23 Perdre le soleil

Tenant son manteau de laine fermé d’une main – un vêtement des plus exotiques pour elle –, Shalon faisait tout son possible pour ne pas glisser de sa selle. Avec la maladresse d’une débutante, elle talonna son cheval afin de suivre Harine et Moad, son Maître de la Lame, à travers le trou dans l’air qui conduisait d’une écurie du Palais du Soleil à… Eh bien, où exactement, elle n’aurait su le dire, sinon qu’il s’agissait d’un terrain découvert – une clairière, lui semblait-il – plus large que le pont d’un grand navire et bordé d’arbres sur les flancs. Les seuls qu’elle reconnut, des pins, étaient trop petits et trop tordus pour qu’on puisse les utiliser à autre chose que la fabrication du goudron et de la térébenthine. Les autres, presque tous dénudés, faisaient penser à des squelettes.

Le soleil à peine levé tutoyait encore la cime des arbres et le froid, ici, était bien plus mordant que dans la cité d’où Shalon venait de partir.

Si son cheval trébuchait, il risquait de la désarçonner et de l’envoyer se fracasser le crâne sur un des rochers affleurant sous la neige. Shalon se méfiait des équidés. Contrairement aux navires, les animaux avaient leur volonté propre. Du coup, monter sur leur dos se révélait dangereux. Circonstance aggravante, les chevaux avaient des dents. Chaque fois que sa monture dévoilait les siennes – si près de ses jambes – l’Atha’an Miere frissonnait, lui flattait l’encolure et lui murmurait des paroles apaisantes. En tout cas, elle espérait que la bête les prendrait ainsi…

Dans une robe vert sombre, Cadsuane se tenait sans difficulté sur un grand cheval à la queue et à la crinière noires. Sans effort, elle maintenait le tissage du portail.

Les chevaux ne perturbaient pas cette Aes Sedai. En fait, rien ne la dérangeait. Alors que des bourrasques faisaient voler son manteau dans son dos, elle ne semblait pas avoir conscience du froid. Quand elle se retourna pour jeter un coup d’œil à Shalon et à ses compagnons, les ornements d’or de son chignon gris oscillèrent en cadence. Une très belle femme, cette sœur, mais pas du genre qu’on regarde deux fois dans une foule – sauf à être fasciné par le contraste entre son visage lisse et la couleur de ses cheveux. Quand on la connaissait bien, on n’y faisait plus attention.

Même si ça aurait impliqué d’être près de Cadsuane, Shalon aurait donné cher pour savoir comment on tissait un tel portail. Mais elle n’avait pas pu entrer dans les écuries avant que l’Aes Sedai en ait terminé. Hélas, voir une voile tendue sur la vergue ne disait pas comment il fallait s’y prendre pour la hisser – et encore moins pour la fabriquer. Sur le portail, l’Atha’an Miere ne savait donc rien, à part le nom…

Quand elle passa devant Cadsuane, elle évita de croiser son regard mais le sentit néanmoins peser sur elle. De quoi la faire frissonner de la tête aux pieds. Ne voyant aucun moyen de s’échapper, elle étudiait l’Aes Sedai avec l’espoir d’en trouver un.

Sur les sœurs, elle savait très peu de choses et ne s’en cachait pas. Avant de lever l’ancre pour le Cairhien, elle n’en avait jamais rencontré et se félicitait simplement qu’on n’ait jamais pensé à l’envoyer étudier à la Tour Blanche. Cela dit, elle sentait des « courants » parmi les compagnes de Cadsuane. Des forces enfouies assez puissantes pour modifier tout ce qui apparaissait à la surface.

Les quatre sœurs qui avaient franchi le portail après Cadsuane attendaient sur leur monture d’un côté de la clairière. Trois Champions les accompagnaient. Ihvon, celui d’Alanna, Tomas, celui de Verin, et un très jeune homme en veste noire d’Asha’man qui se tenait très près de Daigian, une sœur bien en chair. Un Champion, vraiment ? Voilà qui semblait difficile à croire. Eben était encore un enfant. Pourtant, quand l’Aes Sedai le regardait, son arrogance naturelle s’exacerbait encore.

Agréable femme aux yeux bleus qui devenaient perçants dès que quelque chose l’intéressait, Kumira fixait si intensément Eben qu’on pouvait s’étonner qu’elle ne l’ait pas encore écorché vif pour voir ce qu’il y avait à l’intérieur.

— Je ne supporterai plus ça bien longtemps, grommela Harine en talonnant frénétiquement sa jument pour qu’elle continue à avancer.

Sa robe en soie jaune ne l’aidait pas à avoir une bonne assiette. Elle-même vêtue de soie bleue, Shalon glissait avec chaque mouvement de sa monture et manquait tomber de selle quasiment à chaque enjambée.

Des bourrasques firent de nouveau s’envoler son manteau et les bouts pendants de sa ceinture de tissu. Agacée, Shalon n’intervint pas. Sur les navires, on avait presque renoncé aux manteaux, tellement enclins à s’emmêler dans les jambes d’un marin quand tenir debout était une question de vie ou de mort. Se fiant à la veste rembourrée qu’il portait sur les océans les plus froids, Moad avait refusé d’en enfiler un.

En tenue de laine couleur bronze, Nesune Bihara traversa le portail en regardant autour d’elle – comme si elle voulait tout voir en même temps – et Elza Penfel la suivit. L’air morose pour une raison connue d’elle seule, elle serrait sur son torse les pans de son manteau vert bordé de fourrure. À part elle, aucune autre Aes Sedai ne semblait concernée par le froid.

