Alors que le soleil n’avait pas entièrement émergé de l’horizon, le vent du nord soufflait déjà. De la pluie à coup sûr, selon les gens du cru. Une sagesse populaire impressionnante, quand le ciel était bas, se dit Mat en traversant l’esplanade Mol Hara.
Dans la salle commune de La Vagabonde, il n’y avait ni sul’dam ni damane et les musiciens n’étaient pas encore à leur poste. À part ça, la clientèle était exclusivement composée de Seanchaniens occupés à prendre leur petit déjeuner – non sans méfiance, pour certains, qui lorgnaient suspicieusement leur bol. Lui-même plus que dubitatif face à la bouillie blanchâtre que les Altariens adoraient le matin, le jeune flambeur constata vite que tout le monde n’était pas concentré sur la nourriture.
Dans un coin, trois hommes et une femme en tunique longue brodée jouaient aux cartes en fumant la pipe. Des nobles mineurs, à voir la façon dont était rasé leur crâne.
Les pièces d’or, sur la table, attirèrent l’attention de Mat. Ces gens-là ne jouaient pas pour des cacahouètes. Le plus gros tapis se trouvait devant un petit type aux cheveux noirs qui, autour de l’embout du long tuyau de sa pipe, adressait un sourire carnivore à ses adversaires.
Mat ne manquait pas d’or, cela dit, et aux cartes, il n’avait jamais été aussi veinard qu’aux dés.
Maîtresse Anan était partie avant l’aube pour une raison connue d’elle seule, sa fille Marah tenait l’établissement. Agréablement rondelette, ses grands yeux de la même nuance de noisette que ceux de sa mère, elle portait sa jupe relevée sur un côté – une fantaisie que maîtresse Anan n’aurait pas autorisée à l’époque où Mat était son client…
Marah ne parut pas ravie de le voir. Quand il y séjournait, deux hommes étaient morts de sa main à l’auberge. Des voleurs qui tentaient de lui fracasser le crâne, certes, mais des choses pareilles ne devaient pas arriver à La Vagabonde. Sans détours, Marah lui fit comprendre qu’elle ne serait pas fâchée de le voir partir.
Ce qu’il voulait ne l’intéressait pas le moins du monde, et il ne pouvait quand même pas le crier sur tous les toits. Maîtresse Anan seule savait ce qu’il cachait dans sa cuisine – en tout cas, il l’espérait – et une annonce publique ne s’imposait vraiment pas. Jamais à court d’idées, Mat prétendit que les plats délicieux de l’auberge lui manquaient, et il laissa entendre qu’il se languissait encore plus de la superbe fille de la patronne.
Alors que toutes les Altariennes exhibaient généreusement leur poitrine, on pouvait se demander ce qu’il y avait de scandaleux à montrer ses jupons un peu plus que d’habitude. Mais si Marah se sentait d’humeur coquine, quelques compliments bien choisis faciliteraient les choses au jeune flambeur, qui se fendit de son plus beau sourire.
Écoutant d’une oreille distraite ses flatteries, Marah héla une serveuse aux yeux de chatte langoureuse que Mat connaissait très bien :
— La coupe du capitaine de vol Yulan est vide ! Ton travail, c’est qu’elle soit pleine en permanence. Si tu n’es pas fichue de le faire, Ebou Dar regorge de filles qui prendraient volontiers ta place.
De quelques années plus âgée que Marah, Caira se fendit d’une révérence moqueuse. Puis elle foudroya Mat du regard.
Avant que Caira se soit redressée, la fille de Setalle se tourna vers un jeune type qui passait avec sur les bras un plateau lesté d’une montagne de vaisselle.
— Ross, cesse d’avancer comme un escargot ! Il y a du pain sur la planche. Bouge-toi, sinon, je te conduirai aux écuries, et tu n’aimeras pas ça, tu peux me croire.
Le plus jeune frère de Marah la foudroya du regard.
— Si tu savais ce que j’ai hâte qu’on soit au printemps, pour retourner bosser sur les bateaux… Depuis que Frielle s’est mariée, tu es d’une humeur massacrante. Tout ça parce qu’elle est plus jeune que toi, et qu’aucun type ne t’a jamais fait sa demande.
Marah flanqua à Ross une tape qu’il évita sans peine – au risque de renverser son plateau, cependant.
— Si tu allais exhiber tes jupons sur les quais ? lança-t-il, vindicatif, avant de détaler comme un lièvre.
Quand la jeune femme se tourna enfin vers lui, Mat soupira à pierre fendre. À la tête que tirait Marah, il pouvait bien rengainer ses flatteries et ses sourires.
— Si tu veux manger, reviens plus tard. Ou attends, ça m’est égal. Je ne peux pas dire quand tu seras servi.
