithare ou une lyre jouaient à tous les coins de rue où il n’y avait pas un jongleur ou un acrobate – dont l’agilité n’avait vraiment pas de quoi causer de l’inquiétude à Thom ou aux Chavana – toujours en compagnie d’un autre homme ou d’une femme tendant un bonnet pour récolter des pièces de monnaie. Des mendiants en guenilles se faufilaient au milieu de tout cela, tirant sur les manches et tendant des mains crasseuses, des camelots s’empressaient avec des plateaux de cent sortes de choses depuis des épingles et des rubans jusqu’à des poires, leurs cris perdus dans le vacarme.
La tête lui tournait quand Uno l’entraîna dans une rue plus étroite où l’affluence semblait moindre, ne serait-ce que par comparaison. Elle s’arrêta pour rectifier sa tenue, ses vêtements mis en désordre par cette plongée dans la cohue, avant de le suivre. Là, c’était aussi un peu plus calme. Pas de gens du spectacle de rue et moins de colporteurs et de mendiants. Les mendiants évitaient Uno, même après qu’il avait jeté quelques sous à une bande de gamins méfiants, ce pour quoi elle ne les blâmait pas. Uno n’avait, en somme, pas l’air… charitable.
Les bâtiments de la ville dominaient ces voies étroites, bien que n’ayant que deux ou trois étages, plongeant les rues elles-mêmes dans l’ombre. Pourtant, le ciel était bien clair, il y avait des heures encore avant que tombe le crépuscule. Largement le temps de retourner au spectacle de Luca. Si elle y était obligée. Avec de la chance, ils pouvaient tous embarquer sur un bateau au coucher du soleil.
Elle sursauta quand un autre homme du Shienar les rejoignit subitement, l’épée dans le dos et le crâne rasé excepté ce chignon, un homme aux cheveux noirs à peine âgé de quelques années de plus qu’elle. Uno se chargea de faire de brèves présentations et de donner des explications sans ralentir l’allure.
« Que la Paix vous favorise, Nynaeve, dit Ragan, la peau de sa joue basanée plissée autour d’une cicatrice triangulaire blanche. Même quand il souriait son visage était dur ; elle n’avait jamais rencontré de natif du Shienar qui soit doux. Les hommes doux ne survivaient pas le long de la Dévastation, non plus que les femmes douces. « Je me souviens de vous. Vos cheveux étaient différents, n’est-ce pas ? Peu importe. Soyez sans crainte. Nous vous mènerons en bon état à Masema et où vous voudrez aller ensuite. Prenez seulement bien garde de ne pas lui parler de Tar Valon. » Personne ne les regardait deux fois, néanmoins il baissa quand même la voix. « Masema pense que la Tour va essayer de mettre sous sa coupe le Seigneur Dragon. »
Nynaeve secoua la tête. Encore un imbécile d’homme qui s’apprêtait à prendre soin d’elle. Du moins, il ne tenta pas d’engager la conversation avec elle ; dans l’humeur où elle était, elle l’aurait rabroué de la belle manière n’aurait-il émis qu’un commentaire sur la température. Elle avait l’impression d’avoir la figure légèrement humide, ce qui n’était pas étonnant, avec l’obligation de porter un châle par cette chaleur. Brusquement, elle se rappela ce que le borgne avait dit concernant l’opinion de Ragan sur l’acidité de sa langue. Elle ne croyait pas avoir fait plus que de lui jeter un coup d’œil, mais Ragan passa de l’autre côté d’Uno comme pour y chercher refuge et la dévisagea d’un air méfiant. Ah, les hommes !
Les rues devenaient de plus en plus étroites et, même si les dimensions des bâtiments en pierre qui les bordaient ne diminuaient pas, c’était le plus souvent le dos de ces immeubles qu’ils voyaient, ainsi que des murs gris rugueux qui ne pouvaient que dissimuler de petites cours. Ils finirent par s’engager dans une allée à peine assez large pour qu’ils marchent à trois de front. Au bout, un carrosse laqué et doré était entouré par des hommes en armure à écailles. Plus près, à mi-chemin entre elle et le carrosse, des individus flânaient en haie compacte de chaque côté de l’allée. Vêtus de surcots disparates, la plupart tenaient en main des gourdins, des lances et des épées d’une diversité aussi grande que leur habillement. Ils avaient l’air d’une bande de malandrins, mais aucun des natifs du Shienar ne ralentit le pas, alors elle ne ralentit pas le sien.
« La rue de devant sera pleine de sacrés imbéciles qui espèrent apercevoir Masema à l’une des sacrées fenêtres. » Uno baissa le ton pour n’être entendu que de ses oreilles. « La seule façon d’entrer est de passer par-derrière. » Il garda le silence quand ils approchèrent à portée de voix des hommes qui attendaient.
Deux de ceux-là étaient des soldats avec des casques d’acier à rebord et des tuniques à écailles, épée à la hanche et lance à la main, mais ce sont les autres qui examinèrent les trois arrivants en palpant leurs armes. Ils avaient des yeux inquiétants, trop intenses, presque fiévreux. Pour une fois, elle aurait été contente de voir une franche œillade polissonne. Ces hommes se souciaient comme d’une guigne qu’elle soit femme ou cheval.
Sans un mot, Uno et Ragan détachèrent de leur dos les épées dans leur fourreau et les tendirent avec leurs poignards à un homme au visage joufflu qui avait peut-être bien été un commerçant naguère, à en juger d’après son surcot et ses chausses en bon drap bleu. Les vêtements avaient été de belle qualité ; ils étaient propres mais très usés et froissés comme si l’on avait couché avec depuis un mois. Visiblement, il reconnaissait les hommes du Shienar et, bien que la détaillant un instant avec un froncement de sourcils, en particulier sa dague de ceinture, il esquissa sans rien dire un mouvement de tête vers une étroite porte de bois dans le mur de pierre. C’était peut-être ce qu’il y avait de plus déconcertant : aucun d’eux ne proféra un son.
