Dès qu’elle fut dans son boudoir, Elayne se changea avec l’aide de la retraitée aux cheveux gris qui avait repris du service comme femme de chambre. Très mince et d’une grande dignité, Essande était peut-être un peu lente, mais elle connaissait son travail et ne perdait pas de temps en bavardages. À dire vrai, elle ne disait quasiment rien, à part quelques commentaires sur les vêtements et une phrase rituelle :
— Dame Elayne, vous êtes le portrait de votre mère.
Au fond de la pièce, des flammes crépitaient dans une grande cheminée de marbre, mais ça ne suffisait pas à réchauffer l’atmosphère.
Elayne enfila à la hâte une robe de fine laine bleue au col montant brodé de perles, boucla sa ceinture d’argent où une dague pendait dans son fourreau, et glissa ses pieds dans des chaussons de velours. Avant de voir les négociants, elle n’aurait sûrement pas le temps de se rechanger, et elle devait les impressionner.
Il faudrait que Birgitte soit là. En uniforme, elle en imposait à n’importe qui. Et elle serait ravie de se détendre un peu… À l’agacement qu’elle sentait dans un coin de sa tête, la Fille-Héritière devina que sa chef des Gardes de la Reine en avait par-dessus la tête des rapports.
Après avoir mis des boucles d’oreilles ornées de perles, Elayne renvoya Essande dans ses quartiers, ou un bon feu l’attendait. Quand elle avait proposé de la guérir, la vieille femme avait prétendu ne pas en avoir besoin. Mais l’arthrose devait la torturer en fin de journée…
Fin prête, la Fille-Héritière décida qu’elle ne porterait pas son diadème, qu’elle laissa sur le dessus de son petit coffre en ivoire. En matière de bijoux, elle n’était pas bien riche. La plupart étant gagés, les autres avaient presque tous disparu en même temps que l’argenterie. Aucune importance…
Après un bref répit, Elayne devrait répondre à l’appel du devoir, qu’elle en ait envie ou non.
Le salon aux murs lambrissés de ses appartements abritait deux grandes cheminées au manteau hautement raffiné. Placés face à face, ces foyers faisaient du bien meilleur travail que leur collègue unique du boudoir. Même dans ces conditions, sans les épais tapis, le sol de dalles blanches aurait été gelé.
Surprise des surprises, Halwin Norry attendait Elayne dans un des fauteuils à dossier bas. Dès que la jeune femme fut entrée, il se leva, un dossier de cuir serré contre son torse maigrichon. Contournant la grande table aux pieds sculptés, il se fendit d’une révérence maladroite. Grand et mince, le nez très long, le Premier Clerc arborait une couronne de cheveux blancs dont quelques touffes dépassaient de derrière ses oreilles. En le voyant, Elayne pensait souvent à un héron. Même si une légion de clercs travaillait sous ses ordres, une petite tache d’encre maculait sa tunique écarlate. Mais elle semblait ne pas dater d’hier, constata Elayne.
Intriguée, elle se demanda si le dossier de cuir en cachait d’autres. L’habitude de le serrer contre son cœur remontait à quelques jours, quand Norry avait opté pour sa grande tenue de cérémonie – deux jours après que maîtresse Harfor avait décidé d’en faire autant. Une démonstration de loyauté, ou le désir de singer la Première Servante ? Difficile à dire…
— Veuillez pardonner mon intrusion, ma dame, mais j’ai vraiment des informations nouvelles et urgentes à vous communiquer.
Urgence ou pas, la voix restait aussi monocorde…
— Il n’y a pas de mal, maître Norry. Je n’ai aucune intention de vous expédier en quelques secondes.
Norry battit des paupières. Accablée, Elayne ravala un gros soupir. À sa façon de tendre le cou et d’incliner sans cesse la tête, elle aurait juré que cet homme était sourd comme un pot. L’étrange ton de sa voix s’expliquait peut-être ainsi. À moins qu’il soit un type mortellement ennuyeux, tout simplement. Assommant de naissance…
Elayne s’assit et fit signe à son interlocuteur de l’imiter, mais comme toujours, il préféra rester debout.
