Quelqu’un secouait le bras de Shalon. C’était Sarene, et elle lui parlait.
— C’est ici, dans le Hall des Conseillères. Sous la coupole…
Lâchant le bras de la Régente des Vents, l’Aes Sedai prit une grande inspiration.
— Il est ridicule de penser que les effets sont plus graves parce que nous approchons des artefacts, souffla-t-elle. Mais c’est pourtant l’impression que ça donne.
Shalon se força à reprendre contact avec la réalité. Le vide la hantait toujours, mais elle tenta de l’ignorer. Pourtant, comme un fruit, elle se sentait vidée de son noyau…
La colonne venait de déboucher sur une grande esplanade au sol de dalles blanches. Au centre se dressait un palais, immaculé lui aussi, à l’exception du grand dôme bleu qui le couronnait. Dessous, des colonnes cannelées entouraient les deux niveaux du bâtiment et un flot incessant de gens montait ou descendait les deux grands escaliers de marbre qui menaient au second niveau. Si on oubliait ses deux portes en bronze, présentement ouvertes, le premier niveau était entièrement en marbre blanc sculpté pour représenter des femmes au front ceint d’un diadème – des statues géantes, au moins deux fois plus grandes que nature, séparées par des gerbes de blé, des rouleaux de tissu dont le bout libre semblait voler au vent, des piles de lingots censés représenter de l’or, de l’argent ou du fer – voire les trois – et des sacs dont débordait ce qui paraissait être des pièces d’or et des pierres précieuses.
Aux pieds des femmes, formant une frise, des personnages de pierre beaucoup plus petits conduisaient des chariots ou travaillaient dans des forges.
Les habitants de Far Madding avaient érigé un monument à la gloire de leurs succès commerciaux. Une aberration ! Quand les étrangers vous prenaient pour de meilleurs commerçants qu’eux, ils s’obstinaient à exiger des ristournes ridicules. Et parfois, on était bien obligé d’accepter…
S’avisant que Harine la regardait sombrement, Shalon se redressa sur sa selle.
— Pardonne-moi, Maîtresse des Vagues, dit-elle.
La Source était absente, mais elle reviendrait – bien sûr que si ! – et ça ne dispensait pas Shalon de son devoir. Avoir cédé à l’angoisse était une humiliation, et elle devait se ressaisir. Mais la sensation de vide demeurait…
Par la Lumière ! quelle horreur, ce vide !
— Je vais mieux, et à partir de maintenant, je serai meilleure…
Harine se contenta de hocher la tête et Shalon frissonna. Quand sa sœur vous épargnait une tirade vengeresse, elle avait un pire châtiment en tête…
Cadsuane traversa l’esplanade puis franchit les portes du palais pour se retrouver dans des écuries couvertes au très haut plafond. Une dizaine d’hommes en veste verte accroupis autour d’une chaise à porteurs – avec une épée et une main d’or peintes sur chaque porte – levèrent les yeux, surpris, dès qu’ils entendirent les nouveaux venus. Les palefreniers en veste bleue occupés à déharnacher l’attelage d’un carrosse marqué lui aussi de ces deux emblèmes les imitèrent, comme les garçons d’écurie en train de balayer le sol.
Deux de leurs collègues guidaient des chevaux dans un large couloir d’où montait une odeur de foin et de fumier.
Un petit homme replet aux joues imberbes approcha en inclinant la tête et en se frottant les mains. Alors que les autres types portaient une queue-de-cheval, ses cheveux étaient tenus par une barrette en argent et sa veste bleue, l’épée et la main d’or brodées sur le cœur, semblait d’une excellente qualité.
— Veuillez m’excuser, dit-il avec un grand sourire, mais vous avez dû vous tromper de chemin. Ici, c’est le Hall des Conseillères, et…
— Dis à la Première Conseillère Barsalla que Cadsuane Melaidhrin demande à la voir, coupa la « légende » en mettant pied à terre.
L’homme en perdit son sourire, les yeux écarquillés.