Marah eut un sourire malveillant. Aucune personne sensée n’aurait choisi d’attendre dans cette salle commune. Tous les sièges étaient pris par des Seanchaniens, et il y en avait tellement debout que les serveuses devaient se faufiler entre eux, leur plateau au-dessus de la tête. Caira était en train de remplir la coupe du capitaine de vol en le bombardant de sourires lascifs qu’elle réservait jadis à Mat. Pourquoi lui battait-elle froid ainsi ? Il l’ignorait, mais pour le moment, il avait assez de femmes sur les bras. Au fait, c’était quoi, un capitaine de vol ? Il s’intéresserait plus tard à la question…
— J’attendrai dans la cuisine, fit-il. Ça me permettra de dire à Enid que j’aime ses plats.
Marah voulut protester, mais une Seanchanienne demanda du vin d’un ton impérieux. En armure bleu et rouge, un casque à deux plumes sous le bras, elle entendait boire sur-le-champ le coup de l’étrier. Toutes les serveuses étant occupées, Marah fit une dernière grimace à Mat et alla rejoindre la cliente en s’efforçant de sourire. Sans beaucoup de réussite…
Son bâton de marche en main, Mat lui fit une révérence comiquement exagérée.
L’odeur de bonne cuisine présente sous celle de la fumée régnait en maîtresse dans la cuisine. Pain en train de cuire, poisson grillé, viande à la broche… Entre les fours, les poêles et la grande cheminée, les cuisines étaient une fournaise. Six femmes en nage et trois marmitons s’agitaient sous les ordres de la cuisinière en tablier blanc – son uniforme ! – qui brandissait une louche comme d’autres brandissent une arme. Enid était la plus grosse femme que Mat ait jamais vue. Même s’il avait eu cette idée bizarre, il n’aurait certainement pas pu l’entourer de ses bras. À part ça, il l’adorait et elle le lui rendait bien.
— Alors, tu as vu que j’avais raison ? lança-t-elle en souriant. Tu as tâté le mauvais melon, découvert que c’était un barracuda déguisé – et toi un goret bien juteux.
Inclinant la tête en arrière, Enid éclata de rire.
Mat eut un rictus. Par le fichu sang et les maudites cendres ! Tout le monde était au courant…
Il faut que je file d’ici, ou j’entendrai rire dans mon dos jusqu’à la fin de mes jours.
Soudain, ses inquiétudes au sujet de l’or lui semblèrent futiles. Devant la rangée de fours, les dalles paraissaient exactement comme les autres. Pour penser à les soulever, il fallait être au courant du truc.
Si une seule pièce avait disparu entre leurs visites, Lopin et Nerim l’auraient aussitôt prévenu. Maîtresse Anan, elle, aurait traqué et écorché vif le voleur. Inutile de traîner ici, donc. À cette heure, la résistance d’Aludra serait peut-être moins féroce. Et elle lui servirait peut-être un petit déjeuner. Pressé de sortir du palais, il n’avait rien avalé.
Pour justifier sa visite, il dit à Enid qu’il avait adoré son poisson au four – meilleur que tout ce qu’on servait au palais Tarasin. La stricte vérité.
Rayonnante, Enid sortit un poisson du four et le posa sur une assiette, devant Mat. Un des clients attendrait, et voilà tout ! D’un geste de sa louche, la cuisinière fit signe à un marmiton d’apporter une chaise.
Les yeux baissés sur le poisson en croûte, Mat eut aussitôt l’eau à la bouche. Les défenses d’Aludra ne seraient sûrement pas plus faibles qu’à un autre moment… Et si une intrusion si matinale la dérangeait, elle ne lui servirait même pas à manger. Or, il crevait de faim.
Après avoir accroché son manteau à une patère, près de la porte donnant sur les écuries, Mat appuya son bâton contre le mur, vint s’asseoir, glissa son chapeau sous sa chaise et écarta ses poignets de dentelle de la main pour ne pas les tremper dans l’assiette.
Lorsque maîtresse Anan arriva, venant des écuries, elle retira son manteau trempé et le secoua. Son assiette vide, un délicieux goût sur la langue, Mat ronronnait. Du poisson, il ne restait que la tête. À Ebou Dar, il avait appris à aimer bien des choses bizarres, mais les yeux… Eh bien, il préférait qu’ils continuent à le regarder fixement. Car les deux étaient du même côté de la tête du poisson…
Pendant que le jeune homme s’essuyait la bouche avec une serviette de table, une autre femme se glissa dans la pièce derrière maîtresse Anan. Refermant la porte dans son dos, elle garda son manteau, capuche relevée.
Mat se leva, sonda les ombres de cette capuche et faillit renverser son siège. Il cacha bien sa surprise, s’inclinant devant les deux femmes, mais il en avait le tournis.