De l’autre côté du mur se trouvait une courette où les mauvaises herbes poussaient entre les petits pavés en cailloutis. La haute demeure de pierre – trois larges niveaux gris clair, avec de vastes fenêtres, des débords de toiture et des pignons ornés de volutes coiffés de tuiles rouge foncé – avait dû être une des plus belles de Samara. Une fois la porte refermée derrière eux, Ragan parla à voix basse. « Il y a eu des tentatives d’assassinat contre le Prophète. »
Il fallut à Nynaeve un moment pour se rendre compte qu’il expliquait pourquoi leurs armes avaient été ôtées. « Mais vous êtes ses amis, protesta-t-elle. Vous avez tous suivi Rand à Falme ensemble. » Pas question qu’elle se mette à l’appeler le Seigneur Dragon.
« C’est pour cette sacrée raison qu’on nous laisse entrer, uniquement, répliqua Uno d’un ton sarcastique. Je vous ai dit que nous ne voyons pas tout du même œil que… le Prophète. » La légère pause et le bref coup d’œil lancé en arrière vers la porte pour voir si quelqu’un écoutait en disaient long. Il l’avait nommé Masema, avant. Et Uno n’était visiblement pas un homme qui avait tendance à brider facilement sa langue.
« Pour une fois, prenez garde à ce que vous dites, lui recommanda Ragan, et il y a des chances que vous obtiendrez l’aide que vous souhaitez. » Elle acquiesça d’un signe de tête avec toute l’amabilité désirable – elle reconnaissait un conseil de bon sens quand elle en entendait un, même s’il n’avait nullement le droit de le lui donner – et lui et Uno échangèrent un regard dubitatif. Elle allait fourrer ces deux-là dans un sac avec Thom et Juilin et donner des coups de badine à tout ce qui dépasserait.
Si belle que fût la maison, la cuisine était poussiéreuse et déserte à part une femme osseuse aux cheveux gris, dont la robe d’un gris brunâtre et le tablier blanc étaient les seules choses propres en vue quand ils traversèrent la pièce. La vieille femme qui se suçait les dents leva juste une fois les yeux du petit chaudron qu’elle touillait sur une minuscule flambée dans une des énormes cheminées de pierre. Deux marmites bosselées étaient suspendues à des crochets où il y avait eu de la place pour vingt, et un plateau laqué bleu supportant un bol de faïence fêlé était posé sur la vaste table.
Au-delà de la cuisine, des tentures d’une beauté modérée ornaient les murs. Nynaeve avait acquis jusqu’à un certain point un œil de connaisseur au cours de cette dernière année et ces scènes de festins et de chasse au cerf, à l’ours et au sanglier étaient seulement de bonne facture mais pas de premier ordre. Des sièges, des tables et des coffres étaient alignés le long des couloirs, des laques noirs striés de rouge, incrustés de nacre. Tentures et mobilier pareillement étaient aussi pleins de poussière, et le sol aux carreaux rouges et blancs n’avait reçu qu’un coup de balai manquant d’ardeur. Des toiles d’araignée décoraient les angles et les corniches du haut plafond de plâtre.
Il n’y avait pas d’autres serviteurs – ni quiconque d’autre – dans les parages jusqu’à ce qu’ils arrivent auprès d’un individu malingre assis par terre à côté d’une porte ouverte, son surcot de soie rouge crasseux beaucoup trop grand pour lui et contrastant avec une chemise sale et des chausses de laine usées. Une de ses bottes fendillées avait un gros trou dans la semelle ; un orteil pointait par un trou dans l’autre botte. Il leva une main en chuchotant : « La Lumière vous illumine, et loué soit le nom du Seigneur Dragon ? » Il parlait sur le ton de l’interrogation, crispant dans une mimique dolente un visage étroit pas plus lavé que sa chemise, mais aussi bien il prononçait tout sur le même ton. « Le Prophète ne peut pas être dérangé maintenant ? Il est occupé ? Il vous faudra attendre un peu ? » Uno hocha la tête avec patience et Ragan s’adossa au mur ; ils avaient déjà eu l’expérience de cette routine.
Nynaeve ne savait pas ce à quoi elle s’était attendue de la part du Prophète, pas même maintenant qu’elle connaissait qui il était, mais certainement pas à de la saleté. Cette soupe sentait le chou et les pommes de terre, guère le genre de nourriture pour un homme qui avait une cité entière à sa dévotion. Et seulement deux serviteurs, dont l’un et l’autre pouvaient fort bien venir d’une des huttes les plus rudimentaires en dehors de la ville.
Le garde étique, si c’est ce qu’il était – il n’avait pas d’arme ; peut-être ne se fiait-on pas à lui non plus – ne parut pas avoir d’objection à ce qu’elle avance jusqu’à un endroit d’où elle pouvait voir par l’encadrement de la porte. L’homme et la femme qui se trouvaient à l’intérieur de la pièce n’auraient pas pu être plus différents. Masema avait rasé même son chignon, et son surcot était en simple drap de laine brun, très froissé mais propre, si par contre ses bottes qui lui montaient au genou étaient éraflées. Des yeux enfoncés dans les orbites donnaient un air menaçant à sa mine en permanence bourrue et une cicatrice traçait un triangle clair sur sa joue brune, pratiquement le reflet de celle de Ragan, seulement plus effacée par les années et un peu plus proche de l’œil. La femme, vêtue de soie élégamment brodée d’or, était près de l’âge mûr et fort jolie en dépit d’un nez peut-être trop long pour qu’on la dise belle. Un simple filet bleu rassemblait une chevelure noire dévalant presque jusqu’à sa taille, mais elle portait un large collier en or à pendentifs scintillants avec un bracelet assorti, et des bagues serties de gemmes ornaient presque chacun de ses doigts. Alors que Masema avait l’air sur le point de se précipiter sur quelque chose en montrant les dents, elle avait une allure réservée et gracieuse pleine de majesté.
