6 Portails

Rand s’éveilla dans une obscurité totale et resta allongé sous ses couvertures en essayant de découvrir ce qui l’avait tiré du sommeil. Pas le rêve ; il était en train d’apprendre à nager à Aviendha dans un étang du Bois Humide aux Deux Rivières, son pays natal. Autre chose. Puis cela se manifesta de nouveau, comme une faible bouffée d’un miasme méphitique s’infiltrant sous la porte. Nullement une odeur, en réalité ; une sensation de différence, mais c’est l’impression que cela donnait. Fétide comme quelque chose de mort depuis une semaine dans de l’eau stagnante. Cela s’estompa de nouveau, mais pas complètement cette fois.

Rejetant de côté ses couvertures, il se leva, s’enveloppant du saidin. À l’intérieur du Vide, empli du Pouvoir, il sentait son corps frissonner, mais le froid semblait ailleurs que là où il était. Tirant avec prudence le battant de la porte, il l’ouvrit et sortit. Des fenêtres en arc brisé à chaque extrémité du couloir laissaient pénétrer des cascades de clair de lune. Après le noir de four de sa chambre, c’était presque le jour. Rien ne bougeait, mais il avait conscience que… quelque chose… approchait. Quelque chose de mauvais. Comme la souillure qui rugissait à travers lui sur le Pouvoir.

Une main plongea vers sa poche, vers la menue figurine sculptée d’un petit homme replet tenant une épée en travers de ses genoux. Un angreal ; avec cela, il était en mesure de canaliser davantage de Pouvoir que même lui arrivait à manipuler seul sans risque. Il pensa que cet angreal ne serait pas nécessaire. Quels que fussent ceux qui avaient lancé cette attaque contre lui, ils ignoraient à qui ils avaient maintenant affaire. Ils n’auraient jamais dû le laisser se réveiller.

Pendant un instant, il hésita. Il pouvait aller combattre ce qui avait été envoyé contre lui, mais il pensait que cela se trouvait encore au-dessous de lui. Là où les Vierges de la Lance dormaient toujours, d’après le silence. Avec de la chance, cela ne s’attaquerait pas à elles, à moins qu’il ne se précipite pour lui livrer bataille au milieu d’elles. Ce qui les éveillerait sûrement, et elles ne resteraient pas de côté à regarder en se croisant les bras. Lan disait que vous deviez choisir votre terrain, si les circonstances s’y prêtaient, et obliger votre adversaire à venir à vous.

Souriant, il lutta de vitesse avec le son mat de ses bottes en gravissant le plus proche escalier qui s’élevait en courbe, toujours plus haut jusqu’à ce qu’il atteigne le dernier étage. Le niveau le plus élevé de l’immeuble était une vaste salle avec un plafond légèrement arrondi en dôme et de fines colonnes aux cannelures en spirale qui se dressaient çà et là. Des fenêtres en arc brisé, sans vitres, tout autour de la salle, en illuminaient de clair de lune les moindres recoins. La poussière, les pierrailles et le sable par terre portaient encore faiblement la trace de ses propres pas, la fois où il était venu là, et pas d’autres empreintes. C’était parfait.

S’avançant à grandes enjambées jusqu’au centre de la salle, il se campa sur la mosaïque qui était là, l’antique symbole des Aes Sedai, large de dix pas. L’endroit était approprié. “Par ce signe il vaincra”. C’était ce que la Prophétie de Rhuidean disait de lui. Il enjambait la ligne sinueuse qui le divisait, une botte sur la larme noire appelée maintenant le Croc du Dragon et utilisée pour symboliser le mal, l’autre botte sur la blanche nommée à présent la Flamme de Tar Valon. Certains hommes disaient qu’elle représentait la Lumière. Un endroit tout indiqué pour soutenir cette attaque, entre la Lumière et l’Ombre.

La sensation de fétidité se renforça et une odeur de soufre brûlé emplit l’air. Soudain, des choses bougèrent, s’éloignant furtivement de l’escalier comme des ombres projetées par la lune, se faufilant le long du pourtour de la salle. Peu à peu, elles prirent la forme de trois chiens noirs, plus sombres que la nuit et aussi gros que des poneys. Les yeux brillant comme de l’argent, ils l’encerclèrent avec circonspection. Ayant en lui le Pouvoir, il entendait leurs cœurs battre, comme de gros tambours. Il ne les entendait pas respirer, cependant ; peut-être ne respiraient-ils pas.

Il canalisa et une épée apparut dans ses mains ; sa lame à légère courbure portant la marque du héron semblait forgée dans du feu. Il s’était attendu à des Myrddraals, ou à quelque chose de pire encore que les Sans-Yeux, mais pour des chiens, même des chiens issus de l’Ombre, l’épée suffirait. Ceux qui les avaient envoyés ne le connaissaient pas. Lan disait qu’il approchait de très près maintenant le niveau de maître à l’épée et le Lige était assez avare de louanges pour que cela l’incite à penser qu’il avait peut-être déjà atteint ce niveau.

Avec des grondements pareils à des os qu’on broie pour les réduire en farine, les chiens s’élancèrent sur lui de trois côtés, plus vite que des chevaux au galop.

Il ne bougea que lorsqu’ils furent presque sur lui ; alors, faisant corps avec l’épée, il passa d’un mouvement à l’autre comme s’il dansait. En un clin d’œil, l’attaque appelée Tourbillon-sur-la-Montagne devint Le-Vent-Soufle-par-dessus-le-Mur qui fina en Déployer-l’Éventail. De grandes têtes noires se séparèrent brusquement de corps noirs, leurs dents dégouttant de bave, comme de l’acier poli, encore découvertes tandis qu’elles rebondissaient sur le sol. Il s’éloignait déjà de la mosaïque quand les formes sombres s’affalèrent en tas saignants agités de soubresauts.

Riant tout seul, il laissa aller l’épée, mais retint le saidin, le Pouvoir déchaîné, le charme enchanteur et la souillure. Du mépris glissa à l’extérieur du Vide. Des chiens. Des Engeances de l’Ombre, certainement, par contre rien que… Le rire s’éteignit.

Avec lenteur, les chiens morts et leurs têtes fondaient, devenaient des flaques d’ombre liquide qui palpitaient légèrement comme si elles étaient vivantes. Leur sang, étalé en éventail sur le sol, tremblait. Soudain, les flaques plus petites se mirent en mouvement par coulées visqueuses qui se mêlèrent aux plus grandes, lesquelles s’écartèrent de la mosaïque en suintements qui s’amoncelèrent de plus en plus haut, jusqu’à ce que les trois énormes chiens noirs soient de nouveau debout là, bavant et grondant tandis qu’ils s’accroupissaient sur leurs jarrets massifs.

Il ne comprit pas pourquoi il éprouvait de la surprise, vaguement, en dehors du vide. Des chiens, oui, mais des Engeances de l’Ombre. Ceux qui les avaient envoyés n’étaient pas aussi irréfléchis qu’il l’avait pensé. Mais ils ne le connaissaient toujours pas.

Au lieu de recourir encore à l’épée, il canalisa comme il se souvenait de l’avoir fait une fois voilà longtemps. Hurlant, les énormes chiens bondirent et un épais trait de lumière blanche jaillit de sa main, comme de l’acier en fusion, comme du feu liquide. Il en balaya les créatures en plein élan ; pendant un instant, elles devinrent d’étranges ombres d’elles-mêmes, toutes les couleurs inversées, puis elles se composèrent de particules scintillantes qui se dissocièrent en parcelles de plus en plus minuscules, jusqu’à ce que plus rien ne subsiste.

Il laissa disparaître la chose qu’il avait faite, un sourire amer aux lèvres. Une barre de lumière pourpre, image rémanente, donnait l’impression de traverser encore son champ de vision.

