2 Captive

Le faucon devint rapidement invisible et la route resta dégagée. Malgré la hâte de Perrin, les ornières gelées si dangereuses pour les jambes des chevaux et la nuque des cavaliers ne permirent pas d’aller très vite. Dans le vent qui charriait des fragments de glace, on devinait des menaces de tempête pour le lendemain.

Au milieu de l’après-midi, la colonne s’engagea dans une forêt où la neige, par endroits, montait jusqu’au boulet des chevaux. Une demi-lieue plus tard, le petit groupe arriva en vue du camp où attendaient les hommes de Deux-Rivières, les Aiels, les forces de Mayene, celles du Ghealdan…

… Et Faile…

Mais rien ne se passa comme prévu.

En réalité, il y avait quatre camps. Un par nationalité, chacun à bonne distance des autres. Autour des tentes à rayures des Gardes Ailés de dame Berelain, les feux agonisants étaient abandonnés au milieu d’un champ d’ustensiles de cuisine et de chaudrons renversés. Même chose dans le coin de terre piétiné où les soldats d’Alliandre étaient cantonnés le matin même.

Dans ces deux camps, il ne restait plus que les palefreniers, les maréchaux-ferrants et les cochers, tous massés autour des piquets des chevaux et du véhicule de l’intendance, le regard rivé sur une scène qui attira aussitôt l’attention de Perrin.

À cinq cents pas de la butte rocheuse plate où les Matriarches avaient choisi d’établir leur camp, les soldats de Mayene en veste grise se tenaient prêts au combat, leurs montures piaffant d’impatience. Quelque neuf cents hommes, manteau rouge battant au vent au même rythme que les longs rubans écarlates accrochés à leur lance.

Plus près de la butte, à proximité d’un ruisseau gelé, les hommes du Ghealdan formaient un mur de lances aussi impressionnant. Leur arme arborant un ruban vert, ces soldats en veste verte et armure sombre paraissaient un peu ternes en regard des casques et des cuirasses rouges des lanciers de Mayene. Heureusement, avec leur armure couleur argent, leur veste et leur manteau rouges et leurs rênes et leur couverture de selle à franges pourpres, les officiers relevaient nettement le niveau. Un magnifique spectacle, lors d’une parade. Mais on n’était pas à la revue…

Les Gardes Ailés face aux hommes du Ghealdan, ceux-ci face à la butte, et au sommet, les gars de Deux-Rivières, arc long à la main. Aucun n’avait encore tiré, mais tous gardaient une flèche encochée.

De la folie…

Poussant Marcheur au maximum, ses compagnons dans son sillage, Perrin rejoignit rapidement la tête de la formation du Ghealdan. Flanquée de Gallenne, le capitaine borgne de ses Gardes Ailés, et d’Annoura, sa conseillère Aes Sedai, Berelain était en grande conversation avec le premier capitaine d’Alliandre, un petit homme dur comme l’acier nommé Gerard Arganda. Énervé, il secouait si fort la tête que le plumet blanc de son casque en oscillait frénétiquement.

La Première Dame de Mayene serrait les dents, Annoura avait les lèvres pincées et Gallenne pianotait sur le casque à plumet rouge accroché au pommeau de sa selle comme s’il brûlait d’envie de le poser sur son crâne.

Dès qu’ils aperçurent Perrin, les belligérants se turent et tournèrent leurs montures vers lui. Bien droite sur sa selle, Berelain avait néanmoins les cheveux en bataille et sa jument blanche frissonnait, l’écume d’un galop éperdu gelant sur ses flancs.

Parmi tant de gens, impossible d’isoler une odeur particulière. Perrin n’eut pas besoin de ça pour comprendre que les choses risquaient de mal tourner. Avant qu’il ait pu demander à ces idiots quelle mouche les avait piqués, Berelain prit la parole d’un ton protocolaire glacial :

— Seigneur Perrin, ton épouse et moi étions à la chasse avec la reine Alliandre quand des Aiels nous ont attaquées. Par bonheur, j’ai réussi à m’échapper. Personne d’autre n’est revenu, mais les Aiels ont dû faire des prisonniers… Un détachement de mes lanciers est parti en reconnaissance. Nous étions à environ quatre lieues au sud-est d’ici, donc, ils devraient revenir avec des nouvelles avant la tombée de la nuit.