— Alors, cette urgence ?
Tirant sur sa robe, la Fille-Héritière croisa les jambes et se concentra pour écouter.
Norry ne consulta pas son dossier. Tout ce qu’il y avait dedans, il le savait par cœur, les documents servant uniquement de preuves, si la future reine voulait en voir.
— Commençons par le plus pressé, ma dame, et peut-être le plus important. Sur votre domaine de Danabar, on a découvert un énorme gisement d’alun. De la première qualité, en plus de tout. Quand ils le sauront, j’imagine que les banquiers prêteront une oreille plus attentive aux demandes que je leur présente en votre nom.
Norry eut l’ombre d’un sourire. Pour lui, ça revenait à une crise d’hilarité.
En entendant le mot « alun », Elayne se redressa et sourit aussi. Il y avait de quoi se réjouir, en effet. Et en n’importe quelle autre compagnie, elle ne s’en serait pas privée. Euphorique, elle oublia un moment l’agacement de Birgitte. Les teinturiers, les tisserands et les verriers consommaient d’immenses quantités d’alun. Jusque-là, le seul fournisseur fiable était le Ghealdan, et ce pays roulait sur l’or grâce aux seules taxes prélevées sur ce commerce lucratif. Pourtant moins pur, l’alun qu’exportaient Tear et l’Arafel leur rapportait autant d’argent que l’huile d’olive et les pierres précieuses.
— C’est une nouvelle de poids, maître Norry. La meilleure de cette journée…
Et peut-être même depuis le début du séjour à Caemlyn…
— Quand pourrez-vous mettre un terme aux « hésitations » des banquiers ?
En réalité, ces gens lui avaient carrément claqué la porte au nez. Au soldat près, les financiers savaient combien d’épées se rangeaient derrière elle et combien en avaient ses adversaires. Mais la fièvre de l’alun les inciterait à réviser leur position. L’austère Norry en était lui aussi convaincu.
— C’est pour très bientôt, ma dame, et nous obtiendrons les meilleures conditions. Si leurs propositions me défrisent, je les menacerai de contacter leurs collègues de Tear ou du Cairhien. Ils ne prendront pas le risque de perdre les droits de douane, j’en suis sûr.
Une tirade débitée sur un ton monocorde, sans une ombre de satisfaction ni d’enthousiasme.
— Nous obtiendrons des prêts fondés sur des revenus potentiels, et ce ne sera pas gratuit. L’extraction et le transport ne seront pas donnés non plus. Danabar est dans une région montagneuse, à bonne distance de la route de Lugard. Pourtant, les bénéfices seront suffisants pour vos projets concernant la Garde Royale et pour votre future Académie.
— « Suffisants », voilà un adjectif un peu faible, s’il vous pousse à changer d’avis au sujet de ma dispendieuse Académie.
Norry veillait sur le trésor royal comme une poule sur son unique poussin. Jusque-là, il avait obstinément refusé que le royaume prenne en charge l’institution fondée par Rand à Caemlyn. Inlassable, il répétait les mêmes arguments « définitifs », sa voix finissant par forer de minuscules trous dans la boîte crânienne d’Elayne.
Pour l’heure, l’Académie se réduisait à une poignée d’érudits réfugiés avec leurs disciples dans plusieurs tavernes de la Nouvelle Cité. Même en hiver, il en arrivait cependant chaque jour de nouveaux, et ils réclamaient des structures dignes de leur génie. Si elle n’entendait pas leur offrir un palais, Elayne était sensible à leurs revendications.
Alors que Norry n’avait qu’une idée en tête, économiser, elle pensait à l’avenir du royaume. Certes, l’Ultime Bataille approchait, mais il fallait croire qu’il y aurait un avenir après, même si Rand disloquait le monde une nouvelle fois.