— Je pourrais peut-être voir le Coramoor, maugréa Harine en tirant sur ses rênes pour que sa jument se dirige du côté opposé de la clairière par rapport aux Aes Sedai. Voilà ce qu’elle a dit ! En faisant comme si c’était un privilège !

Inutile que Harine précise de qui elle parlait. Quand elle lâchait un « elle » de ce tonneau – crachait, plutôt – on savait aussitôt qui elle visait.

— J’ai le droit de le voir, un pacte l’atteste ! Et elle m’a interdit d’emmener ma suite ! Voilà que je dois laisser derrière moi ma Maîtresse des Voiles et mes assistants !

Erian Boroleos franchit à son tour l’ouverture, concentrée comme si elle s’attendait à débouler au milieu d’une bataille. Beldeine Nyram la suivait, l’air aussi peu Aes Sedai que d’habitude. Toutes deux portaient du vert. Erian de la tête aux pieds et Beldeine sous la forme de rayures sur ses manches et le bas de sa robe. Une différence significative ? Probablement pas…

— Dois-je approcher du Coramoor avec une main sur le cœur, comme une fille de pont devant une Maîtresse des Voiles ?

En présence de plusieurs Aes Sedai, on voyait bien mieux l’aspect intemporel de leur visage. Ainsi, et même si elle avait les cheveux blancs, il était impossible de dire si l’une d’elles avait vingt ans ou deux fois plus. Beldeine avait l’air d’une fille de vingt ans, mais ça ne voulait rien dire de plus que sa robe à rayures, par exemple.

— Devrai-je faire mon lit et laver mes vêtements ? s’indigna Harine. Elle se fiche vraiment du protocole ! Mais je ne courberai pas l’échine. C’est terminé.

Une vieille chanson, entendue plusieurs fois depuis la veille, quand Cadsuane avait exposé ses conditions aux Atha’an Miere désireuses de l’accompagner. Des conditions rigoureuses, mais comment Harine aurait-elle pu refuser ? D’où son amertume toujours croissante.

Écoutant ces récriminations d’une oreille distraite, Shalon hochait la tête en cadence et acquiesçait de temps en temps. Qu’aurait-elle pu faire d’autre ? C’était ce que sa sœur attendait, et de toute façon, elle se concentrait sur les Aes Sedai. Discrètement…

Moad faisait mine de ne pas écouter, mais qui aurait pu croire ça de la part du Maître de la Lame de Harine ? Si elle était atrocement stricte avec le reste du monde, Harine se montrait si tolérante avec Moad qu’on aurait pu les croire amants – surtout depuis qu’ils étaient veufs tous les deux. Mais pour penser ça, il fallait ne pas connaître Harine. Elle, prendre un amant occupant une position inférieure à la sienne ? Puisqu’elle était au sommet, désormais, ça impliquait qu’elle ne pouvait plus en avoir…

Quoi qu’il en soit, quand le trio s’immobilisa près des arbres, Moad s’appuya d’un coude sur le pommeau de sa selle, posa sa main libre sur la poignée en ivoire sculpté de son épée et étudia ouvertement les Aes Sedai et leurs Champions. Où avait-il donc appris l’équitation, pour avoir l’air pareillement à l’aise ? Aux huit anneaux qu’arboraient ses oreilles et aux nœuds de sa ceinture, on reconnaissait immédiatement un haut gradé, même quand il ne portait pas son épée et sa dague. Les Aes Sedai n’avaient-elles aucun moyen de se distinguer ainsi ? Ou étaient-elles simplement désorganisées ? En principe, la Tour Blanche était une sorte de machine géante capable de réduire des trônes en poussière puis de les reconstituer à sa convenance. Mais il semblait que certains rouages du mécanisme étaient cassés…

— Shalon, je viens de te demander où elle nous a emmenés !

La voix de Harine, coupante comme une lame, ramena Shalon au présent. Servir sous les ordres de sa sœur cadette n’était jamais simple, mais Harine compliquait encore les choses. D’une grande équanimité en privé, elle était capable, en public, de faire pendre par les pieds une Maîtresse des Voiles – et même une Régente des Vents, à l’occasion. Depuis que la jeune femme, Min, lui avait prédit qu’elle serait un jour Maîtresse des Navires, elle était devenue encore plus dure.

Fixant durement Shalon, elle porta sa boîte à sels à ses narines – et tant pis si le froid tuait tous les parfums.

Shalon leva les yeux pour sonder le ciel et se repérer à la position du soleil. Quel dommage que son sextant soit resté enfermé sur son navire ! Mais les continentaux ne devaient jamais en voir un, et encore moins découvrir comment on s’en servait. Cela dit, ici, Shalon doutait que ça l’aurait aidée. Même si les arbres n’étaient pas bien hauts, elle ne voyait pas l’horizon. Au nord, pas très loin, les collines devenaient une chaîne de montagnes qui s’étendait du nord-est au sud-ouest. En l’état des choses, impossible de dire à quelle altitude le petit groupe se trouvait. Quoi qu’il en soit, le terrain était bien trop accidenté pour Shalon.

Même dans des conditions si difficiles, une Régente des Vents devait savoir produire de vagues estimations. Et quand Harine demandait des informations, elle entendait qu’on lui en donne.

— Je ne peux pas être précise, Maîtresse des Vagues, s’excusa Shalon.

Harine ne cacha pas son mécontentement. Mais aucune Régente des Vents digne de ce nom n’aurait présenté une estimation comme une certitude.