— Cadsuane Melaidhrin ? Je vous croyais…
Sous le regard de l’Aes Sedai, le petit domestique n’alla pas plus loin et recommença à sourire.
— Mille excuses, Cadsuane Sedai. Me permettrez-vous de vous conduire, avec vos compagnons, dans un salon où on prendra soin de vous pendant que je fais prévenir la Première Conseillère ?
L’homme écarquilla encore plus les yeux en étudiant la suite de Cadsuane. À l’évidence, dans un groupe, il était capable de reconnaître des Aes Sedai. Bien entendu, Shalon et Harine le surprirent, mais il réussit à ne pas le montrer. Étonnant, pour un vulgaire continental.
— Je te permets d’aller dire à Aleis que je suis là, mon brave, en courant aussi vite que tu en es capable.
Cadsuane retira son manteau et le posa en travers de sa selle.
— Dis-lui que je serai sous la coupole, et précise que je n’ai pas toute la vie devant moi. Allez, file !
Cette fois, le sourire du domestique vira à la grimace. Après une brève hésitation, il cria aux garçons d’écurie de s’occuper des chevaux puis détala sans demander son reste.
— Verin, Kumira, fit Cadsuane, le larbin déjà oublié, vous allez m’accompagner. Merise, assure-toi que tout le monde reste alerte jusqu’à ce que… Alanna ! Reviens et mets pied à terre !
À contrecœur, la sœur détourna sa monture des portes et se laissa glisser à terre. Ihvon, son Champion, la regarda sans dissimuler son inquiétude.
Sa patience presque épuisée, Cadsuane soupira.
— Assieds-toi sur elle s’il le faut, Merise, mais empêche-la de partir. (Distraitement, elle tendit ses rênes à un garçon d’écurie.) Quand j’en aurai fini avec Aleis, tout le monde devra être prêt au départ.
Merise ayant acquiescé, Cadsuane se tourna vers le garçon d’écurie :
— Un peu d’eau, c’est tout ce dont mon cheval a besoin. Aujourd’hui, je ne l’ai pas poussé à fond…
Shalon fut ravie de confier sa monture à un palefrenier, et elle ne daigna pas lui donner d’instructions. Qu’il tue la maudite bête, si ça lui chantait !
Incapable de dire pendant combien de temps elle avait chevauché dans le brouillard, elle aurait juré être restée des jours et des jours sur cette satanée selle. Entre sa chair et ses vêtements, difficile de dire qui était le plus froissé.
La Régente des Vents s’avisa soudain que le beau Jahar n’était plus avec les autres hommes. Tomas, le Champion de Verin, tenait par la bride le cheval de bât gris pommelé dont Jahar avait eu la charge. Où était passé le jeune homme ? En tout cas, Merise ne semblait pas troublée par son absence.
— La Première Conseillère, marmonna Harine pendant que Moad l’aidait à descendre de cheval.
Alors qu’elle était aussi raide que Shalon, le Maître de la Lame avait souplement sauté à terre.
— Cette femme est importante ici, Sarene ?
— C’est la dirigeante de Far Madding, rien de moins, même si les autres Conseillères l’appellent « première parmi des égales », ce qui ne veut pas dire grand-chose.
Après avoir lancé les rênes de sa monture à un garçon d’écurie, Sarene lissa le devant de sa robe, l’air imperturbable. Au début, elle avait semblé troublée par ces ter’angreal voleurs de Source, mais elle s’était reprise remarquablement vite. Devant son expression glaciale, le pauvre garçon d’écurie manqua s’emmêler les pinceaux.
— Jadis, les Premières Conseillères épaulaient les reines de Maredo, mais depuis la… dissolution de ce royaume, ces femmes ont tendance à se tenir pour les héritières des souveraines.
L’histoire du continent, pour Shalon, était un mystère aussi épais que sa géographie, à l’exception des côtes. Du coup, elle ne s’étonna pas de n’avoir jamais entendu parler d’un royaume nommé Maredo.
Harine n’était pas du genre à aller chercher si loin. Puisque cette femme régnait ici, la Maîtresse des Vagues du clan Shodein devait la rencontrer – une affaire de dignité.
