Le chariot, une boîte sur roues, rappela à Mat les roulottes des Zingari. Sauf que ce véhicule-là, rempli de placards et d’établis intégrés dans les cloisons, n’était pas censé servir d’habitation. Le nez plissé à cause des étranges odeurs acides qui saturaient l’air, le jeune homme se tortilla inconfortablement sur son tabouret – le seul endroit où il était possible de s’asseoir. Sa jambe cassée et ses côtes fêlées étaient quasiment guéries, tout comme les entailles récoltées lorsqu’un fichu bâtiment s’était écroulé sur lui. Mais il lui restait encore des douleurs de temps en temps… D’autant plus qu’il était avide de sympathie. Quand on savait s’y prendre, les femmes adoraient se montrer compatissantes…
Mat se força à cesser de jouer avec sa longue chevalière. Dès qu’une femme sentait de la nervosité, elle en tirait ses conclusions, et adieu la sympathie !
— Aludra, écoute-moi, implora-t-il avec son sourire le plus enjôleur. Les Seanchaniens, tu devrais le savoir, ne se laisseront pas impressionner par des feux d’artifice. Les damane, à ce qu’on dit, font apparaître dans le ciel des lumières qui feraient passer tes meilleures fusées pour des pétards mouillés. Sans vouloir t’offenser.
— Moi, je n’ai jamais vu ces lumières dont tu parles, répondit la jeune femme avec son accent du Tarabon à couper au couteau.
Penchée sur un mortier en bois posé sur un des établis – un gros mortier, du diamètre d’un grand tonneau –, Aludra avait les cheveux devant les yeux. Pourtant, elle avait pris la précaution de les nouer sur sa nuque avec un large ruban bleu. Taché de noir, son long tablier blanc ne parvenait pas à dissimuler la troublante façon dont sa robe verte tombait sur ses hanches, s’y ajustant à la perfection. Pourtant, Mat s’intéressait plus à l’occupation de la jeune femme qu’à ses charmes. Enfin, autant, plutôt…
Avec un pilon presque aussi long que son bras, Aludra concassait une sorte de poudre noire à gros grains qui ressemblait un peu à celle qu’il avait vue dans des fusées, après les avoir éventrées. Hélas, il ignorait toujours ce que c’était.
— Je ne te livrerai pas les secrets de la guilde, c’est bien compris ? Et ce quoi qu’il arrive…
Mat fit la grimace. Il travaillait la belle depuis des jours pour lui faire cracher le morceau. Très exactement, depuis le moment où une visite fortuite à la ménagerie de Valan Luca lui avait appris qu’elle était à Ebou Dar. Tout du long, il avait redouté qu’elle mentionne la Guilde des Illuminateurs histoire de s’en servir comme d’un bouclier.
— Mais tu ne fais plus partie de la guilde, pas vrai ? Les Illuminateurs t’ont fichue… Hum, tu l’as quittée, c’est vrai…
Pour la énième fois, Mat envisagea de rappeler à Aludra qu’il lui avait sauvé la mise, le jour où quatre membres de la guilde avaient manifesté l’intention de lui couper le cou. En général, les interventions de ce genre étaient suivies d’une généreuse collecte de baisers et de promesses à vous faire tourner la tête. Mais à l’époque, sur ce plan-là, Mat avait fait un bide retentissant, et il était peu probable que ça change après si longtemps.
— Quoi qu’il en soit, pourquoi te soucierais-tu de la guilde ? Si je ne me trompe, ça fait un bail que tu fabriques des « fleurs de nuit » et personne n’a essayé de t’en empêcher. Sans blague, je parie que tu ne verras plus l’ombre d’un Illuminateur.
— Qu’as-tu entendu dire ? demanda Aludra, toujours penchée sur son mortier. (Le pilon cessa presque sa rotation.) Répète-moi tout.
Les cheveux de Mat faillirent se hérisser sur son crâne. Comment les femmes faisaient-elles ça ? Plus on leur cachait d’indices, et plus elles mettaient le doigt sur ce qu’on ne voulait pas leur dire.
— De quoi parles-tu ? J’ai entendu les mêmes rumeurs que toi, j’imagine. En majorité sur les Seanchaniens.
