1 En quittant le prophète

La Roue du Temps tourne et les Âges naissent et meurent, laissant dans leur sillage des souvenirs destinés à devenir des légendes. Puis les légendes se métamorphosent en mythes qui sombrent eux-mêmes dans l’oubli longtemps avant la renaissance de l’Âge qui leur donna le jour.

Au cœur d’un Âge nommé le Troisième par certains – une ère encore à venir et depuis longtemps révolue – un vent se mit à souffler au-dessus de l’océan d’Aryth. Sans être le Début, car il n’y a ni commencement ni fin à la rotation de la Roue du Temps, ce vent était un début.

Filant vers l’est, au-dessus de la houle gris-vert glacée de l’océan, il se dirigeait, ce vent, vers le Tarabon où des navires déjà déchargés mouillaient au large près de bateaux en attente d’accoster à Tanchico.

D’autres navires, de toutes les tailles, se serraient dans le port comme des sardines dans une boîte. Aucun emplacement n’étant libre le long des quais, des barges transportaient jusqu’à la terre ferme les passagers et les biens périssables.

Quand leur ville était tombée sous la coupe de nouveaux maîtres – avec leurs étranges coutumes, leurs créatures exotiques et ces femmes tenues en laisse capables de canaliser – les habitants s’étaient inquiétés. Et ils avaient recommencé lorsque l’énorme flotte était arrivée, amenant en plus des soldats une foule de négociants à l’œil d’aigle, des artisans lestés de leurs outils et même des familles avec un chariot rempli d’objets quotidiens et de plantes inconnues.

Un nouveau roi et une nouvelle Panarch étaient désormais là pour promulguer et faire respecter les lois. Même s’ils avaient juré allégeance à une lointaine Impératrice – dans un royaume où les nobles Seanchaniens occupaient la majorité des palais et imposaient une discipline de fer aux dames et aux seigneurs locaux – la vie n’avait guère changé pour la plupart des gens. Les membres du Sang seanchaniens, en effet, fuyaient tout contact avec le peuple. Et qui ne finissait pas par s’accommoder des coutumes des autres, si bizarres soient-elles ? L’anarchie qui avait fait rage dans tout le royaume n’était plus qu’un souvenir, même chose pour la famine. Les rebelles, les bandits et les fidèles du Dragon qui infestaient le pays étaient morts, en prison ou repoussés vers le nord, dans la plaine d’Almoth. Du coup, le commerce avait repris.

Les réfugiés loqueteux qui grouillaient dans la capitale étaient retournés dans leur village ou leur ferme. Désormais, Tanchico acceptait très exactement le nombre d’étrangers qu’elle pouvait accueillir. Malgré la neige, les soldats, les marchands et les fermiers se répartissaient à l’intérieur des terres par milliers – voire par dizaines de milliers. Enfin en paix après avoir connu des temps plus que difficiles, Tanchico se satisfaisait de son sort.

Au-delà, le vent soufflait sur des lieues et des lieues, parfois plus violent et à d’autres occasions presque doux, sans jamais disparaître totalement. Puis il tournait vers le sud, balayant des forêts et des plaines pétrifiées sous la neige, et traversait ce qui était naguère la frontière entre le Tarabon et l’Amadicia. Une ligne de séparation qui demeurait, mais seulement de nom, puisqu’on avait rasé les postes de douane et renvoyé les soldats.

Continuant vers le sud-est, ce vent contournait les contreforts méridionaux des montagnes de la Brume avant de fondre sur les fortifications d’Amador. Amador la conquise, hélas… Au-dessus de l’impressionnante Forteresse de la Lumière, l’étendard arborait un faucon doré qui semblait voler pour de bon, des éclairs jaillissant de ses serres.

Ici, peu de natifs sortaient encore de chez eux, sauf absolue nécessité. Emmitouflés dans leur manteau, les rares téméraires rasaient les murs, les yeux baissés – pas seulement pour éviter de glisser sur le verglas, mais pour ne pas voir passer les Seanchaniens montés sur leurs étranges félins géants couverts d’écailles couleur bronze ou les détachements de Tarabonais voilés escortant des Fils de la Lumière déchus couverts de chaînes et contraints de trimer comme des animaux – par exemple en tirant hors de la ville des charrettes chargées d’ordures jusqu’à la gueule.

Après moins d’un mois et demi sous la coupe des Seanchaniens, les Amadiciens de la capitale encaissaient les bourrasques comme autant de coups de fouet. Ceux qui ne maudissaient pas leur sort, une poignée, se demandaient quels péchés ils étaient en train de payer.