— Faile, capturée ? grogna Perrin.

Avant même de passer du Ghealdan en Amadicia, ils avaient entendu des histoires de mises à sac et de pillages perpétrés par des Aiels. Mais c’était toujours loin d’eux – le prochain village, ou celui d’après. Jamais rien d’assez proche pour justifier des inquiétudes ou être sûrs qu’il ne s’agissait pas de rumeurs. Surtout quand on devait exécuter les ordres de ce fichu Rand al’Thor. Et maintenant, voilà où ça avait mené…

— Que faites-vous encore ici ? lança Perrin. Pourquoi n’êtes-vous pas à sa recherche ?

Il criait, s’avisa-t-il. Mais il aurait voulu hurler et frapper ces abrutis.

— Que la Lumière vous brûle tous ! Vous attendiez quoi ?

Berelain répondit d’un ton neutre, comme si elle faisait un rapport sur la quantité de foin disponible pour les chevaux. Perrin faillit exploser de rage – d’autant plus que son interlocutrice avait parfaitement raison.

— Seigneur Perrin, deux ou trois cents Aiels nous ont attaquées, mais tu sais aussi bien que moi, d’après ce que nous avons entendu, qu’il peut y avoir une dizaine de bandes de ce genre dans les environs. Si nous fonçons tête baissée, en force, nous risquons de lourdes pertes contre des Aiels, sans savoir si ce sont ceux qui détiennent ta femme. Ni même si elle est encore vivante. Il nous faut ces informations, seigneur Perrin. Sans elles, nous ne pouvons rien faire.

« Si elle est encore vivante. »

Perrin frissonna comme s’il faisait froid à l’intérieur de lui-même. Dans ses os et son cœur. Faile devait avoir survécu ! Oui, il le fallait. Pourquoi l’avait-il laissée venir à Abila avec lui ?

Sur le visage d’Annoura encadré de fines tresses tarabonaises, Perrin lut une sincère compassion. Soudain conscient qu’il avait mal aux mains à force de serrer ses rênes, il se força à relâcher la pression puis plia les doigts à l’intérieur de ses gantelets.

— Elle a raison, dit Elyas, en approchant sur son hongre. Prends sur toi, mon garçon. Avec les Aiels, commettre une erreur, c’est un suicide. Tu veux nous entraîner tous à la mort ? À quoi bon, si ta femme reste prisonnière…

Elyas tentait de dédramatiser un peu, mais son odeur le trahit.

— On va la retrouver, fiston ! La connaissant, elle s’est peut-être déjà évadée et elle est en train de revenir à pied. En robe, ça risque de lui prendre du temps. Les éclaireurs de Berelain repéreront ses traces…

Elyas passa les doigts dans sa barbe et gloussa.

— Et si je ne fais pas mieux qu’eux, je jure de bouffer de l’écorce. On te la ramènera.

Perrin ne fut pas dupe.

— Oui, lâcha-t-il simplement.

À pied, personne ne pouvait échapper à des Aiels.

— Allez-y, vite !

Pas dupe non plus, Elyas pensait retrouver le cadavre de Faile. Mais elle devait être vivante. Prisonnière, certes, ce qui valait mieux que…

Les deux hommes ne pouvaient pas communiquer par la pensée, comme avec les loups, mais Elyas hésita, à croire qu’il avait lu dans l’esprit de Perrin. Cela dit, il ne tenta pas de nier l’évidence. Talonnant son hongre, il partit aussi vite que la neige le permettait. Après un coup d’œil à Perrin, Aram le suivit. Il n’aimait pas Elyas mais vénérait Faile, l’épouse du grand Perrin Yeux-Jaunes.

Épuiser les chevaux n’aurait servi à rien, pensa celui-ci en regardant s’éloigner les deux cavaliers. Mais qu’ils se dépêchent, bon sang ! Et combien il aurait voulu les accompagner.

Le jeune homme sentit qu’il se fissurait à l’intérieur. Si ces éclaireurs revenaient avec de mauvaises nouvelles, il se briserait en mille morceaux.

À sa grande surprise, les trois Champions suivirent Aram et Elyas, les sabots de leurs chevaux soulevant des geysers de neige.

