21 Une affaire de propriété

Étendue sur le dos dans le lit, les mains levées, paumes vers le plafond, et les doigts écartés, Egeanin se forçait à ne pas bouger afin de ne pas déplisser sa jupe bleue. Pour limiter ainsi les mouvements d’une femme, les robes et les jupes devaient être une invention du Grand Seigneur des Ténèbres.

Maussade, Egeanin observait ses ongles désormais trop longs pour qu’elle saisisse un filin sans les briser. Non qu’il lui soit arrivé de tenir pour de bon un filin, ces dernières années, mais elle en avait toujours été potentiellement capable, en cas de besoin.

— … un ramassis d’âneries, marmonna Bayle en attisant le feu dans la cheminée en brique. Que la bonne Fortune me patafiole ! Le Faucon-des-Mers aurait pu naviguer plus près du vent et plus vite que n’importe quel rafiot seanchanien. Quant aux grains, il y en a partout, et…

Même en écoutant d’une oreille distraite, Egeanin comprit que Bayle avait cessé de râler au sujet de l’auberge et en revenait à son dada.

La chambre aux lambris sombres n’était sûrement pas la meilleure de La Vagabonde, et de loin, mais elle correspondait aux exigences de la Seanchanienne – avec un bémol pour la vue, puisque les deux fenêtres donnaient sur la cour des écuries.

Une capitaine du vert était l’égale d’un général d’étendard, certes, mais ici, la plupart des gens qu’elle dominait étaient des aides de camp ou des secrétaires d’officiers de l’Armée Invincible. Parmi les troupes, comme en mer, appartenir au Sang n’apportait pas grand-chose, sauf si on était du Haut Sang.

Le vernis vert, sur ses ongles, brillait intensément. Egeanin avait toujours rêvé de promotions – peut-être jusqu’à devenir capitaine de l’or, afin de commander une flotte, comme sa mère. Jeune fille, elle avait même ambitionné d’être nommée Main de l’Impératrice en Mer, là encore comme sa mère, pour se tenir à gauche du Trône de Cristal, so’jhin de l’Impératrice – puisse-t-elle vivre éternellement – et en tant que telle autorisée à lui parler directement.

Les adolescentes ont toujours des rêves fous…

Une fois choisie pour faire partie des Éclaireurs, elle devait l’admettre, Egeanin avait même envisagé la possibilité d’obtenir un nouveau nom. Sans l’espérer, ce qui aurait été au-dessus de sa condition – mais tout le monde savait que la reconquête des terres volées impliquerait l’apparition de nouveaux membres du Sang.

Promue capitaine du vert dix ans plus tôt qu’elle aurait pu l’espérer, elle était désormais engagée sur le versant abrupt de la haute montagne qui, à travers les nuages, conduisait jusqu’au sublime pinacle de l’Impératrice – puisse-t-elle vivre éternellement !

Pourtant, Egeanin doutait qu’on lui confie le commandement d’un grand navire, et encore moins d’une flotte. Suroth affirmait croire son histoire, mais dans ce cas pourquoi l’avait-elle laissée inactive à Cantorin ? Et quand des ordres étaient enfin arrivés, pourquoi l’avoir fait venir ici plutôt que de l’affecter sur un bateau ? Bien sûr, même pour une capitaine du vert, il existait un nombre limité de commandements. Oui, ce devait être ça… On l’avait affectée auprès de Suroth, même si sa feuille de route mentionnait seulement qu’elle devait se rendre à Ebou Dar au plus vite et y attendre d’autres instructions.