— Je pense que nous sommes à trois ou quatre cents lieues de Cairhien. Impossible d’en dire plus…

Avec une estimation si vague, toute apprentie à son premier jour sur un navire aurait pu s’attendre à se faire caresser les côtes par le quartier-maître. En s’entendant parler, Shalon eut les sangs glacés. Cent lieues en une journée, c’était une sacrée performance pour un navire.

Moad eut une moue pensive.

Harine hocha la tête, distraite comme si, Shalon devenue transparente, elle voyait une flotte entière traverser un grand trou ménagé dans l’air par le Pouvoir. De quoi être vraiment maîtres des mers !

S’ébrouant, Harine se pencha vers Shalon, les yeux rivés dans les siens.

— Tu dois apprendre ce tissage à n’importe quel prix ! Promets-lui de m’espionner pour son compte si elle t’apprend à ouvrir un portail. Si tu es convaincante, elle te croira. Ou tu pourras approcher assez d’une autre Aes Sedai pour lui voler son secret.

Espérant que Harine ne l’avait pas vue tressaillir, Shalon s’humecta les lèvres.

— J’ai déjà refusé de t’espionner, Maîtresse des Vagues.

Ayant besoin d’expliquer pourquoi les Aes Sedai l’avaient gardée prisonnière une semaine, Shalon avait opté pour une version légèrement décalée de la vérité. Désormais, Harine savait tout, sauf ce qui comptait vraiment. À savoir le secret découvert par Verin et le pacte passé avec Cadsuane afin de le sceller.

Que la Grâce de la Lumière soit avec elle, Shalon regrettait sa relation avec Ailil, mais à force de solitude, elle avait navigué bien trop loin sans s’en apercevoir. Avec Harine, elle n’avait jamais de longues conversations au coin du feu ni de coupes de vin au miel pour adoucir les longs mois d’absence de son mari Mishael. Dans le meilleur des cas, il faudrait encore des mois et des mois avant qu’elle puisse se blottir dans ses bras.

— Avec tout le respect que je te dois, Maîtresse des Vagues, pourquoi Cadsuane me croirait-elle aujourd’hui ?

— Parce que tu veux t’approprier son savoir ! s’écria Harine, son poing fendant l’air. Les habitants du plancher des vaches n’ont jamais de doutes quand on se montre cupide. Bien sûr, pour montrer ta bonne foi, tu devras lui livrer des informations. Chaque jour, je déciderai ce que tu lui diras. Une manière de la manipuler, peut-être…

Shalon eut l’impression qu’une main de fer lui enserrait le crâne. Depuis le « pacte », elle avait l’intention d’en dire aussi peu que possible à Cadsuane – jusqu’à ce qu’elle ait trouvé un moyen de briser son emprise sur elle. Si elle devait lui parler chaque jour, en mentant, en plus de tout, la sœur serait en mesure de lui soutirer plus d’informations que prévu. Y compris par Harine… Beaucoup plus, même. C’était écrit dans les étoiles.

— Maîtresse des Vagues, pardonne-moi, mais si je puis me permettre…

Shalon s’interrompit en voyant approcher Sarene Nemdahl, qui immobilisa son cheval près des leurs. Les dernières Aes Sedai et leurs Champions ayant traversé, Cadsuane avait laissé son portail se dissiper.

Un peu maigre mais jolie, Corele riait en parlant avec Kimura. Quand elle inclina la tête en arrière, sa crinière brune ondula en cadence.

Très grande, les yeux bleus et le visage d’une parfaite beauté, Merise affichait une expression austère que Harine en personne n’aurait pas reniée. À grand renfort de gestes, elle guidait les quatre hommes qui tenaient les chevaux de bât par la longe.

Les autres cavaliers tiraient déjà sur leurs rênes, prêts à quitter la clairière.

Malgré une désolante absence de bijoux et une robe blanche bien trop stricte, Sarene restait un plaisir pour les yeux. Décidément, les continentaux semblaient allergiques aux couleurs. Même son manteau sombre était doublé de blanc.

— Cadsuane, dit-elle, m’a demandé… enfin, ordonné… d’être votre assistante, Maîtresse des Vagues. Dans la mesure du possible, je répondrai à vos questions, et je vous aiderai pour tout ce qui concerne les coutumes, dans la limite de mon savoir. J’ai conscience que ma présence risque de vous peser, mais quand Cadsuane ordonne, on ne peut qu’obéir.

Shalon sourit. L’Aes Sedai ignorait certainement qu’une « assistante », sur un navire, était ce que les continentaux appelaient une servante. Hilare, Harine allait sans doute demander si la sœur savait laver correctement le linge. Qu’elle soit un peu de bonne humeur ne ferait pas de mal…

Loin de s’esclaffer, Harine se redressa sur sa selle, colonne vertébrale droite comme un mât, et des flammes passèrent dans son regard.

— Rien ne me pèse ! s’écria-t-elle. Mais je préférerais poser mes questions à quelqu’un d’autre. Cadsuane, par exemple. Oui, Cadsuane ! Et je n’ai pas à lui obéir ! Excepté la Maîtresse des Navires, personne ne peut me donner des ordres !

Shalon plissa pensivement le front. Ce genre de tirade ne ressemblait pas à sa sœur.

Après une profonde inspiration, Harine continua d’un ton plus posé, mais le fond restait aussi étrange.

— Je parle au nom de la Maîtresse des Navires du Peuple de la Mer. J’exige le respect qui m’est dû ! Je l’exige, m’entendez-vous !

— Je peux demander à Cadsuane de nommer quelqu’un d’autre, proposa Sarene.

À l’évidence, elle doutait que sa démarche serait couronnée de succès.

