En grimpant jusqu’au chenil surpeuplé, tout en haut du palais Tarasin, Bethamin tenait son écritoire bien droite. Parfois, le bouchon de l’encrier sautait, et les taches étaient rudement difficiles à enlever sur les vêtements. Et Bethamin entendait être présentable à toute heure, comme s’il était toujours envisageable de devoir se présenter devant un membre du Haut Sang.
Dans l’escalier, elle ne parla pas à Renna, chargée comme elle de l’inspection d’aujourd’hui. En mission, on n’était pas censée jacasser. Et le devoir, il n’y avait rien de plus important !
D’autres femmes complotaient pour être associées à leur damane favorite. Enregistrant les étranges caractéristiques de l’Altara, elles se creusaient la cervelle pour trouver un moyen d’en tirer avantage. Bethamin, elle, ne pensait qu’à son sacerdoce. Insistant pour avoir à gérer les marath’damane les plus rétives à l’a’dam, elle travaillait deux fois plus longtemps et plus durement que n’importe qui d’autre.
La pluie ayant enfin cessé, un grand silence régnait dans le chenil. Au moins, les damane auraient un peu d’exercice aujourd’hui. Quand elles restaient enfermées trop longtemps, beaucoup souffraient de dépression. Hélas, Bethamin n’était pas affectée à la promenade en ce jour. Renna ne l’était jamais, bien qu’elle ait été jadis la meilleure dresseuse de Suroth – avec tout le respect lié à ce statut. Une femme un peu dure, parfois, mais très compétente. Il fut un temps, tout le monde prévoyait sa très prochaine nomination au rang de der’suldam, et ce malgré son jeune âge. Depuis, les choses avaient changé. Il y avait toujours plus de sul’dam que de damane, mais ça n’expliquait pas pourquoi Renna, depuis Falme, n’avait plus jamais été associée à une damane. Même chose pour Seta, désormais dévouée au service personnel de Suroth.
Autour d’un gobelet de vin, Bethamin ne détestait pas cancaner sur les membres du Sang et leurs domestiques – sauf quand la conversation dérivait sur Renna et Seta. Cela dit, elle pensait souvent à elles.
— Tu commences de l’autre côté, Renna ! ordonna-t-elle. Eh bien, quoi ? Tu veux que je touche de nouveau un mot à Essonde au sujet de ta paresse ?
Avant Falme, Renna, très légèrement plus petite que Bethamin, était bouffie d’arrogance. Là, un muscle se contracta sur sa joue, puis elle fit à sa supérieure un sourire obséquieux et fila comme le vent dans l’allée qui séparait les rangées de cellules – en passant une main dans ses cheveux, comme pour s’assurer qu’ils n’étaient pas en désordre.
À part ses plus proches amies, tout le monde rudoyait Renna – au moins un peu – histoire de lui rendre la monnaie de sa pièce. Se comporter autrement revenait à se démarquer du groupe, un risque que Bethamin ne prenait jamais, sauf dans des circonstances très exceptionnelles. Ses propres secrets étaient enterrés aussi profondément que possible et elle ne trahissait jamais ceux dont elle était informée à l’insu de tout le monde. Son seul but, c’était d’être l’incarnation d’une sul’dam parfaite. La perfection absolue, voilà ce qu’elle cherchait pour elle-même et pour la damane qu’elle formait.
Elle se lança dans son inspection, vérifiant que chaque damane était restée propre sur elle et avait bien entretenu sa cellule. En cas de manquement, elle nota quelques mots sur sa feuille de mission, son écriture restant nette et précise même dans ces circonstances. Comme d’habitude, elle ne s’attarda pas, sauf pour distribuer du sucre d’orge aux damane les plus méritantes. Presque toutes celles avec qui elle avait été associée l’accueillirent d’un sourire avant de s’agenouiller. Qu’elles viennent de l’Empire ou soient originaires de ce continent, elles savaient reconnaître une chef dure mais juste. Parmi celles qui ne sourirent pas, il y avait surtout des Atha’an Miere au visage aussi noir que le sien, certaines tentant de dissimuler une colère en réalité visible comme le nez au milieu de leur figure.