« … un si grand nombre vous suit partout où vous allez, disait-elle, que l’ordre disparaît par-dessus les remparts quand vous arrivez. Les gens ne sont plus en sécurité en ce qui concerne leur personne ou leurs biens…
— Le Seigneur Dragon a rompu tous les liens de la loi, tous les liens créés par les mortels, hommes et femmes. » Le ton de Masema était emporté, mais par la passion, pas par la colère. « Les Prophéties disent que le Seigneur Dragon brisera toutes les chaînes qui entravent, et il en est ainsi. Le rayonnement du Seigneur Dragon nous protégera contre l’Ombre.
— Ce n’est pas l’Ombre qui menace ici mais les coupe-bourses, les voleurs à la tire et les assommeurs. Certains qui vous suivent – un grand nombre – croient qu’ils peuvent prendre ce qu’ils désirent à celui qui le possède sans paiement ou permission.
— Il y a une justice dans l’au-delà, quand nous naîtrons à nouveau. Se préoccuper des choses de ce monde est inutile. Mais très bien. Si vous souhaitez une justice terrestre » – sa lèvre se plissa dans une moue de mépris – « voici ce qu’il en sera. Désormais, un homme qui vole aura la main droite tranchée. Un homme qui viole une femme ou attaque son honneur, ou commet un meurtre, sera pendu. Une femme qui vole ou perpètre un meurtre sera fouettée. Si quelqu’un porte une accusation et trouve douze autres qui la confirment, ce sera exécuté. Qu’il en soit ainsi.
— Comme vous le décrétez, naturellement », murmura la femme. Son visage garda son expression de grâce distante, mais sa voix dénotait qu’elle était bouleversée. Nynaeve ignorait en quoi consistait la loi au Ghealdan, mais elle ne pensait pas qu’elle était aussi primitive que ça. La femme prit une profonde aspiration. « Il reste encore la question des approvisionnements. Cela devient difficile de nourrir tant de monde.
— Chaque homme, chaque femme, chaque enfant qui vient au Seigneur Dragon doit avoir le ventre plein. Il le faut ! Où de l’or peut être découvert, de la nourriture peut l’être aussi, et il y a beaucoup trop d’or dans le monde. Trop de préoccupation pour l’or. » La tête de Masema pivota avec colère. Pas de colère contre elle, contre le monde en général. Il avait l’air de chercher ceux qui s’intéressaient à l’or pour pouvoir déchaîner sa fureur sur leurs têtes. « Le Seigneur Dragon est réincarné. L’Ombre pèse sur le monde et seul le Seigneur Dragon peut nous sauver. Seule la croyance au Seigneur Dragon, la soumission et l’obéissance à la parole du Seigneur Dragon. Tout le reste est vain, même quand ce n’est pas du blasphème.
— Béni dans la Lumière soit le nom du Seigneur Dragon. » Cela résonnait comme une réplique de routine. « Il ne s’agit plus simplement d’une question d’or, mon Seigneur Prophète. Trouver et transporter de la nourriture en suffisance…
— Je ne suis pas un seigneur. » Il l’interrompit de nouveau et cette fois il était en colère. Il se pencha vers elle, de la salive écumant sur les lèvres et, bien que l’expression de la femme n’eût pas changé, ses mains se crispèrent comme si elles voulaient se cramponner à sa robe. « Il n’y a pas de seigneur en dehors du Seigneur Dragon, en qui demeure la Lumière, et je ne suis qu’une humble voix du Seigneur Dragon. Rappelez-vous ça ! Puissants ou misérables, les blasphémateurs ont droit au fouet !
— Pardonnez-moi, murmura la femme surchargée de bijoux, en déployant ses jupes dans une révérence digne de la cour d’une reine. Il en est ainsi que vous le dites, certes. Il n’y a pas de seigneur sauf le Seigneur Dragon et je ne suis qu’une modeste disciple du Seigneur Dragon – béni soit le nom du Seigneur Dragon – qui vient entendre la sagesse et les conseils du Prophète. »
S’essuyant la bouche d’un revers de main, Masema eut soudain un ton froid. « Vous portez beaucoup trop d’or. Ne laissez pas des possessions terrestres vous corrompre. L’or est vil. Le Seigneur Dragon est tout. »
Aussitôt, elle commença à retirer les bagues de ses doigts et, avant que la deuxième soit ôtée, le garde étique s’avança précipitamment près d’elle en tirant de la poche de son surcot une bourse qu’il tint ouverte pour qu’elle les y laisse tomber. Le bracelet et le collier suivirent le même chemin.
Nynaeve regarda Uno et haussa un sourcil.
« Chaque sou va aux pauvres, lui expliqua-t-il d’une voix basse qui parvint tout juste à son oreille, ou quelqu’un qui en a besoin. Si une négociante ne lui avait sacrément pas donné sa maison, il serait dans une fichue écurie ou une de ces huttes autour de la ville.
— Même sa nourriture vient en tant que cadeau, dit Ragan d’une voix aussi basse. On avait l’habitude de lui apporter des plats dignes d’un roi jusqu’à ce qu’on apprenne qu’il se contentait de distribuer tout sauf un peu de pain, de soupe ou de ragoût. Il ne boit pratiquement plus de vin, à présent. »
Nynaeve secoua la tête. Elle supposait que c’était un moyen de trouver de l’argent pour les pauvres. Simplement dépouiller quiconque n’était pas pauvre. Évidemment, cela aboutirait à rendre tout le monde pauvre à la fin, mais cela pourrait marcher pendant un temps. Elle se demanda si Uno et Ragan connaissaient bien comment les choses se passaient. Les gens qui prétendaient collecter de l’argent pour en aider d’autres avaient souvent une façon de laisser une bonne partie coller au fond de leurs propres poches, ou alors ils aimaient le pouvoir que leur donnait le fait de le distribuer, l’aimaient beaucoup trop. Elle avait plus de sympathie pour l’homme donnant volontairement une pièce de cuivre tirée de son escarcelle que pour l’individu qui arrachait une couronne d’or à la bourse de quelqu’un d’autre. Et pas la moindre pour des imbéciles qui abandonnaient leurs fermes et leurs boutiques pour suivre ce… ce Prophète, sans idée d’où viendra leur repas du lendemain.
