4 Des propositions

— Mais qu’avons-nous donc ici ? lança une voix de femme très dure.

Oubliant pour un moment l’infusion, Faile releva la tête.

Deux Aielles, une gai’shain bien plus petite entre elles, émergèrent du rideau de neige. De la poudreuse jusqu’aux mollets, les deux grandes femmes avançaient d’un pas alerte. Moins agile, la gai’shain titubait et une de ses compagnes la tenait par l’épaule pour qu’elle ne s’étale pas et suive le rythme. Vraiment, ce trio ne risquait pas de passer inaperçu.

La gai’shain en blanc gardait la tête humblement baissée, comme il convenait, mais sa robe en soie rompait avec toutes les traditions. Alors qu’elle n’aurait pas dû porter de bijoux, elle arborait autour de la taille une superbe ceinture ornée d’or et de pierres précieuses. À peine visible à cause de la capuche, un collier assorti pendait à son cou. Le genre de trésor que peu de gens, à part les têtes couronnées, pouvaient s’offrir.

Si bizarre que fût la gai’shain, Faile s’intéressa aux deux autres femmes. Des Matriarches, paria-t-elle à cause de leur aura d’autorité. Des Aielles habituées à donner des ordres et à être obéies. De plus, leur simple présence attirait irrésistiblement l’œil. Celle qui tenait la gai’shain, un fichu sombre autour de son visage d’oiseau de proie, dépassait largement les six pieds de haut – presque la taille d’un homme de son peuple – et l’autre devait faire trois bons pouces de plus que Perrin. Pourtant, elle n’était pas massive, sauf peut-être à l’endroit qui lui servait à s’asseoir. Ses cheveux couleur sable cascadant jusqu’à sa taille, elle les avait noués avec un bandeau sombre pour qu’ils ne volent pas devant ses yeux. Le châle marron posé sur ses épaules s’entrouvrait juste assez pour laisser voir l’opulente poitrine qui menaçait à chaque instant de jaillir de son chemisier clair. Comment pouvait-elle exhiber tant de peau nue sans crever de froid ? Ses colliers d’or et d’ivoire devaient être glacés.

Alors que les deux Aielles se campaient devant les prisonnières, la femme au visage d’oiseau de proie fit une moue désapprobatrice aux Shaido qui les avaient capturées. Puis elle les congédia d’un geste. Les trois Promises allèrent immédiatement rejoindre la colonne. Un des hommes les suivit, mais Rolan et les autres tardèrent à obtempérer. Une hésitation lourde de sens ? Peut-être… ou peut-être pas. Comme si elle était au cœur d’un cyclone, Faile tentait de s’accrocher à la moindre brindille…

— Ce que nous avons ici ? répéta la géante.

Certains auraient pu la trouver « jolie ». En tout cas, elle était plus douce que les autres Matriarches.

— Des gai’shain de plus pour Sevanna, voilà ce que nous avons ! Thevara, elle ne sera pas satisfaite tant que le monde entier ne portera pas la robe blanche. Cela dit, je n’aurais rien contre ça non plus…

La femme sourit, mais Thevara ne l’imita pas.

— Someryn, Sevanna a déjà beaucoup trop de gai’shain. Pareil pour nous. Ils nous ralentissent.

D’un regard d’acier, Thevara balaya la rangée de prisonnières.

Faile tressaillit et baissa la tête sur son gobelet. Sans avoir jamais vu Thevara, elle identifia une femme capable d’écraser tous ses rivaux et de reconnaître une lueur de défi dans le regard le plus furtif. Tomber sur des personnes de ce genre était déjà désastreux quand il s’agissait d’une noble dame à la cour – ou d’une inconnue dans la rue – mais quand on aspirait à s’évader, ce type de prédatrice était une calamité. La captive regarda pourtant Thevara du coin de l’œil. On eût dit une vipère redressée pour mordre, ses écailles brillant au soleil.

Sois humble, pensa Faile. Humblement accroupie, avec pour seule ambition de boire une infusion… Inutile de m’étudier si longtemps, sorcière !

Avec un peu de chance, les autres prisonnières comprendraient comment il fallait se comporter.

Bien entendu, Alliandre n’en fit rien. Tentant de se lever, elle tituba sur ses pieds blessés puis retomba à genoux avec une grimace. Après cet échec, elle garda le dos bien droit et la tête haute, drapée dans sa couverture miteuse comme si c’était un châle de soie sur une robe de cérémonie. Même si ses jambes nues et ses cheveux en bataille sabotaient l’effet, elle restait d’une altière arrogance.

— Je suis Alliandre Maritha Kigarin, reine du Ghealdan, annonça-t-elle d’un ton hautain, comme si elle s’adressait à des vagabondes. Vous seriez avisées de bien nous traiter, mes compagnes et moi, et de punir ceux qui nous ont malmenées. Grâce à nous, vous obtiendrez une fabuleuse rançon plus l’amnistie pour tous vos crimes. Ma suzeraine et moi exigeons d’être convenablement logées jusqu’à ce que l’affaire soit réglée. Même chose pour sa dame de compagnie. Les autres pourront être moins bien servies, tant qu’on ne leur fait pas de mal. Qu’il leur arrive malheur, et je ne paierai pas un sou de rançon.

Si elle en avait eu le temps, Faile aurait grogné. Cette idiote pensait-elle avoir affaire à de simples bandits ?

— C’est vrai, Galina, il s’agit d’une reine des terres mouillées ?