Repartant vers l’est, le vent survolait des terres ravagées où la plupart des villages et des fermes n’étaient plus que des tas de cendres. Sous la neige, les charpentes calcinées se révélaient moins effrayantes, même si le froid venait s’ajouter à la famine pour faire crever les survivants. Un peu partout, des soldats rôdaient encore, prêts à faire parler leurs armes si les autres calamités ne suffisaient pas.

Toujours plus loin à l’est, le vent venait gémir au-dessus de la cité non fortifiée d’Abila. Au sommet des tours, aucune bannière ne flottait, car le Prophète du seigneur Dragon n’en avait pas besoin. Son nom, affirmait-il, suffisait. De fait, les habitants frissonnaient en l’entendant, et ils étaient loin d’être les seuls dans le vaste monde.

Quand il fut sorti de la grande demeure de marchand où vivait Masema, Perrin laissa le vent s’engouffrer dans son manteau doublé de fourrure et continua à enfiler ses gants. Malgré son air serein, il était trop furieux pour sentir le froid. Quels efforts il devait produire pour que ses mains ne volent pas vers la hache glissée à sa ceinture ! Masema – pas question de lui donner du « Prophète », même en pensée – était à coup sûr un crétin et très probablement un fou furieux. Un cinglé plus puissant que bien des rois, hélas…

Ses gardes du corps s’alignaient dans toute la rue et occupaient aussi les ruelles adjacentes. Des types squelettiques en habits de soie volés, des apprentis imberbes en haillons et des marchands jadis prospères flottant dans des vêtements devenus bien trop larges… Pas assez couverts et donc gelés, ces miteux brandissaient une lance ou une arbalète chargée. À première vue, ils ne paraissaient pas menaçants pour Perrin, parce qu’il était une relation du Prophète. En revanche, ils le regardaient comme s’il allait prendre son envol et disparaître dans les cieux – ou au minimum les gratifier d’un saut périlleux.

Perrin analysa les odeurs perceptibles sous celle des cheminées de la ville. La plupart de ces gars empestaient la sueur, la crasse et la peur. Sans oublier une étrange « fièvre » qu’il n’avait pas remarquée plus tôt. Le reflet de la folie du Prophète…

Menaçants ou non, un mot de Masema suffirait pour qu’ils tuent Perrin – ou n’importe qui d’autre. Pour leur chef, ils étaient prêts à massacrer des nations entières. Chez ces hommes, il sentait une froideur plus mordante que la pire bise hivernale. De quoi se féliciter d’avoir refusé que Faile l’accompagne.

Les hommes chargés de garder les chevaux jouaient aux dés – ou faisaient semblant sur un carré de pavés où on avait soigneusement déblayé la neige. Perrin se fiait très peu à Masema – au point de se sentir mieux quand son cheval sellé n’était pas trop loin – et ses hommes partageaient ce sentiment. Du coup, il s’intéressait plus à la maison et aux gardes qu’à leur partie de dés.

Les trois Champions se levèrent dès qu’ils aperçurent Perrin et le petit groupe qui le suivait. Bien entendu, ils savaient ce que leurs Aes Sedai avaient enduré chez le Prophète.

Plus lent, Neald prit le temps de ramasser les dés et les pièces de monnaie. Très coquet, l’Asha’man passait le plus clair de son temps à lisser sa moustache en souriant à toutes les femmes qui croisaient son chemin. Là, prêt à bondir, il paraissait plutôt agressif comme un félin.

— Un moment, j’ai cru que nous allions devoir nous battre pour sortir, souffla Elyas à l’oreille de Perrin.

Les yeux jaunes du vieil homme, sous son chapeau à larges bords, ne trahissaient aucune angoisse. La barbe et les cheveux gris démesurément longs, il portait un couteau à la ceinture, pas une épée. C’était pourtant un ancien Champion. Enfin, « ancien », en un sens…

— C’est la seule chose qui s’est bien passée, répondit Perrin en prenant les rênes de Marcheur que lui tendait Neald.

L’Asha’man arqua un sourcil interrogateur, mais Perrin secoua la tête sans même se demander ce qu’était la question. Avec un rictus, Neald donna à Elyas les rênes de son hongre gris, puis il enfourcha son étalon moucheté.

L’Asha’man du Murandy boudait ? Eh bien, tant pis pour lui. Perrin avait d’autres soucis en tête.