Aludra se retourna si vite que ses cheveux manquèrent claquer comme la lanière d’un fouet. Prenant son lourd pilon à deux mains, elle le brandit au-dessus de sa tête. D’une dizaine d’années plus âgée que Mat, la jeune femme aux grands yeux noirs avait une bouche sensuelle qui semblait faite pour embrasser. En une ou deux occasions, Mat avait envisagé de lui voler un baiser. Après quelques cajoleries, beaucoup de femmes se montraient bien plus conciliantes. Pour l’instant, les lèvres dévoilant ses dents, Aludra semblait plutôt prête à lui mordre le nez.
— Dis-moi ! ordonna-t-elle.
— Je jouais aux dés avec des Seanchaniens, commença Mat, un œil sur le redoutable pilon.
Quand l’affaire n’était pas sérieuse, un homme pouvait y aller à l’esbroufe, jouer des pectoraux et se défiler si ça tournait mal. Avec les femmes, l’affaire était toujours sérieuse, et on risquait de se faire fracasser le crâne pour un rien. Ankylosé après être resté assis si longtemps, Mat n’était pas sûr de se lever assez vite pour esquiver le coup fatal.
— Je ne voulais pas être celui qui te l’apprendrait, mais… Eh bien, la guilde n’existe plus. Le complexe capitulaire de Tanchico a été rasé…
L’unique véritable complexe capitulaire de la Guilde des Illuminateurs avait été détruit. Celui du Cairhien était abandonné depuis longtemps, les Illuminateurs passant le plus clair de leur temps à voyager pour proposer de grands spectacles aux dirigeants et aux nobles.
— Les Illuminateurs ont refusé de laisser entrer des soldats seanchaniens dans leur fief. Ils se sont battus, mais en vain. J’ignore ce qui s’est passé – un soldat est peut-être allé avec une torche quelque part où il n’aurait pas dû – mais il paraît que la moitié du complexe a explosé. Un compte-rendu exagéré, sûrement… Mais les Seanchaniens ont cru qu’un Illuminateur avait utilisé le Pouvoir de l’Unique, et ils…
Mat soupira et tenta de prendre le ton le plus doux possible. Par le sang et les cendres, il ne voulait pas être celui qui raconterait ça à Aludra ! Mais elle le foudroyait du regard, son maudit pilon prêt à s’abattre.
— Les Seanchaniens ont rassemblé tous les survivants du complexe, plus certains Illuminateurs partis en Amador – en ajoutant toute personne qui ressemblait de près ou de loin à un membre de la guilde – et ils en ont fait des da’covale. Ce qui signifie…
— Je sais ce que ça veut dire ! rugit Aludra.
Se retournant vers le mortier géant, elle recommença à jouer du pilon – avec tant d’énergie que Mat craignit qu’elle fasse tout exploser, si cette poudre était vraiment celle qui remplissait les fusées.
— Les crétins ! maugréa Aludra en pilonnant de plus belle. Devant les puissants, il faut savoir baisser la tête et filer sans demander son reste. Mais bien sûr, ça ne leur a pas traversé l’esprit.
Du revers de la main, la jeune femme essuya ses joues humides.
— Mais tu as tort, mon jeune ami. Tant qu’un seul Illuminateur vivra, la guilde vivra aussi. Et je suis encore de ce monde !
Toujours sans regarder Mat, Aludra s’essuya de nouveau les yeux.
— Que ferais-tu si je te donnais les feux d’artifice ? Tu les jetterais sur les Seanchaniens avec une catapulte, je parie !
— Et alors, en quoi serait-ce une mauvaise idée ? se défendit Mat.
Une bonne catapulte légère pouvait propulser une pierre de dix livres à une centaine de pas. Dix livres de feux d’artifice feraient beaucoup plus de dégâts que n’importe quelle pierre.
— Mais j’ai une meilleure idée… J’ai vu les cylindres que tu utilises pour envoyer tes fusées dans le ciel. Une portée verticale de trois cents pas, as-tu dit. À l’horizontale, ça devrait faire au moins le triple, non ?
— Moi et ma grande gueule…, marmonna Aludra.