Sur ces femmes-là, contrairement à ce qu’auraient fait bien d’autres sul’dam, Bethamin ne prit pas de notes. Elles croyaient toujours résister, mais les demandes de restitution de leurs bijoux faisaient partie du passé et elles s’agenouillaient et parlaient comme il le fallait. Dans les cas les plus difficiles, le changement de nom se révélait toujours utile. Alors qu’être débaptisée éloignait une femme de tout ce qu’elle avait été, les Atha’an Miere répondaient à leur nouveau prénom. À contrecœur, pour le moment, mais ça finirait par passer – comme les regards noirs –, et un jour, elles auraient oublié leur ancienne identité. Un protocole bien rodé et qui n’échouait jamais…
Certaines femmes acceptaient très vite, d’autres tombaient en état de choc dès qu’elles découvraient leur nouveau statut. Un petit nombre résistait inlassablement pendant des mois et quelques-unes passaient d’un jour à l’autre de l’insoumission au fatalisme, puis l’inverse. Criant un soir qu’il devait y avoir eu erreur – enfin, elles n’avaient pas pu rater les épreuves –, elles apparaissaient calmes et résignées le lendemain matin. De ce côté de l’océan, le processus différait un peu dans les détails, mais le résultat final restait le même.
Pour deux damane, Bethamin prit des notes qui n’avaient rien à voir avec la propreté.
Zushi, une Atha’an Miere encore plus grande que Bethamin, aurait vraiment mérité le fouet. Robe froissée, cheveux en bataille, lit défait… Mais ses joues étaient sillonnées de larmes et elle avait recommencé à pleurer dès qu’elle s’était agenouillée. Alors qu’elle n’avait jamais été bien en chair, la robe grise faite pour elle sur mesure pendait lamentablement sur son corps.
Bethamin avait donné son nom à Zushi, et elle s’inquiétait pour elle.
Sur sa feuille de mission, elle suggéra que Zushi soit envoyée dans un endroit, loin du palais, où elle pourrait partager une cellule double avec une damane de l’Empire. Une femme habituée à faire amie-amie avec les nouvelles porteuses de l’a’dam. Tôt ou tard, les larmes se tarissaient…
Mais Suroth ne serait peut-être pas d’accord. Bien entendu, elle avait revendiqué ces damane au nom de l’Impératrice. Quiconque en aurait possédé le dixième aurait été soupçonné de rébellion, voire accusé sans autre forme de procès. Cela dit, la Haute Dame se comportait comme si les damane lui appartenaient en propre.
Si Suroth refusait, il faudrait trouver autre chose. Pour Bethamin, il était hors de question de perdre une damane parce qu’elle sombrait dans la dépression – ou pour toute autre raison, d’ailleurs !
L’autre commentaire spécial concernait Tessi. Dans son cas, Bethamin ne redouterait aucune objection de Suroth.
Dès qu’elle eut ouvert la porte, la damane illianienne s’agenouilla gracieusement, les mains croisées. Son lit était fait, ses robes de rechange pendaient à une patère, sa brosse et son peigne reposaient à leur place, sur la table de toilette, et le sol venait d’être balayé. Bethamin n’en attendait pas moins. Tessi était propre depuis le début, et elle se remplumait bien, maintenant qu’elle avait appris à vider son assiette. Confiseries exceptées, le régime des damane était très équilibré, car une femme malade représentait une perte de temps et d’énergie. Cela dit, Tessi ne se parerait jamais de rubans pour participer au concours de la plus jolie damane. Même au repos, son visage exprimait une terrible colère. Sauf aujourd’hui, où elle affichait un petit sourire. Préparé pour l’inspection, aurait parié Bethamin. De Tessi, elle n’attendait pas ce genre de manifestation. Pas si vite.
— Comment se porte ma petite Tessi, aujourd’hui ?
— Tessi se porte très bien, répondit l’Illianienne.
Parler convenablement lui était difficile, et sa dernière flagellation pour mutisme remontait à la veille.