De l’autre côté de la grande salle, un fragment d’une des colonnes s’écrasa sur les dalles. Aux endroits que cette barre de lumière – ou ce que c’était ; pas exactement de la lumière – avait effleurés au passage, des tranches nettes étaient tombées des colonnes. Derrière elles, un espace béant comme creusé par un coup de faux avait entamé la moitié de la largeur du mur.

« L’un d’eux vous a-t-il mordu ou a-t-il saigné sur vous ? »

Il se retourna d’un mouvement vif au son de la voix de Moiraine ; absorbé par ce qu’il avait accompli, il ne l’avait pas entendue monter l’escalier. Elle se tenait là serrant ses jupes à deux mains et le regardait attentivement, son visage noyé dans l’ombre lunaire. Elle avait dû sentir les choses comme lui-même mais, pour être ici si vite, elle devait avoir couru. « Les Vierges vous ont laissée passer ? Etes-vous devenue Far Dareis Mai, Moiraine ?

— Elles m’accordent quelques privilèges de Sagette, répliqua-t-elle du tac au tac, l’impatience se percevant nettement dans sa voix habituellement mélodieuse. J’ai dit aux gardes que j’avais à te parler de toute urgence. Maintenant, réponds-moi ! Est-ce que les Chiens de l’Ombre t’ont mordu ou ont saigné sur toi ? Est-ce que leur salive t’a touché ?

— Non », répondit-il lentement. Les Chiens de l’Ombre. Le peu qu’il en savait, il l’avait récolté dans de vieux contes, de la sorte que l’on utilise pour effrayer les enfants dans les pays du sud. Quelques adultes y croyaient aussi.

« Pourquoi une morsure vous tracasserait-elle ? Vous pouvez la Guérir. Ceci signifie-t-il que le Ténébreux est libre ? » Enfermé dans le Vide protecteur tel qu’il l’était, même la peur restait lointaine.

Les récits qu’il avait entendus disaient que les Chiens Noirs couraient la nuit dans la Chasse Sauvage dont le Ténébreux était le veneur ; ils ne laissaient pas d’empreintes même sur le sol le plus mou, ils en imprimaient seulement sur la pierre, et ils ne s’arrêtaient que lorsqu’on les affrontait et les mettait en déroute ou se postait de l’autre côté d’un cours d’eau. Les carrefours étaient réputés des endroits particulièrement dangereux pour les rencontrer, ainsi que le moment qui suit immédiatement le coucher du soleil ou précède de même l’aurore. Il avait vu à présent se matérialiser assez de ces légendes pour croire que l’une d’elles avait des chances d’être véridique.

« Non, pas cela, Rand. » Elle paraissait avoir recouvré son sang-froid ; sa voix était de nouveau un carillon argentin, calme et froid « Ce ne sont qu’une variété différente d’Engeances de l’Ombre, une chose qui n’aurait jamais dû être faite. Par contre, leur morsure entraîne la mort aussi sûrement qu’un poignard en plein cœur et je ne pense pas que j’aurais réussi à Guérir une blessure pareille avant qu’elle t’ait tué. Leur sang, leur salive même, est du poison. Une goutte sur la peau peut tuer, lentement, avec des grandes souffrances à la fin. Tu as eu de la chance qu’il n’y en a eu que trois. À moins que tu n’en aies tué plus avant que j’arrive ? Leurs meutes sont en général plus importantes, jusqu’à dix ou douze, ou en tout cas c’est ce que racontent les bribes d’histoires qui restent de la Guerre de l’Ombre. »

Des meutes plus importantes. Il n’était pas l’unique cible dans Rhuidean pour un des Réprouvés…

« Il faut que nous parlions de ce dont tu t’es servi pour les tuer », commença Moiraine, mais il courait déjà de toutes ses forces, sans se soucier de ses appels lui demandant où il allait et pourquoi.

Il dévalait des escaliers, longeait des couloirs obscurs où des Vierges ensommeillées, réveillées par le martèlement des bottes, le regardaient avec consternation depuis le seuil de chambres inondées de clair de lune. Franchissant la porte d’entrée à deux battants où Lan attendait avec impatience en compagnie des deux femmes de garde, sa cape de Lige aux teintes changeantes sur ses épaules donnant l’impression que certaines parties de sa personne se fondaient dans la nuit.

« Où est Moiraine ? » s’exclama-t-il quand Rand passa comme une flèche devant lui, mais Rand descendit quatre à quatre les larges marches du perron sans répliquer.

En arrivant au bâtiment où il se rendait, la blessure à demi Guérie dans son côté se crispait comme un poing, une douleur dont il n’avait que vaguement conscience à l’intérieur du Vide. Le bâtiment se dressait à la lisière même de Rhuidean, loin de la grand-place, aussi loin du camp des Sagettes partagé par Moiraine que c’était possible en restant dans la cité. Les étages supérieurs s étaient écroulés en un monticule de décombres qui s’étalaient sur la terre craquelée au-delà du pavage. Seuls les deux niveaux du bas restaient intacts.

Refusant de céder aux efforts de son corps pour se replier sur l’endroit douloureux, Rand entra, toujours courant à fond de train.

Jadis le vaste vestibule, encerclé par un balcon de pierre, avait été élevé ; maintenant il était plus haut encore, ouvert au ciel nocturne, son clair sol de pierre jonché de gravois résultant de l’effondrement. Dans les ombres projetées par la lune sous le balcon, trois Chiens Noirs étaient dressés sur leurs pattes de derrière, attaquant des griffes et des dents une porte revêtue de bronze qui tremblait sous leur assaut. L’odeur de soufre brûlé imprégnait fortement l’air.

Se remémorant ce qui s’était produit tout à l’heure, Rand se jeta de côté tandis qu’il canalisait et le trait de feu liquide fila comme un éclair au ras de la porte et anéantit les Engeances de l’Ombre. Il avait tenté de diminuer le trait cette fois, pour limiter la destruction aux Chiens Noirs, mais le mur épais à l’autre bout de la chambre était percé d’un trou sombre. Pas de part en part, pensa-t-il – c’était difficile à estimer au clair de lune – mais il lui faudrait affiner le maniement de cette arme.

Le revêtement de bronze de la porte était éraillé et déchiré comme si les dents et les griffes des Chiens des Ténèbres avaient réellement été en acier ; la lueur d’une lampe apparaissait par de multiples petits trous. Il y avait des empreintes de pattes dans les dalles de pierre mais étonnamment peu nombreuses. Laissant aller le saidin, il trouva un endroit où il ne se lacérerait pas la main et tambourina sur la porte. Soudain la douleur dans son côté se fit très réelle et présente ; il respira à fond et essaya d’en refouler la sensation. « Mat ? C’est moi, Rand ! Ouvre, Mat ! »

Au bout d’un instant, le battant s’entrouvrit un peu, et par cette fente jaillit un flot de clarté provenant des lampes ; Mat risqua un œil avec hésitation, puis ouvrit plus grand la porte, s’appuyant contre le battant comme s’il avait couru quatre lieues en portant un sac de pierres. À part un médaillon représentant une tête de renard en argent suspendu à son cou, l’œil ayant la forme et la couleur de l’antique symbole des Aes Sedai, il était nu. Étant donné les sentiments de Mat à l’égard des Aes Sedai, Rand fut surpris qu’il n’ait pas vendu ce médaillon depuis longtemps. Plus loin dans la chambre, une grande femme drapait calmement une couverture autour d’elle. Une Vierge, à en juger par les lances et le bouclier gisant à ses pieds.

Rand détourna hâtivement les yeux et s’éclaircit la gorge. « Je tenais juste à m’assurer que tu allais bien.