Elle ajouta une remarque au sujet de « beaux yeux » à laquelle Mat ne parvint pas à trouver un sens. Pour dispenser son interlocutrice de trahir d’autres secrets de la guilde, il enchaîna très vite :
— Ces cylindres sont bien plus discrets qu’une catapulte, ma chère… Si on les dissimulait bien, les Seanchaniens ne sauraient jamais d’où viennent les attaques. Tu pourrais considérer ça comme une vengeance, après la destruction du complexe capitulaire.
Aludra tourna la tête et regarda Mat avec un respect nouveau – mêlé de surprise, mais le jeune homme préféra ne pas s’appesantir sur ce point. Les yeux rouges et les joues sillonnées de larmes, Aludra semblait abattue… Eh bien, c’était peut-être le moment de l’enlacer. Un peu de réconfort ne déplaisait jamais à une femme en pleurs.
Sentant un frémissement du côté de son vis-à-vis, Aludra se retourna et brandit de nouveau son pilon de malheur – à une main, comme s’il s’agissait d’une épée. Ses bras fins devaient être plus forts qu’on aurait pu le croire, car la massue improvisée ne tremblait pas.
Lumière ! elle n’aurait pas dû deviner ce que j’allais faire ! Ce n’est plus du jeu…
— Bien raisonné, pour quelqu’un qui ignorait l’existence de ces cylindres avant ces derniers jours. Moi, j’y pense depuis bien plus longtemps que ça. Pour une très bonne raison…
D’abord amer, le ton d’Aludra redevint normal, puis vaguement amusé.
— Puisque tu es si intelligent, je te propose une devinette…
Oui, quelque chose amusait cette femme, ça ne faisait aucun doute.
— Dis-moi à quoi pourrait me servir un fondeur de cloches et je te révélerai tous mes secrets. Même ceux qui te feront rougir.
Voilà qui devenait intéressant… Hélas, les feux d’artifice étaient bien plus importants que les cachotteries d’alcôve et autres distractions… légères. Quant à le faire rougir, la belle risquait d’être surprise. Les souvenirs d’autres hommes qui tourbillonnaient dans sa tête ne concernaient pas tous les champs de bataille…
— Un fabricant de cloches…, murmura-t-il sans avoir la moindre idée de la direction à prendre.
Aucun de ses antiques souvenirs ne lui donnait l’ombre d’un indice.
— Eh bien, je suppose que… Un fondeur de cloches pourrait… éventuellement…
— Non ? coupa Aludra. File et reviens dans deux ou trois jours. J’ai du travail, et tu me déranges avec tes bavardages. Pas de discussion ! Fiche le camp !
Furibard, Mat se leva et posa sur son crâne son légendaire chapeau noir à larges bords. Bavarder, lui ? Par le sang et les fichues cendres !
Se penchant, le jeune homme ramassa son manteau, qu’il avait laissé en tas devant la porte. Se faire jeter comme ça, après avoir passé toute la journée sur un maudit tabouret ! Cela dit, il n’avait peut-être pas perdu son temps. S’il réussissait à résoudre la devinette, bien sûr.
Cloches, alarme, heures, tocsin… Tout ça n’avait aucun sens.
— S’il n’appartenait pas à une autre femme, dit Aludra, je pourrais envisager d’embrasser un si joli garçon. Tu as de si belles fesses !
Mat se redressa sans se retourner. La chaleur qui lui montait aux joues était celle de la colère, mais la coquine se vanterait sûrement de l’avoir fait rougir. Sauf quand on lui en parlait avec insistance, comme là, il parvenait en général à oublier sa pathétique tenue, même s’il fallait déplorer un ou deux – voire trois – « incidents » dans des tavernes.
Pendant qu’il gisait sur le dos, sa jambe dans une attelle et les côtes bandées – sans compter des dizaines de pansements partout ailleurs –, Tylin lui avait caché tous ses vêtements. Caché, pas brûlé, parce qu’elle n’avait pas pu espérer le garder à tout jamais. Tout ce qui lui restait de personnel, c’était son chapeau et le foulard de soie qu’il enroulait autour de son cou – en plus de son médaillon à tête de renard, pendu à une lanière de cuir sous sa chemise. Et ses couteaux, sans lesquels il se serait senti perdu…
Quand il avait enfin pu se lever, Tylin avait décidé de lui faire confectionner de nouveaux habits. Bien entendu, elle avait pris un malin plaisir à regarder la maudite couturière le mesurer dans tous les sens puis multiplier les essayages.