Peut-être… Alors que le Haut Sang pouvait s’adresser au Sang inférieur sans l’intermédiaire d’une Voix, il lui semblait que Suroth l’avait oubliée immédiatement après lui avoir remis sa récompense. Une réaction qui laissait penser que la Haute Dame ne se fiait pas totalement à elle…

Des idées qui tournaient en boucle dans sa tête… Quoi qu’il en soit, si ce Chercheur avait renoncé à ses soupçons, elle voulait bien se mettre pour un temps au pain sec et à l’eau. Cet homme n’avait plus rien contre elle, sinon, elle serait déjà en train de hurler de douleur dans une cellule. Mais s’il était en ville, il devait l’épier, guettant le moindre faux pas. Désormais, il ne pouvait plus verser une goutte de son sang, mais les Chercheurs s’accommodaient très bien de ce tracas mineur. Tant qu’il se contentait de l’épier, cela dit, il pouvait continuer, ça ne la dérangeait pas. Les pieds bien posés sur un pont stable, elle avait l’intention de ne plus s’emmêler les pinceaux. Capitaine de l’or, ce n’était peut-être plus possible, mais prendre sa retraite en étant capitaine du vert restait très honorable.

— Eh bien ? demanda Bayle. Qu’en dis-tu ?

Massif, solide et fort – le genre d’homme qu’elle préférait depuis toujours –, il se tenait devant le lit, en manches de chemise, les poings sur les hanches et le front plissé. En aucun cas une posture qu’un so’jhin aurait dû prendre en présence de sa maîtresse.

Avec un soupir, Egeanin laissa ses mains retomber sur son ventre. Bayle n’apprendrait jamais à se comporter comme un so’jhin. Pour lui, tout ça, c’était une blague – au mieux un jeu – qui ne tirait pas à conséquence. Parfois, il proclamait même qu’il voulait devenir sa Voix, alors qu’elle lui avait expliqué cent fois qu’elle n’était pas du Haut Sang.

Un jour, elle l’avait fait corriger durement. Après, il avait refusé de dormir avec elle tant qu’elle ne se serait pas excusée. Excusée, oui !

À toute vitesse, elle récapitula ce qu’elle avait distraitement retenu de sa tirade. Toujours la même chose, après tellement de temps. Rien de neuf.

S’asseyant dans le lit, les jambes sur le côté, elle compta les divers points sur ses doigts. À force de le faire, elle n’avait même plus besoin d’y penser.

— Si tu avais tenté de fuir, la damane de l’autre navire aurait brisé tes mâts comme des brindilles. Ils ne t’ont pas arraisonné par hasard, Bayle, et tu le sais très bien. Le premier appel était pour demander si le navire était bien le Faucon-des-Mers. En te poussant sous le vent puis en annonçant que nous voguions vers Cantorin avec un cadeau pour l’Impératrice – puisse-t-elle vivre éternellement – j’ai endormi leur méfiance. Dans toute autre configuration – j’ai bien dit toute – nous nous serions retrouvés enchaînés à fond de cale puis vendus aussitôt arrivés à Cantorin. Sans avoir la chance d’être condamnés à mort – et là encore, j’ai bien dit la chance !

Egeanin leva le pouce.

— Enfin, si tu avais gardé ton calme, comme je te l’avais conseillé, tu n’aurais jamais été mis aux enchères. Tu m’as coûté une fortune…

À Cantorin, beaucoup de femmes partageaient ses goûts en matière d’hommes. L’émulation aidant, le prix de vente avait atteint des sommets.

Obstiné jusqu’au bout, Bayle la foudroya du regard tout en grattant sa barbe de trois jours.

— Je continue à dire qu’on aurait pu tout jeter par-dessus bord. Ce Chercheur n’avait pas de preuves au sujet de ma cargaison.

— Les Chercheurs n’ont pas besoin de preuves, et quand il leur en faut, ils en trouvent – douloureusement, tu peux me croire.

Si Bayle en était réduit à avancer des évidences qu’il avait lui-même admises depuis longtemps, on approchait peut-être du terme de la polémique.

— Quoi qu’il en soit, Bayle, il n’y a aucun mal, tu l’as reconnu, à ce que Suroth détienne ce collier et ces bracelets. On ne peut pas les mettre sur lui sans l’approcher de très près, et rien n’indique que quelqu’un y est parvenu – ou y parviendra un jour.