— Ça va pour nous. » Avec anxiété, Mat inspecta le vestibule. « Maintenant, ça va. Tu l’as tué ou quoi ? Je ne veux pas savoir ce que c’était, du moment que ce n’est plus là. Rudement pénible parfois d’être ton ami. »

Pas seulement un ami. Un autre ta’veren et peut-être un atout maître pour la victoire dans la Tarmon Gai’don ; quiconque cherchait à abattre Rand avait de bonnes raisons d’abattre Mat aussi. Seulement Mat avait toujours essayé de nier l’un et l’autre. « Ils sont partis, Mat. Des Chiens de l’Ombre. Trois d’entre eux.

— Je t’ai averti que je ne voulais pas savoir, grommela Mat. Des Chiens Noirs, à présent. Je ne peux pas dire que la vie manque d’imprévu en ta compagnie. On n’a pas le temps de s’ennuyer ; pas jusqu’au jour où l’on meurt. Si je n’avais pas été debout pour boire du vin quand la porte a commencé à s’ouvrir… » Il laissa la phrase inachevée, avec un frisson, et gratta une plaque rouge sur son bras droit en examinant le revêtement de métal déchiqueté. « Tu sais, c’est drôle comme l’esprit joue des tours. Tandis que je mettais toutes mes forces à maintenir cette porte fermée, j’aurais juré que l’un d’eux avait creusé avec ses dents un trou au travers. Je voyais sa fichue tête. Et sa mâchoire. La lance de Melindhra ne l’a même pas fait reculer. »

L’arrivée de Moiraine fut plus spectaculaire cette fois-ci, elle surgit en courant, ses jupes relevées, haletante et exaspérée. Lan était sur ses talons, l’épée à la main et une expression orageuse sur son visage de pierre, avec à sa suite une foule de Far Dareis Mai qui débordait jusque dans la rue. Certaines des Vierges n’avaient sur elles que du linge de corps, mais toutes avaient leur lance en arrêt et leur shoufa drapée autour de la tête, le voile noir cachant tout sauf leurs yeux, prêtes à tuer. Du moins Moiraine et Lan parurent-ils soulagés de le voir là debout parlant calmement à Mat, encore que l’Aes Sedai eut aussi l’air d’avoir l’intention de lui adresser une verte semonce. À cause des voiles, c’était impossible de déceler ce que pensaient les Aielles.

Poussant un glapissement aigu, Mat recula d’un bond dans sa chambre et commença précipitamment à enfiler une paire de chausses, ses cabrioles d’un pied sur l’autre handicapées parce qu’il ne cessait de tirer sur les chausses en s’efforçant en même temps de se gratter le bras. La Vierge blonde l’observait avec un large sourire qui menaçait de se transformer en éclats de rire.

« Qu’est-ce que tu as au bras ? demanda Rand.

— Je t’ai raconté que l’esprit vous jouait de drôles de tours, répliqua Mat, sans cesser de tenter à la fois de se gratter et de s’engouffrer dans ses chausses. Quand j’ai pensé que ce machin avait creusé la porte avec ses dents, j’ai cru aussi qu’il m’inondait le bras de bave, et maintenant le bras me démange comme s’il était en feu. Il y a même là quelque chose qui ressemble à une brûlure. »

Rand ouvrit la bouche, mais Moiraine le repoussait déjà de côté pour passer. Mat la regarda avec de grands yeux et tomba à la renverse en s’efforçant frénétiquement de finir d’enfiler complètement ses chausses, mais elle s’agenouilla à côté de lui, sans se soucier de ses protestations, et serra étroitement sa tête dans ses mains. Rand avait déjà été Guéri, et avait vu pratiquer la Guérison mais, au lieu de ce qu’il attendait, Mat eut seulement un frisson et souleva le médaillon par sa lanière de cuir jusqu’à ce qu’il pende contre sa main.

« Ce sacré machin est tout d’un coup plus froid que glace, marmonna-t-il. Qu’est-ce que vous faites, Moiraine ? Si vous voulez faire quelque chose, Guérissez cette démangeaison, elle a gagné le bras entier. » Son bras droit était rouge du poignet à l’épaule et avait commencé à paraître gonflé.

Moiraine le considérait avec l’expression la plus stupéfaite que Rand lui avait jamais vue. Peut-être même était-ce la seule et unique fois. « Je vais m’en charger, dit-elle avec lenteur. Si le médaillon est froid, enlevez-le. »

Mat la regarda sans aménité, puis finalement le passa par-dessus sa tête et le posa à côté de lui. Elle serra de nouveau sa tête entre ses mains et il poussa un cri comme s’il avait été plongé nez le premier dans de la glace, ses jambes se raidirent et son dos s’arqua ; ses yeux fixaient le vide, écarquillés au maximum. Quand Moiraine retira ses mains, il s’affaissa, aspirant l’air à grandes goulées. La rougeur et l’enflure avaient disparu. Il dut s’y reprendre à trois fois avant de réussir à proférer un mot. « Sang et cendres ! Faut-il que cela se produise de cette fichue façon à chaque fichu coup ? Ce n’était qu’une foutue démangeaison !

— Surveille ta langue quand tu t’adresses à moi, répliqua Moiraine en se relevant, sinon j’irai trouver Nynaeve et la chargerai de toi. » Mais son cœur n’y était pas ; on aurait cru qu’elle parlait dans son sommeil. Elle s’efforçait de ne pas regarder la tête de renard que Mat était en train de raccrocher à son cou. « Tu as besoin de repos, dit-elle distraitement. Reste au lit demain, si tu en as envie. »

La Vierge drapée dans la couverture – Melindhra ? – s’agenouilla derrière Mat et posa les mains sur ses épaules, levant les yeux vers Moiraine par-des-sus la tête de Mat. « Je veillerai à ce qu’il se conforme à ce que vous ordonnez, Aes Sedai. » Avec un brusque sourire, elle ébouriffa les cheveux de Mat. « C’est mon petit sac à malices, à présent. » D’après l’air horrifié de Mat, il rassemblait ses forces pour s’enfuir.

Rand eut conscience de petits gloussements de rire amusé derrière lui. Les Vierges, shoufa et voile maintenant sur les épaules, s’étaient rassemblées là et regardaient dans la chambre.

« Apprends-lui à chanter, sœur-de-la-Lance », dit Adeline, et les autres Vierges explosèrent de rire.

Rand intervint avec fermeté. « Laissez-le se reposer. Certaines d’entre vous n’ont-elles pas à s’habiller ? » Elles obtempérèrent à regret, continuant à scruter l’intérieur de la pièce, jusqu’à ce que Moiraine en sorte.

« Voulez-vous vous retirer, je vous prie ? » dit l’Aes Sedai tandis que la porte lacérée claquait derrière elle. Elle tourna à demi la tête en arrière avec un pincement des lèvres exprimant la contrariété. « Il faut que je m’entretienne seule à seul avec Rand al’Thor ».

Avec un signe d’acquiescement, les Aielles se dirigèrent vers la sortie, quelques-unes continuant à plaisanter à propos de ces leçons de chant que Melindhra – une Shaido, apparemment ; Rand se demanda si Mat le savait –devait enseigner à Mat. Quel que soit ce que cela sous-entendait.