Les jambes raides, elle traversa les écuries en clopinant et approcha de Cadsuane.
— Oui, bien sûr, fit l’exaspérante Aes Sedai avant que l’Atha’an Miere ait pu ouvrir la bouche, tu viens aussi avec moi. Ainsi que ta sœur. Mais pas ton Maître de la Lame. Un homme sous la coupole, ce serait déjà grave, mais un mâle armé d’une épée risquerait de provoquer une émeute parmi les Conseillères. Tu as une question, Maîtresse des Vagues ?
Harine ferma la bouche avec un claquement audible.
— Parfait…, murmura Cadsuane.
Shalon grogna de mécontentement. Cet incident n’allait pas améliorer l’humeur de sa sœur.
Cadsuane ouvrit la marche dans de grands couloirs au sol de dalles bleues où des domestiques en livrée également bleue, d’abord surpris par les deux Atha’an Miere, se hâtèrent de réparer leur bévue en s’inclinant.
L’Aes Sedai s’engagea ensuite dans un grand escalier en pierre blanche – une structure dépourvue de pilier avec pour seul soutien ses rares points de contact avec les murs.
Cadsuane avançait avec la grâce d’un cygne, mais à une vitesse qui mit à rude épreuve les jambes de Shalon. Le visage devenu un masque, Harine faisait tout pour ne pas montrer qu’elle tirait la langue, surtout dans les divers escaliers.
Même si elle semblait un peu surprise, Kumira ne semblait pas souffrir de cette marche forcée non prévue au programme. Malgré sa petite taille et ses rondeurs, Verin marchait à côté de la « légende » et elle se retournait de temps en temps pour sourire aux deux Atha’an Miere.
Souvent, Shalon maudissait intérieurement Verin. Pourtant, aujourd’hui, il n’y avait ni mépris ni amusement dans son regard – au contraire, on eût dit qu’elle voulait rassurer les deux Atha’an Miere.
Au terme d’une ultime volée de marches, Cadsuane et sa suite débouchèrent sur un balcon dont la balustrade de métal doré, artistiquement ouvragée, faisait tout le tour de…
Shalon en resta bouche bée. Au-dessus d’elle s’élevait une coupole bleue haute d’une centaine de pieds – au minimum. Et rien ne la tenait, comme si elle lévitait…
Sur l’architecture du continent, la Régente des Vents en savait aussi peu qu’en matière de géographie et d’histoire. Autant dire qu’elle n’y connaissait rien, avec une relative exception quand il s’agissait de Cairhien. Capable de dessiner les plans d’un navire et de superviser sa construction, elle nageait dès qu’il s’agissait d’imaginer comment un tel édifice tenait debout.
Sur le long périmètre du balcon, trois arches bordées de pierre blanche indiquaient l’emplacement des autres escaliers. Pourtant, les visiteuses étaient seules, une situation qui parut plaire à Cadsuane, même si elle se contenta de hocher très légèrement la tête.
— Kumira, dit-elle, montre le Gardien de Far Madding à la Maîtresse des Vagues et à sa sœur.
Entraînant Verin à l’écart, Cadsuane se pencha pour lui parler à l’oreille. Sous la grande coupole, les sons résonnaient énormément mais la « légende » chuchotait et on ne pouvait rien entendre.
— Veuillez les excuser, souffla Kumira aux deux Atha’an Miere.
Même murmurés, ces trois mots se répercutèrent dans toute la salle.
— Cette situation est étrange, y compris pour Cadsuane… (Kumira passa une main dans ses courts cheveux bruns puis secoua la tête pour se recoiffer.) Les Conseillères se réjouissent rarement de voir des Aes Sedai, surtout celles qui sont nées ici. Selon moi, elles aimeraient faire comme si le Pouvoir n’existait pas. Non sans motifs, quand on connaît leur histoire. Et depuis deux mille ans, elles ont le moyen de « faire comme si ». Quoi qu’il en soit, Cadsuane reste Cadsuane. Quand elle voit une tête un peu gonflée, elle ne peut pas s’empêcher de lui faire perdre du volume – et tant pis s’il y a dessus une couronne ou un diadème de Conseillère. Sa dernière visite ici remonte à vingt ans, à l’époque de la guerre des Aiels. Ceux qui s’en souviennent encore auront sûrement envie de ne pas sortir de leur lit aujourd’hui.