— Contente que tu sois ici, seigneur, dit maîtresse Anan en tendant son manteau à un marmiton. Sinon, je t’aurais envoyé chercher. Enid, fais évacuer la cuisine et garde la porte. Je dois parler en privé à notre jeune seigneur.
La cuisinière expédia tout son monde dans la cour des écuries. Gémissant à cause de la pluie, les filles de cuisine et les marmitons obéirent promptement, prouvant qu’ils avaient l’habitude de la manœuvre. Sans regarder maîtresse Anan et sa compagne, sa louche au poing, Enid sortit du côté salle commune.
— Quelle surprise, dit Joline Maza en abaissant sa capuche.
Sa robe de laine noire au décolleté généreux – la mode locale – était bien trop grande et ne semblait pas en très bon état. Pourtant, Joline se comportait comme une princesse.
— Quand maîtresse Anan m’a parlé d’un homme qui entend quitter Ebou Dar et qui pourrait me prendre avec lui, j’ai été loin de penser à toi.
Les yeux marron, très mignonne, Joline avait un sourire presque aussi chaleureux que celui de Caira. Et un visage sans âge qui trahissait son statut d’Aes Sedai. Et de l’autre côté de la porte, gardée par une cuisinière et sa louche, des dizaines de Seanchaniens bavardaient en buvant…
Joline retira son manteau et fit mine de l’accrocher à une patère.
— C’est imprudent, Joline, grogna maîtresse Anan comme si elle parlait à une de ses filles, pas à une Aes Sedai. Tant que je ne t’aurai pas…
Du bruit retentit derrière la porte, côté salle commune. D’une voix forte, Enid annonça qu’il était interdit d’entrer. Une autre voix, tout aussi puissante, lui ordonna de s’écarter. Avec un lourd accent seanchanien…
Ignorant sa jambe convalescente, Mat agit plus vite qu’il ne l’avait jamais fait. Prenant Joline par la taille, il s’assit sur un banc, près de la porte du fond, l’Aes Sedai sur les genoux. La serrant contre lui, il fit mine de l’embrasser. Un moyen assez idiot d’essayer de cacher son visage, mais il n’avait pas eu de meilleure idée, à part lui jeter son manteau sur la tête.
D’abord indignée, Joline entendit elle aussi la voix à l’accent seanchanien. Changeant radicalement d’attitude, elle passa les bras autour du cou de Mat.
Les doigts croisés pour que sa chance ne l’abandonne pas, le jeune homme regarda la porte s’ouvrir.
Sans cesser de protester, Enid entra à reculons, sa louche s’abattant sur le so’jhin au manteau imbibé d’eau qui la poussait devant lui. Du genre râblé, avec un moignon de natte qui ne lui arrivait même pas à l’épaule, le type déviait les coups avec sa main libre et ne se souciait pas de ceux qui réussissaient à faire mouche.
Le premier so’jhin barbu que voyait Mat… Son collier de barbe naissant sur le côté droit de son menton pour remonter jusqu’à son oreille gauche, on ne pouvait pas prétendre que c’était une réussite…
Une grande femme aux yeux bleus, le teint pâle, le suivait. Sous son manteau bleu richement brodé tenu au col par une broche en forme d’épée, on apercevait une robe plissée couleur azur. Sous une sorte de bol de cheveux noirs, le crâne de la Seanchanienne était entièrement rasé.
Toujours mieux que de voir débouler une sul’dam avec sa damane… Comprenant qu’elle avait perdu la bataille, Enid s’écarta du type. Mais elle continua à brandir sa louche comme une arme, prête à attaquer si maîtresse Anan le lui ordonnait.
— Un client qui vient d’arriver dit avoir vu l’aubergiste entrer par la porte de derrière, déclara le so’jhin. Si vous êtes Setalle Anan, sachez que vous êtes en face de dame Egeanin Tamarath, capitaine du vert. Elle est en possession d’un ticket de logement signé par la Haute Dame Suroth Sabelle Meldarath en personne.
Abandonnant le ton déclamatoire, l’homme passa à celui de la négociation :
— Votre meilleure chambre, avec un bon lit, une vue sur l’esplanade et une cheminée qui tire bien.
Mat sursauta en entendant ce discours. Peut-être parce qu’elle pensait qu’on approchait d’eux, Joline gémit de peur contre sa bouche. Des larmes aux yeux, elle tremblait dans ses bras.
La dame Egeanin Tamarath jeta un coup d’œil au banc, grimaça de dégoût et détourna la tête pour ne plus voir le couple.
Mat s’intéressait surtout à l’homme. Comment un Illianien avait-il pu devenir un so’jhin ? De plus, ce type lui disait quelque chose. Parce qu’il ressemblait à l’un des milliers de très vieux morts dont le visage tournait et retournait dans sa mémoire ?
