31 Ce que disaient les Aelfinn

Quand Mat lui emboîta le pas alors qu’elle se dirigeait vers le « chenil », Egeanin ne cacha pas sa surprise et son irritation. Seta et Renna connaissaient bien entendu le chemin, et lui, il était censé être allé chercher son manteau et tout ce qu’il comptait emporter d’autre.

La tête toujours baissée, les deux sul’dam suivirent le mouvement dans les couloirs obscurs, Domon fermant la marche comme s’il entendait jouer les chiens de berger. Sur ses gardes, il sondait tous les couloirs latéraux et portait parfois une main à sa taille comme s’il s’attendait à y trouver une épée ou un gourdin.

À part le petit groupe, il n’y avait pas âme qui vive dans les corridors.

— J’ai un petit truc à faire là-haut, lança Mat, avec un sourire nonchalant. Ne t’inquiète pas, ça ne prendra qu’une minute.

Comme la veille, à l’auberge, le plus joli sourire du jeune flambeur fit un bide retentissant auprès de la Seanchanienne.

— Si tu sabotes tout maintenant…, menaça-t-elle à voix basse.

— N’oublie pas qui a pondu ce plan, rappela Mat.

Enfin, quoi ! Les femmes débarquaient, prenaient les choses en main et prétendaient faire mieux qu’un type dont c’était le métier. Au bout d’un moment, ça devenait pesant.

Au moins, Egeanin ne se plaignit plus. En silence, ils montèrent jusqu’au dernier niveau du palais puis s’engagèrent dans l’escalier en colimaçon menant au grenier. Ici, il y avait encore moins de lampes allumées que dans les couloirs. Les allées, entre les cellules, faisaient penser à un labyrinthe plongé dans la nuit.

Ne voyant rien bouger, Mat respira un peu mieux. Il aurait même été très à l’aise si Renna n’avait pas soupiré de soulagement.

Seta et elle savaient où étaient enfermées les différentes damane. Sans doute parce que Domon les poussait aux fesses, elles ne traînèrent pas les pieds en s’enfonçant dans le grenier. Cela dit, ça n’avait rien d’une image rassurante. Mais si les souhaits étaient des chevaux, tous les mendiants auraient été dans la cavalerie. En d’autres termes, un homme devait faire avec ce qu’il avait, surtout en l’absence de choix.

Egeanin foudroya une dernière fois Mat du regard, grogna et suivit les sul’dam. Dans son dos, le jeune flambeur eut un rictus. À la façon dont marchait cette femme, on aurait pu la prendre pour un homme, n’était sa robe.

Lui, il avait effectivement un « truc à faire », et pas si petit que ça. Pas de bon cœur, et il avait souvent tenté de s’en dissuader. Mais c’était le genre de choses qui n’autorise pas de dérobade.

Dès qu’Egeanin eut disparu à une intersection, derrière les sul’dam et Domon, Mat fila vers la cellule la plus proche qui, s’il se souvenait bien, abritait une Atha’an Miere.

Ouvrant sans difficulté la porte de bois, il se glissa dans la cellule obscure dont l’occupante ronflait comme un sonneur. Avançant à l’aveuglette jusqu’au lit, il tendit une main, trouva la tête de la dormeuse et lui plaqua une main sur la bouche au moment où elle se réveillait.

— Réponds à ma question, souffla-t-il.

Et s’il s’était trompé de cellule ? S’il s’agissait d’une Seanchanienne, pas d’une Régente des Vents ?

— Si je t’enlève ce collier, que feras-tu ?

Lentement, Mat écarta sa main.

— Si ça devait arriver, je libérerais mes sœurs…

L’accent du Peuple de la Mer… De quoi se détendre un peu.

— Ensuite, avec l’aide de la Lumière, nous traverserions le port jusqu’à l’endroit où sont emprisonnés nos compatriotes, et nous leur rendrions la liberté.

Une profession de foi faite à voix basse, mais avec une grande détermination.

— Ensuite, nous remonterions sur nos navires, les reprenant aux Seanchaniens, et nous mettrions le cap sur le large.

» Si c’est un piège, punis-moi et finissons-en. Si tu préfères, tue-moi. J’étais sur le point de capituler, et la honte m’aurait suivie à jamais. Maintenant, tu m’as rappelé qui je suis, et je ne courberai plus l’échine. Quoi qu’il arrive !

