7 Les rues de Caemlyn

Dans les rues en pente de Caemlyn, à travers les collines, la suite d’Elayne ne passa pas inaperçue – et la jeune femme non plus. Le Lys d’Or, sur la poitrine de son manteau écarlate doublé de fourrure, était largement suffisant pour que les citoyens de la capitale l’identifient. Elle avait pourtant relevé sa capuche afin de dévoiler la rose d’or unique qui ornait son diadème. En ce jour, ce n’était pas seulement Elayne, la Haute Chaire de la maison Trakand, qui traversait la ville, mais la Fille-Héritière dans toute sa grandeur. Et il fallait que tout un chacun le voie et le fasse savoir.

Sous la pâle lumière de la fin de matinée, les dômes de la Nouvelle Cité composaient une symphonie d’or et de blanc et les branches couvertes de givre des arbres dénudés, de chaque côté des artères principales, scintillaient comme des bijoux. Même à l’approche de son zénith, et malgré un ciel sans nuages, le soleil ne diffusait pas vraiment de chaleur. Par bonheur, il n’y avait pas de vent. L’air restait cependant assez froid pour que le souffle d’Elayne se transforme en buée. Quoi qu’il en soit, avec ses rues et ses ruelles où on avait déblayé la neige, la ville revivait et bruissait d’activité. Enchaînés à leur travail presque autant que leurs chevaux, les conducteurs de chariot et de charrette se frayaient lentement un passage dans la foule. Résignés à se traîner, ils resserraient les pans de leur manteau pour ne pas grelotter.

Vide à en juger par le bruit qu’il produisait, un chariot-citerne avançait vers la tour d’eau où on le remplirait. Ensuite, il repartirait combattre les incendies volontaires bien trop fréquents.

Quelques camelots et colporteurs bravaient les frimas pour vanter les mérites de leurs produits. Pressés de rentrer chez eux, les passants ne leur accordaient aucune attention. Pour autant, ils n’avançaient pas très vite, parce que les rues engorgées les en empêchaient. Désormais, Caemlyn était encore plus surpeuplée que Tar Valon. Dans cette fourmilière, même les cavaliers faisaient du surplace. En quelques heures, Elayne n’avait vu que deux ou trois carrosses. Si leurs passagers n’étaient pas invalides, ou en partance pour un long voyage, c’étaient de pauvres idiots.

Sur le passage d’Elayne et de sa suite, tout le monde s’immobilisait. Alors que certains citadins la désignaient du doigt, d’autres hissaient un gamin sur leurs épaules.

— Comme ça, tu pourras raconter à tes enfants que tu l’as vue…

Mais vu qui ? La future reine ou une femme qui dirigeait provisoirement la ville ? Toute la question était là…

De temps en temps, des cris encourageants retentissaient :

— Trakand ! Trakand !

Ou mieux encore :

— Elayne et Andor !

La Fille-Héritière aurait aimé entendre plus de vivats, mais mieux valait le silence plutôt que des huées. Les Andoriens étaient un peuple expressif, et ça se vérifiait deux fois plutôt qu’une à Caemlyn. Par le passé, à cause de huées spontanées dans les rues, des reines avaient fini par perdre leur couronne.

Cette idée glaça les sangs d’Elayne. « Qui tient Caemlyn tient l’Andor », affirmait un dicton. Comme Rand l’avait démontré, ce n’était pas tout à fait vrai. Cela dit, la capitale restait le cœur du royaume. La Fille-Héritière avait réclamé la cité – sur la façade des tours de garde, l’Étendard du Lion et la Clé de Voûte d’argent des Trakand se partageaient les places d’honneur – mais elle ne possédait pas encore le cœur de Caemlyn, qui comptait beaucoup plus que les bâtiments.

Ils m’acclameront un jour, se jura-t-elle. Je mériterai leurs vivats.

Pour l’instant, les cris enthousiastes semblaient un peu perdus dans la vaste foule. Elayne aurait donné cher pour qu’Aviendha lui tienne compagnie, mais l’Aielle n’avait pas jugé bon de grimper sur un cheval pour une simple promenade.

Même si elle n’était pas là, Elayne la sentait. Pas exactement comme elle sentait Birgitte, sa Championne, mais elle avait conscience de la présence en ville de sa sœur. Un peu comme si elle était dans une pièce sans qu’elle la voie… Une sensation réconfortante.

Les compagnons de la Fille-Héritière attiraient eux aussi l’attention. Aes Sedai depuis seulement trois ans, Sareitha n’arborait pas le visage sans âge de ses consœurs. Dans sa robe en laine couleur bronze, une grosse broche d’argent incrusté de saphirs fermant le col de son manteau, elle ressemblait à une négociante prospère. Ned Yarman, son Champion, la suivait comme son ombre, et lui non plus ne passait pas inaperçu. Grand, les épaules larges, ce jeune homme aux yeux bleus brillants portait une cape-caméléon qui se fondait dans le décor. Du coup, on eût dit que sa tête flottait au-dessus d’un puissant hongre gris auquel il manquait aussi des morceaux sur la croupe, là où tombaient les pans du vêtement. Yarman ne faisait aucun mystère sur sa nature et ne cherchait jamais à dissimuler que sa présence signalait celle d’une Aes Sedai dans un très proche périmètre.

Les autres membres de l’escorte entouraient Elayne pour la protéger. Vêtues de l’uniforme rouge des Gardes de la Reine, ces huit femmes faisaient s’écarquiller bien des yeux. De fait, ce n’était pas un spectacle habituel. À dire vrai, si Elayne les avait choisies parmi les nouvelles recrues, c’était exactement pour ça.