Pensive, Bethamin étudia la damane agenouillée – une ancienne Aes Sedai, ce qui éveillait toujours ses soupçons. Fascinée par l’histoire, la sul’dam avait même lu des traductions des multiples langues qui existaient avant la Consolidation. Les anciens dirigeants adoraient régner à grand renfort de cruauté et de caprices. Leur plaisir, c’était de raconter comment ils avaient accédé au pouvoir et de quelle façon ils écrasaient leurs voisins et minaient la puissance de leurs homologues. Parmi ces gens, beaucoup étaient morts assassinés, souvent par leurs propres héritiers ou partisans. Oui, Bethamin en savait long sur les Aes Sedai…
— Tessi est une bonne damane, dit-elle en sortant un sucre d’orge de sa bourse.
Tessi se pencha pour recevoir sa récompense, puis elle embrassa la main de la sul’dam. Mais son sourire chancela – un bref moment, à peine le temps d’avoir englouti sa friandise, et il fut de retour.
Ainsi, on jouait à ce petit jeu ? Feindre la soumission pour tromper une sul’dam n’avait rien de très original. Mais vu le passé de Tessi, elle devait travailler à un plan d’évasion.
Revenu dans le couloir, Bethamin nota sur sa feuille qu’il faudrait intensifier le dressage de Tessi, alourdir ses punitions et la récompenser plus rarement, afin qu’elle se demande si la perfection elle-même serait suffisante pour lui valoir davantage qu’une petite tape sur la tête.
Une rude méthode que Bethamin préférait éviter, mais qui transformait en un rien de temps la plus récalcitrante marath’damane en une damane docile et aimante. Trop docile, parfois, ce qui n’avait pas que des avantages. En principe, briser la volonté d’une damane n’était jamais une très bonne idée. Mais pour oublier son passé, Tessi aurait besoin de courber l’échine sous le poids de l’a’dam. Au bout du compte, elle en serait plus heureuse.
Ayant fini avant Renna, Bethamin l’attendit au pied de l’escalier.
— Donne-la à Essonde quand tu lui rendras la tienne, dit-elle à sa collègue en lui tendant son écritoire.
Comme de juste, Renna accepta cet ordre et fila comme le vent tout en lorgnant la feuille de mission de Bethamin, au cas où il y aurait eu un rapport sur elle. Depuis Falme, ce n’était plus la même personne…
Dès qu’elle eut récupéré son manteau, Bethamin sortit du palais avec l’intention de gagner l’auberge où elle partageait une chambre avec deux autres sul’dam. Juste le temps qu’il faudrait pour prendre quelques pièces dans son coffret. L’inspection terminée, elle n’avait plus rien à son programme. Et pour une fois, au lieu de quémander une autre mission, elle irait acheter quelques souvenirs. Peut-être un couteau de mariage local, si elle en dénichait un sans pierres précieuses sur le manche. Et quelques objets laqués… Aussi beaux que ceux fabriqués dans l’Empire, ils avaient des formes si… exotiques.
Faire des emplettes serait apaisant, et la sul’dam avait bien besoin de décompresser.
Sur l’esplanade Mol Hara, le sol glissait encore après les averses du matin. Dans l’air, une odeur iodée rappela à Bethamin son village natal, au bord de la mer de l’Heyre. Mais ici, il faisait froid, et ce n’était jamais le cas à Abunai. Malgré tous ses voyages, la sul’dam ne s’était jamais habituée à l’hiver. Mais penser au pays ne suffirait pas à la réconforter…
Alors qu’elle se frayait un chemin dans les rues bondées, Renna et Seta occupèrent ses pensées au point qu’elle bouscula des gens et faillit se faire renverser par le premier chariot d’une caravane en route pour sortir de la ville. Le cri de la conductrice l’arrachant à ses pensées, elle s’écarta au dernier moment.
Le véhicule roula à l’endroit où elle se tenait une fraction de seconde plus tôt et la femme au fouet ne lui accorda pas un regard. Ces étrangers n’avaient aucune idée du respect dû à une sul’dam.
Renna et Seta… Quiconque avait été à Falme en conservait des souvenirs du genre qu’on préfère oublier – et dont on ne parle jamais, sauf quand on est ivre mort. Bethamin était dans ce cas, mais son traumatisme n’avait aucun rapport avec le combat contre des héros de légende fantomatiques, l’horreur de la défaite ou les visions délirantes qui étaient apparues dans le ciel.