— Et si je te demande d’attendre trois heures ? Si ma mémoire ne me trompe pas, les Atha’an Miere peuvent mesurer le temps à la minute près…

Ce n’était pas sa mémoire, en réalité, mais désormais, le souvenir lui appartenait. Une traversée sur un navire du Peuple de la Mer – d’Allorallen à Barashta – et une Atha’an Miere aux yeux brillants de larmes alors qu’elle refusait de descendre à terre avec lui…

— Qui es-tu ?

— Mat Cauthon, si ça peut te dire quelque chose…

— Nestelle din Sakura Étoile-Sud, Mat Cauthon…

Entendant Nestelle cracher, Mat fit de même dans sa paume, puis leurs mains se joignirent au cœur de l’obscurité. Celle de la femme était aussi calleuse que la sienne, constata le jeune homme, et elle avait une sacrée poigne.

— J’attendrai, dit la Régente des Vents. Et je me souviendrai de toi. Tu es un grand et brave homme…

— Non, juste un flambeur, c’est tout…

Dans le noir, Nestelle guida la main de Mat jusqu’au collier. Bien entraîné, il l’ouvrit en une fraction de seconde, et entendit sa compagne soupirer de joie.

Quand il lui eut montré le truc, elle le comprit du premier coup, mais il la fit recommencer trois fois, à tout hasard. Puisqu’il s’était lancé dans cette aventure, autant faire les choses bien.

— Trois heures, le plus exactement possible.

— Je ferai de mon mieux…

Une seule erreur pouvait tout ficher en l’air, mais si Mat Cauthon ne pouvait pas prendre un risque, qui d’autre le pourrait ? N’était-il pas le veinard de service ? Ces derniers temps, ça n’avait pas toujours été évident, mais il avait quand même trouvé Egeanin au moment idéal. Donc, sa chance n’était pas lettre morte.

Une fois sorti de la cellule – en silence, comme il y était entré – il referma la porte… et faillit avoir une attaque en découvrant le large dos d’une femme aux cheveux gris en robe de sul’dam. Egeanin se tenait derrière l’inconnue, près de Teslyn et Renna, connectées par un a’dam. Aucun signe de Seta ni de la mystérieuse Edesina.

Alors qu’Egeanin semblait féroce comme une lionne prête à tuer, Teslyn tremblait de tous ses membres et Renna grimaçait de dégoût, comme si elle allait bientôt vomir.

Sans oser respirer, Mat avança vers l’inconnue et tendit les mains. S’il la maîtrisait avant qu’elle puisse crier, ils la cacheraient… Où donc ?

Seta et Renna voudraient la tuer. Parce qu’elle pourrait les dénoncer, bien entendu, un risque supérieur à tout ce dont Egeanin pourrait les menacer.

Le regard de la Seanchanienne croisa brièvement celui de Mat avant de se river de nouveau sur la sul’dam.

— Non, dit-elle, changer mon plan serait une perte de temps. Or, je n’en ai pas à perdre. Der’sul’dam, la Haute Dame Suroth m’a autorisée à utiliser n’importe quelle damane de mon choix.

— Bien entendu, ma dame, répondit la der’sul’dam, troublée. Je soulignais simplement que Tessi n’est pas vraiment formée. Justement, je venais la voir… En ce moment, elle progresse, mais…

Toujours sans oser respirer, Mat recula sur la pointe des pieds. Puis il descendit l’escalier, s’appuyant au mur pour s’alléger le plus possible. En montant, il n’avait entendu aucune marche craquer, mais dans la vie, il y avait les risques et la chance. Un homme avisé prenait les risques strictement nécessaires, et ne poussait jamais trop loin sa chance. La seule recette pour vivre vieux, un des objectifs majeurs du jeune flambeur.

Arrivé en bas des marches, il s’autorisa à respirer et attendit que son cœur veuille bien cesser de battre la chamade. Enfin, accepte au moins de se calmer un peu, parce qu’il risquait de s’affoler encore un moment.

Si Egeanin pensait avoir la situation en main, grand bien lui fasse, mais quand même… Bon, les deux sul’dam, elle devait les tenir d’une main de fer, mais…

Son plan, avait-elle dit ? Encore une qui se prenait pour… Mais sur un point, elle avait raison : il n’y avait pas de temps à perdre.