Rand l’avait chargé de ramener Masema et le Prophète consentirait à venir… Comme toujours quand il pensait à Rand, ces derniers temps, des couleurs tourbillonnèrent dans la tête du jeune homme. Et comme d’habitude, il les ignora. Face à un problème tel que Masema, qui se serait soucié de fichues couleurs ? Selon le Prophète, seul Rand avait le droit de toucher au Pouvoir de l’Unique. Chez tous les autres, c’était un blasphème. Bien plus qu’un être vivant, toujours dixit Masema, Rand était l’incarnation de la Lumière. En conséquence, pas question de « voyager » et de gagner Cairhien en un clin d’œil via le portail ouvert par un Asha’man.

Malgré l’insistance de Perrin, Masema n’avait rien voulu savoir. Ils devraient donc couvrir quatre cents lieues à cheval à travers la Lumière seule savait quels territoires hostiles. En gardant secrète leur identité à tous – Masema compris – selon les ordres de Rand.

— Je ne vois qu’un moyen de réussir ça, mon garçon, dit Elyas comme si Perrin avait réfléchi tout haut. Et avec de très petites chances… On aurait peut-être mieux fait d’assommer ce type et de sortir les armes à la main.

— Je sais…, souffla Perrin.

Pendant la conversation, il avait plusieurs fois pensé à cette solution. Si les Asha’man, les Aes Sedai et les Matriarches avaient canalisé le Pouvoir en même temps, ça aurait pu marcher. Mais il avait déjà vu une bataille livrée avec le Pouvoir – des hommes réduits en bouillie en un clin d’œil, la terre elle-même s’ouvrant pour cracher du feu… À la fin, que serait-il resté d’Abila ? Si c’était possible, il ne voulait plus jamais revivre une telle boucherie.

— D’après toi, que va-t-il traficoter, ce Prophète ? lança Elyas.

Chassant de son esprit le souvenir des puits de Dumai et l’image d’Abila dévastée, Perrin se demanda ce que son compagnon voulait dire. Faisait-il allusion aux bâtons que Masema entendait peut-être leur mettre dans les roues ?

— Je me fiche de ce qu’il prépare…

Des embrouilles… Ça, c’était sûr.

Agacé, Perrin se gratta la barbe. Il allait devoir la tailler… Enfin, la faire tailler, plutôt. S’il s’emparait des ciseaux, Faile les lui arracherait pour les donner à Lamgwin. Comment ce bagarreur à la gueule cassée et aux poings comme des marteaux pouvait-il avoir toutes les compétences d’un parfait serviteur ? Un valet, lui ?

Peu à peu, Perrin s’adaptait à Faile et à ses étranges coutumes du Saldaea. Mais plus il faisait montre de souplesse, et plus elle lui imposait sa façon de voir. Un truc de femme classique certes, mais Perrin pensait parfois qu’il se laissait entraîner dans un cercle vicieux. Devait-il planter un de ces coups de gueule que son épouse semblait tant aimer ? S’il le désirait, un homme devait avoir le droit de tailler sa barbe.

Peut-être, mais engueuler Faile n’était déjà pas facile quand elle avait commencé à brailler. Alors, à froid… De toute manière, ce n’était pas le moment d’y réfléchir.

Perrin regarda ses compagnons, presque tous en train de monter en selle, comme s’ils étaient les outils dont il avait besoin pour un travail très difficile. Masema, c’était couru, ferait de ce voyage la pire épreuve de sa vie, et ses « outils » ne semblaient pas en très bon état.

Seonid et Masuri se campèrent près de Perrin, le visage noyé dans les ombres de leur capuche. Sous la senteur discrète de leur parfum, il capta l’odeur de la peur – une peur contrôlée, pas de la panique. S’il avait pu, Masema les aurait tuées sur-le-champ. Les gardes risquaient encore de le faire, s’ils reconnaissaient des visages d’Aes Sedai. Et parmi tant d’hommes, certains devaient en être capables…

Masuri était la plus grande des sœurs – une bonne main de plus que Seonid – mais Perrin les dominait toutes les deux. Ignorant Elyas, elles échangèrent des regards à l’abri de leurs capuches. Puis Masuri se lança :

— Tu vois pourquoi il faut le tuer ? Cet homme est… enragé.

La sœur marron n’était pas friande d’euphémismes… Heureusement, les gardes du Prophète étaient trop loin pour entendre.

— Ce n’est pas le meilleur endroit pour en parler…

Perrin n’avait aucune envie de réentendre tout ça – à présent ou plus tard, mais surtout pas à présent. Hélas, il risquait de ne pas avoir le choix.