Combien de fois avait-elle regretté d’être montée à l’étage ce jour-là ? Tout ça pour savoir ce que faisait Tuli, la damane si douée pour tout ce qui concernait les métaux. Mais elle avait regardé dans sa cellule – et vu Renna et Seta tenter de s’arracher l’une à l’autre l’a’dam qu’elles portaient autour du cou. Criant de douleur, titubant à cause de la nausée, elles ne renonçaient pas, du vomi souillant le devant de leur robe.
Dans leur hystérie, elles n’avaient pas remarqué Bethamin – qui s’était empressée de reculer, glacée d’horreur.
Pas seulement parce qu’elle avait vu deux sul’dam soudain confrontées à leur nature de marath’damane. Non, il y avait plus que ça… Quelque chose qui la concernait.
Souvent, elle avait l’impression de voir les tissages des damane – et elle était capable à coup sûr de sentir la présence d’une de ces femmes et de déterminer sa puissance. Beaucoup de sul’dam avaient cette aptitude, sans doute grâce à leur longue expérience du maniement de l’a’dam.
Avoir vu Renna et Seta se débattre contre une vérité insupportable avait modifié sa façon de considérer les choses. Croyait-elle voir les tissages ou les voyait-elle vraiment ? Et quand elle sentait le Pouvoir, était-ce simplement une affaire d’expérience ?
Comme toutes les femmes, les sul’dam devaient se soumettre à l’épreuve annuelle de détection, et ce jusqu’à leur vingt-cinquième anniversaire, et elle avait « échoué » chaque fois. Sauf que…
Après ce qui était arrivé à Renna et Seta, on imaginerait une deuxième épreuve pour piéger les marath’damane passées à travers les mailles du filet de la première. Un tel bouleversement pouvait ébranler jusqu’aux fondations de l’Empire.
L’image de Renna et Seta gravée dans son cerveau, Bethamin savait avec une absolue certitude qu’elle ne serait plus une citoyenne respectée après avoir subi cette deuxième épreuve. En revanche, une damane nommée Bethamin serait au service de l’Empire.
La honte la poursuivait encore. Ce jour-là, elle avait placé ses angoisses personnelles avant les besoins de l’Empire et avant toutes les valeurs qu’elle prônait et défendait. Alors qu’une bataille se profilait à Falme, elle n’avait pas couru se faire affecter une damane afin de pouvoir combattre en première ligne. Profitant de la panique générale, elle avait sauté sur un cheval et filé à la vitesse du vent.
S’avisant qu’elle s’était arrêtée, la sul’dam resta un moment devant la vitrine d’une couturière, sans vraiment voir ce qui y était exposé. D’ailleurs, ça ne l’intéressait pas. Sa robe bleue à panneaux rouges zébrés d’éclairs était la seule qu’elle avait envie de porter. De plus, les décolletés, à Ebou Dar, étaient bien trop vertigineux pour elle.
L’ourlet de sa robe ondulant autour de ses chevilles, elle se remit en route – sans pouvoir chasser Renna, Seta et Suroth de ses pensées.
À l’évidence, Alwhin avait trouvé les deux sul’dam porteuses d’un collier, et elle avait fait son rapport à la Haute Dame. Pour protéger l’Empire – si dangereux que ce fût – Suroth avait « couvert » Renna et Seta. Mais qu’arriverait-il si elles se mettaient brusquement à canaliser ? Pour l’Empire, n’aurait-il pas été préférable d’organiser leur disparition, même si tuer une sul’dam était un crime, y compris pour les membres du Sang ? Deux morts suspectes parmi les sul’dam auraient sûrement provoqué une enquête…
Du coup, Renna et Seta étaient saines, sauves et libres. Si on pouvait qualifier ainsi des sul’dam à jamais interdites de damane. Alwhin ayant fait son devoir, elle avait été nommée Voix de Suroth, une belle récompense. À sa façon, la Haute Dame aussi avait fait son devoir. En conséquence, il n’y aurait pas de nouvelle épreuve de détection. Bethamin avait déserté sans raison. Et si elle n’était pas partie de Falme, elle n’aurait jamais fini à Tanchico – un autre cauchemar qu’elle voulait oublier à tout prix.