— Je suis bien Setalle Anan, et ma meilleure chambre est occupée par le capitaine de vol Abaldar Yulan.
Très calme, Setalle ne se laissait impressionner ni par le so’jhin ni par la dame du Sang. Pour que ce soit bien clair, elle croisa les bras.
— Ma deuxième meilleure chambre est allouée au général d’étendard Furyk Karede, des Gardes de la Mort. J’ignore si une capitaine du vert est leur supérieure ou non, mais quoi qu’il en soit, débrouillez-vous pour savoir qui doit être éjecté et qui doit résider ici. Par principe, je n’expulse jamais un Seanchanien. Tant qu’il me paie rubis sur l’ongle.
Tendu, Mat se prépara à un massacre. Pour la moitié de cette déclaration, Suroth aurait fait fouetter l’aubergiste. Egeanin, elle, se contenta de sourire.
— J’aime traiter avec quelqu’un qui a du caractère, dit-elle. Maîtresse Anan, je crois que nous allons bien nous entendre. Si vous ne poussez pas trop loin le caractère… Un capitaine donne des ordres et son équipage obéit, mais je n’ai jamais forcé personne à ramper sur mon pont.
Mat plissa le front. Mon « pont ». Le pont d’un navire ? Pourquoi cela éveillait-il quelque chose dans un coin de son esprit ? Souvent, ces vieux souvenirs étaient une nuisance.
Sans cesser de soutenir le regard de la Seanchanienne, Setalle acquiesça.
— Si vous le dites, ma dame… Mais vous n’oublierez jamais, j’ose l’espérer, que La Vagabonde est mon navire.
Décidément dotée du sens de l’humour, la Seanchanienne rit de bon cœur.
— Dans ce cas, soyez-en la capitaine, et moi, je serai la capitaine de l’or !
Quoi que ça puisse vouloir dire…
Egeanin soupira et secoua la tête.
— Pour être franche, je ne suis pas la supérieure de grand monde, ici, mais Suroth veut m’avoir sous la main. Alors, un certain capitaine de vol va changer de chambre, et un général d’étendard va se chercher un autre établissement – sauf s’ils ont envie d’habiter ensemble.
Sourcils froncés, la Seanchanienne jeta un rapide coup d’œil à Mat et à Joline.
— Maîtresse Anan, j’espère que vous n’encouragez pas les débordements de ce genre dans les parties communes…
— Croyez-moi, vous ne reverrez plus un tel spectacle sous mon toit, répondit Setalle, pince-sans-rire.
Le so’jhin regardait lui aussi Mat et sa compagne d’un air désapprobateur. Pour qu’il cesse et consente à retourner avec elle dans la salle commune, Egeanin dut le tirer par la manche.
Mat eut un grognement méprisant. Ce type pouvait prendre l’air aussi outragé que sa maîtresse, ça ne marcherait pas avec lui. En Illian, certains festivals étaient au moins aussi « chauds » que ceux d’Ebou Dar. Dans les rues, on voyait des gens presque aussi dévêtus que les da’covale ou les danseuses de shea qui faisaient tant frétiller les soldats.
Quand la porte se fut refermée sur la Seanchanienne et son larbin, Mat essaya de se débarrasser de Joline, mais elle s’accrocha à lui, la tête contre son épaule pour sangloter comme une enfant. Avec un énorme soupir, Enid s’appuya à une table comme si ses jambes étaient soudain en coton.
Maîtresse Anan aussi semblait ébranlée. Se laissant tomber sur le siège abandonné par Mat, elle se prit la tête à deux mains. Mais ça ne dura pas, et elle se releva d’un bond.
— Enid, ordonna-t-elle, compte jusqu’à cinquante puis fais rentrer ceux qui se gèlent sous la pluie.
Nul n’aurait deviné que cette femme, quelques instants plus tôt, avait eu une défaillance. Récupérant le manteau de Joline, elle prit un long allume-feu dans une boîte posée sur le manteau de la cheminée, et se pencha pour l’embraser.
— Si vous avez besoin de moi, je serai à la cave. Mais si on vous demande, répondez que vous ignorez où je suis. Enid, jusqu’à nouvel ordre, à part nous deux, personne n’a le droit de descendre.
La cuisinière acquiesça comme si ça n’avait rien d’extraordinaire.
— Amène-la-moi, Mat, ajouta Setalle. Et sans traîner. S’il le faut, porte-la.