Leur sous-officier, Caseille Raskovni, aussi élancée et dure que la meilleure Promise, était un oiseau rare : une garde du corps de marchand, avec vingt ans d’expérience en poche, comme elle aimait à le dire. Les clochettes d’argent piquées dans la crinière de son lourd hongre rouan indiquaient qu’elle était originaire d’Arafel. Cela posé, elle restait très allusive sur son passé…

La seule Andorienne du lot, Deni Colford, avait longtemps officié comme videuse dans une taverne pour conducteurs de chariot, à l’extérieur de la ville. Un autre travail peu commun, pour une femme. À cette heure, Deni ne savait toujours pas utiliser l’épée qui battait sa hanche. Mais selon Birgitte, elle avait un regard d’aigle, des réflexes rapides et l’art de se servir efficacement du gourdin qui pendait sur son autre hanche.

Les six autres femmes étaient des Quêteuses du Cor. Un groupe disparate, avec des grandes, des petites, des jeunes, des moins jeunes, des minces et des moins minces. Alors que quelques-unes se montraient aussi discrètes que Caseille, d’autres se vantaient à tout bout de champ de leur position passée. Chez les Quêteurs du Cor, les deux attitudes étaient communes. Mais ces femmes avaient voulu s’enrôler dans la Garde, une preuve de leur valeur. Plus important encore, elles étaient passées sous les fourches caudines de l’intraitable Birgitte.

— Ces rues ne sont pas sûres pour toi, dit soudain Sareitha.

Talonnant sa jument marron, l’Aes Sedai se porta à hauteur du hongre noir d’Elayne. Agressif, Cœur de Feu essaya de mordre la pauvre bête – sans succès, parce que la Fille-Héritière tira très fort sur ses rênes.

Dans une rue très étroite, la foule encore plus compacte, les huit gardes se rapprochèrent un peu plus de leur protégée.

Malgré son impassibilité coutumière – une caractéristique professionnelle –, Sareitha laissa deviner son inquiétude :

— Dans une telle fourmilière, tout peut arriver. N’oublie pas qui est descendu Au Cygne d’Argent, à une demi-lieue d’ici. Dix sœurs dans la même auberge, ça n’est pas un hasard. Elaida peut très bien les avoir envoyées.

— Ou non, lâcha Elayne, d’un calme souverain.

En apparence, en tout cas…

Un grand nombre de sœurs semblaient attendre à l’écart que le combat entre Elaida et Egwene soit terminé. Depuis l’arrivée d’Elayne à Caemlyn, deux sœurs étaient parties du Cygne d’Argent et trois nouvelles s’y étaient installées. Rien qui ressemblât à un groupe en mission, à vrai dire… Et dans le lot, il n’y avait pas une seule sœur rouge. Sans nul doute, Elaida en aurait envoyé…

Malgré tout, et même si elle n’en avait rien dit à Sareitha, Elayne faisait surveiller ces Aes Sedai. Plus encore qu’une Acceptée en fugue ou une des « rebelles » liées à Egwene, Elaida brûlait de capturer la Fille-Héritière. Pour quelle raison ? Elayne n’aurait su le dire. Pour la Tour Blanche, une reine Aes Sedai n’aurait eu que des avantages. Mais si on l’enlevait pour la ramener de force à Tar Valon, Elayne ne s’assiérait jamais sur le trône.

Cela posé, quand Elaida avait ordonné qu’on la ramène de gré ou de force, la jeune femme ne semblait pas en position de ceindre la couronne avant de nombreuses années. Pourquoi la position de la Chaire d’Amyrlin n’avait-elle pas changé ?

Cette énigme tracassait Elayne depuis que Ronde Macura lui avait fait boire l’immonde potion qui l’avait pour un temps empêchée de canaliser. Une énigme plus inquiétante que jamais, à présent que le monde entier savait où trouver la future reine d’Andor.

Le regard d’Elayne s’attarda sur une femme aux cheveux noirs vêtue d’un manteau bleu à la capuche abaissée. Daignant à peine lui jeter un coup d’œil, l’inconnue, un sac en tissu plein à craquer pendu à son épaule, entra dans la boutique d’un fabricant de bougies.

Il ne s’agissait pas d’une Aes Sedai, décida Elayne, mais simplement d’une femme qui vieillissait bien, comme Zaida din Parede.

— Et dans le cas contraire, continua Elayne, je ne me cacherai pas par crainte d’Elaida.

Que pouvaient bien mijoter les Aes Sedai descendues Au Cygne d’Argent ?

Sareitha grogna, pas discrètement, et parut sur le point de rouler de grands yeux. Mais elle se ravisa… De temps en temps, Elayne sentait peser sur elle le regard d’une des autres sœurs présentes au palais. Sans doute l’étonnement de découvrir le cadre où elle avait grandi… Pourtant, au moins en apparence, ces femmes l’acceptaient, reconnaissant qu’elle était une Aes Sedai – la plus puissante de toutes, en fait, à l’exception de Nynaeve. Ça ne les incitait pas à arrondir les angles, car elles lui disaient le fond de leur pensée sans s’embarrasser de diplomatie. Avec une sœur de son niveau ayant suivi une trajectoire plus classique, se seraient-elles montrées moins directes ? À coup sûr, oui…

— Oublions Elaida, donc, fit Sareitha. Mais n’oublions pas tous les autres qui aimeraient t’avoir en leur pouvoir. Une pierre bien lancée, et tu ne serais plus qu’un fardeau inconscient facile à emporter on ne sait où.