Perrin parvint à remercier Masuri et Seonid d’un signe de tête. Il fit de même avec Edarra et Carelle. D’où que soit venue la suggestion, facile de deviner qui avait donné l’autorisation. Pour mesurer l’emprise des deux Matriarches, il suffisait de constater qu’aucune des sœurs n’essayait de prendre les choses en main. Elles en brûlaient d’envie, sûrement, mais elles restaient impassibles, ne trahissant en rien leur impatience.

Tout le monde ne regardait pas les Champions. Tout en couvrant Perrin de regards réconfortants, Annoura étudiait les Matriarches du coin de l’œil. Contrairement aux deux autres Aes Sedai, elle n’avait rien promis, mais elle se montrait aussi circonspecte qu’elles avec les Aielles.

Son œil unique rivé sur Berelain, Gallenne attendait qu’elle lui donne l’ordre de dégainer son épée. Mais la Première Dame, le visage toujours de marbre, était concentrée sur Perrin.

Côte à côte, Grady et Neald, l’air sinistre, regardaient le jeune homme à la dérobée.

Immobile sur sa selle comme un moineau sur une corde à sécher, Balwer essayait de se faire oublier et ouvrait grands les yeux et les oreilles.

Arganda fit passer son hongre rouan devant le cheval noir au puissant poitrail de Gallenne – qui le foudroya du regard sans qu’il s’en offusque plus que ça.

Le chef des Gardes Ailés marmonna des imprécations que Perrin ne comprit pas parce qu’il avait l’esprit ailleurs. Seule Faile importait. Faile, par la Lumière ! Le cœur près d’exploser, il était au bord de la panique. Déjà tombé dans un gouffre, mais se retenant à une racine du bout des doigts…

Dans son désespoir, il envoya une sonde mentale en quête de loups. Elyas devait avoir déjà essayé – lui, il n’avait pas dû s’affoler en apprenant la nouvelle – mais ce n’était pas une raison…

Perrin chercha et trouva. Les meutes de Trois Orteils, d’Eau Glacée, de Crépuscule et de Corde de Printemps… Entre autres. Son chagrin se déversa dans son appel à l’aide, mais ça ne le fit pas devenir moins fort, bien au contraire.

Ces loups avaient entendu parler de Jeune Taureau, et ils l’assurèrent de leur compassion. Cela posé, ils se tenaient le plus loin possible des deux-pattes, qui faisaient fuir le gibier et tuaient tous ceux de leurs frères qu’ils pouvaient isoler.

Il y avait tant de meutes de deux-pattes, certains montant des quatre-pattes et d’autres non, qu’il était impossible de dire laquelle détenait la compagne de Jeune Taureau. D’autant plus que les deux-pattes se ressemblaient tous, à part ceux qui canalisaient le Pouvoir et ceux, aux yeux jaunes, qui savaient parler avec les loups.

Pleure-la, conseillèrent-ils à Perrin, puis reprends ta vie et retrouve-la dans le rêve des loups.

Les unes après les autres, les images qui formaient des mots dans la tête de Perrin disparurent. À part une…

« Pleure-la, puis reprends ta vie et retrouve-la dans le rêve des loups. »

Au bout d’un moment, même celle-là se dissipa.

— Vous m’écoutez ou quoi ? demanda Arganda.

Ce type n’avait rien d’un noble au visage délicat. Malgré ses habits de soie et les incrustations d’or de son armure, il avait l’air de ce qu’il était : un vétéran qui avait commencé par manier la lance et qui devait être couvert de cicatrices. Ses yeux brillaient d’une ferveur semblable à celle des sbires de Masema. Dans son odeur, Perrin reconnut de la colère et de la peur.

— Ces sauvages ont aussi capturé la reine Alliandre !

— Nous la trouverons lorsque nous trouverons ma femme, lâcha Perrin, glacial.

Elle est vivante, c’est sûr !

— Et si vous me disiez à quoi rime tout ça, officier ? Vous étiez prêt à charger, quand je suis arrivé. Face à mes compatriotes !

Perrin avait d’autres responsabilités. L’admettre lui laissant un goût de bile au fond de la gorge, mais c’était ainsi. Rien ne comptait à part Faile. Pourtant, les gars de Deux-Rivières étaient ses hommes.

Arganda approcha et referma sa main gantée sur la manche de Perrin.