Mat partit à la course, tituba quand sa hanche se bloqua, heurta un guéridon et tenta de se rattraper à une tapisserie – une scène de campagne – qui se détacha à moitié du mur. Basculant en avant, Mat déstabilisa le guéridon et le gros vase en porcelaine qui trônait dessus tomba, s’écrasa sur le sol et produisit un boucan audible d’un bout du couloir à l’autre.

Après cet incident, le jeune flambeur claudiqua carrément – mais plus vite que n’importe quel autre boiteux dans l’histoire du monde. Si des gens venaient, attirés par le bruit, pas question qu’ils trouvent Mat Cauthon sur le lieu du désastre, voire à deux couloirs de là.

Une fois dans les appartements royaux, il claudiqua à travers le couloir, entra dans la chambre… et s’avisa que toutes les lampes étaient allumées. Dans la cheminée, on avait remis du bois et de belles flammes crépitaient.

Les bras dans le dos pour déboutonner sa robe d’équitation froissée, Tylin leva la tête et plissa les yeux.

— Je ne t’attendais pas ce soir, dit Mat.

Dans tout ce qu’il avait vu mal tourner dans cette affaire, le retour inopiné de Tylin n’avait jamais joué un rôle. Un coup mortel qui le pétrifiait…

— Suroth a appris qu’une armée s’est volatilisée au Murandy…, annonça la reine.

Concentrée sur Mat, qu’elle dévisageait intensément, elle parlait presque distraitement.

— Quelle armée – ou comment une armée peut-elle disparaître – je n’en sais rien… Mais elle a décidé que nous devions rentrer d’urgence. Laissant tous les autres en arrière, nous sommes parties seules sur une bête volante – enfin, avec la femme qui la dirigeait. Une fois sur les quais, nous avons réquisitionné deux chevaux… Au lieu de venir ici, Suroth est allée dans l’auberge, de l’autre côté de l’esplanade, où vivent ses officiers. Je doute qu’elle ait l’intention de dormir ce soir – ni de laisser ses hommes se reposer…

Laissant sa phrase en suspens, Tylin approcha de Mat et passa les doigts sur le devant de sa veste verte.

— L’ennui, quand on a un renard apprivoisé, c’est qu’il se rappelle un jour ou l’autre qu’il est un renard.

Les grands yeux noirs de Tylin se rivèrent dans ceux de Mat. Puis elle le prit à deux mains par les cheveux et l’attira vers elle pour un baiser qui lui coupa le souffle.

— Ça, dit-elle après, elle aussi à court d’oxygène, c’est pour te montrer à quel point tu me manqueras.

Sans crier gare, Tylin gifla Mat – si fort que des points noirs dansèrent devant ses yeux.

— Et ça, c’est pour avoir tenté de filer pendant que j’étais absente.

Tournant le dos au jeune homme, Tylin fit passer sa crinière noire par-dessus son épaule.

— Déboutonne ma robe, joli petit renard. À une heure si tardive, j’ai décidé de ne pas réveiller mes servantes. Mais avec des ongles si longs, manipuler des boutons est impossible. Une dernière nuit ensemble, et demain, en route vers ton destin !

Mat se massa la joue. S’il n’avait pas une dent cassée, il pourrait s’estimer heureux. Mais Tylin lui avait débloqué le cerveau. Si Suroth était à La Vagabonde, elle ne pourrait pas voir ce qui se passait ici. Donc, sa chance ne l’avait pas lâché. Son seul souci, c’était Tylin. Et il n’allait pas prendre de gants.

— Je pars ce soir, dit-il en posant les mains sur les épaules de sa maîtresse. Et j’emmène deux Aes Sedai qui étaient prisonnières au grenier. Accompagne-moi. Thom et Juilin iront chercher Beslan, et…

— T’accompagner ? répéta la reine en se retournant. Caneton, je n’ai aucune envie de devenir ta mignonne, et aucune intention d’embrasser la carrière de réfugiée. Ni de laisser l’Altara à la marionnette que les Seanchaniens choisiront. Je suis la reine, et je n’abandonnerai pas mon royaume. Tu veux libérer des Aes Sedai ? Je te souhaite bonne chance, ainsi qu’à tes protégées, mais ça semble surtout un bon moyen pour que ta tête finisse sur une pique. Et elle est trop jolie pour qu’on la coupe et la recouvre de goudron.

Mat essaya de reprendre Tylin par les épaules, mais elle recula avec un regard perçant qui incita le jeune homme à baisser les bras.