À l’intérieur de la salle, la femme exécuta devant Masema une révérence encore plus profonde que la précédente, déployant ses jupes largement et inclinant la tête. « Jusqu’à ce que j’aie de nouveau l’honneur d’entendre les paroles et conseils du Prophète. Que le nom du Dragon soit béni dans la Lumière. »
Masema lui donna congé machinalement d’un geste de la main, il l’avait déjà à moitié oubliée. Il les avait aperçus dans le couloir et les regardait avec un air aussi proche du contentement que pouvait atteindre son visage austère. Ce qui n’était pas bien près. Sa visiteuse sortit majestueusement, sans même paraître voir Nynaeve ou ses deux compagnons. Nynaeve aspira dédaigneusement par le nez tandis que l’individu étique leur faisait signe avec anxiété d’entrer. Pour quelqu’un qui venait juste d’abandonner ses bijoux sur demande, cette femme gardait un beau maintien royal.
L’individu étique se hâta de reprendre son poste près de la porte tandis que les trois autres hommes se saluaient à la façon des Marches, s’agrippant les avant-bras.
« Que la Paix favorise ton épée », dit Uno, ce que répéta Ragan en écho.
« Que la Paix favorise le Seigneur Dragon, fut la réponse, et que sa Lumière nous illumine tous. » Nynaeve eut un sursaut. Il n’y avait pas le moindre doute sur le sens de sa phrase ; le Seigneur Dragon était la source de la Lumière. Et il avait le toupet d’accuser les autres de blasphème ! « Êtes-vous enfin venus à la Lumière ?
— Nous marchons dans la Lumière, répliqua prudemment Ragan. Comme toujours. » Uno garda le silence, le visage impénétrable.
Une patience excédée se peignit curieusement sur les traits rigides de Masema. « Le chemin vers la Lumière ne passe que par le Seigneur Dragon. Vous verrez à la fin le chemin et la vérité, car vous avez vu le Seigneur Dragon et seuls ceux dont l’âme a été engloutie dans l’Ombre peuvent voir et ne pas croire. Tel n’est pas votre cas. Vous croirez. »
En dépit de la chaleur et du châle de laine, la chair de poule envahit les bras de Nynaeve. La voix de cet homme vibrait d’une conviction totale et à pareille proximité elle distinguait dans ses yeux presque noirs une lueur confinant à la folie. Il la toisa de ces yeux et elle raidit ses genoux. À côté de lui, le Blanc Manteau le plus féroce qu’elle avait jamais rencontré paraissait un agneau. Ces gaillards dans l’allée n’étaient qu’une pâle imitation de leur maître.
« Vous, femme. Êtes-vous prête à venir à la Lumière du Seigneur Dragon, en abandonnant le péché et la chair ?
— Je marche dans la Lumière de mon mieux. » Elle était irritée de se retrouver parlant avec autant de prudence que Ragan. Le péché ? Pour qui se prenait-il ?
« Vous vous préoccupez trop de la chair. » Le regard dont Masema balaya sa robe rouge et le châle l’enveloppant étroitement était cinglant.
« Et qu’entendez-vous par là ? » L’œil d’Uno s’écarquilla de stupeur et Ragan esquissa de petits gestes pour l’inviter à se taire, cependant elle aurait pu aussi bien prendre son vol que garder le silence. « Croyez-vous avoir le droit de me dire comment m’habiller ? » Avant même de se rendre compte de ce qu’elle faisait, elle détacha le châle et l’enroula autour de ses coudes ; il était vraiment beaucoup trop chaud, d’ailleurs. « Aucun homme n’a ce droit, ni envers moi ni envers aucune autre femme ! Si je choisissais d’aller nue, cela ne vous concernerait absolument pas ! »
Masema contempla sa poitrine pendant un instant – pas même un brin d’admiration n’éclaira ses yeux enfoncés, seulement un mépris définitif – puis releva le regard vers son visage. L’œil réel d’Uno et le peint formaient une paire parfaite, foudroyant le vide, et Ragan tiqua, sûrement murmurant quelque chose en son for intérieur.
Nynaeve avala sa salive. Voilà ce qu’elle appelait garder sa langue. Pour la première fois de sa vie peut-être, elle regretta sincèrement d’avoir dit ce qu’elle pensait avant de réfléchir. Si cet homme pouvait ordonner qu’on tranche des mains, ordonner qu’on pende des hommes avec seulement un ridicule semblant de procès, de quoi n’était-il pas capable ? Elle pensa être suffisamment en colère pour canaliser.
Mais si elle canalisait… Si Moghedien ou des Sœurs Noires se trouvaient réellement dans Samara… Par contre, si je ne canalise pas… ! Elle mourait d’envie de se draper de nouveau dans le châle, jusqu’au menton. Mais pas avec lui qui la dévisageait. Quelque chose dans sa tête lui cria de ne pas être complètement stupide – il n’y a que les hommes qui laissent l’orgueil l’emporter sur le bon sens – n’empêche, elle opposa à Masema un regard de défi, quand bien même elle dut se retenir d’avaler de nouveau sa salive.
La lèvre de Masema se retroussa dédaigneusement. « Ces vêtements-là sont portés pour séduire les hommes et pour nulle autre raison. » Elle ne comprenait pas comment sa voix pouvait être aussi ardente et glaciale à la fois. « Les pensées de la chair détournent l’esprit du Seigneur Dragon et de la Lumière. J’ai envisagé d’interdire les robes qui détournent les yeux des hommes et leur esprit. Que les femmes qui perdent du temps à attirer les hommes et que les hommes qui attirent les femmes soient flagellés jusqu’à ce qu’ils sachent que la joie ne peut résider que dans la parfaite contemplation du Seigneur Dragon et de la Lumière. » Il ne la regardait plus vraiment. Ce brûlant regard sombre voyait à travers elle, quelque chose de distant. « Que les tavernes et les lieux où se vendent des boissons fortes, et tous les endroits qui écartent de cette contemplation parfaite, soient fermés et brûlés de fond en comble. J’ai fréquenté ces lieux dans mes jours de péché, mais à présent je le regrette du fond du cœur, comme tous devraient regretter leurs transgressions. Il n’y a que le Seigneur Dragon et la Lumière ! Tout le reste n’est qu’illusion, un piège tendu par l’Ombre !