Bethamin s’arrêta pour regarder passer une patrouille de Gardes de la Mort resplendissants dans leur armure. La foule, ils la fendaient comme un navire toutes voiles dehors fend l’écume des flots. Quand Tuon révélerait enfin sa véritable identité, l’allégresse flamberait en ville et dans tous les pays, et on organiserait des fêtes comme si elle venait juste d’arriver.
Bethamin éprouva un plaisir coupable à penser ainsi à la Fille des Neuf Lunes – la même jubilation que lorsqu’elle violait un interdit, enfant. Bien sûr, tant qu’elle n’aurait pas retiré son voile, Tuon ne serait qu’une Haute Dame en rien supérieure à Suroth…
Les Gardes de la Mort s’éloignèrent, cœur et âme dévoués à l’Impératrice et à l’Empire, et Bethamin partit dans la direction opposée. Une décision judicieuse, puisqu’elle était entièrement dévouée à la préservation de sa liberté et de sa vie.
Les Cygnes d’Or du Paradis étaient un nom pompeux à souhait pour une petite auberge coincée entre des écuries publiques et une boutique de bibelots laqués. La boutique était prise d’assaut par des officiers qui achetaient tout ce qui leur tombait sous la main et l’écurie débordait de chevaux achetés dans le cadre de la loterie et pas encore assignés à des cavaliers. Les Cygnes d’Or, eux, étaient un nid de sul’dam. Une fourmilière, même, une fois la nuit venue. D’ailleurs, Bethamin se félicitait d’avoir seulement deux compagnes de lit. Ayant consigne de recevoir autant de sul’dam que possible, l’aubergiste en fourrait quatre ou cinq par chambre, quand les corpulences le permettaient. Cela dit, la literie était propre et la nourriture un peu spéciale mais convenable. Sachant que l’autre option aurait été une meule de foin, Bethamin ne se plaignait pas.
À cette heure, les tables rondes étaient vides. Un bon nombre de sul’dam vivant ici devaient être en mission, et les autres entendaient simplement éviter l’aubergiste. Les bras croisés et le front plissé, Darnella Shoran observait les serveuses présentement occupées à balayer les dalles vertes du sol. Maigrichonne, ses cheveux gris coiffés en chignon, cette femme avait un menton pointu qui lui donnait l’air de chercher en permanence des crosses à l’univers. Malgré son ridicule couteau au manche incrusté de verroterie rouge et blanc, elle aurait tout à fait pu être une der’suldam. En principe, ses employées étaient des femmes libres, mais elles réagissaient comme des esclaves dès que l’aubergiste claquait des doigts.
Bethamin elle-même ne se sentit pas très rassurée quand la matrone approcha d’elle.
— Maîtresse Zeami, vous connaissez le règlement intérieur de cette auberge, j’imagine… En particulier en ce qui concerne les hommes. J’ai eu vent de vos coutumes exotiques, et chacun reste libre de vivre comme il veut, mais pas sous mon toit. En d’autres termes, si vous voulez rencontrer des hommes, faites ça ailleurs.
— Maîtresse Shoran, je ne « rencontre » pas d’hommes, ni chez vous ni ailleurs. Je vous prie de le croire…
L’aubergiste ne parut pas convaincue.
— Eh bien, ce type vous a nommément demandée. Un assez beau blond, je dois dire. Pas un gamin, mais pas très vieux non plus. Un compatriote à vous, avec cet accent traînant qui vous rend si difficiles à comprendre.
D’un ton conciliant, Bethamin s’efforça de convaincre l’aubergiste qu’elle ne connaissait personne correspondant à cette description. Accaparée par son devoir, ajouta-t-elle, il ne lui restait pas de temps pour les hommes. La stricte vérité. Dans le cas contraire, Bethamin aurait menti sans vergogne. Les Cygnes d’Or n’étant pas réquisitionnés, une expulsion restait possible. Et trois dans un lit, c’était beaucoup mieux qu’une étable !
Bethamin tenta de découvrir quel petit cadeau aurait pu amadouer l’aubergiste. Quand elle suggéra un couteau orné de pierres plus colorées, son interlocutrice parut choquée. Pourtant, elle n’avait à l’esprit rien de très cher qui eût pu faire penser à un pot-de-vin. Maîtresse Shoran sembla quand même prendre l’initiative pour une tentative de corruption, et s’en indigna ouvertement. Et ce malheureux incident ne l’incita pas à changer d’avis sur le fond du problème. Obstinément, elle continua à penser que ses clientes consacraient tout leur temps libre à la débauche.