Egeanin s’abstint de préciser que ça n’aurait aucune importance, même si quiconque réussissait. À dire vrai, Bayle ne connaissait pas très bien la version des prophéties en vigueur de ce côté de la mer du Monde. Pourtant, il clamait haut et fort qu’aucune prédiction ne jugeait indispensable que le Dragon Réincarné s’agenouille devant le Trône de Cristal. En réalité, il faudrait peut-être bien lui passer autour du cou l’a’dam destiné à un mâle, mais l’ancien capitaine ne l’admettrait jamais.

— Bayle, ce qui est fait est fait… Si la Lumière veut bien briller sur nos humbles personnes, nous vivrons longtemps au service de l’Empire.

» À t’en croire, tu connais cette ville. Qu’y a-t-il d’intéressant à voir ?

— Il y a sans cesse des festivals…, marmonna Bayle, grognon.

Il détestait abandonner ses arguties, même quand les marteler ne servait à rien.

— Certains pourraient te plaire… et d’autres non. Tu es… difficile à satisfaire.

Que voulait-il dire par là ? Avant qu’elle puisse le lui demander, Bayle sourit.

— Si on allait voir une rebouteuse ? Ici, elles peuvent célébrer les mariages.

Bayle passa les doigts sur les parties rasées de son crâne – en roulant des yeux vers le haut, comme s’il tentait de les voir.

— Bien sûr, je me souviens de ton sermon sur les « droits et privilèges » de ma position. Un so’jhin ne peut épouser qu’une so’jhin, donc il faudrait que tu m’affranchisses. Que la bonne Fortune me patafiole, tu n’as pas encore vu l’ombre des superbes domaines qu’on t’a promis ! Si je reprends mon ancien métier, nous aurons en un rien de temps de quoi en acheter au moins un !

Egeanin en resta bouche bée. Ça, ce n’était pas une vieille rengaine. Au contraire, elle n’avait jamais rien entendu de tel. Très fière d’avoir la tête bien sur les épaules, elle avait obtenu son grade en faisant montre de sang-froid et d’efficacité – une « louve de mer » endurcie par des batailles navales, des tempêtes et des naufrages. Pourtant, à cette heure, elle se sentait comme un mousse juste avant sa première traversée – paniquée, la tête jouant les toupies et l’œil irrésistiblement attiré par la vigie, en haut du grand mât, comme si une chute vertigineuse vers la mer était un destin inévitable.

— Ce n’est pas si simple, dit-elle, se levant si brusquement que Bayle fut obligé de reculer.

Par la Lumière ! elle détestait être ainsi surprise !

— T’affranchir m’oblige à te fournir un moyen de subvenir à tes besoins, afin que tu sois indépendant.

Quelle logorrhée ! Débiter un tel flot d’inepties, c’était aussi débilitant que ne pas savoir que dire. Désemparée, Egeanin s’imagina sur un pont, et ça alla soudain un peu mieux.

— Dans ton cas, « reprendre mon ancien métier », ça signifie racheter un navire, pas vrai ? Comme tu viens de me le rappeler, je n’ai pas encore de domaine. En outre, je ne peux pas t’autoriser à pratiquer de nouveau la contrebande, et tu le sais très bien.

Ce dernier point était la vérité, tout simplement, et le reste tenait à peine du mensonge. En fait, les années en mer d’Egeanin avaient été des plus rentables. Et si sa fortune aurait semblé pitoyable aux yeux d’un membre du Haut Sang, elle avait de quoi acheter un bateau – à condition que son amoureux soit raisonnable. Un géant des mers, non – un navire moyen, pourquoi pas ?

Bayle lui ouvrit les bras – encore une chose qu’il n’était pas censé faire. Après un moment d’hésitation, Egeanin se laissa enlacer par son amant et posa la tête contre sa poitrine.

— Tout ira bien, chérie, souffla-t-il tendrement. D’une façon ou d’une autre, ça s’arrangera.

— Bayle, tu ne devrais pas m’appeler « chérie », murmura Egeanin.