Sareitha était-elle obligée d’enfoncer sans cesse des portes ouvertes ? Enlever les candidates au trône était quasiment le sport national andorien. Et toutes les maisons opposées à la sienne avaient à Caemlyn des partisans qui guettaient une occasion. Sans avoir de grandes chances de réussir, tant qu’Elayne serait capable de canaliser, mais ça ne les empêcherait pas d’essayer. À Caemlyn, la Fille-Héritière ne s’était jamais attendue à être en sécurité.

— Si je ne sors jamais du palais, Sareitha, le peuple ne me soutiendra pas. On doit me voir dans la rue, libre et sans crainte.

D’où les huit gardes du corps, au lieu des cinquante que Birgitte aurait voulus. Mais la Championne restait hermétique aux exigences de la politique.

— En outre, puisque tu es là, il faudrait deux pierres bien lancées.

Sareitha grogna de nouveau, mais Elayne ne daigna pas tenir compte de son obstination. Elle aurait voulu ignorer la présence de cette femme, mais c’était impossible. Cette sortie, en réalité, ne visait pas seulement à se montrer au peuple. Halwin Norry, le Premier Clerc, la bombardait de chiffres et de faits concernant le royaume. Alors que la voix monocorde de cet homme l’endormait systématiquement, elle tenait à voir les choses de ses yeux. Racontée par Norry, une émeute devenait aussi assommante qu’un rapport sur les citernes municipales ou le nettoyage des égouts.

Une multitude d’étrangers se mêlait aux locaux. Des Kandoriens à la barbe fourchue, des Illianiens porteurs de bouc sans moustache, des Arafelliens aux nattes piquetées de clochettes d’argent, des Domani au teint cuivré, des Altariens à la peau olivâtre, des Teariens à la sombre complexion et des Cairhieniens reconnaissables à leur petite taille et à leur pâleur extrême. Beaucoup de ces gens étaient des marchands surpris par l’arrivée soudaine de l’hiver ou décidés à brûler la politesse à la concurrence. Gonflés de leur importance, ces hommes et ces femmes clamaient haut et fort que le commerce était le sang même des nations. Convaincus d’être une artère essentielle de ce système circulatoire, ils paradaient même quand un manteau à la teinture passée ou une broche de cuivre et de verre trahissaient leur insignifiance.

Parmi les passants, beaucoup portaient des vestes élimées, des pantalons déchirés aux genoux et râpés à l’ourlet et des manteaux en haillons – lorsqu’ils en avaient. Des réfugiés chassés de chez eux par la guerre ou poussés à l’exil parce que le Dragon Réincarné, selon eux, avait brisé tous les liens qui les rattachaient au monde. Les épaules voûtées, les yeux fous, ils se laissaient emporter par la marée humaine tels des morceaux de bois flotté dans un naufrage.

Avisant une femme aux yeux ternes, un tout jeune enfant sur les épaules, Elayne sortit une pièce de sa bourse et la tendit à une de ses gardes du corps. Le regard froid sur son visage rond, Tzigan prétendait venir du Ghealdan – la fille unique d’une famille de noble mineur. Après tout, elle pouvait dire vrai sur ses origines. Quant au reste…

Quand Tzigan se pencha pour lui tendre la pièce, la femme continua à avancer comme si elle ne la voyait pas. En ville, il y avait trop de malheureux dans cet état. Dans des cantines improvisées, le palais en nourrissait des milliers chaque jour. Hélas, beaucoup ne trouvaient même plus la force de venir chercher leur pain et leur soupe.

Elayne remit la pièce dans sa bourse et pria pour le salut de cette inconnue et de son enfant.

— Tu ne peux pas subvenir aux besoins de tout le monde, dit Sareitha, consolante.

— En Andor, déclara Elayne comme si elle lisait un décret, les enfants n’ont pas le droit de mourir.

Mais comment faire pour que ça n’arrive plus ? Si les vivres ne manquaient pas, aucun décret ne pouvait forcer les gens à manger.

D’autres étrangers, hommes comme femmes, étaient arrivés en haillons mais n’en portaient plus depuis longtemps. Quoi qui les ait chassés de chez eux, ils avaient décidé qu’ils n’iraient pas plus loin, puis pensé au travail qu’ils avaient dû abandonner en même temps que la majorité de leurs biens. À Caemlyn, quiconque avait des compétences et un peu d’énergie pouvait trouver un banquier prêt à le financer. Ces derniers temps, les boutiques poussaient comme des champignons ! En une matinée, Elayne avait vu pas moins de trois nouveaux horlogers. Deux souffleurs de verre venaient d’ouvrir au centre-ville, et une trentaine de fabriques étaient achevées ou en cours de construction dans le secteur nord. Désormais, Caemlyn exporterait du verre au lieu d’en importer, et idem pour le cristal. Et la capitale pouvait aussi se vanter de produire une dentelle aussi somptueuse que celle de Lugard – rien d’étonnant, puisque presque tous les artisans en venaient.

