5 Des drapeaux

Il court dans la plaine enneigée, le nez au vent, à la poursuite d’une odeur précieuse entre toutes. Les flocons ne fondent plus sur sa fourrure, désormais trop glacée, mais le froid ne l’arrêtera pas. Malgré leurs coussinets engourdis, ses pattes le propulsent à une telle vitesse que le paysage se brouille devant ses yeux. Il doit la trouver !

Soudain, un grand loup grisonnant, couvert de cicatrices et les oreilles en dentelle, déboule du ciel et vient courir à ses côtés. Un loup gris, comme lui, mais moins impressionnant.

Il continue sa traque. Bientôt, ses crocs déchiquetteront la gorge des ravisseurs. Après, il leur broiera les os.

— Ta compagne n’est pas là, lui dit Tire-d’Aile par la pensée, mais toi, tu es trop présent dans le rêve – et depuis trop longtemps hors de ton corps… Tu dois rentrer, Jeune Taureau, ou tu mourras.

— Je veux la trouver !

Même ses idées semblent essoufflées… Il ne pense pas à lui comme à Perrin Aybara, mais comme à Jeune Taureau. Une fois déjà, il a trouvé le faucon ici, et il peut recommencer. Il doit sauver sa compagne ! Comparée à cette quête, la mort n’est rien.

Dans un éclair gris, l’autre loup lui saute dessus. Même s’il est plus gros, il est fatigué et s’écroule. Après s’être redressé difficilement, il grogne puis saute à la gorge de Tire-d’Aile.

Rien n’est plus important que le faucon !

Tire-d’Aile prend son envol comme un oiseau et Jeune Taureau s’étale dans la neige. Derrière lui, l’autre loup atterrit souplement dans la poudreuse.

— Écoute-moi, louveteau ! L’angoisse te fait perdre la raison. Elle n’est pas ici, et si tu restes encore, tu mourras. Trouve-la dans le monde éveillé. C’est le seul endroit où tu as une chance. Va-t’en et trouve-la !


Perrin se réveilla en sursaut. Épuisé, il crevait de faim mais son estomac vide n’était rien en regard de sa poitrine, où manquait le cœur. Creux comme un tronc d’arbre, plus éloigné que jamais de lui-même, il aurait juré être un étranger en train de regarder Perrin Aybara souffrir. Au-dessus de sa tête, la toile rayée bleu et jaune d’une tente battait au vent. À l’intérieur, il faisait sombre, mais le soleil tapait sur la toile, qui brillait intensément.

La journée de la veille n’avait pas été un cauchemar, pas plus que Tire-d’Aile cette nuit. Dire qu’il avait failli tuer son ami ! Dans le rêve des loups, la mort était… définitive.

Malgré l’air plutôt chaud, Perrin grelottait. Couché sur un matelas de plume, dans un grand lit à colonnes sculptées et dorées, il captait un parfum entêtant par-dessus l’odeur de la fumée des braseros. Une femme était là. Une femme et personne d’autre.

Sans lever la tête de l’oreiller, il lança :

— Ils l’ont trouvée, Berelain ?

Sa tête lui semblait trop lourde pour qu’il la bouge.

Un des fauteuils de campagne grinça lorsque Berelain changea de position. Plus d’une fois, Perrin avait été ici avec Faile lors de réunions stratégiques. La tente était assez grande pour accueillir une famille entière, et le mobilier raffiné de la Première Dame n’aurait pas déparé dans un palace. Plusieurs tables, des sièges, un lit géant – le tout démontable, afin d’être transporté. Du coup, ces meubles n’étaient pas d’une solidité à toute épreuve.

Sous le parfum, Perrin sentit de la surprise chez Berelain. Comment avait-il su qu’elle était là ?

— Non, répondit-elle d’un ton très posé. Tes éclaireurs ne sont pas encore revenus, et les miens… Ne les ayant pas revus à la tombée de la nuit, j’ai envoyé une compagnie. Elle a trouvé les cadavres de mes lanciers. Tombés dans une embuscade à un peu plus d’une lieue d’ici.

» J’ai ordonné au seigneur Gallenne de tripler la garde autour du camp. Arganda participe, mais il a aussi envoyé des patrouilles. Contre mon avis. Quel crétin ! Il croit être le seul à pouvoir trouver Alliandre. Selon moi, il pense que nous n’essayons pas sérieusement. Surtout les Aiels.