— Allez-vous m’écouter ! La Première Dame Berelain dit que des Aiels ont enlevé ma reine, et vos archers protègent des fichues Aielles ! Mes hommes seront ravis de les soumettre à la question…

Arganda riva les yeux sur Edarra et Carelle. Deux Aielles qu’aucun archer ne protégeait…

— Le premier capitaine est… bouleversé, dit Berelain. (Elle posa une main sur l’autre bras de Perrin.) Je lui ai expliqué qu’aucun Aiel présent ici n’est dans le coup. Je suis sûre de pouvoir le convaincre…

Perrin chassa la main de la Première Dame et se dégagea de l’emprise d’Arganda.

— Alliandre m’a juré fidélité, officier, et toi tu as prêté serment de la servir. Ça fait de moi ton seigneur. Je répète que nous trouverons ta reine en même temps que ma femme.

Parce qu’elle est vivante !

— On ne torturera et ne touchera personne, sauf si j’ordonne le contraire. Pour le moment, ramène tes hommes dans leur camp et soyez tous prêts à partir quand j’en donnerai l’ordre. Si vous n’êtes pas capables de me suivre, vous resterez en arrière.

Arganda dévisagea Perrin en haletant comme un soufflet de forge. Il tourna brièvement la tête vers Grady et Neald, puis regarda de nouveau son « seigneur ».

— À vos ordres…, marmonna-t-il.

Après avoir beuglé des instructions à ses subordonnés, il partit au galop sans même attendre qu’ils commencent à les transmettre. En colonnes, les lanciers finirent par le suivre. Vers leur camp, comme prévu… Savoir si Arganda avait l’intention d’y rester était une autre affaire. Et rien n’assurait, s’il le faisait, que ce soit une bonne chose…

— Tu t’en es très bien tiré, Perrin, dit Berelain. Une situation difficile, et un moment pénible pour toi…

Plus de protocole, juste une femme pleine de compassion. Décidément, Berelain avait plus d’une corde à son arc.

La voyant tendre une main gantée de rouge, Perrin fit reculer Marcheur pour qu’elle ne puisse pas le toucher.

— Arrête ça ! cria-t-il. Ma femme a été enlevée. Je n’ai pas de temps à perdre avec tes jeux stupides !

Berelain sursauta comme s’il l’avait giflée. Le rouge lui montant aux joues, elle changea encore de registre, devenant tout sucre avec une pointe d’ironie :

— Il n’y a pas de jeux stupides, Perrin… Deux femmes s’affrontent et c’est toi le trophée… J’aurais cru que tu serais flatté. Suis-moi, seigneur capitaine Gallenne. J’imagine que nous devrons nous aussi être prêts au départ quand on nous en donnera l’ordre.

Tendant l’oreille comme si elle lui donnait des instructions, le borgne retourna vers les Gardes Ailés en compagnie de Berelain.

Annoura n’avait pas suivi le mouvement.

— Parfois, tu es incroyablement idiot, Perrin Aybara, dit-elle, un rictus sur les lèvres. La plupart du temps, en fait…

Perrin ne comprit pas de quoi il était question et s’en ficha comme d’une guigne. Parfois, l’Aes Sedai semblait agacée que Berelain poursuive un homme marié de ses assiduités. À d’autres occasions, ça l’amusait et elle lui prêtait même main-forte, l’aidant à se retrouver seule avec lui. Pour l’heure, la Première Dame et sa conseillère le dégoûtaient. Talonnant Marcheur, il s’éloigna sans un mot.

Sur la butte, les archers s’écartèrent juste ce qu’il fallait pour le laisser passer. Sans quitter des yeux les deux corps de lanciers qui regagnaient leurs camps respectifs, ils refermèrent les rangs quand les Matriarches, les Aes Sedai et les Asha’man furent passés.

Contrairement à ce que Perrin redoutait, ses compagnons ne s’agglutinèrent pas autour de lui, une délicatesse dont il leur fut reconnaissant.

Au sommet de la butte planait une forte odeur de méfiance. La tension persistait…

À force d’être piétinée, la neige avait fondu par endroits, alors que d’autres restaient verglacés. Devant une des tentes basses, les quatre Matriarches qui n’étaient pas venues à Abila regardaient les deux Aes Sedai mettre pied à terre à côté de Carelle et d’Edarra. Indifférentes à ce qui se passait autour d’elles, voyaient-elles seulement les gai’shain en robe blanche qui leur tenaient lieu de domestiques ? Comme si tout était normal, un de ces gai’shain battait tranquillement un tapis pendu à une corde accrochée entre deux arbres.