Kumira eut un petit sourire. Shalon ne vit pas ce qu’il y avait de drôle là-dedans, et Harine fit une grimace, comme si elle avait des aigreurs d’estomac.
— Vous voulez voir le Gardien ? demanda l’Aes Sedai. Un nom qui en vaut un autre, je suppose… En réalité, il n’y a pas grand-chose à voir…
La sœur approcha de la balustrade dorée et se pencha prudemment, comme si elle avait peur de tomber.
— Je donnerais très cher pour pouvoir l’étudier, mais c’est impossible, bien entendu. Qui sait ce que cet artefact est capable de faire, en plus de ce que nous savons déjà…
Dans la voix de la sœur se mêlaient un grand regret et un émerveillement sincère.
N’étant pas sujette au vertige, Shalon se plaqua à la balustrade, près de la sœur, et se pencha pour découvrir le Gardien qui la privait de la Source. Non sans hésiter, Harine vint rejoindre ses deux compagnes.
Stupéfaite, Shalon constata que le gouffre dont Kumira avait si peur était profond d’une vingtaine de pieds au maximum. En bas, des dalles bleues et blanches formaient un labyrinthe centré sur un ovale à double pointe bordé d’un liseré jaune. Juste sous le balcon, trois femmes en tenue blanche étaient assises sur des tabourets disposés à intervalles réguliers. À côté de chacune, on avait incrusté dans le sol un disque de trois bons pieds de diamètre – du verre dépoli, semblait-il – muni d’une sorte d’aiguille de cristal très fine pointée vers le centre de la salle. Autour de chaque disque se trouvait un cadran gradué, comme celui d’une boussole, mais avec plus de marques. Shalon n’aurait pas pu en jurer, mais le collier le plus proche d’elle semblait porter des chiffres.
Le « Gardien » se limitait à ça. Rien de monstrueux ni d’impressionnant. Bien entendu, Shalon avait imaginé une énorme structure noire qui absorbait la lumière…
Tremblante, elle s’accrocha à la balustrade et serra les genoux pour ne pas tituber. Quel que soit cet artefact, en bas, il lui avait volé sa Lumière.
Des bruits de pas annoncèrent de nouveaux arrivants sur le balcon – par l’escalier que Kimura leur avait fait emprunter.
Il s’agissait d’une dizaine de femmes souriantes. Les cheveux relevés sur la tête, elles portaient par-dessus leur robe un manteau de soie sans manches brodé de fil d’or qui leur faisait une longue traîne glissant sur le sol.
À Far Madding, on savait indiquer le rang et l’importance d’une personne. Au cou, chacune de ces femmes portait un gros pendentif ovale rouge cerclé d’or accroché à une chaîne aux lourds maillons du même métal. La même forme géométrique se répétait au milieu du diadème qui ceignait le front de ces inconnues. Pour l’une d’elles, les ovales étaient de gros rubis, pas du simple émail, et des pierres précieuses recouvraient presque complètement son diadème. À l’index droit, elle arborait une chevalière en or…
Grande et majestueuse, son chignon noir strié de blanc, elle gardait pourtant un visage sans rides.
Grandes, petites, boulottes, minces, jolies ou ordinaires, ses compagnes étaient aussi diverses que possible – mais toutes d’âge mûr – avec pour seul point commun une impressionnante aura d’autorité.
Mais la femme aux rubis se distinguait par d’autres caractéristiques que l’opulence de son diadème. Alors que ses grands yeux noirs exprimaient une sagesse et une compassion infinies, son maintien indiquait qu’elle avait l’habitude d’être obéie sans discussion, y compris par ses collègues.