— Vous devez comprendre qu’elle m’avait donné des instructions très précises, ce fameux jour. Mais je n’aurais pas dû perdre mon calme. C’est mon échec, pas le sien. La colère est la pire ennemie de la logique.

— Je sais ce qu’« obéir aux ordres » veut dire, grogna Harine, ramassée sur sa selle comme si elle allait sauter à la gorge de Sarene. Et j’approuve l’obéissance ! Mais une fois exécutés, les ordres peuvent être oubliés. Il n’y a plus besoin d’en parler. Comprenez-vous ce que je veux dire ?

Shalon jeta un regard en coin à sa sœur. De qui parlait-elle donc ? Quels ordres Sarene avait-elle exécutés, et pourquoi Harine voulait-elle qu’on les oublie ?

Moad fronça les sourcils, tout aussi interloqué. Voyant qu’il la dévisageait, Harine se rembrunit encore.

Un détail que Sarene ne sembla pas remarquer.

— Je ne vois pas comment on peut oublier, dit-elle, pensive, mais j’imagine que vous voulez en réalité que nous fassions semblant. C’est ça ?

Les tresses ornées de perles de l’Aes Sedai cliquetèrent les unes contre les autres quand elle secoua la tête, signifiant le peu de bien qu’elle pensait de tout ça.

— Très bien… Je répondrai à vos questions du mieux que je pourrai. Que voulez-vous savoir ?

Harine soupira à pierre fendre. Pas d’impatience, mais de soulagement. Oui, de soulagement, elle !

Quoi qu’il en soit, redevenant elle-même, elle riva son regard dans celui de l’Aes Sedai, bien décidée à lui faire baisser les yeux.

— Dites-moi où nous sommes et où nous allons !

— Nous sommes dans les collines de Kintara, répondit Cadsuane en tirant sur les rênes de sa monture. Et nous allons à Far Madding.

Bien droite sur sa selle, elle sembla ne même pas s’apercevoir que son cheval s’était cabré !

— Le Coramoor y est ? demanda Harine.

— Maîtresse des Vagues, ne dit-on pas que la patience est une vertu ?

Même en utilisant le titre requis pour s’adresser à Harine, Cadsuane réussissait à lui manquer de respect.

— Tu chevaucheras avec moi. Suis le rythme et essaie de ne pas tomber. Devoir te faire porter comme un sac de patates serait très déplaisant. Une fois en ville, tais-toi tant que je ne te dis pas de parler. Pas question que ton ignorance crée des problèmes. Sarene te cadrera. Elle a des ordres…

Alors que Shalon s’attendait à une explosion de colère, Harine se retint – non sans effort, cependant. Dès que Cadsuane se fut éloignée, elle recommença à marmonner entre ses dents, mais serra les mâchoires quand le cheval de Sarene bougea. À l’évidence, ses imprécations n’étaient pas pour les oreilles d’une Aes Sedai.

Chevaucher avec Cadsuane revenait à avancer derrière elle, ce qui n’étonna pas Shalon. Alanna et Verin flanquaient leur « légende », mais quand Harine fit mine de les rejoindre, un regard glacial lui fit comprendre qu’elle n’était pas la bienvenue. Une fois encore, la Maîtresse des Vagues n’explosa pas mais foudroya Sarene du regard, alors qu’elle n’y était pour rien.

Harine vint ensuite se placer entre Shalon et Moad. Même si Sarene chevaucha sur l’autre flanc de la Régente des Vents, sa sœur ne lui posa aucune question. Les yeux rivés sur le dos de Cadsuane, elle semblait regretter qu’ils ne puissent pas lancer des flammes. Si elle avait moins bien connu sa sœur, Shalon aurait juré qu’il y avait plus d’amertume que de rage dans son regard.

Pour sa part, la Régente des Vents se réjouit de chevaucher en silence. L’équitation était un art assez difficile pour qu’on ne bavarde pas en même temps. De plus, elle venait de comprendre pourquoi Harine se comportait si bizarrement. Sans aucun doute, elle essayait de ne pas jeter de l’huile sur le feu avec les Aes Sedai. Aucune autre explication ne tenait. Sauf en cas d’absolue nécessité, Harine lâchait toujours la bride à son tempérament volcanique. Aujourd’hui, se contrôler devait lui coûter des aigreurs d’estomac. Et si ses efforts ne portaient pas leurs fruits, elle se défoulerait sur sa sœur.

Réfléchir à tout ça finit par flanquer la migraine à Shalon. Avec l’aide de la Lumière, elle devait pouvoir éviter d’espionner sa sœur sans risquer de se faire arracher tous les médaillons accrochés à sa chaîne nasale – un déshonneur qui la conduirait à servir sous les ordres d’une Maîtresse des Voiles aigrie de n’avoir jamais reçu de promotion, et qui se vengerait sur elle comme sur les autres membres d’équipage. Sans oublier, bien sûr, que Mishael romprait plus que probablement leur union.

Vraiment, elle devait trouver une solution !

De temps en temps, Shalon se retourna pour jeter un coup d’œil aux Aes Sedai qui les suivaient. De celles qui les précédaient, il n’y avait rien à apprendre ni à tirer, aurait-elle juré.

De temps en temps, Cadsuane et Verin échangeaient quelques mots – en se penchant l’une vers l’autre et en parlant si bas qu’il était impossible d’entendre. Regard braqué vers le sud, Alanna s’intéressait exclusivement à ce qui se trouvait devant elle. Deux ou trois fois, elle talonna son cheval pour qu’il avance plus vite. D’un simple mot, Cadsuane la força à ralentir – un ordre qu’elle exécuta en grommelant, le regard brillant de colère.