Rand arrêta Adeline en posant la main sur son bras nu ; d’autres qui s’en aperçurent s’arrêtèrent également, de sorte qu’il adressa à elles toutes. « Puisque vous ne vous en allez pas quand je vous l’ordonne, quelle réaction aurez-vous quand j’aurai à vous engager dans une bataille ? » Il n’en avait pas l’intention pour autant que c’était en son pouvoir ; il les savait des guerrières redoutables, mais il avait été élevé à estimer que mourir si nécessaire est le rôle d’un homme avant qu’une femme y soit obligée. La logique pouvait affirmer que c’était stupide, surtout avec ce genre de femmes, mais c’était son intime conviction. Toutefois, il eut la sagesse de ne pas le leur expliquer. « Penserez-vous que c’est une plaisanterie ou déciderez-vous de vous mettre en route lorsque vous en aurez envie ? »

Elles le regardaient avec la consternation de ceux écoutant quelqu’un qui vient de révéler son ignorance des faits les plus simples. « Dans la danse des lances, lui répliqua Adeline, nous irons où vous nous enverrez, mais ceci n’est pas la danse. D’ailleurs, vous ne nous avez pas commandé de partir.

— Même le Car’acarn n’est pas un roi des Terres Humides », ajouta une Vierge à la chevelure grisonnante. Dure et musclée en dépit de son âge, elle ne portait qu’une courte chemise et sa shoufa. Il commençait à se lasser de cette phrase.

Les Vierges poursuivirent leurs plaisanteries tandis qu’il restait avec Moiraine et Lan. Le Lige avait fini par rengainer son épée et semblait aussi à Taise que d’ordinaire. Autrement dit aussi immobile et calme que son visage, tout en plans et angles de pierre au clair de lune, et avec l’apparence d’être prêt à s’élancer brusquement en comparaison de laquelle les Aiels avaient l’air placides. Une lanière de cuir tressé maintenait écartés de son visage ses cheveux grisonnant aux tempes. Son regard aurait convenu à un aigle aux yeux bleus.

« Il faut que je te parle au sujet de…, commença Moiraine.

— Nous parlerons demain », répliqua Rand, sans la laisser finir. L’expression de Lan devint encore plus dure, si c’était possible ; les Liges se montraient bien plus protecteurs envers leur Aes Sedai, qu’il s’agisse de leur position sociale ou de leur personne, que pour eux-mêmes. Rand ne tint pas compte de Lan. Son côté réclamait toujours qu’il se replie sur lui-même, mais il réussit à demeurer droit comme un / ; il n’allait pas témoigner de faiblesse devant elle. « Si vous croyez que je vous aiderai à enlever cette tête de renard à Mat, vous pouvez toujours attendre. » Ce médaillon l’avait d’une manière ou d’une autre empêchée de canaliser. Ou du moins avait-il empêché son canalisage d’avoir de l’effet sur Mat quand il l’avait en main. « Il a payé un prix élevé pour lui, Moiraine, et il lui appartient. » Se rappelant le coup qu’elle lui avait donné avec le Pouvoir en travers des épaules, il ajouta ironiquement : « Peut-être demanderai-je si je peux le lui emprunter. » Il se détourna d’elle. Il y avait encore quelqu’un dont il devait vérifier le sort, bien que d’une manière ou de l’autre c’eût cessé d’être urgent ; les Chiens Noirs auraient maintenant exécuté ce dont ils avaient l’intention.

« S’il te plaît, Rand », dit Moiraine, et le ton de prière évident de sa voix le figea sur place. Il n’avait jamais entendu rien de pareil chez elle auparavant.

Ce ton offensa apparemment Lan. « Je pensais que tu étais devenu un homme, s’exclama âprement le Lige. Est-ce ainsi que se conduit un homme ? Tu agis comme un gamin arrogant. » Lan pratiquait des exercices de l’épée avec lui – et avait de la sympathie pour lui, Rand en avait la conviction –mais, si Moiraine prononçait la phrase nécessaire, le Lige s’évertuerait de son mieux à le tuer.

« Je ne serai pas toujours auprès de toi », reprit Moiraine d’une voix pressante. Ses mains serraient si fort les pans de sa jupe qu’elles en tremblaient. « Je risque de mourir lors de la prochaine attaque. Je pourrais tomber de cheval et me rompre le cou ou recevoir en plein cœur la flèche d’un Ami du Ténébreux, et la mort ne peut pas être Guérie. J’ai consacré ma vie entière à te chercher, à te trouver et à t’aider. Tu ne connais toujours pas ta propre force ; tu ne peux pas savoir la moitié de ce que tu fais. Je… m’excuse… très humblement pour les offenses que je t’ai infligées. » Ces mots – des mots qu’il n’avait jamais imaginé entendre de sa bouche – étaient prononcés comme extirpés de force, mais ils étaient prononcés ; et elle ne pouvait pas mentir. « Permets-moi de t’aider autant que je le peux, pendant que je le peux. Je t’en prie.

— Se fier à vous est difficile, Moiraine. » Il ne se préoccupa pas de Lan qui esquissait un mouvement au clair de lune ; son attention était concentrée sur elle. « Vous m’avez traité comme une marionnette, vous m’avez obligé à danser comme vous le vouliez, du jour où nous nous sommes rencontrés. Les seules fois où j’ai été libéré de vous, c’est quand vous étiez au loin ou quand je ne tenais pas compte de vous. Et même cela, vous l’avez rendu difficile. »

Le tintement du rire de Moiraine évoquait autant l’argent que la couleur de la lune dans le ciel, mais il se teintait d’amertume. « Cela ressemblait plutôt à un combat avec un ours qu’à tirer sur les fils d’une marionnette. Veux-tu un serment de ne pas essayer de te manipuler ? Je te le jure. » Sa voix devint dure comme le cristal. « Je jure même de t’obéir comme une des Vierges de la Lance… comme un des gaishains,, si tu l’exiges… mais tu dois… ». Aspirant profondément, elle reprit, plus doucement : « Je te demande, humblement, de me permettre de t’aider. »

Lan la dévisageait et Rand eut l’impression que ses yeux s’exorbitaient. « J’accepterai votre assistance, dit-il lentement. Et je m’excuse aussi. Pour toute l’impolitesse que j’ai montrée. » Il avait le sentiment d’être encore manipulé – il avait eu de bonnes raisons d’être impertinent, quand il l’était –mais elle ne pouvait pas mentir.

La tension la quitta visiblement. Elle se rapprocha et leva les yeux vers lui. « Ce que tu as utilisé pour tuer les Chiens de l’Ombre s’appelle le malefeu. J’en sens encore le résidu ici. » Il le sentait aussi, comme l’odeur faiblissante demeurant après qu’une tarte a été emportée hors de la pièce, ou le souvenir de quelque chose qui vient d’être emporté hors de vue. « Dès avant la Destruction du Monde, l’utilisation du malefeu a été interdite. La Tour Blanche nous interdit même d’en apprendre la pratique. Dans la Guerre du Pouvoir, les Réprouvés et les séides de l’Ombre eux-mêmes ne s’en sont servis qu’avec répugnance.

— Interdit ? dit Rand en fronçant les sourcils. Je vous ai vue l’utiliser une fois. » Il ne pouvait en être sûr dans la clarté diffuse de la lune, mais il pensa que les joues de Moiraine s’empourpraient. Pour cette fois, peut-être était-ce elle qui perdait son assurance.

« Parfois, il est nécessaire de faire ce qui est défendu. » Si elle était démontée, cela n’apparaissait pas dans sa voix. « Quand quelque chose est détruit par le malefeu, ce quelque chose cesse d’exister avant le moment de sa destruction, comme un fil qui continue à brûler au-delà de l’endroit où la flamme l’a touché. Plus grande est la force du malefeu, plus en arrière dans le temps son existence s’achève. Le plus intense malefeu que je sois capable de susciter n’ôtera que quelques secondes au Dessin. Tu es bien plus puissant. De beaucoup.

— Mais s’il n’existe pas avant qu’on le détruise… » Rand, les idées en pleine confusion, se passa les doigts dans les cheveux.