Perrin serra très fort l’épaisse couche de couvertures en fine laine sous laquelle il reposait. Gaul n’était pas du genre à tomber dans une embuscade, même tendue par des Aiels. Idem pour Jondyn. Puisque les deux groupes cherchaient encore, ça voulait dire que Faile était vivante. S’ils avaient trouvé son corps, ils seraient revenus depuis longtemps. Il fallait s’accrocher à ça.

Perrin souleva un peu la couche de couvertures bleues. Dessous, il était nu.

— Tu as une explication pour ça ?

Berelain ne se démonta pas, mais de la méfiance se mêla à son parfum.

— L’autre homme et toi, vous seriez morts de froid si je n’étais pas venue vous voir après avoir reçu de Nurelle les tristes nouvelles de mes éclaireurs. Personne n’avait eu le courage de te déranger. Il paraît que tu grognais comme un loup dès qu’on t’approchait.

» Quand je suis arrivée, tu étais trop faible pour entendre ce qu’on te disait et l’autre homme n’en avait plus pour longtemps avant de s’écrouler. Lini, ta gouvernante, s’est occupée de lui. Une bonne soupe, des couvertures… Moi, je t’ai fait porter ici. Sans Annoura, tu aurais pu perdre tes orteils. Au mieux. Même après t’avoir soigné, elle avait peur que tu meures. Tu dormais comme un mort, a-t-elle dit. Un homme qui aurait déjà perdu son âme et que rien n’aurait pu réchauffer, y compris une pile de couvertures. Quand je t’ai touché, j’ai eu le même sentiment.

Trop d’explications… et pas assez. La colère monta en Perrin, mais il la repoussa. Quand il élevait la voix face à Berelain, Faile lui faisait une crise de jalousie. Alors, pas question qu’il l’engueule !

— Grady ou Neald aurait pu se charger de moi, lâcha-t-il. Ou Seonid et Masuri.

— J’ai d’abord pensé à ma conseillère. En arrivant ici, je me suis souvenue des autres, mais… C’est important, qui t’a guéri ?

Cousu de fil blanc… Et s’il demandait pourquoi la Première Dame en personne veillait sur lui dans une tente obscure, au lieu d’une de ses servantes ou d’un soldat – voire d’Annoura –, elle lui servirait une autre réponse « plausible ». Qu’il n’avait pas envie d’entendre…

— Où sont mes vêtements ? demanda-t-il d’un ton neutre en se redressant sur les coudes.

Sur un guéridon, près du siège de Berelain, une unique bougie éclairait la tente. Une lumière suffisante pour Perrin, même avec des yeux très fatigués.

La Première Dame était vêtue assez pudiquement. Une robe d’équitation vert foncé avec un col montant agrémenté d’une fraise qui lui enserrait le menton. Une robe pudique, sur Berelain, c’était un peu comme une peau de mouton sur un loup… Dans l’ombre, son visage restait magnifique… et indigne de la moindre confiance. Comme les Aes Sedai, elle tenait parole, mais pour des raisons qu’elle seule connaissait. Et quand elle n’avait rien promis sur un sujet, il fallait redouter un coup de couteau dans le dos.

— Sur ce coffre, là…, dit-elle avec un geste élégant de la main. Rosene et Nana les ont nettoyés, mais tu as besoin de manger et de te reposer, pas de t’habiller. Avant que tu te nourrisses, puis que nous parlions « affaires », sache que personne n’espère autant que moi revoir Faile vivante.

Devant tant d’ouverture d’esprit et de franchise, Perrin serait tombé dans le panneau – s’il s’était agi de quelqu’un d’autre. Cette garce réussissait même à exhaler un parfum de loyauté.

— Je veux mes vêtements !

Enroulé dans ses couvertures, Perrin s’assit au bord du lit. Ses habits reposaient sur un coffre de voyage outrageusement sculpté et doré. Son manteau doublé de fourrure y était aussi, et sa hache attendait près de ses bottes sur un tapis aux riches couleurs.

Quelle écrasante fatigue… Combien de temps était-il resté dans le rêve des loups ? Pour le corps, ça ne faisait aucune différence, parce qu’il souffrait comme lorsqu’on était éveillé.

— Tu as raison, j’ai faim !