Sous son regard noir, Bethamin s’engagea dans l’escalier sans rampe qui menait à l’étage – comme si son seul souci était d’aller chercher un peu d’argent pour faire des emplettes.
En réalité, l’identité de son visiteur l’inquiétait. La description ne lui disait rien, ça, c’était sûr. Très vraisemblablement, ce type avait entendu parler de son enquête, et s’il avait retrouvé sa trace, ça signifiait qu’elle n’avait pas été assez discrète. Voire mortellement imprudente. Pourtant, elle espérait qu’il reviendrait, parce qu’elle devait absolument savoir ce qu’il en était.
Après avoir ouvert la porte de sa chambre, elle se pétrifia. Son coffret reposait au milieu du lit, couvercle soulevé. Impossible ! La serrure était de très bonne qualité, et la seule clé se trouvait dans sa bourse.
Le voleur était toujours là, occupé à feuilleter son journal. Comment avait-il trompé la vigilance de maîtresse Shoran ?
La surprise ne dura pas. Tout en dégainant son couteau, Bethamin ouvrit la bouche pour appeler à l’aide.
Impassible, l’inconnu n’essaya pas de s’enfuir ni d’attaquer. Simplement, il sortit de sa poche un petit objet qu’il brandit sous le nez de la sul’dam – qui en eut le souffle coupé.
Assommée, elle rengaina son couteau et écarta les bras pour montrer qu’elle ne tenait plus d’arme et ne chercherait pas à en atteindre une nouvelle.
L’objet était une petite plaque d’ivoire au liseré d’or sur laquelle étaient gravés un corbeau et une tour. Regardant mieux le « voleur », Bethamin vit qu’il était blond et jeune. « Plutôt beau », comme avait dit l’aubergiste, n’était pas une notion pertinente. Face à un Chercheur de Vérité, seule une folle se serait référée à des critères esthétiques. La Lumière en soit louée, la sul’dam n’avait rien consigné de dangereux dans son journal.
Pourtant, cet homme devait savoir. Il l’avait nommément demandée. Oui, il savait tout !
— Ferme la porte, dit-il en rempochant son insigne.
Bethamin obéit. Elle aurait voulu s’enfuir ou implorer la clémence de son visiteur, mais devant un Chercheur, on restait simplement là, à trembler de tous ses membres.
Bizarrement, le Chercheur remit le journal dans le coffret et désigna la seule chaise de la chambre.
— Assieds-toi. Inutile que tu sois mal à l’aise.
Très lentement, Bethamin accrocha son manteau à une patère puis s’assit sans se soucier de l’inconfort de ce siège au dossier constitué de barreaux. Tenter de dissimuler ses tremblements aurait été futile. Face à un Chercheur, même un membre du Sang – voire du Haut Sang – aurait eu peur. Cela dit, il restait un mince espoir. L’homme ne lui avait pas ordonné de l’accompagner. Donc, il ne savait peut-être pas, après tout.
— Tu as posé des questions au sujet d’une capitaine de vaisseau nommée Egeanin Sarna, dit le Chercheur. Pourquoi ?
Tout espoir sombra dans le cœur de Bethamin.
— Je cherchais à retrouver une vieille amie, répondit-elle.
Les meilleurs mensonges contenaient toujours une part de vérité.
— Nous étions à Falme ensemble. J’ignore si elle a survécu.
Mentir à un Chercheur était une trahison. Mais elle n’en était pas à son coup d’essai, après sa désertion, à Falme.
— Elle est vivante, lâcha le Chercheur.
Sans quitter Bethamin des yeux – un regard glacial qui donna envie à la sul’dam de remettre son manteau –, il s’assit au bout du lit.
— Elle est devenue une héroïne, capitaine du vert, et se nomme désormais dame Egeanin Tamarath. La récompense allouée par la Haute Dame Suroth… Egeanin est à Ebou Dar, et tu vas renouer les liens qui vous unissaient. Ainsi, tu pourras me rapporter qui elle voit, où elle va et ce qu’elle dit. Absolument tout.