Ces considérations remontèrent un peu le moral d’Elayne. Avec les taxes et les impôts dont s’acquitteraient ces commerces – modestes au début, mais ça valait mieux que rien – on pourrait faire bien des choses…

Dans la foule, Elayne remarqua surtout le nombre impressionnant de mercenaires. Andoriens ou étrangers, ils étaient faciles à reconnaître. Des types au visage dur armés jusqu’aux dents qui bombaient le torse en toutes circonstances. Les gardes du corps de marchands étaient eux aussi armés et ils n’hésitaient pas à jouer des coudes pour se frayer un passage. Comparés aux mercenaires, ils semblaient pourtant moins arrogants et arboraient en général beaucoup moins de cicatrices.

Dans la foule, ces mercenaires étaient comme des raisins dans un gâteau. Avec une telle offre, en une saison où la demande déclinait, les tarifs avaient de bonnes chances de baisser. À moins que ces gaillards, comme Dyelin le redoutait, finissent par coûter son royaume à Elayne. D’une manière ou d’une autre, elle devait trouver assez d’hommes pour que les étrangers ne soient pas majoritaires dans sa Garde. Et l’argent nécessaire pour les payer.

Soudain, la Fille-Héritière eut une conscience aiguë de la présence de Birgitte. Comme souvent ces derniers temps, la Championne était en colère. Dans sa rage, elle approchait à toute allure de la petite colonne. Une combinaison d’affect et d’action qui alarma Elayne. Sans tergiverser, elle ordonna un retour vers le palais par la route la plus directe – celle qu’empruntait sûrement Birgitte, guidée par le lien. Du coup, la Fille-Héritière et son escorte tournèrent vers le sud, dans la rue de l’Aiguille. Une voie assez large mais sinueuse qui passait d’une colline à l’autre. Son nom lui venait des temps lointains où elle était le fief des fabricants d’aiguilles. Désormais, on y trouvait des auberges, des tavernes, des couteliers et d’autres artisans, à l’exception des fameux fabricants d’aiguilles.

Birgitte rejoignit les cavalières alors qu’elles s’engageaient dans la voie Pearman, un peu avant d’entrer dans la Cité Intérieure. Tout au long de cette rue s’alignaient des boutiques de maraîchers qu’on se repassait de père en fils depuis les temps lointains d’Ishara Casalain, la première reine d’Andor. À cette époque de l’année, les étals étaient bien entendu presque vides.

Son manteau rouge battant au vent, Birgitte avançait au petit trot malgré la foule. Alors que les gens, affolés, s’écartaient devant elle, la Championne tira enfin sur ses rênes.

Comme pour compenser sa précipitation, elle prit le temps d’étudier les huit gardes, retourna son salut à Caseille et vint chevaucher à côté d’Elayne.

Contrairement aux huit femmes, elle ne portait ni épée ni armure. À l’en croire, le souvenir de ses vies passées s’estompait – avant la fondation de la Tour Blanche, elle ne se rappelait plus grand-chose clairement, même si des bribes subsistaient – à part un seul point, très précis. Chaque fois qu’elle avait tenté d’utiliser une épée, ça n’était pas passé loin de lui coûter sa peau. Quand elle n’avait pas bel et bien fini six pieds sous terre.

— Un pigeon à moitié gelé est arrivé tout à l’heure au palais, dit-elle d’un ton furibard. Avec des nouvelles d’Aringill… Les hommes qui escortaient Naean et Elenia sont tombés dans une embuscade, à moins de deux lieues de la ville. Tous sont morts, mais un de leurs chevaux est revenu avec du sang sur sa selle. Sinon, nous n’en aurions rien su avant des semaines. Je doute que ces deux-là aient été capturées par des bandits en quête d’une rançon. Ce serait trop beau…

Cœur de Feu fit un pas de côté et Elayne dut le remettre dans le droit chemin. Au sein de la foule, un cri sembla saluer la gloire des Trakand. Ou non… Les beuglements des marchands ambulants étaient trop forts pour qu’on entende le reste…

— Donc, il y a un espion au palais, dit Elayne.

Elle pinça les lèvres, agacée de n’avoir pas su tenir sa langue devant Sareitha.

Birgitte ne sembla pas avoir les mêmes préventions.

— À moins qu’il y ait entre nos murs un ta’veren dont nous ignorons l’existence. Avec ça, tu vas enfin me laisser t’affecter un garde personnel. Une personne de confiance qui…

— Non !

Au palais, Elayne était chez elle, et nul ne la surveillerait. Jetant un coup d’œil à Sareitha, elle vit qu’elle écoutait attentivement. Plus besoin d’essayer de lui cacher des choses, désormais.

— Tu as prévenu la Première Servante ?

D’un regard furieux – et d’une décharge d’indignation via le lien – Birgitte indiqua à son Aes Sedai qu’elle pouvait bien aller apprendre à tricoter à sa grand-mère.

— Bien sûr. Elle compte interroger tous les domestiques qui ne servaient pas ta mère depuis au moins cinq ans. Je me demande si elle n’envisage pas de les torturer. Après lui avoir appris la nouvelle, je me suis félicitée de quitter son bureau avec la peau sur les os. Comme tu t’en doutes, j’interrogerai moi-même les « autres »…

Birgitte parlait des Gardes de la Reine, mais elle préférait rester vague devant Caseille et les sept autres. Elayne doutait que la démarche donne des résultats. À chaque recrutement, des espions pouvaient s’infiltrer dans un groupe. Mais sans être sûrs d’occuper un poste où ils apprendraient des choses utiles.

— S’il y a des espions au palais, intervint Sareitha, il peut y avoir… pire. Tu devrais accepter le plan de dame Birgitte. À présent, il y a un précédent.