Berelain eut un ricanement de gorge, puis elle se leva, tira sur le devant de sa robe et redressa le menton.

— Quand elle reviendra de sa rencontre avec les Matriarches, Annoura ne sera pas contente de toi. Perrin, tu ne peux pas ignorer les Aes Sedai. Tu n’es pas Rand al’Thor, et ces femmes finiront par te le prouver.

Berelain quitta enfin la tente, y laissant entrer un peu d’air froid. Dans son courroux, elle ne prit même pas le temps d’enfiler un manteau. À travers le rabat, Perrin vit qu’il neigeait encore. Moins qu’avant, mais avec une belle régularité. Jondyn lui-même aurait du mal à suivre une piste dans ces conditions. Mais il ne fallait pas y penser…

Malgré les quatre braseros, Perrin eut froid aux pieds dès qu’il les posa sur le tapis. Du coup, il fonça vers le coffre où attendaient ses vêtements. Ou plutôt, essaya de foncer. Épuisé, il aurait pu s’étendre sur le sol et se rendormir aussi sec. Pourquoi se sentait-il comme un agneau nouveau-né ? Le rêve des loups devait avoir une influence – d’autant plus qu’il s’y était jeté en abandonnant son corps – et la guérison n’avait rien arrangé. Sans rien dans le ventre depuis le petit déjeuner de la veille, après une nuit dehors, il ne lui restait plus de ressources. Du coup, ses mains tremblaient tandis qu’il tentait d’enfiler ses sous-vêtements.

Jondyn ou Gaul trouveraient Faile. Vivante ! Rien d’autre ne comptait.

Il ne s’attendait pas au retour de Berelain, mais un courant d’air charria son parfum pendant qu’il s’escrimait à remonter son pantalon. Alors que sentir son regard peser sur son dos lui donnait l’impression qu’elle le tripotait, il continua à se vêtir sans se troubler. Pas question qu’elle s’amuse en le voyant se précipiter. Et pas question non plus qu’il la regarde.

— Rosene va t’apporter un repas chaud. Nous n’avons que du ragoût de mouton, mais je t’ai commandé trois portions.

Berelain hésita, puis il entendit ses chaussures glisser sur le sol.

— Perrin, soupira-t-elle, je sais que tu souffres. Aimerais-tu dire des choses qu’un autre homme ne serait pas prêt à entendre ? Comme je refuse que tu ailles pleurer sur l’épaule de Lini, je t’offre la mienne. Décrétons une trêve jusqu’à ce qu’on ait retrouvé Faile.

— Une trêve ? répéta Perrin en se penchant prudemment pour enfiler une botte.

Prudemment pour ne pas s’étaler. Dans ses chaussettes de laine et ses bottes de cuir, il aurait bientôt chaud aux pieds.

— Pour quoi faire, une trêve ?

Berelain ne dit rien pendant qu’il enfilait son autre botte puis ajustait les revers sous ses genoux.

— Très bien, Perrin, dit Berelain quand il eut fini de fermer sa chemise. Si tu veux que ça se passe ainsi…

Quoi qu’elle veuille dire, la Première Dame semblait très déterminée. Soudain, le jeune homme se demanda si son odorat ne l’avait pas trahi. À son odeur, elle semblait offensée. Pourtant, quand il se retourna, il vit qu’elle souriait. Mais de la colère brillait dans son regard.

— Des hommes du Prophète ont commencé à arriver avant l’aube. Lui ne s’est pas montré, du moins à ma connaissance. Avant que tu le revoies…

— Commencé à arriver ? coupa Perrin. Masema était d’accord pour une garde d’honneur de cent hommes.

— Quoi qu’il ait dit, ils étaient déjà trois ou quatre cents la dernière fois que je m’y suis intéressée. Une armée de bandits – tous les hommes capables de porter une lance, je dirais. Et il en vient de toutes les directions.

Perrin mit son manteau, boucla son ceinturon et ajusta la position de sa hache. Cette arme semblait toujours plus lourde qu’elle l’aurait dû.

— Il faut réagir. Je ne m’embarrasserai pas de cette vermine !

— Comparée à lui, sa vermine est inoffensive. Le danger, c’est Masema.

Comme toujours quand elle parlait de Masema, la peur troubla l’odeur de Berelain.