« Tu commences à comprendre les problèmes, les dangers ? Mat se rappelle avoir vu un des Chiens de l’Ombre creuser à coups de dent un trou dans la porte, mais il n’y a pas de trou maintenant. Si le Chien lui avait bavé dessus autant qu’il s’en souvient, il serait mort avant que je puisse arriver jusqu’à lui. Car aussi loin dans le passé que tu as détruit la créature, ce qu’elle a fait pendant ce temps-là ne s’est plus produit Seul le souvenir en demeure pour ceux qui ont vu ou vécu ces instants. Seul ce qu’elle a fait avant est maintenant réalité. Quelques trous de dent à la porte et une goutte de salive sur le bras de Mat.

— Je n’y trouve que des avantages, répliqua-t-il. C’est grâce à cela que Mat est en vie.

— C’est terrible, Rand. » Une note pressante entra dans sa voix. « Pourquoi crois-tu que même les Réprouvés redoutent de l’utiliser ? Pense à l’effet sur le Dessin d’un unique fil, un homme, retiré d’heures ou de jours qui ont déjà été tissés, comme un fil enlevé en partie d’un morceau d’étoffe. Des fragments de manuscrits restant de la Guerre du Pouvoir relatent que plusieurs villes ont été entièrement anéanties par le malefeu avant que les deux partis belligérants se rendent compte des dangers. Des centaines de milliers de fils extirpés du Dessin, disparus de jours déjà écoulés ; quoi que ces gens avaient accompli n’était désormais plus accompli, non plus que ce que d’autres avaient accompli à cause de leurs actions. Les souvenirs persistaient, mais non les actions. Les réactions en chaîne étaient incalculables. Le Dessin même faillit se détisser. Cela aurait causé la destruction de tout. Du monde, du temps, de la Création même. »

Rand eut un frisson, qui n’avait rien à voir avec le froid qui pénétrait à travers sa tunique. « Je ne peux pas promettre de ne plus m’en servir, Moiraine. Vous-même avez dit qu’il y a des moments où il est nécessaire de faire ce qui est interdit.

— Je ne pensais pas que tu le promettrais », répliqua-t-elle froidement. Son agitation s’apaisait, son assurance s’était raffermie. « Mais tu dois prendre garde. » Elle était revenue au « tu dois ». « Avec un sa’angrealcomme Callandor, tu anéantirais une ville avec le malefeu. Le Dessin en serait bouleversé ensuite pour des années. Qui sait si le tissage resterait même centré sur toi, quelque ta’veren que tu sois, jusqu’à ce que le Dessin se rassérène ? Être ta’veren et l’être si fortement sera peut-être la marge qui te donnera la victoire même dans la Dernière Bataille.

— Peut-être en effet », répondit-il d’une voix morne. Dans tous les contes héroïques, le protagoniste proclamait qu’il vaincrait ou mourrait. Ce que lui pouvait espérer de mieux était, semble-t-il, la victoire et la mort. « Il faut que j aille vérifier où en est quelqu’un, reprit-il à mi-voix. Je vous verrai demain matin. » Rassemblant en lui-même le Pouvoir, la vie et la mort en couches tourbillonnantes, il créa dans l’air un trou plus haut que lui, ouvert sur une obscurité qui donnait l’impression que le clair de lune était le jour. Un portail, ainsi l’appelait Asmodean.

« Qu’est-ce que c’est ? questionna Moiraine d’une voix entrecoupée.

— Une fois que j’ai fait quelque chose, je me rappelle comment je m’y suis pris. La plupart du temps. » Ce n’était pas une réponse, mais le moment était venu de mettre à l’épreuve les serments de Moiraine. Elle ne pouvait pas mentir, seulement les Aes Sedai étaient habiles à trouver des échappatoires à travers une pierre. « Il faut que vous restiez à l’écart de Mat ce soir. Et n’essayez pas de vous emparer de ce médaillon.

— Sa place est dans la Tour pour qu’on l’étudie, Rand. Ce doit être un terangreal par contre aucun n’a jamais été découvert qui…

— Quoi que ce soit, c’est à lui, répliqua-t-il fermement. Vous le lui laisserez. »

Pendant un instant, elle parut se livrer à une lutte intérieure, son dos se raidissant et sa tête se relevant tandis qu’elle le dévisageait. Elle n’avait pas l’habitude de recevoir des ordres de personne en dehors de Siuan Sanche, et Rand était prêt à parier qu’elle ne s’y était jamais résignée sans discussion. Finalement, elle inclina la tête en signe d’assentiment et même ébaucha une espèce de révérence. « Comme tu l’as dit, Rand. C’est à lui. Je t’en prie, sois prudent, Rand. Apprendre par toi-même l’usage d’une chose comme le malefeu est suicidaire, et la mort ne peut pas être Guérie. » Cette fois, le ton était dépourvu de moquerie. « À demain matin. » Lan la suivit quand elle partit, le Lige jetant à Rand un coup d’œil indéchiffrable ; il ne devait pas être satisfait par cette tournure des événements.

Rand franchit le portail, lequel disparut.

Il se tenait sur un disque, une copie de six pas de diamètre de l’antique symbole des Aes Sedai. Même le côté noir semblait plus clair en comparaison de l’obscurité sans bornes qui entourait Rand, au-dessus et au-dessous ; il était sûr que s’il tombait sa chute n’en finirait jamais. Asmodean prétendait qu’existait une méthode plus rapide, appelée Voyager, pour se servir d’un portail, mais il avait été dans l’incapacité de la lui enseigner, en partie parce qu’il n’avait pas la force de créer un portail pendant qu’il avait autour de lui le bouclier de Lanfear. En tout cas, Voyager requérait de parfaitement connaître votre point de départ. Rand jugeait plus logique que l’on sache bien où l’on voulait aller, mais Asmodean semblait croire que c’était comme demander pourquoi l’air n’était pas de l’eau. Il y avait beaucoup de choses qu’Asmodean considérait comme allant de soi. Néanmoins, planer pas loin du sol était suffisamment rapide.

Dès qu’il eut planté ses bottes dessus, le disque vacilla sur ce qui parut la longueur d’un pas et s’arrêta, un autre portail surgissant devant lui. Assez rapide, surtout sur cette courte distance. Rand quitta le disque et se retrouva dans le corridor en face de la salle où était Asmodean.

L’unique lumière provenait des fenêtres aux extrémités du couloir ; la lampe d’Asmodean était éteinte. Les flux que Rand avait tissés autour de la pièce étaient toujours en place, toujours solidement noués. Rien ne bougeait, mais il y avait encore un faible relent de soufre brûlé.

Se rapprochant du rideau de perles, il regarda par l’encadrement de la porte. Des ombres projetées par la lune emplissaient la salle, mais l’une d’elles était Asmodean, se retournant sous ses couvertures. Enveloppé dans le Vide, Rand entendait les battements de son cœur, sentait la sueur de rêves agités. Il se pencha pour examiner le dallage bleu clair, et les empreintes creusées dedans.

Il avait appris à traquer quand il était enfant et repérer les empreintes ne présentait pas de difficulté. Trois ou quatre Chiens Noirs étaient venus là. Ils s’étaient avancés l’un derrière l’autre sur le seuil de la salle, apparemment, chacun marchant presque dans les pas des autres. Le filet tissé autour de la salle les avait-il arrêtés là ? Ou avaient-ils simplement été envoyés pour voir et rapporter ce qu’ils avaient vu ? Troublant, de penser que même des chiens engendrés par l’Ombre aient cette intelligence. Mais, aussi bien, les Myrddraals utilisaient également comme espions des corbeaux et des rats ainsi que d’autres bêtes ayant un lien proche avec la mort. Les Yeux de l’Ombre, les appelaient les Aiels.