Il le fallut… Toujours en larmes, Joline refusa obstinément de lâcher le jeune flambeur ou même d’éloigner la tête de son épaule. La Lumière en soit louée, elle n’était pas bien lourde. Même ainsi, la jambe de Mat commença à lui faire mal alors qu’il emboîtait le pas à l’aubergiste. Malgré la douleur, il aurait pu trouver la situation amusante, si maîtresse Anan n’avait pas tout fait avec une lenteur extrême.
Comme s’il n’y avait pas l’ombre d’un Seanchanien à cent lieues à la ronde, elle s’arrêta près de la porte, alluma une lampe, souffla sur l’allume-feu pour l’éteindre et le posa délicatement sur un petit plateau en étain. Sortant lentement une longue clé de sa bourse, elle ouvrit le battant – toujours sans se presser – puis fit signe au jeune homme d’avancer le premier. Assez large, puisqu’on devait pouvoir y faire passer un tonneau, l’escalier s’enfonçait dans l’obscurité. Sur la deuxième marche, Mat attendit que Setalle ait refermé et verrouillé la porte, puis il la laissa passer devant avec la lumière. La dernière chose qu’il voulait, c’était bien se casser la figure.
— Tu fais ça souvent ? demanda-t-il en équilibrant le poids de Joline sur ses bras.
Elle ne pleurait plus mais s’accrochait toujours à lui.
— Cacher des Aes Sedai, je veux dire…
— J’ai appris qu’il y avait encore une sœur en ville, et j’ai fait en sorte de la trouver avant les Seanchaniens. Je ne pouvais pas l’abandonner…
D’un regard jeté par-dessus son épaule, Setalle défia Mat de la contredire. Il aurait bien voulu, mais les mots refusèrent de quitter sa gorge. En réalité, il aurait lui aussi aidé n’importe qui à échapper aux Seanchaniens et il avait une dette envers Joline Maza.
La Vagabonde étant une auberge très bien approvisionnée, la cave se révéla immense. Entre des rangées de tonneaux de vin et de bière, on circulait à l’aise, passant devant des piles de sacs de pommes de terre ou de navets qui montaient jusqu’au plafond. Sur des étagères, dans de plus petits sacs, on trouvait des haricots et des pois secs, des poivrons et une montagne d’autres caisses contenant la Lumière seule savait quoi. La poussière était rare et l’air était sec – deux qualités indispensables pour faire une bonne remise.
Mat repéra sa garde-robe, proprement pliée sur une étagère consacrée à cet usage. Maîtresse Anan pressant le pas, il n’eut pas le temps de passer ses vêtements en revue.
Au fond de la salle, il posa Joline sur une barrique renversée. Pour la détacher de lui, il dut dénouer ses bras de son cou. Tremblant toujours, elle sortit un mouchoir de sa manche et essuya ses yeux cernés de rouge. Dans cet état, elle n’avait vraiment plus l’air d’une Aes Sedai.
— Crise de nerfs, diagnostiqua Setalle en posant sa lampe sur un baril lui aussi retourné.
D’autres tonneaux et barriques vides attendaient dans un coin de repartir chez le brasseur ou pour la vinerie. Ce coin de la cave était le seul qu’on eût pu qualifier de « dégagé ».
— Elle se cache depuis l’arrivée des Seanchaniens. Ces derniers jours, ses Champions ont dû la déplacer plusieurs fois, parce que les occupants ont décidé de fouiller les bâtiments en plus des rues. C’est suffisant pour faire craquer n’importe qui, non ? Mais je doute que les Seanchaniens viennent fouiller ici.
Pensant à la salle commune bourrée d’officiers, Mat dut convenir que c’était bien raisonné. Cela dit, il se félicita de ne pas être celui qui prenait ce risque. S’agenouillant face à Joline, il grogna quand son genou lui fit un mal de chien.
— Si je peux, je t’aiderai…
Comment, il l’ignorait, mais une dette était une dette.
— En attendant, réjouis-toi de leur avoir échappé. Teslyn n’a pas eu cette chance.
— Chance ? répéta Joline, furieuse.
Quelqu’un d’autre qu’une Aes Sedai en aurait tapé du pied. Et n’était-ce pas une sorte de rictus qu’il voyait sur les lèvres de Joline ?
— J’aurais pu m’échapper ! Le premier jour, à ce qu’on m’a dit, la confusion régnait partout. Mais j’étais inconsciente… Fen et Blaeric ont à peine eu le temps de me transporter hors du palais avant que les Seanchaniens déboulent. Deux hommes portant une femme évanouie attirent bien trop l’attention pour qu’ils aient pu approcher des portes de la cité avant qu’elles soient sous bonne garde. Je suis ravie que Teslyn ait été arrêtée. Ravie, oui ! Elle m’a fait boire quelque chose, j’en suis sûre. C’est pour ça que Fen et Blaeric n’ont pas pu me réveiller. Pour ça aussi que je dors dans des écuries, l’estomac noué à l’idée que ces monstres me trouvent. Elle a bien mérité son sort !