Birgitte montra ses dents à l’Aes Sedai. Un sourire ? Terriblement raté, si c’était le cas. Mais sincère. Même si être appelée « dame » lui donnait de l’urticaire, elle se tourna vers Elayne, pleine d’espoir.

— Quand je dis « non », c’est « non » !

Le mendiant qui approchait de la petite colonne, un sourire aux lèvres et un chapeau renversé dans la main, détala comme s’il avait le Ténébreux à ses trousses. Troublée, Elayne se demanda quelle part de sa brusque colère lui appartenait et quelle part était à Birgitte. Quoi qu’il en soit, sa réaction lui parut appropriée.

— J’aurais dû aller les chercher moi-même, marmonna-t-elle.

Au lieu de ça, elle avait ouvert un portail pour le messager et passé le reste de la journée avec des marchands et des banquiers.

— Au minimum, j’aurais dû ordonner que presque toute la garnison d’Aringill les escorte. Par ma faute, dix hommes sont morts. Pire que ça, j’ai perdu Elenia et Naean.

Birgitte secoua la tête, faisant osciller son épaisse natte, qu’elle portait par-dessus son manteau.

Primo, les reines ne se chargent pas des missions de ce genre. Bon sang ! ce sont des têtes couronnées !

Moins furieuse – un peu, en tout cas –, Birgitte restait exaspérée, et les deux sentiments s’entendaient dans sa voix. Elle voulait vraiment qu’Elayne ait un garde personnel – jusque dans sa baignoire, probablement.

— Ta vie d’aventurière est terminée ! Sinon, ça finira par des excursions sous déguisement, y compris après la tombée de la nuit, à des heures où n’importe quel voyou pourrait te fracasser le crâne sans que tu le voies venir.

Elayne se redressa sur sa selle. Birgitte était au courant de ses escapades, bien entendu. Comment cacher quelque chose à sa Championne ? S’il existait un moyen de neutraliser le lien – c’était plus que probable –, elle ne le connaissait pas. Mais si l’ancienne héroïne continuait avec ses gros sabots, une légion de sœurs voudraient suivre la future reine avec leurs Champions et tout un régiment de Gardes Royaux. Tout le monde se souciait de sa sécurité. À croire qu’elle n’était jamais allée à Ebou Dar, à Tanchico et pis encore à Falme. En outre, jusque-là, elle ne s’était offert qu’une « excursion » nocturne. En compagnie d’Aviendha…

— Les rues noires et froides ne valent pas un bon livre devant un feu bien chaud, fit Sareitha comme si elle pensait tout haut.

Les yeux rivés sur les boutiques, à croire qu’elles la fascinaient, elle continua :

— Je déteste marcher sur des pavés verglacés, en pleine nuit, sans même une bougie pour m’éclairer. Les jeunes et jolies femmes croient souvent que des vêtements ordinaires et de la crasse sur les joues suffisent à les rendre invisibles.

Déconcertée par ce passage abrupt du coq à l’âne, Elayne ne fit pas tout de suite le rapprochement.

— Se faire assommer puis traîner dans une allée obscure incite vite à changer d’avis… Sauf, bien entendu, si on a avec soi une amie qui peut canaliser et que l’agresseur ait frappé moins fort qu’il aurait dû. Mais on ne peut pas être chanceuse à tous les coups. Pas vrai, dame Birgitte ?

Elayne ferma un instant les yeux. Aviendha avait dit que quelqu’un les suivait, mais elle avait cru à un simple voleur. Quoi qu’il en soit, l’affaire ne s’était pas passée comme ça. Pas exactement…

Birgitte foudroya la future reine du regard, une promesse d’explications ultérieures. Quand comprendrait-elle qu’une Championne ne pouvait jamais souffler dans les bronches de son Aes Sedai ?

Secundo, reprit Birgitte, revenant à leurs moutons, dix hommes ou près de trois cents, ça n’aurait rien changé. C’était un bon plan, la Lumière m’en soit témoin. Quelques hommes auraient pu conduire discrètement Elenia et Naean jusqu’à Caemlyn. Mobiliser la garnison aurait éveillé les soupçons de tous les espions qui grouillent en Andor. Et leurs commanditaires auraient simplement engagé plus de tueurs. Très probablement, ces gens tiendraient désormais Aringill, en plus de tout. Si petite que soit la garnison, elle refroidit les ardeurs de tous ceux qui voudraient se dresser contre toi, à l’est. Enfin, plus il y aura de Gardes originaires du Cairhien et mieux ça vaudra, parce qu’ils te sont presque tous loyaux.

Pour quelqu’un qui affirmait être une « simple archère », Birgitte avait un sacré sens de l’analyse. Dans son scénario catastrophe, elle avait juste oublié la perte des droits douaniers du commerce fluvial.

— Qui a enlevé Elenia et Naean, dame Birgitte ? demanda Sareitha. De toute évidence, c’est une question cruciale.

La Championne soupira à pierre fendre.

— Nous le saurons bien assez tôt, j’en ai peur, répondit Elayne.

La sœur marron la regardant dubitativement, elle tenta de ne pas grincer des dents. Depuis son retour en Andor, ça lui arrivait bien trop souvent.

Une Tarabonaise enveloppée dans un manteau de soie verte s’écarta du chemin des chevaux et s’inclina humblement, ses fines tresses ornées de perles oscillant hors de son capuchon. Sa servante, une petite femme aux bras lestés de paquets, l’imita avec une maladresse touchante. Armés d’un gourdin à la tête renforcée de fer, les deux gardes du corps de la dame ne relâchèrent pas leur vigilance. En cuir, leurs longs manteaux pouvaient dévier bien des coups, sauf peut-être ceux d’un couteau très pointu.