Canalisant de fins flux de Terre, il lissa les dalles du sol, redressant les endroits aplatis jusqu’à ce qu’il arrive dans la rue déserte plongée dans la nuit et à cent pas du grand immeuble. Au matin, n’importe qui pourrait voir la piste s’arrêter là, mais personne ne se douterait que les Chiens Noirs s’étaient approchés d’Asmodean. Des Chiens de l’Ombre ne pouvaient éprouver aucun intérêt pour Jasin Natael le ménestrel.

À cette heure-ci, toutes les Vierges de la cité étaient probablement réveillées ; certainement aucune ne dormirait encore sous le Toit des Vierges. Créant un autre portail là dans la rue, une noirceur plus profonde que la nuit, il laissa le disque le remporter dans sa propre chambre. Il se demanda pourquoi il avait choisi l’antique symbole – c’était son choix, encore qu’inconscient ; d’autres fois, ç’avait été une marche d’escalier ou un fragment de sol. Les Chiens de l’Ombre en avaient écarté leurs masses gluantes avant de se reformer. Par ce signe il vaincra.

Debout dans sa chambre noire comme un four, il alluma les lampes en canalisant, mais il ne laissa pas aller le saidin. Il s’en servit au contraire pour canaliser de nouveau, attentif à ne déclencher aucun des pièges qu’il avait mis en place, et un fragment du mur disparut, révélant une niche qu’il avait creusée là lui-même.

Dans la petite alcôve se dressaient deux figurines d’un pied de haut, un homme et une femme, chacun revêtu d’une ample robe et le visage serein, chacun soulevant en l’air d’une main un globe de cristal. Il avait menti à Asmodean à leur sujet.

Il y avait des angreals, tel le petit homme replet dans la poche de la tunique de Rand, et des sa’angreals, comme Callandor, qui augmentaient la quantité de Pouvoir manipulable sans risques à l’aide d’un angreal dans les mêmes proportions qu’un angreal augmentait la puissance de qui canalisait sans assistance. Les uns et les autres étaient très rares et très estimés par les Aes Sedai, bien que ne reconnaissant que ceux harmonisés avec la femme et la saidar. Ces deux statuettes étaient d’autre sorte, pas tellement rares, mais tout aussi hautement appréciées. Les ter’angreals avaient été conçus pour utiliser le Pouvoir, non pour le renforcer mais pour s’en servir dans des conditions déterminées. Les Aes Sedai ne connaissaient même pas le but recherché de la plupart des ter’angreals qu’elles avaient dans la Tour Blanche ; certains, elles les utilisaient mais sans savoir si l’usage qu’elles en faisaient correspondait bien à la fonction à laquelle ils étaient destinés. Rand savait quelle était la fonction de ces deux-là.

La figurine masculine pouvait le relier à une énorme réplique d’elle-même, le plus puissant sa’angreal masculin jamais réalisé, même si lui, Rand, en était séparé par l’Océan d’Aryth. Il avait été achevé seulement après que la prison du Ténébreux avait été refermée – comment le sais-je ?– et caché avant qu’aucun des Aes Sedai pris de folie ne le trouve. La figurine féminine avait le même don pour une femme, l’unissant à l’équivalent féminin de la grande statue qu’il espérait encore presque entièrement enterrée dans le Cairhien. Avec autant de puissance… Moiraine avait dit que la mort ne pouvait être Guérie.

Sans qu’il y ait pensé, sans qu’il l’ait voulu, voici que surgit le souvenir de l’avant-dernière fois où il avait osé se permettre de tenir Callandor entre ses mains – des images se dessinant au-delà du Vide.

Le cadavre de la jeune fille brune, à peine sortie de l’enfance, gisait sur le dos, ses yeux vides tournés vers le plafond, du sang noircissant le corsage de sa robe à l’endroit où un Trolloc lui avait passé son arme au travers.

Le Pouvoir était en lui. Callandor étincelait, et il était le Pouvoir. Il canalisa, dirigeant les flux dans le corps de l’enfant, cherchant, essayant, tâtonnant ; elle se dressa en chancelant, les bras et les jambes anormalement rigides se mouvant par saccades.

« Rand, tu ne peux pas réussir cela, s’était écriée Moiraine. Pas cela ! »

Respire. Elle devait respirer. La poitrine de la toute jeune fille se souleva et s’abaissa. Le cœur. Il faut qu’il batte. Du sang déjà épais et sombre suinta de sa blessure à la poitrine. « Vis, que la Lumière te brûle ! hurla son esprit. Je n’avais pas eu l’intention d’arriver trop tard ! » Les yeux de la jeune fille étaient posés sur lui, voilés, insoucieux de tout le Pouvoir qu’il avait en lui. Sans vie. Des larmes coulaient sur ses joues sans qu’il s’en aperçoive.

Il refoula brutalement ce souvenir ; même avec l’écran du vide, le souvenir était douloureux. Avec autant de Pouvoir… Avec autant de Pouvoir, on ne pouvait se fier à lui. « Tu n’es pas le Créateur », lui avait dit Moiraine comme il se tenait debout auprès de cette enfant. Mais avec cette figurine masculine, avec seulement la moitié de la puissance qu’elle détenait, il avait réussi à déplacer des montagnes, un jour. Avec beaucoup moins, avec seulement Callandor ! il avait été persuadé qu’il pouvait repousser la Roue en arrière, rendre la vie à une enfant morte. Ce n’était pas seulement le Pouvoir Unique qui était séduisant ; la puissance du Pouvoir l’était également. Il devrait les détruire toutes les deux, ces figurines. Au lieu de cela, il retissa les flux, réamorça les pièges.

« Qu’est-ce que vous faites là ? » questionna une voix de femme tandis que le mur redevenait apparemment intact.

Attachant hâtivement les flux – et le nœud avec ses surprises mortelles – il attira en lui le Pouvoir et se retourna.

À côté de Lanfear, dans sa toilette blanc et argent, Elayne ou Min ou Aviendha auraient semblé presque ordinaires. Ses yeux noirs seuls suffisaient pour qu’un homme renonce à son âme. En la voyant, l’estomac de Rand se serra au point qu’il eut envie de vomir.

« Que voulez-vous ? » demanda-t-il d’un ton impérieux. Une fois, il avait empêché aussi bien Elayne qu’Egwene d’entrer en contact avec la Vraie Source, mais il était incapable de se rappeler comment. Tant que Lanfear avait la faculté d’atteindre la Source, il avait plus de chances d’attraper le vent à la main que de la retenir prisonnière. Un trait de malefeu, et… Il ne pouvait pas. Elle était l’une des Réprouvés, mais le souvenir d’une tête de femme roulant par terre l’arrêta net.

« Vous en avez deux, finit-elle par dire. J’ai cru apercevoir… L’une est une femme, n’est-ce pas ? » Devant son sourire, un homme aurait senti son cœur cesser de battre et son âme se remplir de gratitude. « Vous commencez à prendre mon projet en considération, hein ? Avec ces deux-là, réunis, les autres Élus s’agenouilleront à nos pieds. Nous pouvons supplanter le Puissant Seigneur lui-même, défier le Créateur. Nous…

— Vous avez toujours été ambitieuse, Mierin. » La voix de Rand parut âpre à ses propres oreilles. « Pourquoi pensez-vous que je me suis détourné de vous ? Pas à cause d’Ilyena, quoi que vous aimiez croire. Vous étiez sortie de mon cœur longtemps avant que je la rencontre. L’ambition est la seule chose qui compte pour vous. Le pouvoir est tout ce que vous avez jamais désiré. Vous me dégoûtez ! »

Elle le dévisageait, les deux mains pressées contre son sternum, ses yeux noirs encore plus grands que d’ordinaire. « Graendal a dit… » commença-t-elle d5 une voix faible. Elle avala sa salive et parla de nouveau. « Lews Therin ? Je vous aime, Lews Therin. Je vous ai toujours aimé et je vous aimerai toujours. Vous le savez. Vous devez bien le savoir ! »

Les traits de Rand étaient comme de pierre ; il espéra qu’ils dissimulaient sa stupeur. Il n’avait aucune idée d’où lui étaient venus les mots qu’il avait prononcés, mais il avait l’impression qu’il se souvenait d’elle. Un vague souvenir, d’avant. Je ne suis pas Lews Therin Telamon ! « Je suis Rand al’Thor ! s’exclama-t-il avec rudesse.