S’il n’y prenait pas garde, la dentelle, autour de ses poignets, cachait complètement ses mains, et le fichu jabot de sa chemise venait lui taquiner le nombril. Sur un homme, Tylin adorait la dentelle…
Aussi écarlate que son maudit pantalon moulant – d’où la remarque d’Aludra sur son postérieur –, le manteau de Mat était orné d’entrelacs en fil d’or et de roses blanches – oui, des roses de malheur, rien de moins. Sur son épaule gauche, dans un ovale blanc, figuraient l’Épée et l’Ancre vertes de la maison Mitsobar. Sa veste bleue que n’aurait pas reniée un Zingaro arborait sur le devant et sur les manches des broderies rouges et or typiques de Tear – tant qu’à faire dans la démesure, pourquoi se retenir ?
À force de plaidoiries vibrantes, Mat avait obtenu que Tylin renonce aux perles, aux saphirs et aux autres cochonneries dont elle entendait le couvrir. La terrible reine ayant elle aussi une passion pour ses fesses, la veste ne les cachait évidemment pas. À l’évidence, elle était du genre à faire profiter les autres des spectacles qui la ravissaient…
Son manteau enfilé – au moins, ça limitait les dégâts –, Mat s’empara de son long bâton de marche appuyé à la cloison, près de la porte. Après son séjour sur le tabouret, sa hanche et sa jambe à peine guéries allaient lui faire un mal de chien.
— Dans deux ou trois jours, donc, dit-il avec toute la dignité froissée dont il était encore capable.
Aludra rit doucement – pas assez pour qu’il n’entende pas, cela dit. Misère… Avec un petit rire, une femme pouvait faire plus de dégâts qu’un docker avec un chapelet de jurons. Et avec la même intention de nuire…
Boitillant hors du chariot, Mat claqua la porte derrière lui dès qu’il fut assez bas sur le marchepied pour avoir l’élan requis. En fin d’après-midi, le ciel était aussi morne que le matin et un vent mordant soufflait allégrement. Si l’Altara n’avait pas vraiment d’hiver, ce qui en tenait lieu suffisait amplement. Pas de neige, certes, mais de la grêle et des orages venus de la mer, avec une humidité constante à vous geler les os. Même quand il ne pleuvait pas, le sol était mou sous la semelle des chaussures.
D’humeur maussade, Mat s’éloigna du chariot.
Les femmes ! Cela dit, Aludra était très jolie… Et experte en feux d’artifice. Un fondeur de cloches ? En deux jours, il devait être possible de résoudre l’énigme. Au fond, tout était acceptable, tant qu’Aludra ne le harcelait pas. Ces derniers temps, ça semblait être le sport favori des femmes. Tylin l’avait-elle transformé, pour qu’elles le poursuivent toutes de leurs assiduités ? Voulaient-elles imiter la reine ? Ridicule théorie…
Le vent s’engouffra dans le manteau de Mat, le faisant gonfler comme une baudruche. Plongé dans ses pensées, il ne s’en soucia pas.
Deux jeunes femmes très minces – des acrobates, pensa-t-il – lui sourirent timidement. Il leur sourit et se fendit d’une courbette. Non, Tylin ne l’avait pas changé. Il était toujours le bon vieux Mat Cauthon.
La ménagerie de Luca était cinquante fois plus grande que le laissait penser la description de Thom – et peut-être même plus que ça ! Un alignement anarchique de tentes et de chariots de la taille d’un gros village. Malgré le temps détestable, des artistes s’entraînaient un peu partout. En chemisier blanc et en collants, une femme avançait sur une corde tendue entre deux poteaux. Basculant dans le vide, elle enroula ses jambes autour de la corde, s’épargnant une chute douloureuse, puis se plia en deux pour la saisir à deux mains et réaliser un rétablissement spectaculaire.