— Tylin, plaida-t-il, j’ai tout fait pour que les gens comprennent que j’allais partir – et que je voulais filer avant ton retour. Tout ça pour que les Seanchaniens sachent que tu n’as rien à voir là-dedans. Mais à présent…

— Je suis revenue, je t’ai surpris, tu m’as ligotée et cachée sous le lit. Demain matin, quand on me découvrira, je serai furieuse contre toi. Outragée, oui !

La reine sourit, mais dans ses yeux, Mat vit quelque chose qui n’était pas loin de l’outrage – malgré son discours sur les renards et sa volonté de le laisser partir vers son destin.

— J’offrirai une prime pour ta capture, et je proposerai à Tuon de t’acheter dès que tu auras été pris, si elle te veut encore. La parfaite colère d’une dame du Haut Sang. Caneton, ils me croiront. J’ai déjà informé Suroth de ma décision de me raser le crâne…

Mat eut un pâle sourire. Il n’avait pas le moindre doute : s’il était pris, elle le vendrait sans hésiter.

« Les femmes sont un labyrinthe de ronces en pleine nuit… »

Un labyrinthe d’où elles-mêmes ignoraient comment sortir, aurait dû ajouter le vieux proverbe.

Tylin insista pour superviser son saucissonnage. Une affaire d’orgueil, semblait-il. Comme si elle lui était tombée dessus par surprise, Mat allait devoir l’attacher avec des bandes découpées dans sa robe. Avec des nœuds très serrés, pour qu’elle ne puisse pas se libérer. D’ailleurs, une fois ligotée, elle se débattit assez pour qu’on puisse croire qu’elle avait vraiment essayé. C’était peut-être le cas, puisqu’elle eut un rictus quand elle dut admettre que c’était impossible.

Les poignets et les chevilles liés dans son dos, une sorte de longe passait autour de son cou et s’enroulait autour d’un des pieds du lit, afin de l’empêcher de ramper jusqu’à la porte puis de sortir dans le couloir.

Bien entendu, pour que ce soit convaincant, il fallait que Tylin ne puisse pas crier. Quand Mat, très doucement, lui glissa un mouchoir dans la bouche, puis en noua un autre dessus pour le maintenir, la reine esquissa un sourire, mais des étincelles crépitaient dans ses yeux. Un labyrinthe de ronces dans la nuit…

— Tu me manqueras, dit Mat en poussant sa maîtresse sous le lit.

Surprise des surprises, il constata qu’il ne mentait pas. Par la Lumière !

Sans traîner, il prit son manteau, ses gants et sa lance et éteignit les lampes en sortant. Dans le labyrinthe de ronces, un homme pouvait être piégé avant d’avoir compris ce qui lui arrivait.

Dans les couloirs toujours déserts, pas un bruit, à part celui de ses pas claudicants. Un profond soulagement – jusqu’à ce que Mat atteigne l’antichambre de la cour des écuries.

La seule lampe allumée projetait toujours des ombres vacillantes sur les inévitables tapisseries, mais Juilin et sa compagne n’étaient pas là, Egeanin et tous les autres brillant aussi par leur absence. Considérant le temps passé par Mat avec Tylin, tous auraient dû l’attendre depuis un bon moment.

Au-delà de la colonnade, un rideau de pluie obstruait la visibilité. Les fugitifs étaient-ils allés dans les écuries ? Après tout, Egeanin semblait encline à changer les plans dès que ça l’arrangeait.

En marmonnant entre ses dents, Mat resserra autour de lui les pans de son manteau et s’apprêta à braver l’averse. Décidément, certains soirs, il en avait plus que par-dessus la tête des femmes.

— Ainsi, tu veux t’en aller ? Je ne peux pas permettre ça, jouet !

Avec un juron, Mat se retourna et se retrouva face à Tuon, l’air sinistre derrière son voile transparent. Ajouté à sa ceinture incrustée de gemmes et à son collier, le diadème orné de pierres de lune et de perles qui retenait l’accessoire vestimentaire représentait une petite fortune.

Un moment bizarre pour remarquer ce genre de choses, s’avisa distraitement Mat.

Pourquoi cette gamine était-elle réveillée ? Par le sang et les cendres ! si elle faisait du grabuge, appelant la Garde ou…

Mat tendit une main vers la Seanchanienne, mais elle ne se laissa pas saisir, arrachant la lance de la main du jeune homme – un choc si violent qu’il en eut le poignet ankylosé. Au lieu de filer, la sale petite peste se mit à le bombarder de coups – de poing, pour l’essentiel, mais sans cracher sur quelques manchettes.