— Évidemment, vous l’êtes. » Elle hocha lentement la tête pour elle-même en l’examinant. Ce calme de glace qui était sa marque réapparut. « Évidemment. Asmodean vous a abreuvé de racontars, sur la Guerre du Pouvoir et sur moi. Il ment. Vous m’avez aimée. Jusqu’à ce que cette catin blonde d’Ilyena vous vole à moi. » Pendant un instant, la rage transforma sa figure en un masque crispé ; il eut l’impression qu’elle ne s’en apercevait même pas.

« Saviez-vous qu’Asmodean a disjoint sa propre mère ? Ce qu’on appelle neutraliser, maintenant. Il Ta disjointe et laissée partir hurlante aux mains de Myrddraals. Pouvez-vous avoir confiance en un tel homme ? »

Rand éclata de rire. « Après que je l’avais attrapé, vous m’avez aidé à le piéger de sorte qu’il soit obligé de m’instruire. Et maintenant vous dites que je ne peux pas me fier à lui ?

— Pour vous instruire. » Elle eut un reniflement dédaigneux. « Il le fera parce qu’il sait que sa destinée est liée à vous pour de bon. Même s’il parvenait à convaincre les autres qu’il était prisonnier, ils ne l’en mettraient pas moins en pièces, et il le sait. C’est souvent le sort du chien le plus faible de la meute. D’autre part, je regarde ses rêves de temps en temps. Il rêve que vous triomphez du Puissant Seigneur des Ténèbres et que vous l’élevez au plus haut rang auprès de vous. Parfois, il rêve de moi. » Son sourire signifiait que ces rêves-là étaient agréables pour elle, mais pas pour Asmodean. « Cependant il essaiera de vous dresser contre moi.

— Pourquoi êtes-vous ici ? » questionna-t-il sèchement. Le dresser contre elle ? Nul doute qu’à ce moment même elle était emplie du Pouvoir, prête à l’envelopper d’un écran si seulement elle soupçonnait qu’il avait l’intention de tenter quoi que ce soit. Elle y était déjà parvenue, avec une aisance humiliante.

« Vous me plaisez ainsi. Arrogant et fier, sûr de votre force. »

Une fois, elle avait dit qu’il lui plaisait à cause de sa timidité, que Lews Therin avait été trop arrogant. « Pourquoi êtes-vous ici ?

— Rahvin a lancé les Chiens Noirs après vous, répliqua-t-elle avec calme, joignant les mains à sa taille. Je serais venue plus tôt, pour vous aider, mais je ne peux pas encore laisser les autres savoir que je suis de votre côté. »

De son côté. Une des Réprouvés l’aimait, ou plutôt aimait l’homme qu’il avait été trois mille ans auparavant, et tout ce qu’elle voulait c’était qu’il donne son âme à l’Ombre et règne sur le monde avec elle. Ou une marche au-dessous d’elle, du moins. Cela et essayer de remplacer aussi bien le Ténébreux que le Créateur. Était-elle complètement folle ? Ou serait-ce que ces deux énormes saangreals recèlent réellement une puissance aussi grande qu’elle le prétendait ? C’était une direction où il ne tenait pas à ce que s’engagent ses réflexions.

« Pourquoi Rahvin voudrait-il m’attaquer maintenant ? Asmodean dit qu’il veille à ses intérêts personnels, qu’il se tiendra assis à l’écart même lors de la Dernière Bataille, s’il le peut, et attendra que le Ténébreux m’anéantisse. Pourquoi pas Sammael, ou Demandred ? Asmodean assure qu’ils me haïssent. » Pas moi. Ils détestent Lews Therin. Mais pour les Réprouvés c’était la même chose. Ô Lumière, je t’en prie, je suis Rand al’Thor. Il repoussa le souvenir brusquement surgi de cette femme dans ses bras, l’un et l’autre jeunes et commençant à apprendre ce qu’ils étaient capables de réaliser avec le Pouvoir. Je suis Rand al’Thor. « Pourquoi pas Semirhage ou Moghedien ou Graen…

— Mais vous menacez ses intérêts à présent. » Elle rit. « Ne savez-vous pas où il se trouve ? En Andor, à Caemlyn même. Il y règne sauf de nom. Morgase minaude et danse pour lui, ainsi qu’une demi-douzaine d’autres. » Ses lèvres s’abaissèrent dédaigneusement. « Il a des hommes qui parcourent ville et campagne pour lui dénicher de nouvelles poupées. »

Pendant un instant, le choc le paralysa. La mère d’Elayne entre les mains d’un des Réprouvés. Néanmoins, il n’osa pas montrer son inquiétude. Lanfear avait donné libre cours à sa jalousie plus d’une fois ; elle était capable de prendre Elayne en chasse et de la tuer, à la seule idée qu’il éprouve des sentiments pour elle. Qu’est-ce que je ressens pour elle ? Ceci mis à part, un fait brutal s’imposa au-dehors du Vide, froid et cruel dans sa vérité. Il ne se précipiterait pas pour attaquer Rahvin même si ce que disait Lanfear était exact. Pardonnez-moi, Elayne, mais je ne peux pas. Peut-être bien qu’elle mentait – elle ne verserait pas une larme pour aucun des autres Réprouvés qu’il tuerait ; tous étaient un obstacle à ses projets – mais, en ce qui le concernait, c’en était fini pour lui-même de réagir à ce que d’autres faisaient. S’il réagissait, ils seraient en mesure de déduire ce qu’il ferait. Qu’ils réagissent à ses propres actions, et soient aussi surpris que l’avaient été Lanfear et Asmodean.

« Rahvin s’imagine-t-il que je vais accourir pour défendre Morgase ? dit-il. Je l’ai vue une fois dans ma vie. Les Deux Rivières sont une partie de l’Andor sur une carte, mais je n’ai jamais vu là-bas un Garde de la Reine. Pas un depuis des générations. Annoncez à un homme des Deux Rivières que Morgase est sa souveraine et il pensera probablement que vous êtes folle.

— Je doute que Rahvin s’attende à ce que vous vous précipitiez au secours de votre pays natal, répliqua Lanfear d’un ton sarcastique, mais il s’attendra à ce que vous souteniez vos ambitions. Il a l’intention d’asseoir Morgase sur le Trône du Soleil, et de l’utiliser comme une marionnette jusqu’à l’heure où il sera en mesure de se montrer au grand jour. De nouveaux contingents de soldats d’Andor pénètrent quotidiennement dans le Cairhien. Et vous avez envoyé des soldats de Tear dans le nord pour assurer votre propre emprise sur le pays. Pas étonnant qu’il vous ait attaqué dès qu’il vous a découvert. »

Rand secoua la tête. L’envoi des Tairens n’avait pas eu du tout ce but-là, mais il ne comptait pas qu’elle le comprenne. Ou, d’ailleurs, y croie s’il le lui expliquait. « Je vous remercie pour cet avertissement. » De la politesse envers une des Réprouvés ! Certes, il n’avait aucun moyen d’action sinon espérer qu’une partie de ce qu’elle lui disait était la vérité. Une bonne raison pour ne pas la tuer. Elle t’en dira plus quelle ne croit, si tu écoutes attentivement. Il espéra que cette réflexion provenait bien de lui-même, froide et cynique comme elle l’était.