— Sur ce sujet, les sœurs et les Matriarches ont raison. Si tu veux d’autres preuves, il est établi que le Prophète a rencontré les Seanchaniens.

Perrin encaissa mal le coup, surtout après les nouvelles de Balwer sur une bataille en Altara.

— Comment le sais-tu ? Tes pisteurs de voleurs ?

Berelain en avait amené deux de Mayene et elle les envoyait dans les villes et les villages avec mission d’ouvrir en grand les oreilles. Jusque-là, ils n’avaient jamais découvert la moitié de ce que Balwer glanait. Si Berelain disait tout à Perrin…

La Première Dame secoua la tête.

— La « suite » de Faile… Trois de ces jeunes gens nous ont rejoints juste avant l’attaque des Aiels. Ils ont parlé avec des témoins qui ont vu atterrir une créature géante.

Berelain frissonna avec un peu trop de conviction. À en juger par son odeur, c’était pourtant une réaction sincère.

Perrin n’en fut pas étonné. Il avait vu un de ces monstres volants : un Trolloc ne ressemblait pas autant à une Créature des Ténèbres.

— Ce monstre transportait un passager, et on a remonté sa trace jusqu’à Abila, le fief de Masema. Selon moi, ce n’était pas un premier rendez-vous. Une affaire trop bien huilée pour ça.

Berelain eut un sourire moqueur et provocant. Cette fois, son odeur s’accorda à son expression.

— Me faire croire que ton petit secrétaire valait mieux que mes pisteurs n’était pas très gentil. Surtout quand une vingtaine d’espions à toi se faisaient passer pour des fidèles de Faile. J’avoue que tu m’as eue. Décidément, tu n’es jamais avare de surprises. Pourquoi cet air troublé ? Après tout ce que nous avons vu et entendu, tu croyais vraiment pouvoir te fier à Masema ?

La réaction de Perrin n’avait pas grand-chose à voir avec le Prophète. Ces nouvelles changeraient beaucoup de choses ou… rien du tout. Masema pensait peut-être pouvoir rallier les Seanchaniens au Dragon Réincarné. Pour ça, il était assez cinglé. Mais…

Faile avait chargé ces idiots d’espionner ? De s’infiltrer à Abila ? Et ailleurs, sans doute. Selon elle, l’espionnage était un travail de femme, mais il y avait un monde entre tendre l’oreille dans un palais et frayer avec des fanatiques. Au minimum, elle aurait dû lui en parler. S’était-elle tue parce que ses « fidèles » n’étaient pas les seuls à fourrer leur nez là où ils n’auraient pas dû ? Voilà qui lui aurait ressemblé. Ayant pour de bon l’esprit d’un faucon, elle aurait pu trouver amusant d’espionner en personne.

Non, interdiction de se mettre en colère contre elle ! Bien sûr qu’elle aurait jugé ça drôle…

— Je suis ravie de découvrir que tu peux être discret, souffla Berelain. Je n’aurais pas cru ça dans ta nature, mais c’est une belle qualité. Surtout en ce moment. Mes hommes n’ont pas été tués par des Aiels, sauf si ces derniers se sont convertis aux arbalètes et aux haches.

Malgré ses bonnes intentions de départ, Perrin foudroya Berelain du regard.

— Tu glisses ça comme ça, au milieu de la conversation ? Qu’as-tu oublié de me dire d’autre ?

— Comment peux-tu poser cette question ? Pour t’en révéler plus, il faudrait que je me déshabille…

Écartant les bras, Berelain ondula des hanches comme un serpent.

Perrin en grogna de dégoût. Faile avait disparu – la Lumière seule savait si elle vivait encore – et Berelain s’offrait à lui comme elle n’avait jamais encore osé le faire ? Mais on ne se refaisait pas. En réalité, il aurait dû la remercier d’être restée décente pendant qu’il s’habillait.

Pensive, elle se tapota la lèvre inférieure.

— Malgré ce que tu as pu entendre, tu serais seulement le troisième homme à partager ma couche.

En dépit de son regard troublé, Berelain aurait aussi bien pu lui apprendre qu’il était le troisième type à qui elle parlait ce matin. Son odeur… Une seule comparaison s’imposa : celle d’un loup qui repère un cerf coincé dans un roncier.

— Les deux premiers, c’était de la politique, rien de plus… Toi, ce serait pour le plaisir. De bien des manières, en fait…

Une provocation étrangement sincère.