Par-dessus l’épaule de son homme, elle regarda la cheminée, mais ne parvint pas à la distinguer clairement. Avant de quitter Tanchico, elle avait décidé d’épouser le capitaine Domon. Un de ces « coups de tête » qui avaient fait sa réputation. Un contrebandier, cet homme ? Plutôt cent fois qu’une, mais elle avait les moyens de le forcer à arrêter. À part ça, il était solide, fort et intelligent. En outre il avait toutes les qualités d’un marin accompli, et pour elle, c’était un prérequis. Même si elle ne connaissait rien à ses coutumes…

Dans certaines régions de l’Empire, les hommes menaient le jeu de l’amour, et ils prenaient la mouche si une femme osait faire le premier pas. De plus, Egeanin ignorait tout de l’art de séduire les mâles. Ses rares amants avaient toujours été ses égaux – des types qu’elle pouvait aborder sans complexes et larguer dès qu’une mission ou une promotion se profilaient à l’horizon. Désormais, Domon était son so’jhin. Avoir une liaison avec son so’jhin n’était pas interdit – ni même mal vu – tant qu’on restait discret.

Bayle s’installerait une paillasse au pied du lit, comme toujours, et tant pis s’il ne dormait jamais dessus ! En revanche, affranchir un so’jhin, le privant ainsi de ses droits et privilèges – dont il se moquait cyniquement –, était le comble de la cruauté.

Pourtant, Egeanin savait qu’elle se mentait à elle-même. En réalité, elle désirait plus que tout épouser l’homme appelé Bayle Domon. Mais elle doutait de pouvoir se résoudre à prendre pour mari une « propriété » affranchie.

— Si ma chérie me l’ordonne, railla Bayle, comment pourrais-je lui désobéir en l’appelant « ma chérie » ?

Egeanin lui flanqua un coup juste sous les côtes. Pas très fort, mais suffisant pour qu’il lâche un grognement. Il fallait qu’il apprenne !

En réalité, les « curiosités » d’Ebou Dar n’intéressaient plus la capitaine du vert. Tout ce qu’elle voulait, c’était se blottir dans les bras de Bayle, sans avoir besoin de prendre de décision. Oui, rester comme ça jusqu’à la fin des temps…

Quelqu’un ayant frappé à la porte, Egeanin repoussa son compagnon. Comprenant pourquoi, il ne protesta pas – au moins une chose qu’il avait saisie. Tandis qu’il tirait sur sa veste, elle s’efforça de lisser les faux plis de sa robe – un désastre après être restée étendue sur le lit, même si elle avait fait attention à ne pas trop bouger.

Le visiteur pouvait apporter une convocation de Suroth ou être simplement un serviteur désireux de se rendre utile. Quoi qu’il en soit, elle ne voulait pas avoir l’air d’une sale gosse qui vient de se rouler dans la poussière.

Hélas, elle n’obtint aucun résultat convaincant. Quand Bayle eut reboutonné sa veste et adopté l’attitude qu’il estimait appropriée pour un so’jhinCelle d’un capitaine prêt à beugler des ordres, pensa Egeanin, accablée – sa maîtresse lança un « Entrez ! » tonitruant.

La femme qui ouvrit la porte était la dernière qu’elle s’attendait à voir.

Après un coup d’œil prudent dans la pièce, Bethamin referma derrière elle et avança. Puis elle prit une grande inspiration et s’agenouilla, le dos étrangement raide.

La robe bleue aux panneaux rouges semblait fraîchement lavée et repassée. Un contraste agaçant avec la tenue négligée d’Egeanin.

— Ma dame…, commença la sul’dam… Je… Eh bien, je sollicite un entretien avec toi… (Jetant un coup d’œil à Bayle, elle déglutit avec peine.) En privé, si possible…

La dernière fois qu’elle avait vu Bethamin, à Tanchico, dans une cave, Egeanin lui avait retiré un a’dam avant de la laisser partir. Si elle avait été du Haut Sang, ce forfait aurait été suffisant pour que la sul’dam la fasse chanter. Parce que le crime, à coup sûr, était aussi grave que libérer une damane. Haute trahison… Mais si elle racontait cette histoire, Bethamin se condamnerait aussi.