En principe, Tarmon Gai’don devait mettre un terme à l’histoire. Était-ce une raison pour rester assis à ne rien faire ? Si Rand avait fondé ses Académies, c’était pour qu’il reste quelque chose, s’il disloquait bel et bien le monde. Mais cette école-là appartiendrait au royaume d’Andor, pas à Rand al’Thor.
L’Académie de la Rose, dédiée à la mémoire de Morgase Trakand… Oui, il y aurait un avenir, et dans cet avenir, on se souviendrait de sa mère.
— Ou avez-vous décidé que la piste de l’or du Cairhien, après tout, peut être remontée jusqu’au Dragon Réincarné ?
— J’estime toujours que ce risque est minime, ma dame. Mais avec ce que je viens d’apprendre au sujet de Tar Valon, le courir ne vaut plus la peine.
Même si son ton n’en trahissait rien, Norry était… nerveux. D’ailleurs, il pianotait sur le dossier de cuir serré contre sa poitrine.
— Dans une proclamation, la Tour Blanche vient de reconnaître que le seigneur Rand est bel et bien le Dragon Réincarné. Elle lui offre sa protection et propose de le… guider. Dans le même mouvement, elle frappe d’anathème toute personne qui tentera de l’approcher, sauf par son intermédiaire. Et il est sage de se méfier du courroux de Tar Valon, vous êtes bien placée pour le savoir.
Norry baissa les yeux sur la bague au serpent d’Elayne. Bien entendu, il était au courant du schisme de la tour. À part quelque nobliau, au fin fond de Seleisin, qui pouvait donc l’ignorer ? En discret serviteur du royaume, le Premier Clerc s’était abstenu d’interroger Elayne sur ses préférences partisanes. Cela dit, au début de sa tirade, il était passé très près de dire la « Chaire d’Amyrlin » au lieu de la « Tour Blanche ». Et à la place de « seigneur Rand », quels mots lui avaient brûlé les lèvres ?
Elayne ne retint pas ces charges contre Norry. Pour un homme dans sa position, la prudence était une vertu majeure.
La proclamation d’Elaida n’en restait pas moins stupéfiante. Sourcils froncés, Elayne tapota sa bague. Elaida la portait bien avant le jour de sa naissance. Arrogante, têtue et accrochée à ses positions comme une moule sur son rocher, elle n’était pas idiote pour autant. Loin de là…
— Peut-elle croire qu’il acceptera une offre pareille ? Être protégé et guidé… Il n’y a rien de mieux pour qu’il se cabre !
Guider Rand ? Impossible, même avec la perche d’une barge…
— Selon ma correspondante au Cairhien, il se peut qu’il ait déjà accepté, ma dame.
Norry n’avait rien d’un maître de l’espionnage et être qualifié ainsi lui aurait inspiré un profond dégoût. Le Premier Clerc était chargé du Trésor, il dirigeait les fonctionnaires qui faisaient tourner la capitale et il informait le trône de toutes les affaires d’État. À l’inverse des Ajah, voire de certaines sœurs, il n’avait aucun réseau d’espions. Cela dit, il correspondait régulièrement avec des personnages influents et bien informés des autres capitales. Du coup, il était souvent à la pointe de l’actualité.
— Mon correspondant m’envoie un pigeon une fois par semaine. Juste après l’avant-dernier, il semble que quelqu’un ait attaqué le Palais du Soleil en utilisant le Pouvoir de l’Unique.
— Le Pouvoir ? s’écria Elayne, sous le choc.
Norry hocha la tête, comme s’il faisait son rapport sur les derniers chantiers de la voirie.