Pas très loin de là, un type courait sur une roue en forme d’œuf qui devait faire une bonne vingtaine de pieds de long. Étant posé sur une estrade, son perchoir, quand il était au sommet, lui permettait de regarder de haut l’étrange funambule qui n’allait pas tarder à se casser le cou.
Un peu plus loin, un homme au torse nu faisait rouler trois balles brillantes le long de ses bras et de ses épaules sans jamais les pousser avec ses mains. Fascinant, ça… Avec un peu d’entraînement, Mat aurait pu en faire autant. Au moins, ces numéros-là ne vous laissaient jamais en sang avec les os brisés. Sur ce rayon, il avait été servi et il n’en redemanderait jamais.
Le plus intéressant, cependant, ce furent les cordes tendues entre des piquets afin d’y attacher des chevaux. Tout du long, une bonne vingtaine de types chaudement vêtus pelletaient du fumier. Des centaines d’équidés… Luca ayant engagé une dresseuse seanchanienne, il avait été récompensé par une sorte de brevet – signé de la main de la Haute Dame Suroth – l’autorisant à garder l’ensemble de ses animaux.
Pépin, le hongre marron de Mat, était en sécurité dans les écuries du palais Tarasin, où il échapperait à la loterie organisée par Suroth. Mais l’en faire sortir n’était pas à la portée du jeune homme. Après lui avoir plus ou moins passé une laisse autour du cou, Tylin n’avait aucune intention de le laisser filer.
En continuant son chemin, il envisagea d’ordonner à Vanin de voler quelques chevaux à la ménagerie, si la conversation avec Luca tournait mal. D’après ce qu’il savait de Vanin, ce serait un jeu d’enfant pour lui. Si gros qu’il fût, il pouvait voler et monter n’importe quel canasson au monde. Hélas, Mat doutait de pouvoir tenir en selle plus d’un quart de lieue.
Cela dit, ce plan méritait d’être pris au sérieux, tant il manquait d’options.
Sans cesser de regarder les artistes à l’exercice, il se demanda comment il en était arrivé là. Par le sang et les cendres, il était un ta’veren ! Le monde, censément, devait se tisser autour de lui. Pourtant, il était coincé à Ebou Dar, devenu l’étalon de Tylin – avant de lui sauter de nouveau dessus, elle ne lui avait même pas laissé le temps de guérir – pendant que tous ses amis prenaient du bon temps.
Avec toutes les femmes de la Famille pour lui cirer les pompes, Nynaeve devait bicher. Quant à Egwene, dès qu’elle aurait compris que les Aes Sedai l’avaient nommée Chaire d’Amyrlin parce qu’elles étaient cinglées, Talmanes et la Compagnie de la Main Rouge se chargeraient de la tirer de ces sales draps.
Elayne, elle, devait déjà porter la Couronne de Roses, comme il la connaissait. Rand et Perrin, enfin, se doraient sûrement la couenne devant un bon feu, dans un palais où on servait du vin à flots.
Avec un rictus, Mat se massa le front tandis que de vagues couleurs commençaient à tourbillonner dans sa tête. Ces derniers temps, le phénomène se produisait dès qu’il pensait aux deux hommes. Pourquoi ? Il l’ignorait et ne voulait surtout pas le savoir ! Son seul désir, c’était que ça cesse.
Oui, filer d’Ebou Dar en emportant le secret des feux d’artifice… L’idéal. Mais il était prêt à s’enfuir sans, s’il le fallait.
Thom et Beslan étaient là où il les avait laissés, en train de boire devant la roulotte superbement décorée de Luca. Mat ne les rejoignit pas tout de suite…
Pour une raison mystérieuse, Valan Luca l’avait pris en grippe. Mat lui rendait la pareille, mais en sachant pourquoi.
Luca était bouffi de son importance et il reluquait toutes les femmes qui croisaient son chemin. Convaincu que toutes adoraient poser les yeux sur son joli visage, ce bellâtre oubliait un léger détail. Par la Lumière ! il était marié !