Mat cligna des yeux face à tant de véhémence. Même dans ses plus vieux souvenirs, il n’avait jamais entendu tant de haine dans une voix.
Maîtresse Anan regarda l’Aes Sedai sans cacher sa désapprobation.
— Quoi qu’il en soit, je ferai mon possible pour t’aider, assura Mat en se levant, histoire de pouvoir s’interposer entre les deux femmes.
Il n’aurait pas été surpris que Satelle flanque une paire de baffes à Joline, Aes Sedai ou non. Dans son état, la sœur chercherait à se venger sans se demander si une damane, là-haut, ne risquait pas de sentir qu’elle canalisait le Pouvoir.
S’il y avait une vérité indépassable, c’était bien celle-ci : le Créateur avait inventé les femmes pour compliquer la vie aux hommes. Comment diantre allait-il exfiltrer une Aes Sedai d’Ebou Dar ?
— J’ai une dette envers toi.
— Une dette ?
— Le petit mot qui me demandait de prévenir Nynaeve et Elayne… Celui que tu as laissé sur mon oreiller.
Joline eut un geste nonchalant, mais elle dévisagea Mat avec une intensité nouvelle.
— Tous nos comptes seront à zéro, maître Cauthon, le jour où tu m’auras aidée à sortir d’Ebou Dar.
Le ton d’une reine assise sur son trône…
Mat encaissa le coup. Le petit mot, on l’avait glissé dans la poche de sa veste, pas laissé sur son oreiller. Donc, il ne devait rien du tout à Joline.
Il s’en alla sans mettre l’Aes Sedai face à son mensonge – par omission – et n’en prévint pas non plus maîtresse Anan. Cette affaire ne regardait que lui, et il en avait la nausée. Tant qu’à faire, il aurait préféré ne jamais découvrir la vérité.
De retour au palais, il fila directement dans les appartements de Tylin et mit son manteau à sécher sur le dossier d’une chaise. Dehors, il pleuvait de plus en plus fort… Rangeant son chapeau sur le toit d’une armoire sculptée et dorée, le jeune flambeur s’essuya les mains et le visage avec une serviette, puis il envisagea de changer de veste, car l’eau avait traversé son manteau. Un déluge !
Grognant de rage, il chiffonna la serviette et la jeta sur le lit. Il tournait autour du pot, espérant même (un peu) l’arrivée de la reine. Si elle plantait son couteau dans un montant du lit, il serait occupé un moment. Idéal pour différer ce qu’il n’avait pas envie de faire, ça… Mais ce qu’il devait faire. Joline ne lui avait pas laissé le choix.
Si on y réfléchissait bien, la configuration du palais était très simple. Les domestiques vivaient au niveau inférieur – où se trouvaient les cuisines – et certains résidaient même au sous-sol. Le premier étage abritait les grandes salles publiques et les bureaux des clercs, le deuxième les appartements des invités mineurs – presque tous occupés par des Seanchaniens – et le troisième le fief de Tylin et les chambres réservées aux invités d’honneur comme Suroth, Tuon et quelques autres. Simplissime, n’était que les palais, comme tous les autres bâtiments, avaient un grenier.
Au pied d’une volée de marches nichées dans un coin où on ne les remarquait pas du premier coup d’œil, Mat prit une grande inspiration avant de commencer à monter. La grande salle où il déboucha, basse de plafond et dotée d’un plancher au lieu d’un parquet, avait été vidée de tout ce qu’elle contenait avant l’arrivée des Seanchaniens. À la place, on avait installé des rangées de minuscules cellules en bois, chacune ayant sa propre porte. Des lampes toutes simples éclairaient les étroites allées, entre ces blocs pénitentiaires.
Ici, la pluie faisait un vacarme épouvantable. Marquant une pause, Mat tendit l’oreille et ne capta aucun bruit de pas. Dans une des cellules, une femme pleurait, mais aucune sul’dam ne risquait de le surprendre et de lui demander ce qu’il faisait ici. Sa visite ne resterait pas secrète longtemps, mais s’il était rapide, elle ne serait pas connue avant qu’il ait trouvé ce qu’il cherchait.
Mais où était celle qu’il cherchait, justement ? N’en ayant pas la moindre idée, il approcha de la première porte et l’entrouvrit brièvement.
En robe grise, une Atha’an Miere était assise au bord d’un petit lit. Ce meuble et la table de toilette prenaient pratiquement toute la place disponible. Plusieurs robes grises pendaient à une patère, et la bizarre chaîne de l’a’dam de la femme était fixée à un crochet, dans le mur. L’emplacement était calculé pour qu’elle puisse atteindre tous les coins de sa prison.