— C’est ce que rapporte ma correspondante, ma dame. Des Aes Sedai, peut-être, ou des Asha’man – ou encore les Rejetés. Là, j’ai peur qu’elle répète des ragots. L’aile où se trouvaient les appartements du Dragon Réincarné a été quasiment détruite, et il a disparu. De l’avis général, il serait allé à Tar Valon pour mettre un genou en terre devant la Chaire d’Amyrlin. Quelques dissidents le croient mort durant l’attaque, mais ils sont très largement minoritaires. Je vous conseille de ne rien faire avant d’en savoir davantage.
» Ma dame, d’après ce que j’ai vu de lui, il me faudrait avoir passé trois jours près de son cadavre pour le croire mort.
Elayne manqua sursauter. Une plaisanterie, le Premier Clerc ? Ou à tout le moins un trait d’esprit ? Difficile à croire…
Pareillement, elle ne croyait pas que Rand était mort. Et elle n’y croirait jamais. Quant à s’agenouiller devant la Chaire d’Amyrlin… Lui ? Impossible ! Bien des difficultés pourraient être aplanies s’il se résignait un jour à s’incliner devant Egwene, mais il ne le ferait jamais, alors qu’elle était son amie d’enfance. Avec lui, Elaida avait autant de chances qu’une chèvre faisant tapisserie lors d’un bal à la cour. D’autant plus avec la funeste proclamation.
Mais qui avait attaqué Rand ? Les Seanchaniens ? Peu probable qu’ils aient pu frapper à Cairhien. Si les Rejetés avaient décidé de sortir de l’ombre, le monde était menacé d’un terrible chaos. La pire hypothèse restait qu’il se soit agi des Asha’man. Si les créatures du Dragon Réincarné se retournaient contre lui…
Non, même s’il en avait besoin, Elayne ne pourrait pas le protéger. Il allait devoir s’en tirer seul.
Pauvre idiot ! Il doit défiler derrière un étendard, comme si personne n’avait tenté de le tuer. Tu as intérêt à t’en tirer, Rand al’Thor, sinon, gare aux gifles que je te flanquerai quand je te mettrai la main dessus !
— Que disent vos autres correspondants, maître Norry ? demanda Elayne.
Inutile de perdre son temps à penser à Rand. Avant de lui mettre la main dessus, elle devait faire tout son possible pour ne pas lâcher le royaume d’Andor…
Les correspondants de Norry étaient très volubiles, même si beaucoup d’informations dataient. Tous n’utilisaient pas des pigeons, et les lettres remises à des marchands de confiance mettaient parfois des mois à atteindre leur destinataire. Les marchands indignes de confiance, eux, encaissaient la prime et ne délivraient jamais le courrier. Quant aux messagers, très peu de gens avaient les moyens d’en engager. Si les choses tournaient dans le bon sens, Elayne envisageait de créer une Poste royale. Norry ne s’en plaindrait pas, lui qui déplorait que ses dernières lettres venues d’Ebou Dar et d’Amador mentionnent des événements dont on parlait depuis des semaines dans les rues et dans les tavernes.
D’ailleurs, parmi ces nouvelles, toutes n’étaient pas intéressantes. N’ayant rien d’espions, les correspondants racontaient tout ce qui se passait chez eux et rendaient compte des conversations de cour. À Tear, on parlait beaucoup des nombreux vaisseaux du Peuple de la Mer qui traversaient les Doigts du Dragon sans timonier et pullulaient désormais sur le fleuve, près de la ville. On évoquait aussi des combats maritimes entre les Atha’an Miere et les Seanchaniens, mais ce n’étaient que des rumeurs.
En Illian, les soldats de Rand récupéraient après une rude bataille contre les Seanchaniens. On ne savait rien – même pas si le Dragon Réincarné était venu dans la capitale.