Selon Thom, personne n’était plus vif avec ses mains que Mat Cauthon. Eh bien, là, il dut se contenter de dévier les coups, sans pouvoir contre-attaquer ou au moins immobiliser les bras de la jeune furie.

Moins occupé à éviter que Tuon lui brise le nez – ou autre chose, vu qu’elle tapait rudement fort –, le jeune flambeur eût sans doute trouvé la situation comique. Bien qu’il la dominât de beaucoup, sans pour autant être un géant, c’était elle qui menait la danse, comme si elle ne doutait pas un instant de lui flanquer une rouste. Bizarrement, un sourire étira les lèvres de la tigresse, et dans ses yeux, Mat lut de la jubilation.

Que la Lumière le brûle ! À un moment pareil, pour remarquer la beauté d’une fille, il fallait vraiment être dingue. Autant que pour songer au prix de ses bijoux.

Sans crier gare, Tuon recula, rompant le contact, et remit en place le diadème qui tenait son voile. Sur son visage, plus trace de jubilation… En revanche, quelle concentration !

Sans cesser de regarder son adversaire, Tuon se campa sur ses pieds, saisit sa jupe et la remonta lentement au-dessus de ses genoux.

Pourquoi ne donnait-elle pas l’alerte ? Mat n’aurait su le dire. En revanche, elle se préparait à le bourrer de coups de pied. Sauf qu’il n’avait aucune intention de la laisser faire…

Il bondit… et tout se passa en même temps. Une douleur fulgurante, dans sa hanche, le força à tomber sur un genou. Sa jupe relevée jusqu’à ses propres hanches, Tuon lança sa jambe droite gainée d’un bas blanc et… passa largement au-dessus de sa cible, parce que quelqu’un venait de la soulever du sol.

Surpris de voir Noal, les bras autour de la taille de Tuon – elle-même stupéfiée par la tournure des événements –, Mat se ressaisit très vite. Alors que la jeune fille ouvrait la bouche pour crier, il se redressa, bondit en avant, arracha le diadème et entreprit de fourrer le voile au fond de la gorge de la furie. Bien entendu, elle ne se montra pas coopérative, contrairement à Tylin, et il dut lui ouvrir de force la bouche puis faire en sorte qu’elle ne lui enfonce pas ses dents dans les doigts. Avec dans les yeux une rage qu’elle n’avait jamais exprimée pendant le combat, Tuon eut un rugissement de gorge et se débattit contre l’étreinte de Noal. Plus vif qu’on aurait pu le croire, le vieil homme réussit à maintenir sa prise sans encaisser trop de coups de pied et de coude. Si décati qu’il soit, il se débrouillait rudement bien.

— Tu as souvent ce type de problème avec les femmes ? demanda-t-il en souriant.

Un baluchon à l’épaule, l’étrange bonhomme portait son manteau.

— Tout le temps, oui…, répondit Mat.

Gémissant quand un genou percuta sa hanche fragile, il réussit à dénouer le foulard qui protégeait son cou et l’enroula autour de la bouche de Tuon – au prix d’un pouce cruellement mordu, mais bon, on n’avait rien sans rien.

Et maintenant, qu’allait-il faire d’elle ?

— J’ignorais ce que tu mijotais exactement, dit Noal, mais comme tu vois, j’avais aussi prévu de filer ce soir.

Alors que Tuon continuait à gigoter, il la maintenait sans effort et presque sans y penser.

— Je me suis dit que l’air, ici, ne serait bientôt plus très sain pour un invité à toi.

— Sage décision, admit Mat.

Bon sang ! il aurait dû penser à prévenir Noal !

S’agenouillant, le jeune flambeur évita les coups de pied de Tuon et profita de la première occasion pour lui saisir les jambes. Faisant jaillir un couteau de sa manche, il découpa le bas de sa jupe et s’en servit pour lui lier les chevilles. Finalement, s’entraîner avec Tylin un peu plus tôt avait été une chance, parce qu’il n’avait pas l’habitude de ligoter les dames. Après avoir découpé une autre bande de tissu, il ramassa le diadème et se releva en grognant – puis en gémissant, quand Tuon le frappa à la hanche avec ses deux jambes.