Leur châle autour de la tête, Edarra et Carelle approchaient. Si l’accessoire vestimentaire semblait un peu juste pour les protéger du froid, elles ne semblaient pas s’en soucier. L’existence de la neige en tant que telle les perturbait beaucoup plus. Bien malin qui aurait pu lire quelque chose sur leur visage tanné par le soleil. Leur odeur, en revanche, ne pouvait pas tromper. Les yeux bleus d’Edarra, d’habitude si sereins qu’ils ne paraissaient pas à leur place sur un visage si juvénile, jetaient des étincelles. Rien de surprenant pour une Matriarche au caractère de feu…

— Ce n’est pas le lieu d’en discuter, dit Carelle aux Aes Sedai.

D’un geste élégant, elle repoussa sous son châle une mèche de cheveux roux. Aussi grande que bien des hommes, Carelle était d’un naturel très doux. Pour une Matriarche… En clair, elle n’arrachait pas le nez des gens avec ses dents sans les prévenir.

— En selle, et vite !

Les deux sœurs inclinèrent la tête et obéirent comme si elles n’étaient pas des Aes Sedai. D’ailleurs, aux yeux des Matriarches, elles n’en étaient pas…

Perrin songea qu’il ne s’habituerait jamais à ça. Même si Masuri et Seonid semblaient s’y être résignées…

Avec un soupir, il enfourcha Marcheur tandis que les Matriarches suivaient leurs « apprenties ».

Après être resté si longtemps immobile, l’étalon renâcla un peu, mais son maître le calma avec des pressions des genoux et en tenant très fermement les rênes. Malgré l’entraînement dont elles avaient bénéficié ces derniers temps, les Aielles se hissèrent péniblement en selle – en dévoilant leurs jambes au-dessous du genou. Au sujet de Masema, elles étaient d’accord avec les Aes Sedai. Même chose pour les autres Matriarches de l’expédition. Ce type était une sacrée patate chaude à transporter jusqu’à Cairhien sans se brûler les doigts.

Grady et Aram étaient déjà en selle. Parmi tant d’odeurs, Perrin ne parvint pas à isoler les leurs. Mais ce n’était pas indispensable. Malgré sa veste noire et l’épée d’argent à son col, Grady aurait pu passer pour un fermier, mais il ne fallait pas s’y fier. Impassible sur sa selle, l’Asha’man trapu surveillait les gardes avec le regard d’un homme qui tente de décider où porter le premier coup. Puis le deuxième, le troisième et tous ceux qui seraient nécessaires…

Dans son manteau de Zingaro d’un vert bilieux, la poignée de son épée dépassant de son dos, Aram, bien droit sur sa selle, exprimait une ferveur qui serra le cœur de Perrin. En Masema, il voyait un homme qui avait donné sa vie, son cœur et son âme au Dragon Réincarné. Et pour lui, Rand passait juste après Faile et son mari…

« Tu n’as pas rendu service à ce garçon, avait dit Elyas à Perrin. Tu l’as aidé à s’éloigner de ses croyances, et maintenant, il ne lui reste plus que sa foi en toi et en son épée. Pour un homme, ce n’est pas suffisant. »

Elyas avait connu Aram quand il suivait encore le Paradigme de la Feuille. Bien avant l’épée…

La patate chaude était en plus empoisonnée, selon certains esprits…

Même s’ils regardaient Perrin avec des yeux admiratifs, les gardes ne s’écartèrent pas pour lui céder le passage avant que quelqu’un crie un ordre depuis une fenêtre de la maison. Et même là, ils laissèrent juste la place pour un cavalier à la fois. Sans sa permission, voir le Prophète était difficile. Le quitter quand il ne le voulait pas s’avérait impossible.

Une fois loin de Masema et de ses hommes, Perrin avança aussi vite qu’il était raisonnable dans les rues bondées de monde. Jusqu’à ces derniers temps, Abila était une ville prospère, témoin ses places de marché pavées et ses bâtiments de quatre niveaux au toit de tuile. Aujourd’hui, des tas de gravats marquaient l’emplacement des maisons et des auberges détruites. Ici, toutes les tavernes ou les demeures où on n’avait pas été assez prompt à glorifier le Dragon Réincarné n’étaient plus que des ruines. Quand il désapprouvait quelque chose, Masema ne faisait pas dans la subtilité.