Car il s’agissait de la Première Conseillère, Shalon en aurait mis sa main à couper. D’ailleurs, la femme le confirma aussitôt :
— Je suis Aleis Barsalla, Première Conseillère de Far Madding.
Mélodieuse mais plutôt grave pour une femme, sa voix semblait transformer chaque mot en une proclamation qui aurait mérité des applaudissements. Étrangement, l’écho qui se répercutait dans toute la salle faisait penser à des vivats…
— Far Madding accueille chaleureusement Harine din Togara Deux-Vents, Maîtresse des Vagues du clan Shodein et Ambassadrice Extraordinaire de la Maîtresse des Navires des Atha’an Miere. Puisse la Lumière briller pour toi et t’apporter la prospérité. Ta visite réjouit tous les cœurs de cette ville. Moi-même, j’attends avec impatience d’en apprendre plus sur le Peuple de la Mer, mais après un tel voyage, tu dois être épuisée. Dans mon palais, d’agréables appartements t’attendent. Quand tu te seras reposée et restaurée, nous parlerons. Pour notre bien à toutes deux, si la Lumière le veut.
Les autres Conseillères esquissèrent une révérence.
Harine hocha très légèrement la tête et eut l’ombre d’un sourire. Ici, au moins, on faisait montre du respect qu’elle méritait. Cerise sur le gâteau, personne ne regardait les bijoux des Atha’an Miere avec de grands yeux.
— Les nouvelles se propagent toujours aussi vite, ici, dit Cadsuane. Tes messagers sont diligents, Aleis. Moi, on ne me souhaite pas la bienvenue ?
Le sourire de la Première Conseillère vacilla et certaines de ses collègues se rembrunirent tandis que Cadsuane venait se placer aux côtés de Harine. Celles qui souriaient toujours, remarqua Shalon, se forçaient visiblement. Et une jolie brune, l’air très sérieuse, alla même jusqu’à froncer les sourcils.
— Cadsuane Sedai, nous te sommes reconnaissantes d’avoir escorté jusqu’ici la Maîtresse des Vagues.
À l’évidence très loin d’étouffer de gratitude, la Première Conseillère se redressa de toute sa hauteur et regarda un point lointain, derrière Cadsuane.
— Je suis sûre que nous aurons, avant ton départ, l’occasion de te remercier de tes efforts.
Une façon franche et directe de signifier la fin d’une audience. Pourtant, l’Aes Sedai sourit à son interlocutrice. Un sourire, pas un rictus, mais sans la moindre chaleur.
— Aleis, mon départ ne sera peut-être pas pour tout de suite. Quoi qu’il en soit, merci de ton offre d’hospitalité, que j’accepte de bon cœur. Un palais sur les Hauteurs vaut mieux que la meilleure auberge.
La Première Conseillère écarquilla les yeux de surprise, puis les plissa, l’air peu commode.
— Cadsuane doit rester avec moi, intervint Harine d’une voix qui tremblait moins qu’elle l’aurait cru. Là où elle n’est pas bienvenue, je ne le suis pas non plus.
Une part du marché que la Maîtresse des Vagues avait dû passer pour pouvoir accompagner Cadsuane. Parmi une tonne d’autres obligations, les Atha’an Miere devaient aller là où elle leur disait jusqu’à ce qu’elles aient trouvé le Coramoor et la faire profiter de toute invitation qu’elles recevraient. À l’époque, cette clause avait paru anodine, mais Cadsuane, à l’évidence, avait prévu qu’on ne l’accueillerait pas à bras ouverts.
— Inutile de te rembrunir, Aleis, fit Cadsuane.
Se penchant pour parler à l’oreille de la Première Conseillère, elle ne baissa délibérément pas la voix, et l’écho se chargea du reste :
— Je suis sûre que je ne trouverai plus chez toi de mauvaises habitudes à corriger.
Aleis s’empourpra. Dans son dos, les autres Conseillères échangèrent des regards perplexes. Puis certaines l’étudièrent comme si elles la voyaient pour la première fois. À Far Madding, comment montait-on et descendait-on dans la hiérarchie ?