— Voici Nynaeve al’Meara, dit vivement Uno à sa première pause pour reprendre haleine. Du Champ d’Emond, dans les Deux Rivières, d’où vient le Seigneur Dragon. » La tête de Masema se dirigea lentement vers le borgne et Nynaeve saisit vivement cette occasion de s’envelopper dans le châle comme auparavant. « Elle était à Fal Dara avec le Seigneur Dragon, et à Falme. Le Seigneur Dragon l’a secourue à Falme. Le Seigneur Dragon tient à elle comme à une mère. »
À un autre moment elle lui aurait décoché quelques mots choisis et peut-être une bonne claque sur l’oreille. Rand ne l’avait pas sauvée – à proprement parler, en tout cas – et elle n’avait qu’une poignée d’années de plus que lui. Une mère, vraiment ! Masema se retourna vers elle. La flamme ardente qui avait brûlé dans ses yeux auparavant n’était rien à côté de ce qu’il y avait maintenant. Ils rayonnaient presque.
« Nynaeve. Oui. » Sa voix s’anima. « Oui ! Je me rappelle votre nom et votre visage. Bénie soyez-vous entre les autres femmes, Nynaeve al’Meara, aucune plus que vous à part la bienheureuse mère du Seigneur Dragon elle-même, car vous avez regardé grandir le Seigneur Dragon. Vous vous êtes occupée du Seigneur Dragon enfant. » Il lui saisit les bras, ses doigts durs s’enfonçant douloureusement, mais il n’en sembla pas conscient. « Vous parlerez aux foules de l’enfance du Dragon, de ses premières paroles de sagesse, des miracles qui l’ont accompagné. La Lumière vous a envoyée ici pour servir le Seigneur Dragon. »
Elle ne savait pas trop quoi dire. Il n’y avait jamais eu de miracles autour de Rand dont elle ait été témoin de ses propres yeux. Elle avait entendu parler de choses, dans Tear, mais on ne pouvait guère qualifier de miracles ce que cause un ta’veren. Pas vraiment. Même ce qui s’était passé à Falme avait une explication rationnelle. En quelque sorte. Quant aux paroles de sagesse, les premières qu’elle avait entendues de sa part avaient été une promesse fervente de ne plus jamais lancer de cailloux sur quiconque, offerte après qu’elle avait fessé son jeune postérieur pour l’avoir fait. Elle ne croyait pas avoir entendu depuis d’autre mot qu’elle pouvait qualifier de sage. En tout cas, Rand aurait-il proféré de sages conseils depuis son berceau, des comètes auraient-elles passé dans le ciel nocturne et des apparitions se seraient-elles manifestées en plein jour qu’elle ne serait quand même pas restée avec ce fou.
« Je dois descendre le fleuve, dit-elle avec circonspection. Pour le rejoindre. Le Seigneur Dragon. » Ce nom lui brûlait la langue, si vite après la promesse qu’elle s’était faite, mais Rand n’était apparemment jamais rien d’aussi simple que « lui » en présence du Prophète. Je suis seulement raisonnable. Voilà tout. “L’homme est un chêne, la femme un saule”, selon le dicton. Le chêne lutte contre la tempête et est brisé, tandis que le saule se courbe quand il y est obligé et survit. Ce qui n’impliquait pas qu’elle doive aimer se courber. « Il… le Seigneur Dragon… se trouve à Tear. Le Seigneur Dragon m’a convoquée là-bas.
— Tear. » Masema retira ses mains et Nynaeve se massa subrepticement les bras. Elle n’avait pas besoin d’essayer de s’en cacher, pourtant ; il fixait de nouveau un point invisible. « Oui, c’est ce que j’ai appris. » Parlant aussi à quelque chose d’invisible ou à lui-même. « Quand l’Amadicia sera venue au Seigneur Dragon comme le Ghealdan, je conduirai le peuple à Tear pour se réchauffer dans le rayonnement du Seigneur Dragon. J’enverrai des disciples répandre la parole du Seigneur Dragon dans le Tarabon et l’Arad Doman, dans la Saldaea, le Kandor et les Marches, ainsi qu’en Andor, et j’emmènerai le peuple s’agenouiller aux pieds du Seigneur Dragon.
— Un plan sage… heu… ho, Prophète du Seigneur Dragon. » Un plan stupide si jamais elle en avait entendu un. Ce qui ne voulait pas dire qu’il ne se réaliserait pas. Les plans stupides marchent souvent, on se demande bien pourquoi, quand les gens les mettent en œuvre. Rand prendrait peut-être même plaisir à voir tout ce monde s’agenouiller devant lui, s’il était moitié aussi arrogant que le prétendait Egwene. « Mais nous… je ne peux pas attendre. J’ai été convoquée et, quand le Seigneur Dragon convoque, de simples mortels doivent obéir. » Un de ces jours elle allait avoir une chance d’assener des claques à Rand pour l’avoir obligée à tenir ce genre de propos ! « Il faut que je trouve un bateau qui descend le fleuve. »
Masema la considéra pendant si longtemps qu’elle commença à avoir peur. De la sueur coulait goutte à goutte le long de son dos et entre ses seins, et ce n’était qu’en partie dû à la chaleur. Ce regard fixe aurait fait transpirer Moghedien.