Vautré dans un fauteuil doré qu’il avait sûrement volé dans quelque palais, Luca riait grassement en gesticulant à l’intention de Thom et de Beslan, assis sur des bancs des deux côtés de sa noble personne. Sur son manteau et sa veste rouge, des étoiles d’or et des comètes s’alignaient « modestement ». Un Zingaro en aurait rougi ! Et devant cette roulotte pompeuse, il aurait pleuré à chaudes larmes. Plus grand que le chariot professionnel d’Aludra, ce véhicule était entièrement laqué, avec sur ses parois la répétition inlassable des diverses phases de la lune – sur fond d’étoiles et de comètes, bien entendu.
À cette aune, Beslan avait l’air tout à fait austère avec sa veste et son manteau ornés d’oiseaux virevoltants. Quant à Thom, occupé à essuyer le vin qui tachait sa belle moustache blanche, il était presque invisible dans sa tenue de laine sombre.
Il manquait quelqu’un, mais d’un coup d’œil circulaire, Mat repéra un attroupement de femmes près d’une autre roulotte. De tous les âges, elles gloussaient et se pâmaient d’aise avec un bel ensemble.
Non sans soupirer, Mat approcha de cet étrange groupe.
— Je ne peux pas me décider, dit une voix haut perchée de gamin. Quand je te regarde, Merici, tes yeux me semblent les plus beaux du monde. Mais lorsque c’est toi que je contemple, Neilyn, voilà que tout change. Et toi, Gillin, si tu savais combien tes lèvres me donnent des désirs de baiser – les tiennes aussi, Adria. Et que dire de ton cou, Jameine, aussi gracieux que celui d’un cygne…
Ravalant un juron, Mat pressa le pas et fendit la foule de femmes énamourées en marmonnant de très vagues excuses. Olver était bien entendu le point focal de cette assemblée. Petit, pâle et moche, cet avorton faisait des manières à toutes les femmes. Avec son sourire radieux, ce fichu gosse avait tout de la tête à claques !
— Je vous prie de l’excuser, dit Mat en prenant la main du garçon. Olver, nous devons retourner en ville. Cesse de faire des ronds de jambe, s’il te plaît ! Désolé, il ne sait pas ce qu’il raconte. Je me demande bien où il va chercher tout ça.
Par bonheur, toutes les femmes éclatèrent de rire et certaines ébouriffèrent les cheveux d’Olver au passage. D’autres murmurèrent que c’était un enfant délicieux. Et quoi encore ?
Une de ces furies glissa une main sous le manteau de Mat et lui pinça les fesses.
Une fois loin des femmes, le jeune homme foudroya du regard le gamin qui sautillait gaiement à côté de lui. Depuis leur rencontre, Olver avait grandi, mais il restait petit pour son âge. Avec sa grande bouche et ses énormes oreilles, aucune chance qu’il soit beau un jour.
— À force de parler aux femmes comme ça, tu vas finir par t’attirer des ennuis. Elles aiment qu’un homme ait des bonnes manières et se montre discret. Et réservé surtout. Voire un peu timide. Cultive ces qualités, et tu t’en sortiras bien. Comme moi.
Olver en resta bouche bée. Accablé, Mat soupira. Ce gosse avait une kyrielle d’oncles d’élection, et à part lui, tous le poussaient sur le mauvais chemin.
Dès qu’il vit Thom et Beslan, Olver retrouva le sourire. Libérant sa main, il courut vers eux en riant. Alors que le trouvère lui enseignait l’art de jongler et de jouer de la harpe ou de la flûte, Beslan était son maître d’escrime. Ses autres « oncles » lui apprenaient une foule de choses plus ou moins utiles ou recommandables.
Mat prévoyait de l’initier à l’art du combat au bâton et au tir à l’arc, mais pour ça, il devait retrouver la forme.
Ce que Chel Vanin et les Bras Rouges apprenaient à Olver, il préférait ne pas le savoir…
Voyant approcher Mat, Luca se leva de son étrange fauteuil et son sourire vira à la grimace. Après avoir étudié son visiteur, il fit voleter son manteau dans son dos et déclara d’une voix tonitruante :
— Je suis un homme occupé, débordé même. À ce qu’on dit, j’aurai bientôt l’honneur de recevoir la Haute Dame Suroth pour une représentation privée.