Lorsqu’il lui remit son diadème autour du front, la Seanchanienne le foudroya du regard. Même immobilisée, elle n’avait toujours pas peur. À sa place, il n’en aurait pas mené large…

Juilin arriva enfin. En manteau, son épée courte sur une hanche, son brise-lames cranté sur l’autre, il brandissait son bâton en bambou. Dans une robe blanche de da’covale, une mince jeune femme brune s’accrochait à son bras droit. Fort jolie malgré la moue boudeuse de sa bouche en cœur, elle avait bien cinq ans de plus qu’aurait parié Mat et semblait pourtant très intimidée. Dès qu’elle vit Tuon, elle couina puis lâcha Juilin comme s’il était plus brûlant qu’un four. Accablée, elle s’assit sur le sol, près de la porte, la tête posée sur les genoux.

— Il a fallu que je convainque de nouveau Thera, soupira Juilin pour expliquer son retard.

Ensuite, il se concentra sur le fardeau que maintenait toujours Noal. Poussant en arrière son ridicule chapeau conique rouge, il se gratta le front.

— Que va-t-on faire d’elle ? demanda-t-il simplement.

— On la laissera dans les écuries, répondit Mat.

À condition que Vanin ait persuadé les garçons d’écurie de le laisser s’occuper des éventuelles arrivées nocturnes avec l’aide d’Harnan. Jusque-là, cette précaution avait paru secondaire. À présent, beaucoup de choses en dépendaient.

— Dans le grenier à foin, précisa Mat. Ils ne la trouveront pas avant le matin, quand ils voudront y prélever du fourrage.

Noal reposa les pieds de Tuon sur le sol et la maintint par les avant-bras. La tête bien droite, la petite tigresse avait renoncé à se débattre. Même avec un bâillon, elle restait hautaine et fière. Si elle refusait de lutter, ce n’était pas une capitulation, mais un choix.

— Dire que j’ai pensé que tu l’enlevais…, souffla Noal.

Des bruits de pas retentirent dans le couloir. Egeanin, enfin ? Ou une patrouille de Gardes de la Mort ? Des Ogiers, tant qu’à faire…

Mat indiqua à ses compagnons de se cacher dans les ombres. Puis, quasiment sur une jambe, il alla ramasser sa lance noire. Juilin aida Thera à se relever et la poussa sur sa gauche, où elle se recroquevilla de nouveau sur le sol. Le pisteur de voleurs se campa devant elle, son bâton dans les mains. Une arme qui ne payait pas de mine, mais dont il se servait avec une grande efficacité.

Noal tira Tuon au fond de la pièce et la lâcha d’une main pour aller cueillir un des couteaux cachés sous son manteau.

Au milieu de la salle, Mat leva sa lance, prêt à tout. Avec une hanche en capilotade, il ne ferait pas de miracles, mais si les choses devaient tourner au pire, il laisserait un cuisant souvenir à quelques types…

Quand Egeanin apparut, il s’appuya sur son arme, soulagé. Deux sul’dam suivaient la Seanchanienne, Domon sur les talons. Derrière le capitaine, Mat vit enfin Edesina – pas pour la première fois, car il l’avait aperçue dans la cour, un jour où il y faisait tourner Pépin. Une très jolie femme à la longue crinière brune et à la minceur de liane… Malgré l’a’dam qui la reliait à Seta, elle regardait la Seanchanienne avec un calme souverain. Une Aes Sedai enchaînée, certes, mais sûre que ça ne durerait pas. Teslyn, au contraire, était une boule de nerfs. Sans hâte, Renna et Seta firent avancer les deux sœurs, les forçant à venir se poster derrière Egeanin.

— J’ai dû amadouer la der’suldam, annonça la Seanchanienne. Avec leurs élèves, elles sont très protectrices…

Dès qu’elle aperçut Juilin et Thera, elle se rembrunit. Puisqu’elle était d’accord pour aider des damane, Mat n’avait pas cru bon de la prévenir pour la conquête de Juilin. Mais à l’évidence, voir une da’covale ne l’enchantait pas.

— Cette femme a vu Seta et Renna, ce qui change un peu la donne, mais…

Egeanin se tut quand ses yeux tombèrent sur Tuon. Pâle de nature, elle parvint à devenir encore plus blanche.

Au-dessus de son bâillon, la prisonnière la gratifia d’un regard froid de bourreau.

— Par la Lumière ! s’écria Egeanin en tombant à genoux. Espèce de fou ! La mort après d’interminables tortures, voilà le châtiment pour avoir levé la main sur la Fille des Neuf Lunes !