Elayne inclina la tête en réponse au salut de la Tarabonaise. Jusque-là, aucun Andorien ne lui avait témoigné autant de respect. Derrière le voile transparent, le beau visage de la femme accusait trop le passage du temps pour être celui d’une Aes Sedai. Un coup de chance. Elayne avait bien trop de chats à fouetter pour s’occuper d’Elaida.

— Pour répondre quand même à ta question, c’est très simple, Sareitha, dit-elle d’un ton très neutre. Si c’est Jarid Saran qui les a capturées, Elenia proposera deux solutions à Naean. Primo, que la maison Arawn se rallie à sa candidature, avec quelques avantages territoriaux pour sa Haute Chaire. Secundo, en cas de refus, une exécution sommaire dans une cellule obscure et des « funérailles » dans la cour d’une grange. Naean ne capitulera pas aisément, mais dans sa maison, on délibère pour savoir qui commandera jusqu’à son retour – donc, personne ne se pressera de prendre une décision. Elenia menacera Naean de la torturer – voire passera à l’acte – et pour finir, la maison Arawn soutiendra Sarand au bénéfice d’Elenia. Fascinées comme d’habitude par la force, les maisons Anshar et Baryn suivront le mouvement…

» Si les « ravisseurs » sont des sbires de Naean, Elenia se verra offrir le même choix, mais Jarid attaquera la maison Arawn, sauf si Elenia lui demande de n’en rien faire. Et c’est peu probable, si elle lui accorde l’ombre d’une chance de la sauver. Du coup, avec un peu de chance, au cours des semaines à venir, nous apprendrons que les domaines des Arawn sont à feu et à sang.

Sinon, je me retrouverai avec quatre maisons unies contre moi, sans même savoir s’il y en a deux pour me soutenir.

— Un raisonnement brillant, fit Sareitha, visiblement surprise.

— Avec un peu plus de temps, tu en serais arrivée aux mêmes conclusions, dit Elayne, ravie de voir la sœur rougir.

Par la Lumière ! à dix ans, sa mère aurait exigé qu’elle comprenne tout ça en un éclair.

Le reste du trajet jusqu’au palais se déroula en silence. Distraite, Elayne n’accorda aucune attention aux tours en mosaïque et aux autres merveilles de la Cité Intérieure.

Des Aes Sedai à Caemlyn, des espions au palais, l’enlèvement de Naean et Elenia, le recrutement en cours conduit par Birgitte… Que de soucis !

À propos du recrutement, allait-il falloir vendre l’argenterie du palais et les bijoux qui lui restaient ?

De gros tracas, vraiment. Pourtant, avec une sérénité de façade, Elayne remercia d’un geste tous les passants – assez rares – qui l’acclamèrent sur son passage. Une reine ne devait jamais montrer qu’elle avait peur, surtout quand c’était vrai.

Plus haut bâtiment de Caemlyn, le palais était un fabuleux entrelacs de balcons ouvragés et de promenades à colonnades. Visibles à des lieues de distance, ses tours et ses dômes dorés brillaient au soleil. Une ode à la puissance du royaume d’Andor.

Les arrivées et les départs protocolaires avaient lieu sur la place de la Reine, là où des foules se rassemblaient jadis pour entendre la proclamation des nouvelles souveraines et s’en réjouir.

Elayne entra par l’arrière du bâtiment, les sabots de Cœur de Feu martelant les pavés tandis qu’elle arrivait dans la cour de l’écurie principale. Sur deux côtés, une série d’arches donnait accès aux stalles et un grand balcon de pierre dépourvu d’ornements, au fond, permettait d’avoir une vue plongeante sur l’ensemble des installations. Dans ce lieu avant tout fonctionnel, une dizaine de gardes, présentement passés en revue par un sous-lieutenant – un vétéran boiteux qui avait servi comme porte-étendard sous les ordres de Bryne –, se préparaient à relever les hommes qui surveillaient une modeste entrée. Près de la sortie, une trentaine de cavaliers s’apprêtaient à partir en patrouille – des binômes chargés de sillonner la Cité Intérieure. En temps normal, cette mission revenait à la Garde Civile, mais en des temps de pénurie d’hommes, cette tâche aussi incombait au palais.

Careane Fransi était là aussi. Solide bonne femme vêtue d’une élégante robe d’équitation verte à rayures et d’un manteau bleu, elle trônait sur son hongre gris tandis qu’un de ses Champions, Venr Kosaan, enfourchait son cheval bai. Le teint sombre, ses cheveux frisés déjà grisonnants, cet homme très mince portait un manteau marron des plus ordinaires. À l’évidence, ces deux-là tenaient à ne pas se faire remarquer.

L’irruption d’Elayne fit quelques remous dans la cour. Pas auprès de Careane et de Kosaan, bien entendu. Dans les ombres de sa capuche, la sœur verte parut vaguement surprise et son Champion ne broncha pas. En bon collègue, il salua néanmoins de la tête Birgitte et Yarman. Puis il suivit son Aes Sedai, et sortit avec elle de la cour.

Parmi les gardes, en revanche, certains s’immobilisèrent, un pied dans un étrier. Comme leurs camarades, les hommes qu’on passait en revue tournèrent la tête vers les nouveaux arrivants.