Bethamin dut serrer les dents pour ne pas éclater d’un rire nerveux. Le Chercheur en avait après Egeanin, pas après elle ! Que la Lumière en soit remerciée ! Son « enquête » visait simplement à savoir si Egeanin était encore en vie et si elle devait prendre des précautions. À Tanchico, l’héroïne l’avait laissée partir. Pourtant, depuis dix ans qu’elle la connaissait – de loin –, cette femme s’était toujours montrée très stricte sur le règlement. Elle aurait pu finir par se reprocher cette entorse à ses habitudes, au mépris de ce que ça pouvait lui coûter, mais il n’en était rien. Et le Chercheur était sur la piste d’Egeanin, pas sur la sienne !
Envisageant certaines possibilités et quelques certitudes, Bethamin n’eut plus envie de rire.
— Comment puis-je renouer nos liens ?
Plutôt qu’une amie, Egeanin avait toujours été une vague connaissance. Mais il était trop tard pour le dire.
— De plus, elle fait désormais partie du Sang. Le premier pas devra venir d’elle.
Comme à Falme, une peur panique submergea Bethamin.
— Pourquoi voulez-vous que je l’espionne ? Vous pouvez l’interroger quand ça vous chantera.
La sul’dam se mordit l’intérieur de la joue pour se forcer au silence. Que n’aurait-elle pas donné pour que le Chercheur se charge de tout ! Les gens comme lui étaient la main invisible de l’Impératrice – puisse-t-elle vivre pour toujours – et il avait le pouvoir d’infliger la question à Suroth, voire à Tuon. En cas d’erreur, il le paierait d’une mort atroce, mais avec Egeanin, le risque serait minime. Avant tout parce qu’elle appartenait au Sang inférieur. S’il l’interrogeait fermement…
Réaction très inquiétante, le Chercheur, au lieu d’ordonner qu’elle lui obéisse, dévisagea longuement son interlocutrice.
— Je vais t’expliquer certaines choses, dit-il enfin.
Un nouveau choc pour Bethamin. En principe, les Chercheurs n’expliquaient jamais rien.
— Pour moi comme pour l’Empire, tu n’as aucune utilité si tu péris. Et pour survivre, tu dois savoir à quoi tu te frotteras. Répète un mot de ce que je vais dire, et tu te retrouveras dans un tel enfer que la Tour des Corbeaux te paraîtra un lieu calme et reposant. À présent, écoute et apprends…
» Egeanin a été envoyée à Tanchico avant que la cité tombe entre nos mains. Parmi d’autres objectifs, sa mission consistait à trouver des sul’dam laissées en arrière à Falme. Étrangement, elle n’en a déniché aucune, alors que d’autres émissaires ne sont pas reparties bredouilles – comme celles qui t’ont aidée à revenir vers nous. En réalité, Egeanin a assassiné les sul’dam qu’elle a trouvées. Quand je l’en ai accusée, elle n’a pas pris la peine de nier. Et elle ne s’est pas davantage indignée. Pire encore, elle a frayé avec des Aes Sedai.
Le Chercheur avait lâché ce nom sans la répugnance habituelle, mais d’un ton accusateur.
— Elle est partie de Tanchico sur un bateau commandé par un certain Bayle Domon. Comme il protestait qu’on annexe son navire, elle l’a acheté – lui, pas le bâtiment – et en a fait immédiatement son so’jhin. À l’évidence, il a donc une grande importance pour elle. Détail notable, elle a présenté ce capitaine au Haut Seigneur Turak, à Falme. Intéressé par Domon, Turak l’a maintes fois invité à venir converser avec lui. (Le Chercheur fit une grimace.) Tu aurais du vin ou de l’eau-de-vie ?
Bethamin sursauta de surprise.
— Iona doit avoir une bouteille de la gnôle locale. Une boisson plutôt raide…
Le Chercheur ordonna quand même qu’elle lui en serve un gobelet. Bethamin obéit, soucieuse avant tout qu’il continue de parler, histoire de différer l’inévitable. Elle avait la certitude qu’Egeanin n’avait pas tué de sul’dam. Mais les preuves qu’elle pouvait avancer la condamneraient à partager le sort funeste de Renna et Seta. Si elle avait de la chance – en supposant que ce Chercheur voie son devoir envers l’Empire de la même façon que Suroth.