La reine du Saldaea n’était pas encore sortie de sa retraite, au fin fond de la campagne. De ça, Elayne était au courant, mais il semblait que la reine du Kandor ne s’était plus montrée à Chachin depuis des mois, et le roi du Shienar était toujours en tournée d’inspection le long de la frontière de la Flétrissure – pourtant plus calme que jamais ces derniers temps. À Lugard, le roi Roedran convoquait tous les nobles susceptibles de venir avec des soldats. Déjà inquiète parce que deux grandes armées campaient non loin de la frontière avec Andor – l’une bien fournie en Aes Sedai et l’autre en Andoriens –, la capitale se rongeait les sangs au sujet de ce qu’un vaurien débauché comme Roedran pouvait mijoter.
— Et vos conseils sur ce cas précis, maître Norry ? demanda Elayne quand le rapport fut terminé.
En réalité, dans ce cas comme dans les autres, elle n’avait pas besoin de conseils. Tous ces événements se passaient bien trop loin d’Andor pour y avoir un impact, et une bonne partie étaient anecdotiques. Pourtant, la Fille-Héritière était censée s’enquérir de l’avis du Premier Clerc, même quand elle le connaissait déjà – « ne rien faire et voir venir ».
Le Murandy n’était pas si loin que ça et d’une grande importance. Pourtant, pour une fois, Norry hésita, ce qui ne lui ressemblait guère.
— Ne pas bouger, ma dame, en tout cas pour l’instant. En temps normal, je suggérerais d’envoyer un émissaire à Roedran pour tenter de découvrir ses objectifs et ses motivations. Il s’inquiète peut-être de ce qui se passe au nord de son pays, ou au sujet de ces raids d’Aiels dont on parle tant. Malgré son manque d’ambition notoire, il s’est peut-être engagé dans quelque entreprise au nord de l’Altara. Ou en Andor, les circonstances étant ce qu’elles sont. Hélas…
Le dossier toujours serré contre sa poitrine, Norry écarta très légèrement les mains – peut-être pour s’excuser, ou parce qu’il était troublé.
Hélas, Elayne n’était pas encore reine, et aucun émissaire venant de sa part n’aurait d’audience avec Roedran. Si elle échouait dans sa quête du trône, la nouvelle souveraine n’apprécierait pas qu’un monarque voisin ait joué à ce jeu-là. Pour se venger, elle pouvait annexer une partie du Murandy, comme le seigneur Luan et les autres l’avaient déjà fait…
Sur tout ça, grâce à Egwene, Elayne avait de bien meilleures informations que le Premier Clerc. Sans pour autant révéler ses sources, elle décida de dissiper le trouble du brave homme.
Savoir ce qu’il fallait faire et ne pas être en mesure de passer à l’action devait le miner.
— Je sais ce que mijote Roedran, maître Norry. Son objectif, c’est le Murandy, tout bêtement. Au nord du pays, les Andoriens ont accepté l’allégeance de certains nobles du cru. Une situation qui rend les autres nerveux… Il y a aussi un grand groupe de mercenaires – des Fidèles du Dragon, en réalité, mais Roedran l’ignore – qu’il a engagé en secret et qui attend le départ des autres armées pour devenir une menace. Roedran compte tirer parti de cette situation explosive pour forcer les nobles à faire corps avec lui et à ne pas le lâcher quand les diverses menaces auront disparu. Si son plan réussit, il pourrait devenir un problème – par exemple en réclamant la restitution de ses terres septentrionales – mais pour l’heure, il n’a rien de gênant pour notre royaume.
Les yeux ronds, Norry dévisagea son interlocutrice. Impressionné, il s’humidifia les lèvres avec la langue avant de parler.
— Voilà qui expliquerait beaucoup de choses, ma dame. Oui, c’est limpide ! Ma correspondante de Cairhien mentionne un autre point que j’ai… hum… oublié de citer. Comme vous devez le savoir, tout le monde, là-bas, est informé que vous revendiquez le Trône du Soleil – et bien des gens vous soutiennent. Beaucoup de Cairhieniens, semble-t-il, envisagent de venir en Andor afin de vous aider à obtenir le Trône du Lion. Tout ça pour que vous occupiez plus vite celui du Soleil. Mais sur ce point précis, vous n’avez peut-être pas vraiment besoin de mes conseils…
Elayne acquiesça – avec beaucoup de grâce, trouva-t-elle, vu le contexte.