Rosene choisit cet instant pour entrer – avec le courant d’air glacé inévitable. Portant un plateau d’argent couvert d’un carré de tissu, elle traversa la tente.

Perrin ravala la saillie qui lui brûlait les lèvres et espéra que la servante n’avait rien entendu. Souriante, Berelain semblait s’en soucier comme d’une guigne.

Après avoir posé le plateau sur la table, Rosene se fendit d’une révérence appuyée pour Berelain puis salua plus rapidement Perrin. Le regardant ensuite un moment, elle sourit, aussi séduite que sa maîtresse, puis se retira après avoir fait un petit signe à celle-ci. Eh bien, elle avait entendu, pouvait-on conclure…

Une odeur de mouton et de vin aux épices montait du plateau. Perrin en eut l’eau à la bouche, mais il ne serait pas resté ici pour manger, même avec les deux jambes cassées.

Son manteau sur les épaules, il sortit et enfila ses gants dès qu’il vit qu’il neigeait. De gros nuages passaient devant le soleil, déjà levé depuis quelques heures, à en juger par sa position. Partout, les branches ployaient sous le poids de la neige et les ornières creusées par d’innombrables piétinements se comblaient à vue d’œil. Une tempête loin d’être terminée…

Comment Berelain avait-elle osé parler ainsi à Perrin ? Et pourquoi avoir choisi ce moment ?

— N’oublie pas, lança-t-elle dans son dos, de la discrétion, surtout…

Perrin fit la grimace et accéléra le rythme.

Quand il fut à dix pas de la tente rayée, il s’avisa qu’il avait oublié de poser une question. Où étaient donc les hommes de Masema ? Autour de lui, les Gardes Ailés se réchauffaient devant des feux de camp. Équipés de pied en cap, ils restaient près de leurs chevaux sellés et leurs lances rangées en faisceau n’étaient pas bien loin. Malgré les arbres, tous ces feux étaient alignés avec une précision parfaite et ils semblaient rigoureusement de la même taille. De même, les charrettes achetées en chemin et chargées de ravitaillement formaient une impeccable colonne, leurs chevaux de bât harnachés et prêts au départ.

D’ici, les arbres ne cachaient pas complètement le sommet de la butte où des gars de Deux-Rivières montaient encore la garde. Mais on avait démonté les tentes et tout chargé sur les chevaux de bât.

Perrin crut apercevoir une veste noire. Un des Asha’man, même s’il n’aurait su dire lequel.

Dans le camp du Ghealdan, des groupes d’hommes continuaient à surveiller la butte, mais ils semblaient parés au départ, comme les Gardes Ailés.

Les deux camps avaient fait leurs préparatifs. Pourtant, on ne voyait dans la neige aucune trace indiquant que des milliers d’hommes se rassemblaient. Et entre les trois camps, pas une empreinte n’était visible. Si Annoura était avec les Matriarches, la rencontre durait depuis un bon moment. De quoi parlaient ces femmes ? Sûrement de la façon d’éliminer Masema sans qu’il les soupçonne.

Perrin tourna la tête vers la tente de Berelain. Hélas, l’idée d’y retourner lui donnait de l’urticaire.

Pas loin, une autre tente était encore debout. Rayée aussi, mais plus petite, elle abritait les deux servantes de Berelain. Malgré la neige, Rosene et Nana étaient assises devant leur fief sur des tabourets de campagne. Emmitouflées dans leur manteau, elles se réchauffaient les mains au-dessus d’un feu. Se ressemblant comme deux gouttes d’eau, elles n’étaient pas bien jolies, mais avaient pourtant de la compagnie. Sinon, elles auraient été à l’intérieur. Visiblement, Berelain exigeait plus de décence chez ses domestiques qu’elle s’en imposait.

En règle générale, les pisteurs de voleurs étaient muets comme des carpes, du moins en présence de Perrin. Là, ils parlaient et riaient avec les deux femmes. Vêtus très banalement, ils passaient inaperçus au point qu’on ne les aurait pas remarqués s’ils s’étaient rentrés dedans sur un trottoir. Santes et Gendar… Après si longtemps, Perrin n’aurait su dire lequel était lequel.

Sur le feu, accrochée à un trépied, une petite casserole laissait échapper une bonne odeur de ragoût. Perrin tenta de l’ignorer, ce qui n’empêcha pas son estomac de grommeler.