Parmi les Aiels, seuls Gaul et les Promises laissaient deviner qu’on était passé à un souffle d’une bataille. Shoufa autour de la tête, voile noir baissé, les guerrières assises sur les talons brandissaient encore leurs courtes lances et leur rondache.

Quand Perrin eut sauté à terre, elles se levèrent.

Dannil Lewin approcha en mâchouillant nerveusement l’énorme moustache qui faisait paraître son nez encore plus grand. Son arc à la main, il remit une flèche dans le carquois accroché à sa ceinture.

— J’ignorais que faire d’autre…, dit-il d’un ton heurté.

Vétéran des puits de Dumai, Dannil avait aussi affronté des Trollocs à Deux-Rivières. Mais ce qui arrivait ici le dépassait.

— Quand nous avons su ce qui venait de se produire, les types du Ghealdan fondaient déjà sur nous. Du coup, j’ai chargé Jondyn Barran, Hu Marwin et Get Ayliah d’aller voir ce qui s’était passé, puis j’ai dit aux Cairhieniens et à tes serviteurs de mettre les véhicules en cercle et de se planquer à l’intérieur du périmètre. J’ai failli devoir ligoter les jeunes gens qui suivent dame Faile partout. Ils voulaient partir à sa recherche, alors qu’ils ne distingueraient pas une empreinte de pas d’un tronc de chêne ! Après, j’ai regroupé tout le monde ici. Et j’ai redouté une charge jusqu’à ce que la Première Dame arrive avec ses lanciers.

» Quels crétins, quand même ! Croire qu’un de nos Aiels pourrait faire du mal à dame Faile.

Même quand ils donnaient du « Perrin » gros comme le bras à leur chef, les gars de Deux-Rivières restaient très protocolaires avec Faile.

— Tu as bien fait, Dannil, dit Perrin en confiant les rênes de Marcheur à son ami.

Hu et Get étaient de bons pisteurs et Jondyn Barran aurait pu suivre le vent de la veille.

Voile toujours baissé, Gaul et les Promises s’éloignaient déjà.

— Dis à un homme sur trois de rester ici, ordonna Perrin à Dannil.

Même s’il avait douché l’ardeur d’Arganda, rien n’autorisait à penser que l’officier avait changé d’avis.

— Que les autres démontent le camp. Nous partirons dès que nous aurons eu des nouvelles.

Sans attendre de réponse, Perrin alla barrer le chemin de Gaul et lui posa une main sur l’épaule. Pour une raison inconnue, le regard de l’Aiel se durcit au-dessus de son voile. Derrière lui, Sulin et les autres Promises se dressèrent sur la pointe des pieds.

— Trouve-la, Gaul, dit Perrin. Pour moi ! Vous toutes, je vous en prie, découvrez qui l’a enlevée. Si quelqu’un peut pister des Aiels, c’est bien vous.

Le regard de Gaul s’adoucit et les Promises se détendirent. Dans la mesure où elles en étaient capables, en tout cas. Étrange, tout ça. Gaul et les guerrières imaginaient-ils qu’il les tenait pour responsables ?

— Un jour, dit Gaul, nous nous réveillons tous du rêve. Mais si elle rêve encore, nous la trouverons. Si des Aiels l’ont capturée, nous ne devons plus traîner, parce qu’ils se déplacent vite. Même dans… ça

En prononçant ce mot, Gaul écrasa sous son pied un petit tas de neige.

Perrin hocha la tête et s’écarta pour laisser passer les Aiels, qui filèrent au pas de course. Dans la neige, ils ne maintiendraient pas ce rythme très longtemps, mais ils iraient plus vite que n’importe qui, ça ne faisait pas de doute.

En passant devant Perrin, chaque Promise posa les doigts sur son voile, au niveau des lèvres, puis tapota l’épaule du jeune homme. Sulin lui fit un signe de tête, mais aucune ne parla.

Faile aurait su lui expliquer le sens de ce curieux baiser avec les doigts.