Cadsuane et Verin se montraient pleines de compassion pour Alanna. Très régulièrement, la « légende » lui tapotait le bras, un peu comme Shalon flattait l’encolure de sa monture. Verin, elle, lui souriait comme si elle était en train de se remettre d’une maladie. Ce comportement n’apprenant rien de neuf à Shalon, elle se concentra sur les autres sœurs.

Dans la marine, pour gagner du galon, il ne suffisait pas de savoir gérer les vents, d’être capable de prévoir le temps ni d’être doué pour calculer une position. Le secret de la réussite, c’était de savoir lire entre les lignes de ses ordres et d’être capable de déchiffrer les expressions et les gestes des autres – un don indispensable pour appréhender les rapports hiérarchiques, même très subtils. Pour atteindre les sommets, le courage et la bonne volonté ne suffisaient pas.

Quatre sœurs – Nesune, Erian, Beldeine et Elza – chevauchaient derrière Shalon. Pas vraiment ensemble, même si elles occupaient en gros le même espace. Évitant de se regarder, elles ne s’adressaient jamais la parole, et elles ne semblaient pas s’aimer beaucoup. Selon Shalon, elles naviguaient sur le même « bateau » que Sarene.

À les en croire, les Aes Sedai étaient toutes unies derrière Cadsuane. Mais ce n’était pas vrai. Merise, Corele, Kumira et Daigian lui étaient dévouées corps et âme. Alanna changeait sans cesse de camp et Verin ne semblait pas vraiment décidée. Disons qu’elle nageait à côté du navire, Cadsuane lui tenant la main.

Et si ces interactions étranges ne suffisaient pas, il y avait la question de l’obéissance…

Bizarrement, les Aes Sedai semblaient placer la puissance dans le Pouvoir au-dessus de l’expérience et des compétences. Comme des matelots ivres dans une taverne, elles privilégiaient les rapports de force. Toutes étaient soumises à Cadsuane, bien entendu, mais il y avait des dissonances. En fonction de cette bizarre conception de la hiérarchie, certaines sœurs appartenant au « navire » de Nesune pouvaient attendre que quelques alliés de Cadsuane leur obéissent. Si c’était bel et bien le cas, ces femmes se comportaient néanmoins comme si elles étaient face à une supérieure ayant commis un crime majeur connu de tous.

Selon cette hiérarchie, Nesune était au-dessus de toutes les Aes Sedai, à part Cadsuane et Merise. Pourtant, elle devait rivaliser avec Daigian, qui se trouvait tout en bas de l’échelle, mais qui semblait lui jeter sans cesse à la figure ce fameux crime – une attitude imitée par toutes les autres sœurs de son « bateau ». Comme de juste, ce jeu était extrêmement subtil : un sourcil à peine froncé, une moue presque imperceptible… Mais quand on avait l’habitude de la vie sur les navires, ça sautait aux yeux.

Tout ça ne servirait peut-être jamais à Shalon. Mais quand on cherchait à calfater une coque, il ne fallait pas trop regarder sur la qualité de l’étoupe.

Le vent de face gagnant en force, le manteau de Shalon se gonfla comme une voile sur ses flancs, mais elle n’y prêta aucune attention.

S’il fallait calfater, les Champions pourraient éventuellement tenir lieu d’étoupe. Pour l’heure, ils fermaient la marche. Avec douze Aes Sedai dans la colonne, Shalon aurait cru qu’ils seraient plus de sept, puisque chaque sœur était censée en avoir au moins un.

Elle secoua la tête, agacée. À part les membres de l’Ajah Rouge, bien entendu. Sur la Tour Blanche, elle n’était pas ignorante à ce point.

En outre, l’important consistait à savoir si tous ces hommes étaient des Champions ! Shalon aurait juré avoir vu le vieux Damer et l’éphèbe Jahar en veste noire d’Asha’man – juste avant qu’ils se lient à des Aes Sedai. À l’époque, sans doute aveuglée par la délicieuse Ailil, elle n’était pas allée chercher plus loin, mais elle était sûre que les deux hommes portaient une veste noire. Et si elle avait encore un doute pour Eben, elle était presque certaine que Damer et Jahar étaient désormais des Champions. Presque !

Jahar accourait aussi vite que Nethan ou Bassane lorsque Merise claquait des doigts. Aux sourires que Corele adressait à Damer, il était soit son Champion soit son compagnon d’oreiller. Or, comment imaginer qu’une femme pareille prenne pour amant un vieux type boiteux ?

Si ignorante qu’elle fût au sujet des Aes Sedai, Shalon aurait parié que se lier à un homme capable de canaliser n’était pas une pratique approuvée. Si elle démontrait que ces femmes l’avaient fait, elle aurait peut-être une arme assez puissante pour se libérer de Cadsuane.

— Ces hommes ne peuvent plus canaliser, maintenant, murmura Sarene.

Shalon pivota à moitié sur sa selle, si vite qu’elle dut se retenir à deux mains à la crinière de son cheval pour ne pas tomber. Avec le vent qui s’engouffrait dans son manteau, elle faillit quand même glisser et lutta âprement pour maintenir son équilibre.

Sortant d’un petit bois, les cavaliers venaient de s’engager sur une large route qui serpentait vers le sud en direction d’un lac, à moins d’un quart de lieue de là, au fond d’une petite prairie couverte d’herbe jaunie. Au-delà, un océan mordoré s’étendait jusqu’à l’horizon. Bordé de roseaux sur sa rive ouest, le lac ne valait guère mieux qu’une grande bassine d’eau – à peine quatre lieues de long sur beaucoup moins de large. Une grande flaque, quoi ! Avec au milieu une île entourée de fortifications protégeant une ville.