La conversation mourut à son approche. Impassibles, Santes et Gendar le regardèrent puis jetèrent un coup d’œil à la tente de Berelain. Ensuite, ils relevèrent leur col et s’en furent en évitant le regard du jeune homme.

Rosene et Nana firent le même manège – Perrin puis un regard vers la tente de leur maîtresse – et cachèrent un sourire sous leur main. Le jeune homme se demanda s’il devait rougir ou hurler à la mort.

— Sauriez-vous, par hasard, où sont rassemblés les hommes du Prophète ? demanda-t-il.

Garder un ton assuré ne fut pas aisé face aux gloussements et aux sourires en coin des servantes.

— Votre maîtresse a oublié de me le dire.

Rosene et Nana échangèrent un regard et gloussèrent encore. Deux attardées mentales ? Non, ce n’était pas le genre de compagnie qu’appréciait Berelain.

Après un florilège de regards entendus et de ricanements, Nana consentit enfin à répondre. Une main tendue vers le sud-ouest, elle déclara penser que c’était par là, sans en être absolument sûre.

Selon leur maîtresse, annonça Rosene, c’était à environ trois quarts de lieue d’ici. Ou un peu plus…

Quand Perrin s’éloigna, il entendit d’autres gloussements dans son dos. Des idiotes congénitales, peut-être bien…

En réfléchissant à ce qu’il devrait faire ensuite, il quitta le camp des Gardes Ailés et pataugea dans une neige épaisse qui ne fit rien pour améliorer son humeur. Même chose pour la conclusion qu’il finit par atteindre. Du coup, quand il arriva dans son propre camp, il n’était pas à prendre avec des pincettes.

Tous ses ordres avaient été exécutés. Les cochers cairhieniens attendaient sur le banc de leur charrette chargée jusqu’à la gueule, les rênes enroulées autour d’un poignet, et d’autres petites silhouettes circulaient parmi les chevaux pour les calmer. Les gars de Deux-Rivières qui n’étaient pas en poste sur la butte se massaient autour des feux éparpillés entre les arbres. Eux aussi étaient prêts au départ. Contrairement aux soldats des deux autres camps, ils faisaient tout dans un joyeux désordre, mais ils avaient combattu des Trollocs et des Aiels. Une épée sur la hanche, tous étaient armés d’un arc long et portaient à la ceinture un carquois plein de flèches.

Pour une fois, Grady frayait avec eux. D’habitude, Neald et lui se tenaient à l’écart, et personne ne cherchait spécialement leur compagnie. Ce soir, nul ne parlait, rester au chaud semblant la seule préoccupation de tous. Aux visages fermés de ses gars, Perrin comprit que Jondyn n’était pas encore revenu. Même chose pour Gaul, Elyas et les autres. Pourtant, il restait une chance qu’un de ces groupes ramène Faile. Ou au moins, découvre où elle était retenue.

Un moment, Perrin crut que ce seraient ses dernières pensées positives de la journée. Sous la neige, l’Aigle de Manetheren et son étendard à tête de loup étaient tristement en berne au bout de leur hampe.

Vis-à-vis de Masema, le jeune homme avait prévu d’utiliser ces drapeaux comme pendant son long voyage jusqu’à Abila. Pour se cacher au grand jour, en quelque sorte. Quand un type était assez dingue pour se réclamer de la gloire défunte de Manetheren, les gens ne s’étonnaient plus qu’il avance avec une petite armée. Et s’il ne s’attardait pas chez eux, ils lui étaient assez reconnaissants pour ne pas chercher à lui mettre des bâtons dans les roues. En des temps troublés, personne n’allait chercher les ennuis avec une lanterne. Pourquoi se battre et perdre des hommes dont on aurait besoin au printemps pour les semailles ?

Les frontières de Manetheren se trouvant là où s’étendait aujourd’hui le Murandy, avant que sa ruse soit découverte, Perrin aurait eu une bonne chance d’être arrivé en Andor, un pays que Rand tenait d’une main ferme. Mais tout avait changé, et il y aurait un prix à payer. Prohibitif, bien sûr… Il était prêt à s’en acquitter, sauf que ce ne serait pas à lui de le faire. Même s’il en aurait des cauchemars pour longtemps.


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