Sur son nez et ses oreilles, les petits trous laissés par ses anneaux n’avaient pas encore eu le temps de guérir. De près, ils ressemblaient à des blessures.
Entendant la porte, l’Atha’an Miere releva les yeux, où brilla d’abord de la peur puis de la perplexité – avec peut-être un peu d’espoir.
Mat referma la porte sans dire un mot.
Je ne peux pas les sauver toutes ! pensa-t-il, rageur. C’est impossible !
Et ça lui déplaisait souverainement.
Les trois cellules suivantes contenaient aussi des femmes du Peuple de la Mer, l’une d’entre elles pleurant à chaudes larmes dans son lit. Dans la cinquième cellule, une blonde dormait à poings fermés.
Mat referma cette porte-là aussi discrètement que s’il venait de voler une tourte sous le nez de maîtresse al’Vere. La blonde n’était peut-être pas seanchanienne, mais il préférait ne prendre aucun risque.
Douze portes plus loin, il soupira de soulagement, se glissa dans la cellule et referma derrière lui.
Teslyn Baradon était allongée sur le dos, les mains croisées sous la nuque. Sans un mot, elle riva les yeux sur Mat, le regardant comme si elle voulait faire des trous dans son crâne.
— Tu as mis un petit mot dans la poche de ma veste, souffla-t-il.
Les murs étant très fins, il entendait toujours les sanglots de l’Atha’an Miere.
— Pourquoi ?
— Elaida veut avoir ces filles au moins autant qu’elle désirait l’étole et le sceptre, répondit Teslyn, toujours sans bouger.
Sa voix restait dure, mais moins qu’avant.
— Surtout Elayne ! Je voulais mettre des bâtons dans les roues de la Chaire d’Amyrlin. La forcer à tirer la langue…
Teslyn eut un rire teinté d’amertume.
— J’ai même drogué Joline avec de la fourche-racine, pour qu’elle ne puisse pas s’en mêler. Et regarde ce que ça m’a rapporté. Joline s’est enfuie, et moi…
Elle tourna la tête vers le bracelet d’argent suspendu à un crochet qui la retenait prisonnière.
Mat s’assit sur le lit, non loin des robes pendues à leur patère. Teslyn connaissait le contenu du petit mot – un avertissement destiné à Elayne et Nynaeve. Il espérait tant le contraire ! Si quelqu’un d’autre avait glissé le billet dans sa poche, ça lui aurait facilité la vie. En plus, cet avertissement n’avait servi à rien, Nynaeve et Elayne sachant très bien qu’Elaida les traquait. Ce petit mot n’avait eu aucune utilité – et Teslyn n’avait pas voulu les aider, mais simplement contrarier Elaida. En d’autres termes, il pouvait filer en gardant bonne conscience.
Par le sang et les cendres !
Il n’aurait jamais dû parler à cette femme. Mais maintenant que c’était fait…
— J’essaierai de t’aider à t’évader, dit-il sans conviction.
Teslyn ne broncha pas et son ton ne changea pas, comme si elle parlait d’un sujet sans importance.
— Même si tu peux m’enlever le collier, je n’irai pas loin – peut-être même pas hors du palais. Et si j’y arrive, aucune femme capable de canaliser ne peut sortir de la ville si elle n’a pas un a’dam autour du cou. Je sais de quoi je parle, puisque j’ai monté la garde devant les portes.
— Je trouverai quelque chose, marmonna Mat en se passant une main dans les cheveux.
Oui, mais quoi ?
— On dirait que tu n’as pas envie de t’évader !
— Ne dis pas de bêtises, souffla Teslyn. Au début, j’ai cru que tu venais me narguer…
Elle s’assit sur le lit, posa les pieds sur le sol et dévisagea Mat.
— Si je veux m’échapper ? Quand j’ai l’heur de leur plaire, les sul’dam me donnent des friandises. Et je me surprends à me languir de ces récompenses ! Pas parce que j’aime les sucreries, mais parce que j’ai su plaire aux sul’dam.
Une larme perla à l’œil droit de Teslyn.
— Si tu m’aides à fuir, je ferai tout ce que tu voudras pour toi, tant qu’il ne s’agit pas de trahir la Tour…
Elle s’interrompit, étudia intensément Mat, puis hocha la tête.
— Rectification : je ferai tout pour toi !
— Je vais réfléchir, promit Mat. Je trouverai peut-être un moyen.
Teslyn acquiesça comme s’il venait de promettre de la sortir de là le jour même.
— Une autre sœur est prisonnière ici. Edesina Azzedin. Il faut qu’elle vienne avec nous.