Recevoir de l’aide des Cairhieniens serait pire que d’avoir recours à des mercenaires. À cause des nombreuses guerres qui avaient opposé les deux pays, bien entendu.
Halwin Norry n’était pas homme à l’ignorer… Dans ce cas, pourquoi lui avoir parlé au lieu de la laisser être surprise par l’arrivée de ses partisans cairhieniens ? Son petit exposé géopolitique avait-il impressionné l’austère Premier Clerc ? Ou craignait-il du coup qu’elle soit capable de découvrir qu’il lui mentait par omission ?
Norry attendait patiemment qu’elle parle. Comme un héron desséché qui guette le moment de pêcher un poisson ?
— Maître Norry, préparez une lettre qui sera revêtue de mon sceau et de ma signature, puis envoyée à toutes les grandes maisons du Cairhien. Commencez par étayer mon droit au Trône du Soleil en rappelant que je suis la fille de Taringail Damodred. Ajoutez que je viendrai revendiquer mon dû quand la situation sera stable en Andor. Précisez que je viendrai sans soldats, parce que la présence d’Andoriens au Cairhien monterait la population contre moi – à juste titre, soit dit en passant. Concluez en disant combien j’apprécie les soutiens qui me viennent de ce grand pays et à quel point je souhaite que ses dissensions internes s’apaisent.
Les lecteurs futés liraient entre les lignes et, avec un peu de chance, expliqueraient tout à leurs compatriotes plus obtus.
— Une habile manœuvre, ma dame, fit Norry avec une esquisse de révérence. Je vais exécuter vos ordres… Si je puis me permettre de demander, avez-vous eu le temps de signer les comptes ? Non… Ce n’est pas grave. Je vous enverrai quelqu’un plus tard…
Après une révérence plus classique, mais tout aussi maladroite, le Premier Clerc fit mine de se retirer, mais il se ravisa.
— Pardonnez mon audace, ma dame, mais vous me rappelez beaucoup votre défunte mère.
Quand Norry fut sorti, Elayne se demanda si elle pouvait le compter parmi ses alliés. Administrer Caemlyn sans fonctionnaires – et pis encore, le royaume ! – était impossible. S’il décidait de jouer seul sa partie, un Premier Clerc avait le pouvoir de mettre une reine à genoux. Et un compliment, si bien tourné fût-il, ne revenait pas à un serment d’allégeance.
Elayne n’eut pas le loisir de réfléchir longtemps à la question. Sans crier gare, trois servantes en livrée firent irruption dans le salon et posèrent sur la table autant de plateaux recouverts d’une cloche d’argent.
— La Première Servante nous a informées que vous avez oublié de commander votre déjeuner, dit une femme rondelette aux cheveux gris. (D’un geste, elle ordonna à ses assistantes de soulever les cloches.) Voilà donc un choix de plats.
Un choix ! Devant ce spectacle, Elayne se souvint qu’elle avait pris son petit déjeuner à l’aube, ce qui ne rajeunissait personne… Il y avait là de la selle de mouton sauce moutarde, du chapon rôti aux figues sèches, du ris de veau aux arachides, des poireaux à la crème, de la soupe aux pommes de terre, du chou farci aux poivrons et raisins et une quiche au potiron – sans oublier un petit plateau de tartelettes aux pommes et un autre de gâteaux à la crème. De la vapeur montait de deux carafes de vin – au cas où elle préférerait telle variété d’épices plutôt que telle autre – et une troisième contenait une infusion bien chaude.
Sur un des plateaux, dans un coin, reposait le « plat » que la Fille-Héritière commandait toujours à midi – du bouillon et du pain. Une habitude que Reene Harfor désapprouvait, trouvant Elayne « maigre à faire peur ».