Pensif, l’homme fit tourner l’alcool dans le gobelet. Bethamin en profita pour aller se rasseoir.
— Le Haut Seigneur Turak était un grand homme, dit-il. Peut-être un des plus grands que l’Empire ait connus. Dommage que son so’jhin l’ait suivi dans la mort. Un comportement honorable, mais qui nous interdit de savoir si Domon appartenait à la bande qui a assassiné le Haut Seigneur.
Bethamin tressaillit. Parfois, les membres du Sang s’entre-tuaient, mais on ne prononçait jamais le mot « assassinat ».
Observant toujours sa gnôle sans la boire, le Chercheur continua :
— Le Haut Seigneur m’avait chargé de surveiller Suroth. Il la soupçonnait d’être un danger pour l’Empire. Après sa mort, elle a pu prendre le commandement des Éclaireurs. Je ne peux pas prouver qu’elle a commandité le meurtre, mais bien des choses le laissent penser.
» Suroth avait amené à Falme une jeune damane qui était auparavant une Aes Sedai. Et qui, bizarrement, s’est évadée le jour de la mort de Turak. De plus, Suroth a toujours dans son entourage une damane qui est une ancienne Aes Sedai. On ne l’a jamais vue sans collier, mais…
Le Chercheur haussa les épaules, comme s’il préférait ne pas aller plus loin. Bethamin en resta muette de stupeur. Qui aurait l’idée de retirer son collier à une damane ? Quand elle était bien formée, une telle femme était une source de joie, mais la libérer, ça revenait à retirer ses chaînes à un grolm ivre mort.
— Il semble probable qu’elle cache une marath’damane dans sa suite, continua le Chercheur d’un ton détaché, comme s’il n’énonçait pas une liste de crimes proches de la haute trahison. Selon moi, Suroth a ordonné qu’on exécute toutes les sul’dam qui avaient réussi à atteindre Tanchico. Sans doute pour cacher les liens d’Egeanin avec les Aes Sedai. À vous croire, vous les sul’dam, vous repérez une marath’damane au premier coup d’œil, pas vrai ?
Le Chercheur releva la tête et Bethamin parvint à sourire quand leurs regards se croisèrent. Son visage était banal, mais ses yeux… La sul’dam se félicita d’être assise : sous sa robe, ses genoux jouaient des castagnettes.
— Ce n’est pas si simple que ça, j’en ai peur, dit-elle d’une voix qui ne tremblait pas trop. Vous… Eh bien, vous en savez sûrement assez pour accuser Suroth du… meurtre de Turak.
Si le Chercheur arrêtait Suroth, il n’y aurait plus de raisons d’impliquer Egeanin… ni une pauvre sul’dam.
— Turak était un grand homme, mais je suis loyal à l’Impératrice – puisse-t-elle vivre éternellement – et, à travers elle, à l’Empire.
Le Chercheur vida son gobelet, puis reprit, le visage aussi dur que son ton :
— La mort de Turak n’est rien face au danger qui menace l’Empire. Les Aes Sedai de ce continent espèrent profiter de l’Empire pour accroître leur pouvoir – un retour au règne du chaos et du meurtre, en des temps où aucun homme ne pouvait fermer les yeux et être sûr de se réveiller. Elles sont aidées par le ver rampant de la trahison qui ronge l’Empire de l’intérieur.
» Suroth n’est peut-être même pas la tête de ce ver. Pour préserver l’Empire, je ne la frapperai pas avant d’être en mesure de tuer d’un coup l’ignoble limace. Grâce à Egeanin, la trace de bave, je peux remonter jusqu’à cette vermine. Et c’est toi qui me conduiras à Egeanin. Donc, tu vas renouer vos liens, quoi qu’il puisse t’en coûter. C’est bien compris ?
— Oui, et j’obéirai…
Cette fois, la voix de Bethamin tremblait. Mais qu’aurait-elle pu dire d’autre ? Que la Lumière vienne à son secours, qu’aurait-elle pu dire d’autre ?