Shalon ne s’attarda pas sur le paysage et riva les yeux sur Sarene. Avait-elle donc lu ses pensées ?

— Pourquoi ne peuvent-ils plus canaliser ? Les avez-vous… apaisés ?

Avec un peu de chance, c’était le bon mot… Mais le sujet n’était pas censé survivre, quand on l’apaisait. Une façon hypocrite de condamner quelqu’un à mort, en somme…

Voyant Sarene cligner des yeux, Shalon comprit qu’elle avait simplement pensé à voix haute. Un moment, l’Aes Sedai la dévisagea pensivement, puis elle s’intéressa de nouveau à la cité insulaire.

— Vous remarquez beaucoup de choses, Shalon… Au sujet de ces hommes, il serait préférable de garder pour vous ce que vous avez découvert.

— Par exemple, qu’ils sont des Champions ? souffla Shalon. C’est pour ça que vous avez pu vous lier à eux ? Parce que vous les avez apaisés ?

Sarene ne broncha pas, ne tourna pas la tête vers l’Atha’an Miere et ne dit pas un mot jusqu’à ce qu’ils soient arrivés au pied de la dernière colline. Ici, la route était sillonnée d’ornières de chariots, mais pour l’instant, ils l’avaient pour eux tout seuls.

— Il ne s’agit pas vraiment d’un secret, dit enfin Sarene à contrecœur, mais ça n’est pas non plus de notoriété publique… Nous ne parlons pas souvent de Far Madding – sauf entre sœurs qui en sont originaires, et même elles n’y viennent pas souvent. Mais vous devez savoir avant d’entrer en ville. Far Madding détient un ter’angreal – ou peut-être trois, personne ne le sait. Ces artefacts – ou cet artefact – ne peuvent pas être étudiés et il est impossible de les déplacer. Ils ont dû être fabriqués pendant la Dislocation du Monde, en un temps où des hommes frappés de démence et capables de canaliser semaient chaque jour la terreur. Mais payer sa sécurité un tel prix…

Sarene en secoua la tête de perplexité. Une autre occasion de faire cliqueter ses tresses ornées de perles.

— Ces ter’angreal ont fait de Far Madding une sorte de Sanctuaire. En tout cas, en ce qui concerne les caractéristiques les plus importantes de ces refuges. Même si je doute qu’un Ogier partagerait ce point de vue…

Sarene eut un soupir accablé.

Bouche bée, Shalon consulta du regard Harine et Moad. Au nom de quoi une Aes Sedai aurait-elle pu s’inquiéter de fariboles pareilles ?

Harine fit mine de parler, puis elle fit signe à Shalon de poser la question évidente. Une façon de l’inciter à se lier d’amitié avec l’Aes Sedai, histoire de se faciliter l’existence ? Oui, il y avait vraiment de quoi avoir la migraine. Mais la curiosité fut plus forte.

— Quelles choses importantes ?

Sarene croyait-elle vraiment à l’existence de géants qui chantaient pour les arbres ? Il y avait aussi une affaire de hache, si elle ne se trompait pas.

« Voici l’Aelfinn qui vient te voler ton pain, et voilà l’Ogier qui veut te couper la tête ! »

Shalon n’avait plus entendu ça depuis l’époque où Harine était encore attachée à ses jupes. Pendant que leur mère se couvrait de gloire sur les océans, elle avait été chargée d’élever sa sœur en même temps que son premier enfant…

— Vous ne savez vraiment pas ? s’écria Sarene, sincèrement surprise.

Troublée, elle se concentra sur la lointaine cité. À son expression, on eût dit un marin qu’on envoie écoper l’eau de cale.

— Dans un Sanctuaire, on ne peut pas canaliser, ni même sentir la Source Authentique. Et aucun tissage réalisé à l’extérieur ne peut affecter ce qui est à l’intérieur. En réalité, à Far Madding, il y a deux Sanctuaires imbriqués l’un dans l’autre. Le plus grand n’affecte que les hommes, mais nous aurons pénétré dans le plus petit avant d’atteindre le pont.

— Et vous ne serez plus capables de canaliser ? demanda Harine.

Quand l’Aes Sedai hocha la tête, le regard toujours braqué sur la cité, la Maîtresse des Vagues eut un petit sourire.

— Quand nous nous serons installées quelque part, dit-elle, nous pourrons peut-être débattre des instructions…

— Vous lisez de la philosophie ? s’étonna Sarene. La Théorie des Instructions n’est plus très bien vue, de nos jours. Pourtant, je pense depuis toujours que c’est une mine d’or de connaissances. En débattre sera un plaisir et m’aidera à ne pas penser à d’autres sujets. Si Cadsuane nous en laisse le temps.

Harine en resta bouche bée. Regardant l’Aes Sedai, les yeux ronds, elle en oublia de s’accrocher à sa selle et serait tombée si Moad ne l’avait pas retenue par un bras.

Shalon n’avait jamais entendu sa sœur prononcer le mot « philosophie », mais pour l’instant c’était le cadet de ses soucis. Les yeux rivés sur Far Madding, elle déglutit péniblement. Bien entendu, elle avait appris à isoler une personne du Pouvoir – et durant sa formation, on lui avait fait vivre cette expérience – mais même isolée, une femme continuait à sentir la Source. Qu’éprouvait-on quand on ne la sentait plus, comme si le soleil, soudain, restait obstinément hors de son champ de vision ?