La Première Servante n’avait pas fait mystère de cette opinion. Du coup, la domestique aux cheveux gris ne cacha pas sa désapprobation quand elle posa sur un guéridon le bol de bouillon, le pain, l’infusion, une tasse en porcelaine bleue et un petit pot de miel – plus quelques figues prélevées dans l’assiette de chapon.
Comme disait Lini, « estomac trop plein au déjeuner, tête bien vide dans l’après-midi ». Un dicton qui ne faisait pas l’unanimité, semblait-il. Les trois domestiques étaient bien enveloppées, et même les plus jeunes parurent déçues de devoir repartir avec leur cargaison de délices.
Le bouillon se révéla très bon – léger mais un rien épicé – et l’agréable goût de menthe de l’infusion flatta le palais de la Fille-Héritière. Tentée de goûter une tartelette – après tout, une fois n’était pas coutume –, elle n’en eut pas le loisir, car Dyelin déboula dans le salon. Vêtue d’une robe d’équitation verte, le souffle court, elle refusa l’infusion qu’Elayne lui proposa – avant de s’aviser qu’elle disposait d’une seule tasse.
— Il y a une armée dans le bois de Braem, annonça Dyelin. Depuis la guerre des Aiels, on n’a plus rien vu de pareil. Un marchand en provenance de Braem-la-Nouvelle est venu nous avertir ce matin. Cet Illianien, Tormon, est un homme fiable. Pas du genre à gober des fadaises ni à avoir peur de son ombre. Il dit avoir vu des soldats d’Arafel, du Kandor et du Shienar. Des milliers de chaque nationalité, éparpillés un peu partout. Des dizaines de milliers, en fait…
Dyelin se laissa tomber dans un fauteuil et s’éventa d’une main. Elle était rouge comme une pivoine, à croire qu’elle avait couru.
— Des hommes des Terres Frontalières si près de notre royaume ? Que viennent-ils faire ?
— C’est Rand, souffla Elayne, j’en mettrais ma main au feu.
Après avoir étouffé un bâillement, elle vida sa tasse et la remplit. Après une matinée éreintante, un petit stimulant ne pouvait pas faire de mal.
Dyelin cessa de s’éventer et se redressa.
— Tu crois qu’il les a envoyés, c’est ça ? Pour t’aider ?
Elayne n’avait pas envisagé cette possibilité. Parfois, elle regrettait d’avoir confié à Dyelin son… affection… pour Rand.
— Je ne peux pas croire qu’il soit… qu’il puisse être si idiot.
Rattrapée par la fatigue, Elayne étouffa un nouveau bâillement. Souvent, Rand se comportait comme s’il était le roi du monde. Mais quand même, il n’aurait pas… N’aurait pas…
N’aurait pas quoi ? La Fille-Héritière ne parvenait plus à se concentrer…
Bâillant de nouveau, Elayne écarquilla soudain les yeux en regardant sa tasse. Un goût de menthe rafraîchissant…
Elle essaya de poser la tasse, faillit rater la soucoupe et renversa le tout.
Une infusion additionnée de fourche-racine ! Même si elle savait que ça ne servirait à rien, Elayne tenta de s’unir à la Source pour s’emplir de la vitalité et de la joie du saidar. Autant essayer d’emprisonner le vent dans un filet à papillons !
Dans un coin de sa tête, elle captait encore l’irritation de Birgitte, moins forte qu’avant. Alors que sa tête lui semblait pleine de coton, elle s’efforça d’envoyer un message paniqué à la Championne.
Au secours, Birgitte ! Au secours !
— Que t’arrive-t-il ? demanda Dyelin en se penchant en avant. On dirait que tu viens de penser à une horreur.
Elayne regarda la femme dont elle avait oublié la présence.
— File…, croassa-t-elle, la gorge sèche. (Sa langue semblait peser des tonnes…) Va chercher de l’aide. J’ai été empoisonnée…
Expliquer prendrait trop de temps…
— File !