— Il peut entendre tout ce que tu veux me dire, Bethamin, fit Egeanin, très calme.

Au milieu d’une tempête, c’était l’attitude à adopter si on voulait survivre.

— Que veux-tu, Bethamin ?

La sul’dam hésita, comme si elle ne trouvait pas ses mots. Puis tout vint d’un coup :

— Un Chercheur m’a ordonné de reprendre notre… relation, et de lui faire régulièrement mon rapport.

Pour se forcer au silence, Bethamin se mordit la lèvre inférieure. Puis elle regarda Egeanin avec les mêmes yeux implorants qu’à Tanchico.

La capitaine du vert resta imperturbable. Une sacrée tempête, ça… Du coup, son affectation soudaine à Ebou Dar s’expliquait. Pas besoin d’une description pour savoir que c’était le même Chercheur… Et inutile aussi de demander pourquoi Bethamin le trahissait. S’il jugeait ses soupçons justifiés, cet homme ferait subir la question à Egeanin. Tôt ou tard, elle craquerait et lui dirait tout – y compris ce qu’elle avait vu dans cette fameuse cave. Après ça, Bethamin se retrouverait vite avec un nouvel a’dam autour du cou. Pour s’en tirer, elle devait absolument se ranger dans le camp d’Egeanin.

— Relève-toi, et prends un siège. (Par bonheur, il y avait deux fauteuils dans la pièce, même s’ils paraissaient très inconfortables.) Bayle, je crois que c’est une bouteille d’eau-de-vie qui trône sur la commode.

Bethamin tremblait tellement qu’Egeanin dut l’aider à se relever et la guider jusqu’à son siège. Approchant avec des gobelets d’eau-de-vie, Bayle n’oublia pas de s’incliner et présenta même le plateau en premier à Egeanin, comme l’exigeait le protocole. Mais quand il repartit, la jeune femme vit qu’il s’était servi aussi. Gobelet à la main, il regardait la scène comme s’il n’y avait rien de plus normal au monde. Bethamin en resta bouche bée.

— Tu as le sentiment que ta tête est déjà sur le billot, Bethamin, dit Egeanin, mais tu te trompes. Le seul crime que j’aie commis, c’est de t’avoir rendu la liberté.

Ce qui s’appelait jongler avec la vérité… Cela dit, au bout du compte, elle avait, en personne, remis l’a’dam masculin à Suroth. Et parler avec des Aes Sedai n’était pas un crime. Le Chercheur pouvait soupçonner ce qu’il voulait, elle n’était pas une sul’dam chargée de capturer des marath’damane. Au pire, tout ça lui vaudrait une réprimande.

— Tant qu’il ne le sait pas, il n’a aucune raison de m’arrêter. S’il veut savoir ce que je dis ou ce que je fais, raconte-lui. Souviens-toi simplement d’une chose : s’il finit par me tomber dessus, je lui livrerai ton nom. Avant même qu’il m’ait torturée…

Une mise en garde suffisante pour décourager Bethamin de lui jouer un mauvais tour.

Bizarrement, la sul’dam éclata d’un rire hystérique. Et ça dura jusqu’à ce qu’Egeanin la gifle de toutes ses forces.

En se frottant la joue, Bethamin souffla :

— Il sait presque tout, sauf cet épisode, dans la cave…

La sul’dam commença à décrire un incroyable réseau de trahison qui englobait Egeanin, Bayle, Suroth et peut-être même Tuon. Un marigot où on trouvait des Aes Sedai, des marath’damane et des damane anciennes Aes Sedai.

Au fil de son grotesque récit, Bethamin haussa le ton, paniquée. Très vite, Egeanin se mit à siroter son eau-de-vie. Lentement, parce qu’elle était calme – parfaitement maîtresse d’elle-même. Elle…

C’était bien plus qu’une tempête. Elle approchait de récifs, poussée par le vent, et l’Aveugleur d’Âme rôdait dans ce cyclone, prêt à lui voler ses yeux. Après avoir écouté un moment, l’air de plus en plus stupéfié, Bayle vida cul sec son gobelet d’eau-de-vie.