Dans la foule, il y avait peu d’habitants d’Abila. Pour l’essentiel, des pauvres gens en haillons qui rasaient les murs. Aucun enfant. Et pas de chiens non plus – une conséquence de la famine, sans doute. Partout, des groupes d’hommes armés pataugeaient dans la gadoue qui succédait à la neige de la nuit. Vingt types par-ci, cinquante par-là, toujours prêts à écarter sans ménagement les miteux qui leur barraient le chemin ou à forcer les chariots à les contourner.

Des centaines d’hommes… Non, des milliers, en tout. L’armée de Masema ? Une bande de canailles et de bons à rien. Mais le nombre compensait bien des lacunes. La Lumière en soit louée, le Prophète avait consenti à voyager avec une escorte de cent fidèles seulement. Pour lui faire accepter ça, il avait fallu négocier longtemps. Sa hâte de rejoindre Rand – par des moyens classiques – avait fini par le convaincre. Ses hommes avaient très peu de chevaux, et des fantassins ralentiraient la colonne.

À la tombée de la nuit, le Prophète arriverait dans le camp de Perrin. Les dés étaient jetés…

Dans les rues, le jeune homme ne vit aucun cavalier, à part son groupe – qui s’attira les regards sans complaisance des « soldats ». Le Prophète recevait souvent des gens bien habillés – des nobles et des marchands venus lui faire allégeance avec l’espoir d’obtenir des faveurs – mais ils repartaient le plus souvent à pied.

Nul ne tenta d’intercepter la colonne, cependant, uniquement ralentie par l’obligation de contourner les groupes de fanatiques. Si ces gens avaient encore leurs chevaux, ce devait être la volonté de Masema.

Même dans ces conditions, Perrin n’eut pas besoin de rappeler à ses compagnons de ne pas s’éparpiller. Dans cette ville, quelque chose se préparait, et seul un crétin aurait eu envie d’être encore là quand ça éclaterait.

Perrin se sentit soulagé quand il vit Balwer, perché sur son hongre aux naseaux en tête de marteau, émerger d’une ruelle devant le pont de bois qui conduisait hors de la ville. Une fois ce pont franchi, les derniers gardes derrière eux, il commença à se détendre.

Flottant dans son manteau marron, Balwer, un petit homme osseux au visage étroit, aurait été tout à fait capable de prendre soin de lui-même – comme quoi les apparences pouvaient être trompeuses. Résolue à se doter d’un entourage digne d’une noble dame, Faile aurait été très mécontente si Perrin n’avait pas veillé jalousement sur son « secrétaire particulier ». Le sien et celui de son mari, accessoirement…

Le jeune homme n’était pas sûr d’avoir besoin d’un secrétaire, mais les compétences de Balwer ne se réduisaient pas à une belle écriture. Il le démontra une fois de plus dès qu’ils furent loin de la ville, traversant de basses collines boisées. Au milieu des branches nues, celles qui gardaient encore des feuilles ou des aiguilles composaient des îlots de verdure dans un océan de blancheur.

Même si elle avait la route pour elle seule, la colonne avançait lentement à cause de la neige.

— Veuillez m’excuser, seigneur Perrin, dit Balwer, penché sur sa selle, mais j’ai entendu quelque chose qui pourrait vous intéresser.

Le secrétaire toussa discrètement, sa main gantée devant la bouche, puis la reposa sur les pans de son manteau.

Elyas et Aram n’eurent pas besoin du geste de Perrin pour ralentir et se laisser rejoindre par les autres. Le goût du secret du petit homme était bien connu. Mais pourquoi faisait-il comme si Perrin était le seul à savoir qu’il glanait des informations dans toutes les villes et tous les villages ? Le jeune homme n’aurait su le dire. Pourtant, il ne pouvait pas ignorer que son maître partageait ces informations avec Faile et Elyas. Quoi qu’il en soit, c’était un très bon espion.

Pour regarder Perrin, Balwer tourna légèrement la tête sur un côté.

— J’ai deux nouvelles, mon seigneur, annonça-t-il, sa voix sèche comme le bruissement des feuilles mortes. Une qui me semble importante et l’autre que j’estime urgente.

— Urgente à quel point ?

Perrin aurait parié sa chemise sur la teneur de cette nouvelle…

— Au plus haut, peut-être… Le roi Ailron a contraint les Seanchaniens à combattre près de la ville de Jeramel, à environ quarante lieues d’ici. Ça s’est passé il y a une dizaine de jours.

Balwer eut une moue dégoûtée. « Une dizaine », ce n’était pas son genre. Épris de précision, il détestait ne pas tout savoir.