Dyelin tressaillit, manqua se pétrifier puis se leva d’un bond, la main sur le manche du couteau accroché à sa ceinture.
La porte s’ouvrit et un serviteur passa timidement la tête dans la pièce. Un coup de chance ! Dyelin n’allait pas la poignarder devant un témoin.
L’homme hésita, regardant alternativement les deux femmes. Puis il entra et dégaina un long couteau. Deux autres types en livrée le suivirent, l’arme également au poing.
Je ne vais pas crever comme un chaton noyé dans un sac !
Au prix d’un gros effort, Elayne se leva. Les genoux en flanelle, elle dut s’appuyer d’une main au guéridon, mais dégaina son couteau de l’autre. Une arme à la lame très courte qui suffirait pour ce qu’elle avait à faire.
Qui aurait suffi, si elle avait pu serrer le manche. Mais un enfant aurait pu le lui arracher des doigts.
Pas sans que je résiste !
Même en ayant l’impression d’évoluer dans de la mélasse, on pouvait lutter.
Pas sans que je résiste !
Bizarrement, très peu de temps venait de passer. Dyelin finissait à peine de se tourner vers les tueurs, le dernier ayant refermé la porte derrière lui.
— Au meurtre ! cria Dyelin.
Elle souleva son siège et le lança sur les trois types.
— Gardes ! Gardes ! À l’assassin !
Un des types ne réussit pas à éviter le fauteuil, qui le percuta à la jambe. Avec un cri, il bascula sur son plus proche compagnon, et tous deux s’écroulèrent. Le troisième, un jeune blond aux grands yeux bleus, contourna ses complices et avança.
Dyelin attaqua, fendant l’air avec sa lame. Avec la vivacité d’un furet, le tueur esquiva sans peine ses coups. Puis il riposta, et son adversaire recula en criant, une main plaquée sur le ventre. Poussant son avantage, l’assassin blond frappa à coups redoublés.
Quand Dyelin se fut écroulée, il enjamba sa forme inerte et se dirigea vers Elayne.
Pour elle, plus rien n’exista, à part le tueur et l’arme qu’il brandissait. Prudent, il ne fonça pas mais étudia sa proie tandis qu’il avançait à pas lents. Logique ! Informé qu’il affrontait une Aes Sedai, il voulait s’assurer que le poison avait fait son office.
Elayne se redressa et tenta d’avoir le type à l’esbroufe. Mais il ne tomba pas dans le panneau. Si elle avait pu frapper, elle l’aurait déjà fait…
Elayne ne vit aucune jubilation sur le visage de son futur meurtrier. En bon professionnel, il remplissait son contrat.
Soudain, il s’arrêta puis baissa les yeux sur le bon pied d’acier qui dépassait de sa poitrine. Du sang aux coins de la bouche, il tituba, percuta la table et perdit l’équilibre.
Elayne tomba à genoux et dut se rattraper à son guéridon pour ne pas s’étaler. Stupéfaite, elle regarda le tueur blond qui se vidait de son sang sur le tapis. La poignée d’une épée dépassait de son dos…
L’esprit embrumé, Elayne pensa que le pauvre tapis était fichu. Puis elle regarda Dyelin, qui ne respirait plus, et chercha à apercevoir la porte.
Devant, un des deux autres agresseurs gisait sur le sol, la nuque brisée. Le dernier luttait au corps à corps contre un homme en veste rouge. Se roulant par terre comme des garnements, les deux types se disputaient la possession d’un couteau. L’assassin potentiel, la gorge prise dans l’étau des doigts de son adversaire, tentait de se dégager afin de pouvoir respirer.
Sous sa veste rouge, le sauveur d’Elayne portait une tunique à col blanc de la Garde Royale.
Dépêche-toi, Birgitte ! Dépêche-toi !
Sur cette ultime pensée, la Fille-Héritière sombra dans le néant.