Egeanin fut soulagée de le voir dans un tel état – et bien entendu, elle se sentit coupable de son soulagement.

Cela dit, elle ne voyait pas son homme en meurtrier. Certes très adroit de ses mains, il n’était pas un expert à l’escrime. De toute façon, avec ou sans arme, le Haut Seigneur Turak en aurait fait de la bouillie. D’accord, à Tanchico, elle avait fréquenté deux Aes Sedai, ce qui aurait pu laisser planer un doute. Mais tout ça, c’était de la folie ! Il ne pouvait pas en être autrement. Les deux Aes Sedai ne complotaient rien du tout, et elle les avait rencontrées par hasard. De plus, c’étaient presque des gamines – innocence comprise – bien trop émotives pour mettre en application sa suggestion consistant à égorger le Chercheur dès qu’elles en auraient l’occasion. Dommage, ça…

Mais elles lui avaient remis l’a’dam masculin. Si le Chercheur apprenait un jour qu’elle avait envisagé de l’utiliser comme elles le lui conseillaient – si quiconque l’apprenait – elle serait accusée de trahison aussi sûrement que si elle avait réussi à jeter le collier au fond de l’océan.

Et ne serait-ce pas mérité ? se demanda-t-elle.

Le Ténébreux approchait pour lui voler ses yeux.

Les joues ruisselant de larmes, Bethamin serra le gobelet contre son sein comme si elle voulait s’étreindre elle-même. Si elle essayait de ne pas trembler, c’était raté. Bouleversée, elle fixait Egeanin, ou peut-être quelque chose derrière elle. Quelque chose qui la terrifiait. Et même si la cheminée ne répandait guère de chaleur, elle transpirait à grosses gouttes.

— … Et s’il apprend au sujet de Renna et Seta…, bredouilla-t-elle, il n’aura plus aucun doute. Alors, il s’en prendra à moi et aux autres sul’dam. Tu dois l’en empêcher, ma dame ! S’il m’arrête, je lui livrerai ton nom !

Portant le gobelet à ses lèvres, Bethamin le vida, s’étrangla à moitié, eut une quinte de toux, puis tendit le bras vers Bayle pour être resservie.

Le capitaine ne bougea pas, comme si on l’avait transformé en statue de marbre.

— Qui sont Renna et Seta ? demanda Egeanin.

Aussi effrayée que la sul’dam, elle parvenait à le cacher, comme toujours.

— Et que peut apprendre le Chercheur à leur sujet ?

Bethamin détourna la tête pour ne pas croiser le regard d’Egeanin – qui comprit soudain.

— Ce sont des sul’dam, comme toi, pas vrai ? Et elles portaient aussi un collier !

— Elles sont au service de Suroth, mais elles n’ont plus le droit d’être associées avec une damane. La Haute Dame est au courant…

Très lasse, Egeanin se frotta les yeux. Au fond, il y avait peut-être bien une conspiration. À moins que Suroth ait « escamoté » les deux sul’dam pour protéger l’Empire.

L’Empire dépendait de ces femmes, sa puissance reposant sur elles. Si on découvrait qu’elles étaient susceptibles d’apprendre à canaliser, tout risquait d’être anéanti.

Pour l’heure, c’était Egeanin qui se sentait anéantie. Démolie, même. Si elle avait rendu sa liberté à Bethamin, ce n’était pas par sens du devoir. À Tanchico, sa vision des choses avait tellement changé… Désormais, elle ne croyait plus que toute femme capable de canaliser devait porter un a’dam autour du cou. Les criminelles, oui, et peut-être celles qui refusaient de jurer allégeance au Trône de Cristal ainsi que… Eh bien, elle n’aurait su compléter cette liste. Naguère, sa vie était faite de certitudes – des astres qui ne pâlissaient jamais dans le ciel. Elle se languissait de ce temps-là. Qu’on lui rende quelques-unes de ses vérités incontestables.

— Je pense…, commença Bethamin.