Finalement, il acquiesça d’un hochement de tête, le fanatisme ardent s’estompant pour laisser seulement son habituelle expression menaçante. « Oui, dit-il avec un soupir. Si vous avez été convoquée, vous devez partir. Allez avec la Lumière et dans la Lumière. Habillez-vous de façon plus appropriée – ceux qui ont été proches du Dragon doivent être vertueux plus que tout autre – et méditez sur le Seigneur Dragon et sa Lumière.
— Un bateau ? insista Nynaeve. Vous êtes sûrement au courant chaque fois qu’un bateau arrive à Samara ou à un village le long du fleuve. Si seulement vous pouviez m’indiquer où j’aurais une chance d’en trouver un, cela rendrait mon voyage beaucoup plus… rapide. » Elle s’était apprêtée à dire « plus confortable », mais elle ne pensait pas que le confort importait beaucoup à Masema.
« Je ne me préoccupe pas de ce genre de chose, répliqua-t-il avec humeur, mais vous avez raison. Quand le Seigneur Dragon commande, on doit partir aussitôt. Je poserai la question. Si un bâtiment peut être trouvé, quelqu’un finira bien par m’en avertir. » Ses yeux se reportèrent sur les deux autres hommes. « Il vous faut veiller à sa sécurité jusqu’à ce moment-là. Si elle persiste à se vêtir de cette manière, elle attirera des hommes aux pensées exécrables. Elle doit être protégée comme une enfant capricieuse jusqu’à ce qu’elle ait rejoint le Seigneur Dragon. »
Nynaeve se mordit la langue. Un saule, pas un chêne, quand un saule est nécessaire. Elle parvint à masquer son irritation derrière un sourire destiné à exprimer toute la gratitude que cet imbécile pouvait désirer. Toutefois un dangereux imbécile. Il fallait qu’elle s’en souvienne.
Uno et Ragan firent leurs adieux rapidement, avec d’autres serrages d’avant-bras, et l’emmenèrent de force hors de la salle, l’empoignant chacun par un bras comme s’ils jugeaient nécessaire, allez savoir pourquoi, de l’éloigner précipitamment de Masema. Lequel parut les avoir oubliés avant même qu’ils aient atteint la porte ; il fronçait déjà les sourcils à l’adresse de l’individu étique, posté auprès d’un grand gaillard en blouse de paysan qui froissait son bonnet dans ses grosses mains, une crainte révérencielle peinte sur son large visage.
Elle ne prononça pas un mot tandis qu’ils rebroussaient chemin à travers la cuisine, où la femme aux cheveux gris se suçait les dents en touillant la soupe comme si elle n’avait pas bougé dans l’intervalle. Nynaeve tint sa langue pendant qu’ils récupéraient leurs armes, la tint jusqu’à ce qu’ils sortent de l’allée dans quelque chose d’approchant la largeur d’une rue. Alors elle les attaqua avec virulence, leur secouant un doigt sous le nez alternativement. « Comment osez-vous me traîner dehors de cette façon ! » Les passants sourirent – les hommes d’un air désabusé, les femmes avec satisfaction – bien qu’aucun n’ayant la moindre idée de la raison pour laquelle elle les morigénait. « Encore cinq minutes et je l’aurais amené à trouver un bateau aujourd’hui ! Si jamais vous recommencez à me mettre la main dessus… » Uno émit un rire sec si tonitruant qu’elle s’interrompit avec un sursaut.
« Encore cinq sacrées minutes et c’est Masema qui aurait sacrément posé les mains sur vous. Ou plutôt il aurait dit que quelqu’un le devrait et alors quelqu’un s’en serait fichtrement chargé ! Quand il déclare que quelque chose devrait être fait, il y a toujours cinquante fichues mains, ou cent, ou un fichu millier si besoin est pour le faire ! » Il s’éloigna à grands pas dans la rue, Ragan à son côté et elle avait le choix entre aller avec eux ou rester sur place. Uno poursuivait sa route à une allure mesurée comme s’il savait qu’elle suivrait. Elle faillit partir en sens inverse rien que pour lui démontrer qu’il se trompait. Le suivre n’avait rien à voir avec la peur de se perdre dans ce labyrinthe de rues. Elle aurait pu trouver comment en sortir. D’une manière ou d’une autre. « Il a fait fouetter – fouetter ! – un fichu Seigneur du Haut Conseil de la Couronne pour la moitié de l’emportement qu’il y avait dans votre voix, grommela le borgne. Mépris pour la parole du Seigneur Dragon, qu’il l’a qualifié. Par la Paix ! Exiger de savoir de quel sacré droit il critiquait vos fichus habits ! Pendant quelques minutes, vous vous en êtes assez bien tirée, mais j’ai vu votre figure là-bas à la fin. Vous étiez fichtrement prête à lui rentrer de nouveau dans le chou. La seule chose pire que vous auriez pu faire était de fichtrement prononcer le nom du Seigneur Dragon. Il appelle ça du blasphème. Autant prononcer le nom du fichu Ténébreux. »
Le chignon de Ragan oscilla comme il acquiesçait d’un hochement de tête. « Tu te rappelles la noble Dame Baelome, Uno ? Juste après que les rumeurs parlant du Seigneur Dragon sont parvenues de Tear, Nynaeve, elle a dit quelque chose à propos de “ce Rand al’Thor” à portée de voix de Masema et il a réclamé une hache et un billot sans s’arrêter pour respirer.
— Il a fait décapiter quelqu’un pour ça ? dit-elle d’un ton incrédule.
— Non, murmura Uno écœuré, mais seulement parce qu’elle s’est sacrément prosternée à ses pieds quand elle a compris qu’il parlait fichtrement sérieusement. Elle a été traînée dehors et suspendue par ses fichus poignets à l’arrière de son propre carrosse, puis frappée à coups d’étrivière sur toute la longueur de la traversée du village dans lequel nous nous trouvions alors. Ses propres fichus vassaux sont restés là comme une bande de paysans aux tripes de brebis à regarder ça.