Sur ces mots, il s’éloigna, son manteau claquant au vent comme un étendard.
Mat resserra les pans du sien. Un manteau, c’était fait pour tenir chaud. Au palais, il avait vu Suroth – jamais de près, mais il ne s’en plaignait pas. Pas un instant, il ne l’imaginait accorder quelques minutes de son temps à Valan Luca et à son « spectacle truffé de merveilles et de miracles », ainsi que l’annonçait en lettres rouges la banderole de l’entrée. Et si elle le faisait, ce serait pour manger les lions. Ou leur flanquer la frousse de leur vie.
— Il est d’accord, Thom ? demanda Mat.
— Oui. Nous pourrons voyager avec lui quand il quittera Ebou Dar.
Le trouvère grogna, souffla dans sa moustache et passa nerveusement une main dans ses cheveux blancs.
— Avec le paiement qu’il exige, on devrait être comme des coqs en pâte, mais le connaissant, je doute que ce soit le cas. Comme nous sommes toujours libres, il ne nous prend pas pour des criminels, mais il sait que nous fuyons quelque chose – sinon, nous aurions choisi une autre direction. Hélas, il ne prévoit pas de partir avant le printemps, au plus tôt.
Mat eut au bout de la langue une série de jurons des plus raffinés. Pas avant le printemps ? Jusque-là, que lui aurait fait Tylin, et que l’aurait-elle forcé à faire ? Au fond, le vol de chevaux par Vanin n’était pas une si mauvaise idée que ça…
— Ça me donnera plus de temps pour jouer aux dés, fit Mat comme si la nouvelle le laissait indifférent. S’il est aussi gourmand que tu le dis, il faut que je remplisse ma bourse. Si les Seanchaniens ont une qualité, c’est d’être bons perdants.
Surtout quand on faisait attention à ne pas avoir une chance trop insolente. Jusque-là, personne ne l’avait accusé de tricher ni menacé d’un coup de couteau – pas depuis qu’il pouvait sortir du palais sur ses deux jambes. Au début, il avait cru que sa chance proverbiale s’étendait à un autre domaine – ou qu’être ta’veren se révélait finalement utile à quelque chose.
Beslan regarda gravement Mat. Mince et hâlé, ce type un peu plus jeune que lui était un noceur aviné au moment de leur rencontre. Toujours prêt pour une virée dans les tavernes, surtout quand il y avait des filles ou une bonne rixe à la clé. Depuis l’arrivée des Seanchaniens, il s’était assagi. Pour lui, cette invasion était une affaire sérieuse.
Après tellement de temps, Mat ne put quand même s’empêcher de faire la grimace. Fils de Tylin, Beslan trouvait que le comportement de sa mère n’avait rien de choquant, et c’était dur à avaler.
En fait, il jugeait que sa génitrice était devenue un peu trop possessive – un peu, vraiment ? – et c’était uniquement pour ça qu’il acceptait d’aider Mat. Sinon, il voyait en lui le dérivatif idéal aux tourments qu’endurait Tylin depuis qu’elle avait dû signer un pacte avec les Seanchaniens.
Parfois, Mat aurait aimé retourner à Deux-Rivières, où on savait toujours ce que pensaient les gens. Parfois, oui…
— On rentre au palais, à présent ? demanda Olver. J’ai une leçon de lecture avec dame Riselle. Pendant qu’elle me lit des choses, elle me laisse poser la tête sur sa poitrine.
— Une belle réussite, Olver, apprécia Thom en se lissant la moustache.
Il baissa le ton et se pencha en avant afin que le gamin n’entende pas :
— Moi, elle me demande de jouer de la harpe avant de me laisser profiter de ce superbe… oreiller.
— Riselle veut toujours qu’on la distraie un peu avant, fit Beslan, l’air entendu.
Thom le regarda avec de grands yeux.
Mat eut un grognement maussade. Pas à cause de sa jambe, ni parce que tous les hommes d’Ebou Dar, à part lui, pouvaient choisir leur « oreiller », mais parce que les maudits dés venaient de recommencer à rouler dans sa tête. Un mauvais coup se préparait, et il en était la cible. Un très mauvais coup.