— Une seule ? Je croyais qu’il y en avait trois ou quatre, toi comprise. De toute façon, je ne suis pas sûr de pouvoir te sauver, alors…
— Les autres ont… changé, dit Teslyn avec un rictus. Guisin et Mylen – je la connaissais sous le nom de Sheraine Caminelle, mais elle ne se fait plus appeler que Mylen – nous trahiraient à la première occasion. Edesina est restée elle-même. Je ne l’abandonnerai pas, même si c’est une renégate.
— Écoute, fit Mat avec un sourire conciliant, j’ai dit que j’essaierais de t’aider, mais faire sortir deux sœurs…
— Il vaudrait mieux que tu partes, coupa Teslyn. Les hommes n’ont pas le droit de venir ici. Si on te surprend ça éveillera des soupçons… Puisqu’on y est, si tu t’habillais plus sobrement, ça ne ferait pas de mal. Dix Zingari soûls se feraient moins remarquer que toi. Allez, file !
Mat partit en marmonnant entre ses dents. Sacrées Aes Sedai ! On propose d’en aider une, et en un clin d’œil, on se retrouve en train d’escalader une falaise, en pleine nuit, afin de faire sortir cinquante personnes d’un donjon. Cette mésaventure était arrivée à un autre homme, mort depuis longtemps, mais Mat s’en souvenait et il la trouvait très adaptée à son cas. Alors qu’il ignorait comment sauver une seule Aes Sedai, on lui demandait d’en secourir deux.
Au pied de l’escalier, il fila vers le couloir… et tomba nez à nez aec Tuon.
— Les chenils des damane sont interdits aux hommes, dit-elle, le regard perçant sous son voile. Juste pour y être entré, tu pourrais être puni.
— Je cherchais une Régente des Vents, Haute Dame…
Mat esquissa une révérence tout en réfléchissant à la vitesse de l’éclair.
— Elle m’a fait naguère une faveur, et je me suis dit qu’elle voudrait peut-être quelque chose à manger. Une pâtisserie, par exemple… Mais je ne l’ai pas vue. Je suppose qu’elle n’a pas été capturée quand…
Mat n’alla pas plus loin. Le masque de rigueur qu’affichait en permanence Tuon fut soudain craquelé par un sourire. Cette fille était vraiment très jolie !
— C’est très gentil à toi… J’apprécie que tu aies des attentions pour les damane. Mais tu dois être prudent. Certains hommes mettent volontiers une damane dans leur lit. (Tuon eut une moue dégoûtée.) Sûrement, tu n’aimerais pas qu’on te prenne pour un pervers.
La rigueur revint au galop. Toute la sévérité d’un juge qui vient d’annoncer une sentence de mort…
— Merci de m’avertir, Haute Dame, souffla Mat, déstabilisé.
Quel genre de type pouvait désirer une femme enchaînée ?
Comme d’habitude, Tuon parut soudain ne plus le voir, à croire qu’il s’était volatilisé. Comme si elle était seule, elle reprit son chemin.
Pour l’heure, la Haute Dame Tuon n’intéressait pas le moins du monde Mat. Une Aes Sedai cachée dans la cave de La Vagabonde et deux autres sœurs portant un a’dam espéraient que ce fichu Mat Cauthon leur sauverait la peau. Dès qu’elle pourrait, il n’en doutait pas, Teslyn annoncerait la bonne nouvelle à Edesina. Trois femmes qui risquaient de s’impatienter s’il tardait trop à les secourir.
Les femmes adoraient parler, et en bavardant, elles trahissaient souvent des secrets. Quand elles s’impatientaient, c’était encore pire !
S’il n’entendait pas les dés dans sa tête, Mat aurait juré y capter le « tic-tac » d’une horloge. Quand viendrait le moment de sonner l’heure, ce serait peut-être la hache d’un bourreau qui s’en chargerait. Dans son sommeil, Mat pouvait planifier des batailles. Mais dans le cas présent, ses vieux souvenirs ne l’aidaient pas beaucoup. Il lui fallait un stratège. Quelqu’un qui avait l’habitude de comploter – un esprit bien tordu.
Bref, il était temps d’avoir une petite conversation avec Thom. Et avec Juilin.
Se mettant à leur recherche, Mat fredonna sans y penser une chanson intitulée Je suis tout au fond du puits. Eh bien, c’était une belle image, surtout à la tombée de la nuit, quand il pleuvait à verse.
Comme ça arrivait trop souvent, un autre titre remonta à la mémoire du jeune flambeur. Cette chanson-là était en vogue à la cour de Takedo, en Farashelle, un royaume écrabouillé par Artur Aile-de-Faucon un millénaire plus tôt. Si la musique n’avait presque pas changé, les paroles, en revanche…
Dernière bataille à Mandenhar, voilà comment s’appelait la chanson à l’époque.
Dans les deux cas, ça collait bien aux ennuis de Mat.