Cette expédition avait quelque chose d’étrange, s’avisa Perrin quand la dernière Promise l’eut dépassé. Les femmes laissaient Gaul en tête. En temps normal, elles auraient préféré le cribler de lances ! Pourquoi… ? Peut-être que…

Chiad et Bain devaient être avec Faile ! Gaul ne se souciait pas particulièrement de Bain, mais Chiad, c’était une autre affaire… Il espérait qu’elle renonce à la Lance pour l’épouser, c’était de notoriété publique. Les Promises ne devaient pas encourager Chiad sur cette voie, et pourtant…

Perrin grogna, révulsé par son égoïsme. Chiad, Bain et qui d’autre ? Même aveuglé par la peur de perdre Faile, il aurait dû poser cette question. S’il voulait revoir sa femme, il allait devoir tordre le cou à sa peur et rouvrir les yeux. Autant essayer de tordre le cou à un arbre…

Le sommet de la butte grouillait de monde. Quelqu’un avait emmené Marcheur et une partie des gars de Deux-Rivières quittaient le cercle d’archers pour aller rejoindre leur camp. En chemin, ils précisaient ce qu’ils auraient fait si les lanciers avaient chargé. De temps en temps, un type demandait ce qu’il en était de Faile. Était-elle vivante ? Ou bien allait-on chercher son cadavre ? Immanquablement, les autres hommes faisaient taire cet imprudent tout en jetant des regards inquiets à Perrin.

Dans cette agitation, les gai’shain vaquaient imperturbablement à leurs occupations. Sauf ordre contraire, ils auraient agi de même en cas de bataille, sans lever le petit doigt pour aider un des camps.

Les Matriarches s’étaient retirées avec Seonid et Masuri sous une tente dont le rabat était fermé et attaché. À l’évidence, elles ne voulaient pas qu’on les dérange. Pour pouvoir parler de Masema, sans doute. Peut-être en cherchant la manière de l’éliminer sans que Perrin ou Rand sachent que le coup venait d’elles.

Perrin se tapa du poing dans la paume. Bon sang ! il avait oublié le Prophète, censé arriver bientôt avec ses cent gardes d’honneur ! Avec un peu de chance, les éclaireurs de Berelain seraient de retour avant, Elyas et les autres les suivant de peu.

— Seigneur Perrin, dit Grady dans le dos du jeune homme.

Se retournant, Perrin vit les deux Asha’man debout devant leurs chevaux, rênes entre les mains. Grady prit une grande inspiration. Voyant que Neald l’encourageait d’un hochement de tête, il se lança :

— En « voyageant » nous pouvons couvrir beaucoup de terrain. Et si nous trouvons les ravisseurs, je doute que quelques centaines d’Aiels puissent nous empêcher de leur reprendre la captive.

Perrin voulut ordonner aux deux hommes de commencer sur-le-champ, puis il se ravisa. Grady était un fermier, certes, mais pas un chasseur ou un homme des bois. Pour Neald, tout lieu sans fortifications était un village. Capables de distinguer une empreinte de pas d’un tronc de chêne, s’ils trouvaient une piste, ils ne seraient pas fichus de la suivre.

D’accord, mais il pouvait les accompagner. S’il n’était pas aussi bon que Jondyn, il se débrouillait. Dannil saurait se dépatouiller d’Arganda. Et de Masema. Sans parler des manigances des Matriarches.

C’est ça, oui…

— Allez faire vos paquetages, soupira Perrin.

Où était donc Balwer ? Nulle part en vue… Pourtant, il n’avait pas dû se lancer à la recherche de Faile.

— On aura peut-être besoin de vous deux ici.

Grady en cilla de surprise et Neald en resta bouche bée.

Perrin ne leur laissa pas le loisir de protester. Les plantant là, il approcha de la tente au rabat attaché. De l’extérieur, impossible de défaire les nœuds. Quand les Matriarches voulaient être en paix, même les chefs de tribu devaient s’incliner. Alors, un type des terres mouillées soi-disant seigneur de Deux-Rivières…

Perrin dégaina son couteau et fit mine de trancher les lanières. Avant qu’il ait positionné sa lame, les nœuds bougèrent comme si on les défaisait de l’intérieur.

Le jeune homme se redressa et attendit.

Le rabat s’ouvrit pour révéler Nevarin. Le châle noué autour de la taille, son souffle se transformant en buée devant elle, la Matriarche ne semblait pas souffrir du froid. Quand elle vit le couteau que tenait Perrin, elle plaqua les mains sur ses hanches dans un cliquetis de bracelets. Très mince, presque décharnée, ses longs cheveux blonds tenus en arrière par un foulard noir plié, cette femme un peu plus grande que Nynaeve lui ressemblait beaucoup – sur le plan du caractère, en tout cas.