Les deux sul’dam s’agenouillèrent à la vitesse de l’éclair. Prenant chacune une sœur par son collier, elles forcèrent les deux femmes à se prosterner.

Mat grogna comme si Tuon venait de lui flanquer un coup de pied dans le ventre. À dire vrai, l’effet était le même…

La Fille des Neuf Lunes ! Même s’il détestait cette idée, les Aelfinn ne lui avaient pas menti. Il devrait mourir et revivre (si ce n’était pas déjà fait) puis il abandonnerait la moitié de la lumière de l’univers pour sauver le monde – et que le Ténébreux l’emporte s’il avait la moindre idée de ce que ça voulait dire. Enfin, il épouserait…

— C’est ma femme, annonça-t-il d’un ton très calme.

Quelqu’un s’étrangla dans son coin. Domon, aurait juré Mat.

— Quoi ? couina Egeanin en tournant la tête vers le jeune flambeur.

Si vite qu’il faillit recevoir dans la figure sa traîne de cheveux.

— Tu ne peux pas dire ça ! Tu ne dois pas !

Couiner, une Seanchanienne ? C’était vraiment nouveau.

— Pourquoi pas ?

Les Aelfinn donnaient toujours la bonne réponse à une question. Toujours.

— C’est ma femme. Ta fichue Fille des Neuf Lunes est mon épouse.

Tous les regards se braquèrent sur Mat, sauf celui de Juilin, qui enleva son chapeau et baissa les yeux dessus. Domon secoua la tête, Egeanin en resta bouche bée, Noal ricana et les deux sul’dam regardèrent le jeune homme comme s’il était un fou récemment échappé d’un asile.

Tuon ne broncha pas, ses yeux ne trahissant aucune émotion.

Mat se demanda ce qu’il devait faire. Eh bien, pour commencer, mettre les voiles avant que…

Quand Selucia fit irruption dans l’antichambre, il ne put s’empêcher de grogner. Le palais tout entier allait-il se donner rendez-vous ici ?

Domon tenta d’attraper l’intruse, mais elle lui échappa et fonça droit devant elle. Beaucoup moins régalienne que d’habitude, la belle so’jhin à la somptueuse poitrine se tordit nerveusement les mains.

— Navrée de le dire, gémit-elle, mais ce que tu fais est pire que de la folie furieuse !

S’agenouillant entre les deux sul’dam, elle leur posa la main sur l’épaule, comme si elle quémandait leur protection. Le regard fou, elle continua :

— Quoi que disent les augures, tout peut s’arranger si vous revenez tous en arrière.

— Du calme, Selucia, souffla Mat.

Même si elle ne le regardait pas, il fit un geste apaisant à l’intention de la so’jhin. Dans sa pléthore de souvenirs, il n’y avait rien sur la façon de gérer une femme hystérique. À part prendre la fuite…

— Personne ne va être blessé. Personne, je te le promets. Alors, détends-toi.

Bizarrement, Selucia parut encore plus accablée. Pourtant, elle s’assit sur les talons et croisa les mains. Sa peur envolée, elle redevint majestueuse comme à l’accoutumée.

— Je t’obéirai si tu ne fais pas de mal à ma maîtresse. Sinon, je te tuerai.

Venue d’Egeanin, la menace aurait fait réfléchir Mat. Dans la bouche de cette jolie femme potelée, plus grande que sa maîtresse mais quand même assez petite, elle le laissa de marbre. Les femmes étaient dangereuses, il le savait, mais la domestique d’une gamine, quand même… Au moins, Selucia s’était calmée. Impressionnantes, les variations d’humeur de ces dames…

— Je suppose que tu veux les laisser toutes les deux dans le grenier à foin ? lança Noal.

— Non, répondit Mat en se tournant vers Tuon.

Elle soutint son regard sans frémir.

Une gamine plate comme un garçon, lui qui aimait les belles bien en chair. Héritière du trône seanchanien, alors que les nobles dames lui donnaient la chair de poule. Une chipie qui avait voulu l’acheter et qui, maintenant, devait rêver de lui planter une dague entre les omoplates. Et pourtant, elle serait sa femme. Parce que les Aelfinn ne donnaient jamais de mauvaises réponses.

— On les emmène, ajouta Mat.

Tuon réagit enfin, rayonnant comme si elle venait d’apprendre un secret.

Elle sourit… et Mat frissonna – de la tête aux pieds, par la Lumière !


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