Hormis Aleis, il y avait douze Conseillères. C’était sans doute une coïncidence, mais c’étaient les douze premières Maîtresses des Voiles d’un clan qui choisissaient la Maîtresse des Vagues – la plupart du temps dans leurs propres rangs. Dans le même ordre d’idées, les douze principales Maîtresses des Vagues élisaient la Maîtresse des Navires.
Parce qu’elle faisait partie des Douze Premières, Harine avait été encline à croire la prédiction de la jeune Min. De plus, deux Aes Sedai lui avaient garanti que ses visions étaient fiables…
Une Maîtresse des Vagues – voire la Maîtresse des Navires en personne – pouvait être renversée pour un motif vraiment grave tel que l’incompétence crasse ou la folie furieuse. Pour ça, il fallait que les Douze Premières parlent d’une seule voix.
Sur le continent, les règles semblaient différentes et bien plus laxistes…
Désormais rivés sur Cadsuane, les yeux d’Aleis brillaient de haine. En même temps, ils paraissaient… hantés. Sentait-elle les douze regards qui pesaient sur ses omoplates ? Sans s’en cacher, les autres Conseillères l’évaluaient. Mais pourquoi Cadsuane se serait-elle mêlée de politique à Far Madding ? Surtout si brutalement…
— Un homme vient de canaliser le Pouvoir, annonça Verin.
Toujours penchée à la balustrade, elle regardait en bas.
— Première Conseillère, avez-vous eu beaucoup de cas semblables, ces derniers temps ?
Shalon regarda en bas et sursauta. Sur les disques, les aiguilles de cristal avaient viré au noir et n’étaient plus pointées sur le centre de la pièce – cependant, elles indiquaient toutes la même direction. En bas, une des femmes était penchée sur son disque pour voir la marque que l’aiguille pointait sur le cadran et les deux autres couraient déjà vers une porte.
Tout devint clair dans l’esprit de Shalon. Pour une Régente des Vents, la triangulation était une opération de routine. Derrière cette porte, on trouvait une carte, et la position de l’homme qui venait de canaliser s’y afficherait.
— Pour une femme, les aiguilles seraient rouges, pas noires, précisa Kumira à voix basse.
Toujours à un demi-pas de la balustrade, l’Aes Sedai la saisit à deux mains et se pencha pour voir ce qui se passait en bas.
— Ce Gardien donne l’alerte, localise le danger et assure la défense. Que fait-il d’autre ? Les femmes qui l’ont fabriqué devaient vouloir plus que ça – peut-être en avaient-elles même besoin. Ne pas savoir est terriblement dangereux…
Cela dit, Kumira ne semblait pas effrayée, mais très excitée.
— Un Asha’man, je crois, dit Aleis, très calme. (Elle détourna enfin le regard de Cadsuane.) Ils ne peuvent rien contre nous. Tant qu’ils respectent la loi, on les laisse entrer en ville.
Derrière la Première Conseillère, plusieurs femmes frétillaient comme un lot de filles de pont lors de leur première escale sur le continent.
— Excuse-moi, Aes Sedai, Far Madding te souhaite aussi la bienvenue. J’ai peur de ne pas connaître ton nom…
Verin regardait toujours en bas. Shalon jeta un nouveau coup d’œil et sursauta quand les aiguilles changèrent de nouveau. Redevenues claires, elles étaient pointées sur le centre de la salle. Sans tourner, elles étaient simplement passées d’une position à une autre.
— Vous pouvez toutes m’appeler Eadwina, répondit Verin.
Shalon eut du mal à ne pas sursauter. Plus contrôlée, Kumira ne broncha pas.
— T’intéresses-tu à l’histoire, Première Conseillère ? demanda Verin sans lever les yeux. Le siège de Far Madding mené par Guaire Amalasan n’a duré que trois semaines. Une boucherie, à la fin…
— Je doute que nos hôtes aient envie de parler de cet homme, intervint sèchement Cadsuane.