Alors que le petit groupe approchait du lac, Shalon sentit la Source plus intensément que jamais depuis l’extase qu’elle avait connue la première fois. Non sans effort, elle s’interdit de s’y abreuver – les Aes Sedai auraient vu l’aura et compris ce qui se passait. Pas question de se déshonorer ainsi, ni d’humilier sa sœur par la même occasion…

Sur le lac, de petites embarcations – aucune plus longue qu’une vingtaine de pieds – fendaient l’eau à grands coups de rames ou tanguaient mollement pendant qu’un ou deux pêcheurs hissaient leurs filets. À voir la puissance du courant, les vagues se fracassant parfois les unes contre les autres dans une gerbe d’écume, des voiles n’auraient pas servi à grand-chose, bien au contraire… Pourtant, ces bateaux avaient quelque chose de familier, même s’ils ne ressemblaient en rien aux chaloupes à quatre, huit ou même douze rames embarquées sur les navires. Une image un peu réconfortante dans un océan d’exotique hostilité…

Alors que la route s’engageait sur une pointe de terre s’enfonçant dans le lac sur un bon quart de lieue, la Source se volatilisa brusquement. À part un soupir, Sarene ne montra pas qu’elle s’en était aperçue.

Shalon s’humecta les lèvres. Finalement, ça se révéla moins terrible qu’elle l’aurait cru. Elle se sentait… vide… certes, mais c’était supportable – tant que ça ne durerait pas trop longtemps. Parce que le vent, toujours acharné à lui arracher son manteau, lui paraissait tout d’un coup beaucoup plus froid…

Au bout de la presqu’île, sur un côté, entre la route et l’eau, se dressaient des maisons de pierre grise au toit d’ardoise plus sombre. Quand elles aperçurent les cavaliers, des villageoises chargées de gros paniers s’immobilisèrent pour les regarder avec des yeux ronds. À Cairhien, Shalon avait presque fini par s’habituer à être un objet de curiosité.

Blasée, elle s’intéressa plutôt aux fortifications. Une épaisse muraille semée de tours de guet d’où les sentinelles, un casque à grille sur le crâne, surveillaient les environs, certains pointant une arbalète sur le petit groupe de visiteurs. Franchissant une porte bardée de fer, d’autres soldats casqués déboulèrent sur la route. Sur l’épaule gauche de leur cuirasse, on remarquait une belle épée d’or. Armés d’arbalètes, de lances ou d’épées, ces hommes s’attendaient-ils à devoir repousser les Aes Sedai ?

Une plume jaune sur son casque, un officier fit signe à Cadsuane de s’approcher. Puis il retira son casque, libérant une crinière de cheveux grisonnants, et approcha, l’air pas commode du tout.

La « légende » se pencha pour échanger quelques mots avec le militaire. Sortant une bourse pansue de sa sacoche de selle, elle la lui tendit. Après s’en être emparé, l’officier recula et fit signe à un de ses hommes de le rejoindre. Grand, maigre, les cheveux longs et tête nue, le type portait une écritoire. S’inclinant respectueusement, il demanda le nom d’Alanna puis l’inscrivit dans son registre, la langue pointant entre ses dents tant il s’appliquait.

Casque sous le bras, l’officier peu amène continuait à étudier les cavaliers. La bourse à la main, comme s’il l’avait oubliée, il ne semblait pas avoir conscience qu’il venait de parler à une Aes Sedai. À moins qu’il n’en ait rien à faire… Ici, une sœur n’était en rien différente de n’importe quelle autre femme, puisqu’elle resterait privée de son pouvoir durant tout son séjour.

— Ils relèvent le nom de tous les étrangers, dit Sarene. Les Conseillères tiennent à savoir qui est en ville.

— Ils admettraient peut-être une Maîtresse des Vagues sans lui demander de pot-de-vin, lâcha Harine, acide.

Le soldat maigre s’éloigna d’Alanna, sursauta en apercevant les bijoux de Shalon et de sa sœur, puis approcha d’elles.

— Puis-je avoir votre nom, maîtresse ? demanda-t-il poliment à Sarene.

L’Aes Sedai s’exécuta sans mentionner qu’elle était une sœur. Shalon fit également au plus court, mais Harine se crut obligée de déclamer tous ses titres – Harine din Togara Deux-Vents, Maîtresse des Vagues du clan Shodein, Ambassadrice Extraordinaire de la Maîtresse des Navires du Peuple de la Mer.

Le soldat ne fit pas de commentaires et nota tout ça. Furieuse, Harine le foudroya du regard. Quand elle voulait impressionner quelqu’un, elle détestait que ça rate.

Tandis que l’homme écrivait, un autre soldat – un costaud casqué – approcha, un sac de cuir pendu à l’épaule. Se glissant entre les chevaux de Harine et de Moad, il salua de la tête la Maîtresse des Vagues, eut un vague sourire qui étira la cicatrice lui barrant une joue, puis essaya de prendre le fourreau et l’épée du Maître de la Lame.

— Vous devez le laisser faire ou lui confier vos armes, dit Sarene quand le Maître de la Lame arracha le fourreau des mains du soldat. Maîtresse des Vagues, c’est pour ce service que Cadsuane a payé. À Far Madding, on n’a pas le droit de porter autre chose qu’un couteau à la ceinture, sauf si les autres armes, leur fourreau et leur poignée enveloppés de fil de fer, sont impossibles à dégainer. Même les sentinelles que nous voyons ici n’emportent pas leurs armes en ville. N’est-ce pas, soldat ?

Le maigrichon en train d’écrire acquiesça et précisa que c’était selon lui une très bonne chose.