— Les informations fiables ne courent pas les rues, mais on peut conclure que l’armée de l’Amadicia est détruite, prisonnière ou en déroute. Je serais surpris qu’il reste des groupes de plus de cent soldats, et ces survivants se convertiront vite au banditisme. Ailron et sa cour ont été capturés. L’Amadicia est en quelque sorte décapitée…

Perrin nota in petto qu’il avait perdu son pari. D’habitude, Balwer commençait toujours par des informations sur les Capes Blanches.

— Dommage pour l’Amadicia… Et pour les prisonniers, surtout.

Selon Balwer, les Seanchaniens se montraient très durs avec les prisonniers de guerre. Ainsi, l’Amadicia n’avait plus d’armée, et plus de nobles pour en lever une nouvelle puis la diriger. Bref, plus rien pour empêcher les Seanchaniens de gagner du terrain. Cela dit, ils y parvenaient même quand on tentait de les en empêcher… Dès que Masema arriverait au camp, il faudrait partir vers l’est et avancer le plus vite et le plus longtemps possible, avec pour seule limite la résistance des hommes et des chevaux.

Perrin fit part de cette décision à Balwer, qui approuva d’un petit sourire. Le « secrétaire » jubilait toujours quand on estimait ses informations à leur juste valeur.

— Un autre point, mon seigneur… Les Capes Blanches ont participé à la bataille, mais Valda semble avoir sauvé ses troupes à la fin. La Chance du Ténébreux ! Personne ne sait où sont allés ces hommes. Ou plutôt, chacun mentionne une direction différente. Moi, je parierais pour l’est, loin des Seanchaniens.

En direction d’Abila…

Le pari n’était donc pas perdu, même si Balwer n’avait pas commencé par les Capes Blanches.

Un point partout, disons…

Très haut dans le ciel sans nuages, un faucon volait vers le nord. À cette vitesse, il atteindrait le camp longtemps avant la colonne.

Perrin se souvint du temps où il se sentait aussi insouciant que ce rapace. Une époque depuis longtemps révolue.

— Je pense que les Capes Blanches tiennent plus à éviter les Seanchaniens qu’à venir nous chercher des noises. De toute façon, que ce soient eux ou les autres qui nous traquent, nous ne pourrons pas avancer plus vite. C’était ça, l’autre nouvelle ?

— Non, mon seigneur. Un détail intéressant, voilà tout…

Balwer abominait les Fils de la Lumière – et Valda par-dessus tout. Un contentieux dans son passé, sûrement. Mais comme tout le reste chez lui, c’était une haine froide et raisonnée.

— L’autre nouvelle, c’est que les Seanchaniens ont livré une bataille au sud de l’Altara. Contre des Aes Sedai, dit-on. Encore qu’on parle aussi d’hommes capables de canaliser…

Se tournant à demi sur sa selle, Balwer regarda Grady et Neald.

Grady parlait avec Elyas et Neald avec Aram. Mais tous deux surveillaient les environs avec autant d’acuité que les Champions qui fermaient la marche. Au milieu de la colonne, les Matriarches et les Aes Sedai conversaient aussi à voix basse.

— Quels qu’aient été leurs adversaires, mon seigneur, les Seanchaniens, vaincus, ont dû battre en retraite jusqu’à Ebou Dar.

— Une bonne nouvelle, lâcha Perrin.

Le souvenir des puits de Dumai lui revint, plus violent que jamais. Un instant, il se revit dos contre celui de Loial, combattant avec la certitude que son heure ne tarderait pas à sonner. Pour la première fois de la journée, il frissonna. Au moins, Rand savait, pour les Seanchaniens. Inutile de se préoccuper de le prévenir.

Perrin s’avisa que Balwer le regardait comme un oiseau qui étudie un insecte bizarre. À l’évidence, il l’avait vu frissonner. Ce secrétaire aimait tout savoir, mais certains secrets ne seraient jamais connus de personne…

Perrin leva les yeux vers le faucon, presque invisible, même quand on avait son acuité visuelle. Bien entendu, il pensa à Faile, son superbe oiseau de proie d’épouse. Superbe et plein de bravoure.

Un moment, il en oublia les Seanchaniens, les Capes Blanches et même Masema.

— On accélère ! lança-t-il à ses compagnons.

Le faucon verrait sans doute Faile avant lui. Contrairement à l’oiseau, une fois au camp, il retrouverait l’amour qui faisait battre son cœur. Et aujourd’hui, quoi que sa femme ait fait, il ne lui crierait pas après.


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