De fait, pour une raison qui échappait à Shalon, plusieurs Conseillères semblaient très mal à l’aise. Qui était donc Guaire Amalasan ? Le nom disait quelque chose à la Régente des Vents, mais pas moyen de mettre le doigt dessus. Un conquérant local, sans aucun doute…
Aleis regarda Cadsuane avec une moue agacée.
— Dans l’histoire, Guaire Amalasan est resté comme un très grand général, Eadwina Sedai. Le meilleur, peut-être, à part Artur Aile-de-Faucon. Qu’est-ce qui t’incite à l’évoquer ?
Shalon n’avait jamais vu une des Aes Sedai ne pas se plier à une « suggestion » de la « légende » – chez elle, c’était aussi impératif qu’un ordre. Mais cette fois, Verin passa outre.
— Eh bien, je me disais… Même sans pouvoir utiliser la Source, il a écrasé Far Madding comme un fruit pourri.
Verin marqua une courte pause, comme si une idée venait de lui traverser la tête.
— Comme vous le savez toutes, le Dragon Réincarné a des armées en Illian, en Tear, en Andor et au Cairhien. Sans mentionner des dizaines de milliers d’Aiels. De sacrés guerriers, ceux-là. Je m’étonne que les activités d’un Asha’man en reconnaissance ne vous inquiètent pas plus que ça.
— Verin, je crois que tu as assez effrayé nos hôtes, lâcha froidement Cadsuane.
Verin se retourna enfin, les yeux écarquillés de surprise et les mains battant dans le vide.
— Oh ? Je ne voulais pas… Non, vous m’avez mal comprise. S’il en avait l’intention, le Dragon Réincarné vous aurait déjà attaqués. Non, je soupçonne que les Seanchaniens… Vous avez entendu parler d’eux, pas vrai ? Ce qu’on raconte au sujet de l’Altara – et plus loin à l’ouest – est vraiment horrible. Ils écrasent tout sur leur passage. Bref, je soupçonne que les Seanchaniens sont bien plus importants pour le Dragon Réincarné que la prise de Far Madding. Tant que vous ne ferez rien pour l’énerver ni agacer ses partisans, bien sûr. Mais vous êtes bien trop intelligentes pour ça, j’en suis certaine.
L’innocence incarnée !
Il y eut comme des ondulations parmi les Conseillères. Le genre qu’on voit à la surface, quand des petits poissons essaient d’échapper à un prédateur.
Sa patience épuisée, Cadsuane soupira.
— Si tu veux parler du Dragon Réincarné, Eadwina, tu vas devoir continuer sans moi. Je veux faire un brin de toilette et boire une bonne infusion.
La Première Conseillère sursauta comme si elle avait oublié l’existence de la « légende », si incroyable que ça paraisse.
— Oui, oui, bien entendu… Cumere, Narvais, voulez-vous conduire la Maîtresse des Vagues et Cadsuane Sedai jusqu’à mon palais, et superviser son… leur installation ?
Le lapsus seul indiqua que la Première Conseillère n’avait aucune envie de recevoir Cadsuane chez elle.
— Si elle le veut bien, j’aimerais continuer à m’entretenir avec Eadwina Sedai.
Suivie par la majorité des Conseillères, Aleis avança. Alors que le flot de Conseillères déferlait sur elle puis l’emportait, Verin parut à la fois surprise et inquiète.
Shalon n’y crut pas davantage qu’à la comédie de l’innocence. À présent, elle pensait savoir où était Jahar. En ignorant toujours pourquoi…
Les femmes désignées par Aleis – la jolie brune qui avait mal regardé Cadsuane et une mince dame aux cheveux gris – prirent la requête de leur chef pour un ordre, ce qu’elle était sûrement. Avec leur étrange demi-révérence, elles demandèrent à Harine si elle voulait bien les suivre et lui assurèrent que la guider était un honneur pour elles.
Harine écouta, l’air maussade. Ces femmes pouvaient semer des pétales de roses sous ses pas, si elles voulaient, la Première Conseillère venait de la larguer en pleine mer…
Shalon se demanda comment éviter sa sœur durant les prochaines heures…
Cadsuane ne regarda pas Verin s’éloigner avec Aleis – pas ostensiblement, en tout cas – mais elle eut un petit sourire quand le petit groupe s’engagea sous une arche.