— Quand cela a été fini, ajouta Ragan, elle a remercié Masema de sa clémence, exactement comme l’avait fait le Seigneur Aleshin. » Il avait un ton trop explicite pour plaire à Nynaeve ; il énonçait une morale et entendait qu’elle la comprenne bien. « Ils avaient raison, Nynaeve. Leurs têtes n’auraient pas été les premières qu’il a plantées sur un pieu. La vôtre aurait pu être la plus récente. Et les nôtres avec elle, si nous avions tenté de vous apporter de l’aide. Masema est imperméable au favoritisme. »
Elle respira à fond. Comment Masema avait-il tout ce pouvoir ? Et pas seulement parmi ses propres fidèles, apparemment. Mais, aussi bien, rien n’empêchait que des seigneurs et nobles dames ne soient pas aussi bêtes qu’un paysan ; bon nombre l’étaient encore davantage, à son avis. Cette idiote de femme avec ses bagues était sûrement noble ; aucune négociante ne portait de pendentifs. Cependant le Ghealdan avait sûrement des lois, des tribunaux et des juges. Où était la reine, ou le roi ? Elle était incapable de se rappeler qui dirigeait le Ghealdan. Personne dans les Deux Rivières n’avait jamais eu grand-chose à voir avec des rois ou des reines, cependant c’était à cela qu’ils servaient, eux et les seigneurs et nobles dames, à veiller que la justice soit appliquée. Mais ce que faisait Masema ici ne la concernait pas. Elle avait des problèmes plus importants que de se tracasser pour un troupeau d’imbéciles qui laissaient un fou les piétiner.
Toutefois, la curiosité la poussa à dire : « Compte-t-il vraiment essayer d’empêcher les hommes et les femmes de se regarder ? Que croit-il qui arrivera s’il n’y a plus de mariages, plus d’enfants ? Va-t-il ensuite interdire de cultiver la terre, de tisser ou de fabriquer des souliers pour qu’on ait le temps de penser à Rand al’Thor ? » Elle avait prononcé son nom à dessein. Ces deux-là l’appelaient « le Seigneur Dragon » à tout bout de champ presque autant que Masema. « Écoutez-moi. S’il tente de dire aux femmes comment s’habiller, il déclenchera une émeute. Contre lui. » Samara devait avoir un conseil quelconque dans le genre du Cercle des Femmes – la plupart des endroits en avaient, même s’ils les appelaient autrement, même quand ce n’était pas une organisation officielle ; il y avait certaines choses dont les hommes n’avaient pas le bon sens de s’occuper – et bien sûr ils pouvaient adresser des remontrances aux femmes parce qu’elles portaient des vêtements peu appropriés et ils ne s’en privaient pas, mais ce n’est pas comme quand un homme s’en mêle. Les femmes ne s’immisçaient pas dans les affaires des hommes – oui, pas plus que nécessaire – et les hommes ne devraient pas intervenir dans celles des femmes. « Et je suppose que les hommes ne réagiront pas autrement s’il cherche à fermer les tavernes et autres établissements. Je n’ai encore jamais rencontré d’homme qui ne s’endormirait pas à force de pleurer s’il ne pouvait pas mettre le nez de temps en temps dans une moque de bière.
— Peut-être qu’il le fera, répliqua Ragan, et peut-être que non. Parfois il ordonne des choses et parfois il oublie, ou en tout cas les repousse à plus tard du fait qu’autre chose de plus important se présente. Vous seriez surprise, ajouta-t-il d’un ton caustique, de ce que ses partisans acceptent de lui sans une plainte. » Lui et Uno l’encadraient, elle s’en aperçut, et observaient avec méfiance les autres passants dans la rue. Même à ses propres yeux, les deux semblaient prêts à tirer l’épée à la moindre provocation. S’ils songeaient réellement à suivre à la lettre les instructions de Masema, ils auraient une surprise.
« Il n’est pas contre le sacré mariage », grommela Uno en dardant un tel regard sur un marchand ambulant vendant des pâtés de viande sur un plateau que le bonhomme tourna les talons et partit en courant sans prendre les pièces de deux femmes qui avaient des pâtés dans les mains. « Vous avez de la chance qu’il ne se soit pas rappelé que vous n’êtes pas mariée, sans quoi il vous aurait expédiée au Seigneur Dragon avec un mari. Parfois, il rassemble trois ou quatre cents hommes célibataires et autant de femmes, et il les unit fichtrement bien par les liens du mariage. La plupart ne s’étaient jamais vus avant ce jour-là. Si les culs terreux aux tripes de pigeon ne se plaignent fichtrement pas de ça, vous imaginez-vous qu’ils vont ouvrir leur fichu bec à propos d’ale ? »
Ragan murmura entre ses dents, mais elle en comprit assez pour plisser les yeux. « Il y a un homme qui ne connaît pas la sacrée chance qu’il a. » Voilà ce qu’il avait dit. Il ne remarqua même pas le regard foudroyant de Nynaeve. Il était trop occupé à scruter la rue, aux aguets pour contrer quiconque voudrait déguerpir en l’emportant dans un sac, elle Nynaeve tel un porcelet. Elle fut à moitié tentée d’enlever le châle et de le jeter. Il ne parut pas non plus entendre son reniflement de dédain. Les hommes savent être sourds et aveugles d’insupportable façon quand cela les arrange.
« Du moins n’a-t-il pas cherché à voler mes bijoux, dit-elle. Qui était cette idiote qui lui a donné les siens ? » Elle ne pouvait pas être douée de beaucoup de bon sens si elle était devenue une des disciples de Masema.
« C’était Alliandre, répliqua Uno, Bénie de la Lumière, Reine de ce sacré Ghealdan. Et une douzaine encore de titres, selon la mode que vous avez, vous les gens du sud, de les accumuler à la queue leu leu. »
Nynaeve se heurta l’orteil sur un pavé et manqua tomber. « Alors voilà comment il s’y prend, s’exclama-t-elle en se secouant pour se dégager de leurs mains secourables. Si la souveraine est assez sotte pour l’écouter, pas étonnant qu’il puisse faire ce qu’il veut.