« Vous protégez vos rêves contre moi.

— Contre tout le monde. » Pure vérité, bien qu’elle fut au moins aussi haut placée dans la liste que les Sagettes.

« Les rêves m’appartiennent. Vous et vos rêves en particulier sont à moi. » Son visage demeura lisse, mais sa voix durcit. « Je suis capable de passer au travers de vos protections. Vous n’aimeriez pas cela. »

Pour prouver son indifférence, il s’assit au pied de sa paillasse, jambes croisées et mains sur les genoux. Il pensait que son expression était aussi calme que celle de Lanfear. En lui, le Pouvoir s’amplifiait. Il avait des flots d’Air prêts à la lier, et des flots d’Esprit. C’était ce qui tissait un écran devant la Vraie Source. Se creuser le cerveau pour trouver comment était une opération de longue haleine, mais il ne parvenait pas à s’en souvenir de toute façon. Sans ce mode d’emploi, le reste ne servait à rien. Elle pouvait déchirer ou trancher ce qu’il tisserait, même si elle ne le voyait pas. Asmodean essayait de lui apprendre cette méthode, mais c’était difficile sans un tissage de femme pour s’exercer.

Lanfear l’examinait d’un air déconcerté, un léger froncement de sourcils déparant sa beauté. « J’ai inspecté les rêves des Aielles. Ces prétendues Sagettes. Elles ne s’y prennent pas très bien pour se protéger. Je pourrais les effrayer tellement qu’elles ne rêveraient plus jamais, qu’elles ne songeraient même jamais à envahir vos rêves à vous, sûrement.

— Je croyais que vous ne m’aideriez pas ouvertement. » Il n’osait pas lui dire de laisser en paix les Sagettes ; elle était bien capable de faire quelque chose pour le contrarier. Elle avait signifié clairement dès le début, sinon en paroles, quelle entendait avoir l’avantage sur lui. « Ne serait-ce pas risquer qu’un autre des Réprouvés s’en aperçoive ? Vous n’êtes pas la seule à connaître comment entrer dans les rêves des gens.

— Les Élus », corrigea-t-elle machinalement. Pendant un instant, elle mâchonna sa lèvre inférieure aux formes pleines. « J’ai observé aussi les rêves de la jeune fille. Egwene. Naguère, j’avais cru que vous éprouviez des sentiments pour elle. Savez-vous de quoi elle rêve ? Du fils et du beau-fils de Morgase. Du fils, Gawyn, le plus souvent. » Avec un sourire, elle adopta un ton faussement scandalisé. « Vous n’imagineriez pas qu’une simple paysanne ait des rêves pareils. »

Elle tentait de mesurer sa jalousie, il s’en rendit compte. Elle était vraiment persuadée qu’il protégeait ses rêves pour dissimuler qu’il pensait à une autre femme ! « Les Vierges de la Lance me surveillent de près, dit-il d’un air morose. Si vous voulez apprendre combien près, regardez les rêves d’Isendre. »

Des taches de couleur flambèrent sur les joues de Lanfear. Évidemment. Il n’était pas censé voir ce qu’elle cherchait. De la perplexité déferla au-dehors du Vide. Ou bien croyait-elle… ? Isendre ? Lanfear savait qu’elle était une Amie du Ténébreux. C’est Lanfear qui avait amené Kadere et cette jeune femme dans le Désert. Et déposé en cachette la plupart des joyaux qu’Isendre était accusée d’avoir volés ; la malveillance de Lanfear était cruelle même dans ses manifestations insignifiantes. Toutefois, si elle s’imaginait qu’il pouvait l’aimer, le fait qu’Isendre était une Amie du Ténébreux n’était probablement pas un obstacle à ses yeux.

« J’aurais dû les laisser l’envoyer tenter d’atteindre le Rempart du Dragon, continua-t-il sur le mode de l’indifférence, mais qui sait ce qu’elle aurait pu dire pour sauver sa vie ? Je dois les protéger, elle et Kadere, jusqu’à un certain point afin de protéger Asmodean. »

La rougeur de Lanfear s’estompa mais, comme elle s’apprêtait à parler de nouveau, un coup retentit à la porte. Rand se leva d’un bond. Personne ne saurait qui était Lanfear, cependant si une femme était découverte dans sa chambre, une femme qu’aucune des Vierges aux étages inférieurs n’avait vue entrer, des questions seraient posées, pour lesquelles il ne possédait pas de réponses.

Mais Lanfear avait déjà un portail ouvert, sur un lieu plein de tentures de soie blanche et d’argent. « Rappelez-vous que je suis votre unique espoir de survivre, mon amour. » C’était une voix bien tiède pour appeler quelqu’un ainsi. « Auprès de moi, vous n’avez aucune crainte à avoir. À côté de moi, vous pouvez régner… sur tout ce qui est ou qui sera. » Soulevant ses jupes neigeuses, elle franchit le portail qui se referma aussitôt.

Le frappement retentit de nouveau avant qu’il se débarrasse du saidin et tire à lui le battant.

Enaila jeta au-delà de lui un coup d’œil soupçonneux en murmurant : « Je pensais que peut-être Isendre… » Elle le regarda d’un air accusateur. « Les Sœurs-de-la-Lance vous cherchent partout. Personne ne vous a vu revenir. » Elle secoua la tête et se redressa de toute sa taille ; elle s’efforçait toujours de se tenir droite autant que possible. « Les chefs sont venus parler au Caracam, annonça-t-elle cérémonieusement. Ils attendent en bas. »

Ils attendaient sous le portique à colonnes, en l’occurrence, étant des hommes. Le ciel était encore sombre, mais les premières lueurs de l’aube soulignaient les montagnes à l’est. S’ils éprouvaient de l’impatience envers les deux Vierges qui se tenaient entre eux et les hautes portes, cela ne se voyait pas sur leurs visages plongés dans l’ombre.

« Les Shaidos sont en marche, annonça Han d’un ton sec dès que Rand apparut. Ainsi que les Reyns, les Miagomas, les Shiandes… Tous les clans !

— Pour se joindre à Couladin ou à moi ? questionna impérativement Rand.

— Les Shaidos se dirigent vers le Col de Jangai, dit Rhuarc. Quant aux autres, c’est trop tôt pour le savoir, mais ils sont en mouvement avec toutes les lances pas nécessaires pour défendre les places fortes, le menu et le gros bétail. »

Rand se contenta de hocher la tête. Toute sa détermination de ne laisser qui que ce soit d’autre que lui-même dicter sa conduite, et maintenant ceci. Quelles que fussent les intentions des autres clans, Couladin devait avoir décidé de passer dans le Cairhien. Autant pour ses projets grandioses d’imposer la paix, si les Shaidos ravageaient encore plus le Cairhien pendant qu’il restait dans Rhuidean à attendre les autres clans.

« Alors nous partons pour le Jangai, nous aussi, finit-il par annoncer.

Nous ne pouvons pas le rattraper s’il veut franchir le Col », mit en garde Erim, et Han ajouta d’un ton morose : « Qu’il y en ait parmi les autres qui se rallient à lui, nous serons pris en enfilade comme des orvets au soleil.

— Je ne resterai pas ici jusqu’à ce que j’en sois sûr, dit Rand. En admettant que je n’arrive pas à rejoindre Couladin, j’ai l’intention d’arriver au Cairhien Juste derrière lui. Rameutez les lances. Nous partons aussi vite après le lever du jour que vous pourrez être prêts. »

Lui adressant ce curieux salut aiel utilisé seulement aux occasions les plus solennelles, un pied en avant et une main tendue, les chefs s’en allèrent. Seul Han dit quelque chose. « Jusqu’au Shayol Ghul même. »

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