Si elle ne cessait pas de se mordre les lèvres, elle n’en aurait bientôt plus.

— Ma dame, si le Chercheur avait un… accident, le danger disparaîtrait peut-être avec lui.

Par la Lumière ! cette femme croyait à un complot contre le Trône de Cristal, et pour sauver sa peau, elle était prête à le laisser se développer.

Egeanin se leva et la sul’dam fut bien obligée de l’imiter.

— Je vais réfléchir à tout ça, Bethamin. Dès que tu as un jour de libre, viens me voir, comme te l’a demandé le Chercheur. Mais ne fais rien jusqu’à ce que j’aie pris ma décision. Tu m’as bien comprise ? Pas d’initiative. Accomplis ta mission et exécute mes ordres.

Bethamin acquiesça. Soulagée que quelqu’un d’autre prenne les choses en charge, elle s’agenouilla et embrassa la main d’Egeanin.

Après l’avoir poussée dehors, la capitaine du vert referma la porte puis jeta son gobelet vers la cheminée. Rebondissant contre la brique, le récipient désormais ébréché roula un moment sur le tapis.

Un service offert par son père quand elle avait obtenu son premier commandement… Mais qu’importait, à présent ? Ce maudit Chercheur, à partir de conjectures, avait tissé une toile d’araignée où elle s’engluerait. De quoi finir exécutée – ou réduite en esclavage, ce qui était encore pire. Dans tous les cas de figure, ce Chercheur l’avait piégée.

— Je peux le tuer, dit Bayle en serrant les poings – massifs comme le reste de sa personne. Il est plutôt malingre, si je me souviens bien. Et habitué à ce qu’on lui obéisse. Il ne pense sûrement pas que quelqu’un peut lui briser la nuque.

— Pour l’éliminer, il te faudrait déjà le trouver, Bayle. Il ne rencontrera pas Bethamin deux fois au même endroit, et même si tu la suis nuit et jour, il peut se déguiser, et tu ne vas pas tuer tous les hommes qui lui parlent.

Le dos très droit, Egeanin approcha de la table où reposait son écritoire et souleva le couvercle. Ce bel objet en bois sculpté, avec son encrier en verre monté sur argent et son réservoir à sable également en argent, était le cadeau de sa mère pour son premier commandement. Les feuilles de parchemin arboraient ses toutes nouvelles armes, une épée et une ancre à jas.

— Je vais rédiger ton acte d’affranchissement, annonça-t-elle, puis je te donnerai assez d’argent pour te payer un passage sur un bateau.

La plume glissa sur le parchemin, traçant des lettres fort jolies. Un journal de bord devait être lisible.

— Ce ne sera pas assez pour t’acheter un navire, mais il faudra faire avec. Tu embarqueras sur le premier bâtiment en partance. Rase-toi complètement le crâne, et tu ne devrais pas avoir de problèmes. Les gens sont encore choqués de voir des chauves sans perruque, mais jusque-là…

Egeanin se tut quand Bayle, vif comme l’éclair, lui subtilisa sa feuille de parchemin.

— Si tu m’affranchis, plus question de me donner des ordres ! En plus, tu dois t’assurer que je puisse subvenir à mes besoins.

Bayle jeta la feuille dans la cheminée.

— Un navire, chose promise chose due ! Et je veux que tu sois dessus !

— Écoute-moi bien ! lança Egeanin de sa plus belle voix de capitaine.

Sans obtenir le moindre résultat. Sans doute à cause de la maudite robe.

— Tu as besoin d’un équipage, et je peux t’en trouver un, même ici.

— Bayle, qu’est-ce que je ficherais d’un équipage, puisque je n’ai pas de bateau ? Et si j’en avais un, où pourrais-je aller pour échapper au Chercheur ?

Bayle haussa les épaules comme si c’était une question tout à fait secondaire.

— Un équipage, d’abord. J’ai reconnu le jeune type qui avait une femme sur les genoux, aux cuisines. Ne grimace pas ! Quelques baisers, il n’y a rien de mal à ça !