Haussant les épaules, Moad décrocha son fourreau de sa ceinture puis tendit aussi au costaud sa longue dague à poignée d’argent. La glissant à sa ceinture, le soldat sortit de son sac un rouleau de fil de fer et entreprit d’en envelopper l’épée et son fourreau. De temps en temps, il s’interrompait pour tirer une sorte d’agrafeuse de sa ceinture afin de solidariser le réseau de fil. Très adroit, il travaillait vite et bien.

— La liste de noms sera communiquée aux deux autres ponts, dit Sarene, et nos compagnons devront montrer que le réseau de fils est intact. Sinon, ils seront emprisonnés jusqu’à ce qu’un juge soit sûr qu’ils n’ont pas commis d’autres crimes. Même dans ce cas, ils seront fouettés et devront s’acquitter d’une lourde amende. Pour éviter de payer le service, la plupart des étrangers laissent leurs armes avant d’entrer, mais qui sait si nous passerons par ici lorsque nous repartirons ?

Sarene se tourna vers Cadsuane, occupée à empêcher Alanna de traverser toute seule le pont.

— En tout cas, je crois que c’est pour ça que Cadsuane a payé…

— Ridicule ! s’indigna Harine. Comment Moad va-t-il se défendre ?

— À Far Madding, personne n’a besoin de se défendre, maîtresse, dit le soldat costaud – sans une once d’ironie. Les Gardes des Rues s’en assurent. Si on laisse les gens se balader avec des armes, la ville sera vite aussi dangereuse que toutes les autres, et nous ne voulons pas de ça.

Après avoir rendu ses armes neutralisées à Moad, le soldat s’éloigna, suivi par son camarade à l’écritoire.

Moad examina brièvement son épée et sa dague puis les remit à sa ceinture en s’efforçant de ne pas l’accrocher aux agrafes.

— L’épée devient indispensable quand l’intelligence ne suffit plus, dit-il, fataliste.

Harine grogna de dégoût.

Si Far Madding était un havre de paix, se demanda Shalon comment le soldat avait-il récolté sa cicatrice ?

Des protestations montèrent des rangs des Champions, mais elles cessèrent très vite. L’œuvre de Merise, aurait parié Shalon. Parfois, elle aurait fait passer Cadsuane pour une douce agnelle…

Comme les chiens de garde des Amayar, les Champions de Merise obéissaient au doigt et à l’œil et elle n’hésitait jamais à rudoyer ceux des autres Aes Sedai.

Quand toutes les armes eurent été neutralisées, le soldat fouilla les bêtes de bât à la recherche d’un hypothétique arsenal, puis la colonne put enfin s’engager sur le pont.

Pour ne pas penser à ce qui lui manquait si cruellement, Shalon se força à graver tous les détails dans son esprit.

Aussi large que la route et parfaitement plat, le pont était doté sur les deux côtés d’un muret suffisant pour empêcher un chariot de tomber dans le vide, mais trop bas pour servir de cachette à des assaillants.

Sur près d’un quart de lieue, le pont, parfaitement droit, dominait les eaux du lac. De temps en temps, un bateau passait dessous, ce qui aurait été impossible si ces embarcations avaient eu des voiles.

Deux hautes tours flanquaient la porte de Caemlyn – le nom fourni par Sarene – où des soldats s’inclinèrent humblement devant les femmes tout en lorgnant les hommes avec une méfiance palpable.

Au-delà, la rue…

Shalon renonça à la sonder. Large et droite, les bâtiments de deux ou trois niveaux sur les deux flancs, elle était bondée de véhicules et de gens. Mais sans le Pouvoir, tout paraissait flou à Shalon.

Dès qu’elle s’en irait, tout redeviendrait normal. De quoi lui donner envie de partir sur-le-champ. Mais dans combien de temps pourrait-elle quitter cette ville ?

Le Coramoor y était peut-être et Harine entendait se mettre au mieux avec lui, peut-être à cause de ce qu’il était, ou parce qu’elle espérait qu’il l’aiderait à devenir Maîtresse des Navires. Tant que sa sœur resterait – et tant que Cadsuane ne les aurait pas libérées du fichu accord – Shalon serait bloquée ici. En un lieu où la Source Authentique était absente.

En avançant, la Régente des Vents ne prêta aucune attention au bavardage incessant de Sarene.

À un moment, la colonne traversa une grande place au centre de laquelle trônait une statue. Shalon entendit seulement le nom – Einion Avharin – de la femme qu’elle représentait, mais ne capta pas les autres explications de l’Aes Sedai – par exemple, pourquoi cette Einion était célèbre à Far Madding, ou pour quelle raison elle tendait un bras vers la porte de Caemlyn.

Au-delà de la place, la rue se transformait en une avenue divisée en deux par une rangée d’arbres dénudés. Devant les yeux de Shalon, les chaises à porteurs, les carrosses et les soldats en armure défilaient sans qu’elle soit vraiment capable de les reconnaître. Prise de tremblements, elle se recroquevilla sur elle-même.

La cité disparut, puis le temps lui-même se volatilisa. En elle, il ne resta rien, sinon l’angoisse de ne plus jamais sentir la Source.

Une occasion de mesurer à quel point sa présence constante était un réconfort… Elle était toujours là, promettant d’extraordinaires joies – une existence si riche que ses couleurs pâlissaient dès que le Pouvoir ne l’illuminait plus.

À présent, la Source elle-même manquait à l’appel. Absente, voilà ce qu’elle était. La dernière chose dont Shalon avait conscience, c’était un manque mortel…


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