— Pas une sotte, rétorqua sèchement Uno en lui jetant un coup d’œil réprobateur avant de recommencer à surveiller la rue. Une femme pleine de sagesse. Quand vous vous retrouvez à califourchon sur un bougre de cheval sauvage, vous le laissez sacrément galoper dans la fichue direction où il va, si vous êtes assez maligne pour verser de l’eau en vous servant d’une sacrée botte. Vous jugez que c’est une sotte parce que Masema a pris ses bagues ? Elle est fichtrement assez intelligente pour savoir qu’il en demanderait davantage si elle cessait de porter des bijoux quand elle vient le voir. La première fois, c’est lui qui est allé la voir – depuis, c’est le contraire – et il lui a arraché les bagues de ses bougres de doigts. Elle avait des fils de perles dans les cheveux, et il a rompu ces fils en les retirant. Toutes ses dames d’honneur s’étaient agenouillées pour recueillir ces sacrés machins par terre. Alliandre elle-même en a ramassé quelques-unes.
— Cela ne me paraît pas tellement intelligent, à moi, dit-elle avec énergie. Cela ressemble à de la lâcheté. » Les genoux de qui tremblaient parce qu’il la regardait ? demanda une voix dans sa tête. Qui est-ce qui transpirait à grosses gouttes ? À la fin, elle avait réussi à lui tenir tête. Je lui ai tenu tête, oui. Se courber comme un saule n’est pas la même chose que de se faire toute petite comme une souris. « Est-elle la reine ou non ? »
Les deux hommes échangèrent un de ces regards irritants et Ragan expliqua d’une voix modérée : « Vous ne comprenez pas, Nynaeve. Alliandre est la quatrième à s’asseoir sur le Trône Bénit par la Lumière depuis que nous sommes au Ghealdan, et cela représente juste six mois. Johanin portait la couronne quand Masema a commencé à attirer quelques foules, mais il a pensé que Masema était un fou inoffensif et n’a pas agi même quand les foules ont grossi et que ses nobles lui ont dit d’y mettre un terme. Johanin est mort dans un accident de chasse…
— Un accident de chasse ! » s’exclama Uno, moqueur. Un camelot qui le regardait par hasard en laissa choir son plateau d’épingles et d’aiguilles. « Pas à moins qu’il n’ait pas su distinguer l’un de l’autre les sacrés bouts d’un fichu épieu. Ces sacrés gens du sud et leur sacré Jeu des Maisons !
— Et Ellizelle lui a succédé, reprit Ragan. Elle a fait disperser les foules par l’armée jusqu’à ce qu’il y ait finalement une bataille rangée et que ce soit l’armée qui ait été en déroute.
— Sacrés fantoches de soldats », marmotta Uno. Elle allait devoir le sermonner de nouveau à propos de son langage.
Ragan acquiesça d’un signe de tête, mais poursuivit son énumération. « On raconte qu’après cela Ellizelle s’est empoisonnée mais, quelle que soit la façon dont elle est morte, elle a été remplacée par Teresia, qui a duré dix jours pleins après son couronnement, juste jusqu’à ce qu’elle ait une chance d’envoyer deux mille soldats contre dix mille gens du pays qui s’étaient réunis pour entendre Masema en dehors de Jehannah. Après la fuite de ses soldats, elle a abdiqué pour épouser un riche marchand. » Nynaeve le dévisagea avec incrédulité et Uno eut un rire sec. « C’est ce qu’on raconte, insista son jeune compagnon. Bien sûr, dans ce pays, épouser un roturier équivaut à renoncer à jamais au trône et, quoi que pense Beron Goraed d’avoir une jolie et jeune épouse de sang royal, j’ai entendu dire qu’il avait été sorti de son lit par une vingtaine de vassaux d’Alliandre et traîné au Palais de Jheda pour un mariage au beau milieu de la nuit. Teresia s’en est allée vivre dans le nouveau domaine campagnard de son mari tandis qu’Alliandre était couronnée avant même le lever du soleil, et la nouvelle souveraine a convoqué Masema au Palais pour lui annoncer qu’il ne serait plus inquiété. En moins de deux semaines, c’est elle qui lui rendait visite. J’ignore si elle croit réellement ce qu’il prêche, mais je sais qu’elle est montée sur le trône d’un pays au bord de la guerre civile, avec les Blancs Manteaux prêts à s’emparer du pouvoir et qu’elle l’a empêché avec l’unique moyen à sa disposition. C’est une reine avisée, et un homme peut être fier de la servir, même si c’est une nation du sud. »
Nynaeve ouvrit la bouche et oublia ce qu’elle s’apprêtait à riposter quand Uno dit, d’un ton indifférent : « Il y a un fichu Blanc Manteau qui nous suit. Ne tournez pas la tête, femme. Vous avez sacrément plus de bon sens que ça. »
L’effort de continuer à braquer ses yeux droit devant elle lui crispa le cou ; des picotements lui remontèrent le long du dos. « Tournez au prochain croisement, Uno.
— Cela nous éloigne des rues principales et de ces bougres de portes de la ville. Nous pouvons fichtrement bien le semer dans la foule.
— Tournez ! » Elle aspira l’air avec lenteur, rendit sa voix moins stridente. « J’ai besoin de le voir. »
L’expression d’Uno devint si farouche que les gens s’écartèrent de leur chemin dès dix pas devant eux, mais le trio s’engagea dans la première ruelle qui se présenta. Nynaeve bougea légèrement la tête quand ils obliquèrent, juste assez pour regarder du coin de l’œil avant que l’angle d’une modeste taverne en pierre lui bouche la vue. La cape couleur de neige avec le soleil flamboyant tranchait au milieu des passants clairsemés. Impossible de se tromper sur ce beau visage, le visage qu’elle avait été certaine d’apercevoir. Pas de Blanc Manteau autre que Galad n’avait une raison de la suivre, et aucun de ces Blancs Manteaux-là de suivre Uno ou Ragan.