— Cumere et Narvais, dit-elle soudain. Vous devez être Cumere Powys et Narvais Maslin. J’ai entendu parler de vous…
Les deux femmes se détournèrent de Harine.
— Il existe des critères auxquels toute bonne Conseillère doit se conformer, continua la « légende ».
Prenant chaque femme par le bras, elle les guida vers l’escalier. Oubliant Harine, elles se laissèrent faire, sans doute à cause d’une sourde inquiétude.
Sous l’arche, Cadsuane se retourna – mais pas pour regarder Harine ou Shalon.
— Kumira ? Kumira !
L’Aes Sedai sursauta, s’écarta à contrecœur de la balustrade et se força à suivre le mouvement. Faute d’une autre option, les deux Atha’an Miere firent de même.
Craignant de s’égarer, Shalon allongea le pas et sa sœur l’imita. Toujours flanquée des deux Conseillères, Cadsuane descendit les marches en parlant à voix basse. Kumira étant placée entre elle et le trio, Shalon ne capta pas un mot.
Cumere et Narvais tentèrent de s’exprimer. En vain, car Cadsuane ne leur en laissa pas placer une. Très calme, elle tissait sa toile, et ses interlocutrices se décomposaient.
— Cet endroit te perturbe ? demanda brusquement Harine.
— J’ai l’impression d’avoir perdu mes yeux, répondit Shalon, glacée de terreur par sa propre métaphore. J’ai peur, Maîtresse des Vagues, mais avec l’aide de la Lumière, je m’en sortirai.
Il le fallait, en tout cas !
Harine plissa le nez en désignant les femmes qui les précédaient.
— J’ignore si nous dénicherons dans le palais d’Aleis une baignoire assez grande pour nous deux, et je doute qu’on nous servira du vin coupé au miel, mais nous trouverons bien quelque chose d’agréable…
Harine détourna le regard de Cadsuane et des autres, puis elle toucha maladroitement le bras de sa sœur.
— Quand j’étais enfant, j’avais peur du noir, et tu restais avec moi jusqu’à ce que ça passe. Aujourd’hui, je ne te laisserai pas seule, Shalon.
La Régente des Vents trébucha et faillit s’étaler. Sauf en privé, Harine ne l’avait plus appelée par son prénom depuis qu’elle avait été promue Maîtresse des Voiles. Et depuis ce temps, même en tête à tête, elle ne s’était plus montrée très amicale.
— Merci… hum… Harine.
La Maîtresse des Vagues tapota de nouveau le bras de sa sœur et sourit. N’ayant plus l’habitude de cet exercice, elle ne réussit pas très bien, mais seule l’intention comptait.
Quand elle regarda de nouveau devant elle, son regard redevint glacial.
— Je vais peut-être pouvoir négocier… Cadsuane est en train de déplacer leur lest, et elles vont prendre de la gîte. Quand tu parleras à l’Aes Sedai, essaie de découvrir comment elle s’y est prise…
» J’aimerais faire sauter les canines d’Aleis pour les porter autour du cou ! M’abandonner comme ça, sans un mot… Mais je fais passer avant tout la sécurité du Coramoor. Il ne faut pas que Cadsuane le mette en danger. Tu dois découvrir ce qu’elle mijote, Shalon.
— Cadsuane complote comme le commun des mortels respire, soupira Shalon. Mais je vais essayer, Harine. Je ferai de mon mieux, c’est promis.
— Tu l’as toujours fait, et tu le feras toujours… Je le sais.
Shalon soupira de nouveau. Il était bien trop tôt pour mettre à l’épreuve la nouvelle compassion de sa sœur. Tout avouer pouvait lui valoir l’absolution, mais ce n’était pas garanti, et elle ne survivrait pas à la perte de son rang et à la ruine de son mariage.
Pourtant, pour la première fois depuis que Verin lui avait exposé les conditions de Cadsuane, si elle voulait protéger son secret, se confesser ne lui paraissait plus hors de question.