La Fille-Héritière n’était pas attendue avant au moins une heure. À part quelques inconscients, personne ici n’ignorait que la situation était tendue. Entre les soldats, les rumeurs circulaient à la vitesse de l’éclair – plus rapidement encore que chez les civils, ce qui n’était vraiment pas peu dire. Ces hommes devaient donc savoir que Birgitte était partie à la hâte. Et voilà qu’elle revenait avec Elayne, bien avant le moment prévu. Une maison dissidente marchait-elle sur Caemlyn, prête à attaquer ? Allait-il falloir se poster sur les murs, alors qu’il n’y avait pas assez d’hommes pour les couvrir entièrement, même avec les renforts de Dyelin ?

Le flottement dura jusqu’à ce que le sous-lieutenant beugle un ordre. Aussitôt au garde-à-vous, les hommes saluèrent la Fille-Héritière. À part l’ancien porte-étendard, trois seulement n’étaient pas de nouvelles recrues. Pour autant, il ne s’agissait pas de bleus…

Un lion blanc brodé sur leur veste rouge, des palefreniers se précipitèrent, bien qu’on n’ait pas vraiment besoin d’eux. Sur un ordre de Birgitte, les huit gardes mirent pied à terre et prirent leur monture par la bride.

L’archère sauta à terre et lança ses rênes à un palefrenier. Elle fut pourtant moins rapide que Yarman, déjà en train de tenir le cheval de Sareitha pendant qu’elle en descendait.

L’homme était ce que certaines sœurs appelaient une « prise récente ». Désignant des Champions dont le recrutement remontait à moins d’un an, cette expression datait de l’époque où on ne demandait pas toujours aux hommes s’ils acceptaient le lien. Très empressé, Yarman avait réussi à devancer un palefrenier.

Vexée de n’avoir pas pu en faire autant, Birgitte feignit d’observer les hommes qui allaient bientôt partir en patrouille. Pas dupe, Elayne aurait parié son chemisier qu’ils ne l’intéressaient pas le moins du monde.

Cela dit, la Fille-Héritière avait ses propres soucis. En s’efforçant de rester discrète, elle étudia la femme filiforme qui tenait Cœur de Feu par la bride et l’homme râblé qui stabilisait son étrier après avoir posé dessous un marchepied recouvert de cuir. Le type affichait un visage fermé – délibérément – et sa compagne se concentrait sur le hongre, lui flattant les naseaux en lui parlant à l’oreille.

Aucun des deux n’avait réellement regardé Elayne. Après l’avoir saluée de la tête, ils se concentraient pour éviter que la future reine soit propulsée dans les airs par une monture soudain nerveuse. Qu’Elayne ait ou non besoin de leur assistance n’importait pas. Ici, elle n’était plus à la campagne, et il y avait des protocoles à respecter. Du coup, la Fille-Héritière cacha son agacement. S’éloignant tandis qu’ils emmenaient Cœur de Feu, elle ne jeta pas un regard en arrière. Pourtant, elle en aurait eu envie…

Le couloir sans fenêtres, une fois l’arche d’entrée franchie, se révéla plutôt obscur malgré les lampes à déflecteur qui l’éclairaient. Ici, tout était strictement utilitaire, des murs lisses blancs jusqu’aux corniches sans sculptures.

Avertis de l’arrivée d’Elayne, une demi-douzaine de domestiques vinrent la saluer puis la soulager de son manteau et de ses gants. Leur livrée différente de celle des écuyers, ces serviteurs arboraient des manchettes et un col blancs et le Lion d’Andor était brodé sur leur cœur.

Elayne ne reconnut personne dans ce groupe. Au palais, il y avait beaucoup de nouveaux employés, sans compter ceux qui avaient renoncé à leur retraite pour remplacer les pleutres terrorisés par la prise de pouvoir de Rand.

Chauve au visage carré, un homme s’efforça de ne pas croiser le regard de la Fille-Héritière, peut-être parce qu’il aurait trouvé ça un rien impudent. Une femme, en revanche, se fendit d’une révérence trop appuyée et d’un sourire trop large pour être honnête. Une façon de souligner sa loyauté, peut-être…

Suivie par Birgitte, Elayne pressa le pas avant d’être tentée de foudroyer du regard les deux domestiques. La méfiance, décidément, lui laissait un goût amer dans la bouche.

Sareitha et son Champion s’engagèrent dans un couloir latéral – une affaire de livres qu’elle voulait consulter à la bibliothèque, expliqua la sœur marron.

Moins bien fournie que les grandes bibliothèques, celle du palais contenait pourtant des ouvrages que l’Aes Sedai prétendait uniques et donc d’une inestimable valeur.

Tel un étrange cygne noir, elle s’éloigna, une cigogne bizarrement gracieuse lui emboîtant fidèlement le pas.

Yarman ne s’était pas séparé de sa cape-caméléon, proprement pliée sur son bras. Les Champions restaient rarement loin de ce vêtement. À coup sûr, celui de Kosaan devait être rangé dans ses fontes.

— Tu voudrais une cape-caméléon, Birgitte ? demanda Elayne en marchant.

Pas pour la première fois, elle envia son pantalon ample à la Championne. Même une jupe d’équitation divisée exigeait des efforts dès qu’on pressait le pas. Au moins, la Fille-Héritière portait des bottes, pas de jolies chaussures qui n’auraient pas protégé ses pieds du sol aux dalles rouges et blanches gelées. Au palais, il n’y avait pas assez de tapis pour en disposer dans les couloirs. De toute façon, ils auraient été usés jusqu’à la corde en très peu de temps.