— Tu es très impétueux, Perrin Aybara, dit-elle sans s’écarter du rabat.

Un ton calme, mais Perrin aurait juré qu’elle brûlait d’envie de lui frictionner les oreilles. Oui, une seconde Nynaeve…

— Cela dit, c’est compréhensible, dans les circonstances présentes. Que veux-tu ?

— Comment… ? (Perrin s’interrompit pour déglutir.) Comment vont-ils la traiter ?

— Je ne peux pas le dire, Perrin Aybara.

Pas une once de compassion. En matière d’impassibilité, les Aes Sedai auraient pu prendre des leçons.

— Capturer des gens des terres mouillées est contraire à nos coutumes, sauf quand ce sont des tueurs d’arbre. Et même ça, ce n’est plus comme avant… Tuer sans nécessité est également proscrit. Mais beaucoup d’Aiels ont refusé les enseignements et les vérités révélées du Car’a’carn. Frappés par la Sidération, certains ont jeté leurs lances, mais depuis, ils ont pu les reprendre. D’autres sont partis pour vivre comme ils pensent que notre peuple doit le faire. Je ne saurais dire quelles coutumes ils ont conservées ou abandonnées.

Perrin crut voir passer du dégoût sur le visage de la Matriarche. Dû à l’évocation des renégats, sans doute…

— Tu dois quand même avoir une idée. Ou une hypothèse.

— Ne perds pas ton sang-froid, Perrin Aybara. Les hommes craquent souvent dans des cas pareils, mais nous avons besoin de toi. Si nous devons t’attacher pour te calmer, ça te fera mal voir de tes compatriotes des terres mouillées. File sous ta tente ! Si tu ne peux pas contrôler tes pensées, bois jusqu’à être incapable de réfléchir. Et ne viens pas nous déranger quand nous tenons conseil.

Nevarin rentra sous la tente, referma le rabat et le refixa.

Perrin passa le pouce sur le tranchant de son couteau, qu’il finit par rengainer. S’il insistait, ces femmes finiraient bel et bien par le ligoter. De plus, il doutait que Nevarin lui ait caché quelque chose. Faile étant en danger, elle ne lui aurait pas fait de cachotteries. Elle ne savait pas, tout simplement.

Après le départ des deux tiers des hommes de Deux-Rivières, le sommet de la butte était redevenu presque paisible. Les archers qui restaient, yeux rivés sur les camps des lanciers du Ghealdan et de Mayene, ne parlaient pas mais sautaient sur place pour lutter contre le froid. Comme d’habitude, les gai’shain ne faisaient presque aucun bruit.

En bas, dans les deux camps, on chargeait déjà les charrettes qui tenaient lieu de chariots à l’expédition.

Certes, mais il valait quand même mieux laisser des sentinelles. Arganda pouvait essayer de les rouler. Un type ayant cette odeur risquait de se montrer…

Irrationnel, acheva mentalement Perrin.

Puisqu’il n’avait plus rien à faire sur la butte, il prit le chemin de sa tente. Leur tente, plutôt… Pataugeant dans la neige, il faillit s’étaler plusieurs fois. Davantage pour l’empêcher de battre au gré du vent qu’à cause du froid, il resserra les pans de son manteau sur son torse. Tenter de conserver sa chaleur corporelle aurait été une perte de temps, puisqu’il était glacé à l’intérieur.

Le camp de Deux-Rivières grouillait d’activité. Les véhicules toujours en cercle, des serviteurs de Dobraine s’occupaient à les charger. Plus loin, d’autres préparaient les montures et les attelages. Les roues n’étant pas adaptées à la neige, on les avait démontées, accrochées aux flancs des charrettes et remplacées par de gros patins en bois. Tellement couverts qu’ils semblaient deux fois plus gras que nature, les Cairhieniens ne jetèrent pas un coup d’œil à Perrin. Les hommes de Deux-Rivières, eux, se pétrifiaient pour le regarder – jusqu’à ce qu’un camarade les rappelle à la réalité en leur flanquant un coup de coude dans les côtes.