Egeanin se redressa de toute sa hauteur, prête à remettre ce butor à sa place. Pour commencer, elle ne « grimaçait » pas, mais fronçait les sourcils – ce couple se tripotait en public, et c’était répugnant. Ensuite, cet homme lui appartenait et n’avait aucun droit de lui parler comme ça !

— Il se nomme Mat Cauthon, fit Bayle avant qu’elle ait pu dire un mot. À voir ses vêtements, il a fait un sacré chemin dans le monde. La première fois que je l’ai croisé, c’était un paysan qui fuyait une attaque de Trollocs dans un endroit dont les Trollocs eux-mêmes ont la frousse. La dernière fois, une bonne moitié de Pont-Blanc était en feu et un Myrddraal tentait de les tuer, lui et ses amis. La suite de son histoire, je ne l’ai pas suivie directement, mais elle est incroyable ! De toute façon, un type qui survit aux Trollocs et aux Myrddraals ne peut que se révéler utile. Surtout en ce moment.

— Un de ces jours, il faudra que je découvre ces Trollocs et ces Myrddraals dont tu fais si grand cas.

Ces créatures ne devaient pas être à moitié aussi terrifiantes qu’il le prétendait.

Bayle sourit et secoua la tête. Il savait ce qu’elle pensait des « prétendues » Créatures des Ténèbres.

— Mieux encore, sur mon bateau, le jeune maître Cauthon avait des compagnons. Des types sûrs, dans notre situation. Tu connais l’un d’eux : Thom Merrilin.

Egeanin en resta coite. Merrilin était un vieil homme très intelligent… et hautement dangereux. Et il était avec les deux Aes Sedai, le jour où elle avait rencontré Bayle.

— Bayle, y a-t-il une conspiration ? Réponds-moi, je t’en prie.

Personne ne disait « je t’en prie » à une « propriété ». Même un so’jhin. Sauf quand on voulait vraiment quelque chose…

Bayle secoua la tête, posa une main sur le manteau de la cheminée et regarda pensivement les flammes.

— Les Aes Sedai ont le complot dans le sang. Elles pourraient conspirer avec Suroth, mais la question c’est plutôt : Suroth pourrait-elle conspirer avec des sœurs ? Je l’ai vue regarder des damane comme s’il s’agissait de chiens pouilleux rongés par les puces. Tu crois qu’elle parlerait à une Aes Sedai ?

Bayle regarda Egeanin, ses yeux débordant de sincérité.

— Je te jure sur la tombe de ma grand-mère que je ne suis pas informé d’un complot. Et même si j’avais entendu parler d’une dizaine de conspirations, je ne permettrais pas à ce Chercheur, ou à n’importe qui d’autre, de te faire du mal. Quoi qu’il puisse m’en coûter.

Le genre de déclaration que tout so’jhin loyal pouvait faire. À vrai dire, Egeanin n’avait jamais entendu parler d’un so’jhin si direct, mais le résultat était le même. Sauf que pour lui, il s’agissait de beaucoup plus que de simple loyauté.

— Merci, Bayle.

Une capitaine devait avoir la voix qui ne tremble pas. En certaines circonstances, ça restait un exploit.

— Trouve maître Cauthon et Thom Merrilin, si tu peux. Il y a peut-être un espoir…

Bayle oublia de s’incliner avant de se retirer, mais elle ne songea pas un instant à lui faire des remontrances.

Pas question que ce Chercheur la coince ! Tout ce qui pourrait l’arrêter était envisageable. Cette décision, elle l’avait en réalité prise avant de libérer Bethamin.

Ramassant le gobelet ébréché, Egeanin le remplit à ras bord. Avec l’intention de se soûler au point de ne plus pouvoir réfléchir.

Mais elle resta immobile, les yeux baissés sur l’alcool, sans jamais le porter à ses lèvres. « Tout ce qui pourrait l’arrêter était envisageable. » Au fond, elle ne valait pas mieux que Bethamin.

Eh bien, tant pis ! Tout était envisageable, en effet.



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