— Dès qu’Egwene contrôlera la Tour Blanche, je t’en ferai confectionner une. Tu dois avoir une cape de ce genre…

— Je n’ai rien à faire de ces fichus trucs, marmonna Birgitte avec un rictus méprisant. Ça s’est passé si vite ! J’ai cru que tu avais trébuché, cognant ta maudite tête de mule sur les pavés. Par le sang et les cendres ! Assommées par des fichus voyous des rues. La Lumière seule sait ce qui serait arrivé.

— Inutile de t’excuser, Birgitte…

De l’indignation se déversa à travers le lien, mais Elayne tint bon. En privé, les sermons de la Championne étaient déjà une nuisance. Si elle commençait à les tenir en public, devant les serviteurs qui vaquaient à leurs occupations… S’ils ne tendaient pas ostensiblement l’oreille, tous devaient se demander pourquoi la nouvelle chef de la Garde fulminait ainsi, et ils feraient tout pour en savoir plus long.

— Tu n’étais pas là parce que je ne voulais pas de toi. Et je parie que Ned n’était pas avec Sareitha.

Birgitte se rembrunit encore, un exploit que la Fille-Héritière aurait cru impossible. Mentionner Sareitha avait peut-être été une gaffe.

Maligne, Elayne changea de sujet :

— Tu devrais surveiller ton langage… Encore un effort, et tu parleras comme un charretier.

— Mon… langage, grogna Birgitte.

Comme une panthère furieuse, dont elle venait d’ailleurs d’adopter la démarche.

— Toi, tu me sermonnes sur ce point ? Au moins, je connais le sens des expressions que j’utilise. Moi, je ne profère pas d’énormités aux moments les plus inopportuns.

Elayne s’empourpra. Bien sûr qu’elle savait ce qu’elle disait ! La plupart du temps, en tout cas…

— Quant à Yarman, continua Birgitte, toujours dangereusement calme, c’est un brave type, mais encore tout ébahi d’être un Champion. Quand Sareitha claque des doigts, il doit encore sauter comme un toutou. Moi, je n’ai jamais été ébahie, et sauter n’est pas dans mon caractère. C’est pour ça que tu m’as affublée d’un titre ? Tu pensais me faire rentrer dans le rang ? Ce ne serait pas ta première idée stupide… Dommage, pour quelqu’un qui pense juste, la plupart du temps. Bien… Mon bureau croule sous de maudits rapports que je dois étudier si tu veux obtenir la moitié des Gardes dont tu rêves. Mais ce soir, nous aurons une longue conversation… En attendant, je te salue, Ta Majesté…

Birgitte se fendit d’une révérence grotesquement protocolaire. Puis elle s’éloigna à grands pas, sa natte battant l’air comme la queue d’un félin enragé.

Elayne en tapa du pied de frustration. Le titre de Birgitte était mérité – et gagné dix fois depuis qu’elle avait fait d’elle sa Championne. Sans oublier les mille fois d’avant… La faire rentrer dans le rang ? Elle y avait pensé, pour être honnête, mais après avoir pris sa décision. Et sans aucun résultat. Qu’ils viennent de l’Aes Sedai ou de la future reine, Birgitte choisissait les ordres auxquels elle obéissait. Pas pour les choses importantes – enfin, qu’elle tenait pour importantes –, mais pour tout le reste, en particulier ce qu’elle qualifiait de « risques inutiles » ou de « comportements déplacés ». Comme si Birgitte Arc d’Argent était la mieux qualifiée pour prêcher la prudence aux autres. Quant aux comportements déplacés, qui donc se déchaînait dans les tavernes, jouant, buvant et frétillant devant les jolis garçons ? Ceux qu’elle préférait regarder, même si elle avait un faible pour les gars à la gueule de travers… Admirant et aimant l’archère, Elayne ne voulait surtout pas la changer. Mais si leur relation ressemblait enfin à celle d’une Aes Sedai et de sa Championne, elle ne se plaindrait pas. Surtout si le côté « grande sœur qui sait tout et tarabuste sa cadette » passait par pertes et profits.

Soudain, Elayne s’avisa qu’elle était plantée sur place, le regard dans le vide. En passant à côté d’elle, les serviteurs hésitaient, comme s’ils redoutaient de se faire incendier.

Adoptant un air moins renfrogné, elle fit signe à un grand adolescent boutonneux qui descendait le couloir. Très gauche, il s’inclina trop bas et faillit s’étaler sur le sol.

— Va dire à maîtresse Harfor de me retrouver au plus vite dans mes appartements, ordonna Elayne.

D’un ton plus conciliant, elle ajouta :

— Et sache que tes supérieurs seraient très mécontents de savoir que tu te tournes les pouces au palais au lieu de travailler.

Le type en resta bouche bée comme si elle avait lu ses pensées. D’ailleurs, il le crut peut-être… Ses yeux ronds se posant sur la bague au serpent, il sursauta, se fendit d’une autre grotesque révérence et détala sans demander son reste.

Elayne ne put s’empêcher de sourire. En réalité, elle avait frappé au hasard. Mais le gars était bien trop jeune pour être un espion… et trop nerveux pour n’avoir rien eu à se reprocher.

Cela dit…

Le sourire d’Elayne s’effaça.

Cela dit, il n’était pas beaucoup plus jeune qu’elle.


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