Perrin se réjouit que personne n’ajoute une tirade enfiévrée à ces manifestations de compassion. Dans le cas contraire, il n’aurait pas pu s’empêcher d’éclater en sanglots.

Ici, il se révéla aussi inutile que sur la butte. La tente, déjà démontée, trônait sur une charrette avec son contenu. Une liste à la main, Basel Gill faisait l’inventaire. Bombardé shambayan de la maison Aybara, il tenait lieu d’intendant aux jeunes époux et prenait son travail très au sérieux. Après une longue carrière d’aubergiste, peu habitué à vivre au grand air, il souffrait beaucoup du froid. Une écharpe autour du cou, il portait un gros bonnet et une épaisse paire de gants.

Bizarrement, il tressaillit en voyant Perrin, marmonna qu’il devait continuer son inspection, et fila à toutes jambes. Étrange…

Une idée utile lui traversant enfin l’esprit, Perrin alla voir Dannil et lui ordonna de faire relever toutes les heures les archers postés sur la butte et de s’assurer que tout le monde aurait un repas chaud.

— Les hommes et les chevaux d’abord, c’est bien, dit une voix peu puissante mais ferme, à condition de t’occuper de toi-même après. Il y a de la soupe bien chaude, du pain et du jambon fumé. Le ventre plein, tu auras moins l’air d’un spectre errant.

— Merci, Lini…

Un spectre errant ? Non, il se sentait plutôt comme un cadavre en cours de décomposition…

— Je mangerai dans un moment.

La « gouvernante » de Faile était une femme d’apparence frêle à la peau parcheminée et aux cheveux blancs coiffés en chignon. Le dos bien droit et le regard vif, elle restait redoutablement vive. Même quand l’inquiétude la rongeait, comme en ce moment. À cause de Faile ? Sans doute, mais…

— Maighdin était avec mon épouse, devina Perrin.

Lini acquiesça. Les deux femmes se quittaient rarement, ces derniers temps. Une « perle », comme disait Faile.

Lini semblait tenir Maighdin pour sa fille – une affection que la nouvelle dame de compagnie de Faile trouvait parfois pesante, aurait-on dit.

— Je les retrouverai toutes les deux, promit Perrin. Et les autres prisonnières aussi. Lini, retourne à ton travail. Je mangerai, c’est promis… Mais je dois m’occuper de…

Le jeune homme s’éloigna sans finir sa phrase. Il n’avait rien à faire, sinon penser à Faile. Errant sans but, il sortit du cercle de charrettes.

Une centaine de pas au-delà des piquets à chevaux, une autre butte, plus basse, se dressait dans la neige. De là, Perrin pourrait voir les traces laissées par Elyas et son groupe et attendre leur retour.

Avant qu’il ait atteint le sommet, son odorat surdéveloppé lui apprit qu’il n’y serait pas seul.

L’homme assis sur les talons ne devait pas tendre l’oreille, car il se releva seulement quand Perrin arriva à côté de lui. Avec les crissements de la neige, il aurait dû réagir beaucoup plus tôt.

La main sur la poignée de son épée, Tallanvor regarda dubitativement Perrin. Très grand, pas épargné par les coups durs dans sa vie, ce type était d’habitude très sûr de lui. Redoutait-il un sermon parce qu’il était absent lors de l’enlèvement de Faile ? Mais elle ne voulait pas de garde du corps, à part Bain et Chiad, dont la présence ne semblait pas lui peser.

Tallanvor craignait peut-être aussi que Perrin désire être seul et le renvoie dans le camp…

S’efforçant de ressembler un peu moins à un « spectre errant », dixit Lini, Perrin eut l’ombre d’un sourire. Si Faile ne se trompait pas, Tallanvor était amoureux de Maighdin et ils se marieraient bientôt. Une bonne raison pour partager la butte…

Les deux hommes regardèrent le crépuscule tomber sur la forêt couverte de neige. La nuit venue, Masema ne s’était toujours pas montré, mais Perrin s’en moqua comme d’une guigne. Sur un paysage enneigé, la lune gibbeuse éclairait presque aussi bien que la pleine lune, semblait-il. Hélas, des nuages vinrent bientôt l’occulter, enveloppant d’ombre les environs.

Puis il se mit à neiger – des flocons qui recouvriraient très vite toutes les traces.

Silencieux et gelés, Perrin et Tallanvor continuèrent à attendre et à espérer.


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