Perchée sur un hongre noir, une nouvelle femme approchait. Une Aielle, aurait dit Faile, sans en être sûre. Certes, elle chevauchait, mais elle semblait au moins aussi grande qu’elle, et peu de femmes pouvaient s’en vanter, sauf parmi les Aielles. Et il y avait aussi ses grands yeux verts sur un visage hâlé par le soleil.

Pourtant… Au premier coup d’œil, sa jupe sombre ressemblait à celle des Aielles, mais elle était fendue pour l’équitation et paraissait en soie, comme son chemisier. De plus, l’ourlet laissait apercevoir des bottes rouges…

Le foulard noir plié qui retenait ses cheveux blonds était également en soie et un diadème d’or incrusté d’éclats de quartz lui ceignait le front. Alors que les autres Matriarches portaient des colliers d’or et d’ivoire, les rivières de perles, d’émeraudes, de saphirs et de rubis qui pendaient à son cou cachaient une poitrine au moins aussi généreuse que celle de Someryn. Les bracelets alignés sur son avant-bras, presque jusqu’au coude, étaient eux aussi très coûteux. Et alors que les Aielles ne mettaient pas de bagues, des pierres précieuses brillaient à tous ses doigts. Au lieu d’un châle sombre, elle portait un manteau pourpre brodé de fil d’or et doublé de fourrure blanche.

Cela dit, elle était perchée sur sa selle avec toute la maladresse typique d’une Aielle.

— Une reine et sa suzeraine ? Ça veut dire que la reine lui a juré allégeance ? Donc, c’est une femme très puissante ? Réponds-moi, Galina !

La gai’shain vêtue de soie eut un sourire obséquieux.

— Sevanna, pour qu’une reine lui ait juré allégeance, ce doit être une femme extrêmement puissante. Je n’ai jamais entendu parler d’une chose pareille. Cela dit, je pense qu’elle ne ment pas. J’ai rencontré Alliandre, il y a des années, et la jeune fille de ce temps-là a très bien pu vieillir ainsi. D’autre part, elle était bien la reine du Ghealdan… Mais j’ignore ce qu’elle fait en Amadicia. Les Capes Blanches ou les hommes d’Ailron l’auraient immédiatement arrêtée s’ils avaient su que…

— Assez, Lina, ordonna Thevara. Tu sais que je déteste que tu jacasses.

Peut-être parce que la Matriarche lui serrait très fort l’épaule, la gai’shain tressaillit puis se tut. Se faisant toute petite, elle gratifia Thevara d’un sourire encore plus servile que le précédent, adressé à Sevanna. Puis elle se tordit nerveusement les mains, de l’or brillant à un de ses doigts. Des yeux noirs, une terreur visible dedans… À l’évidence, ce n’était pas une Aielle.

Concentrée sur Sevanna, Thevara parut à peine remarquer la soumission de la gai’shain. Une chienne à qui elle avait crié « Au pied ! » et qui venait d’obéir.

Someryn jeta un coup d’œil en coin à Galina. Avec un rictus méprisant, elle tira son châle sur sa poitrine et se tourna aussi vers Sevanna. Même si les Aiels trahissaient très peu leurs sentiments, Faile vit que cette femme détestait Sevanna et la redoutait en même temps.

Par-dessus son gobelet, la captive regarda elle aussi la femme à cheval. En un sens, c’était comme lever les yeux sur Logain ou sur Mazrim Taim. À l’instar des leurs, le nom de cette femme était écrit dans le ciel en lettres de feu et de sang. Le Cairhien mettrait des années à se rétablir du mal qu’elle y avait fait, et le fléau s’était répandu en Andor, en Tear et même au-delà. Selon Perrin, le coupable était un Aiel nommé Couladin, mais Faile en avait entendu assez pour savoir que c’était Sevanna qui tirait les ficelles. Et tout le monde était d’accord pour lui faire porter le blâme de la boucherie des puits de Dumai. Perrin avait failli y laisser la peau, une raison suffisante pour que sa femme ait une dent contre Sevanna. Un contentieux assez grave pour qu’elle laisse ses oreilles à Rolan…

Sevanna fit avancer son cheval le long de la rangée de prisonnières, qu’elle étudia de ses yeux verts presque aussi durs que ceux de Thevara. Soudain, le crissement de la neige sous les sabots parut plus fort que des roulements de tonnerre.

— Laquelle d’entre vous est la servante ?

Une étrange question… Les dents serrées, Maighdin hésita avant de lever une main.

— Et la suzeraine ? ajouta Sevanna.

Faile envisagea de ne pas répondre, mais l’Aielle apprendrait tôt ou tard la vérité. Alors, autant lever la main tout de suite, quitte à trembler encore plus de froid.

Très concentrée, Thevara ne ratait pas une miette de la scène. À la surprise de Faile, Sevanna ne sembla pas s’apercevoir que la Matriarche l’épiait. Talonnant son hongre, elle le fit remonter jusqu’au début de la rangée.

— Avec des pieds dans cet état, elles ne pourront pas marcher. Mais je ne vois pas pourquoi elles voyageraient avec les enfants. Tu vas les guérir, Galina.

Faile manqua en lâcher son gobelet. Du coup, elle le tendit au gai’shain comme si ç’avait été son intention dès le départ. De toute façon, il était vide. L’Aiel en robe blanche entreprit aussitôt de le remplir.

« Guérir » ? Ça ne pouvait pas vouloir dire que…

— Tu as entendu ? fit Thevara en poussant la gai’shain sans ménagement. Fais vite, petite Lina. Tu ne voudrais pas me décevoir, je le sais.

Galina réussit à ne pas tomber mais tituba jusqu’aux prisonnières. S’enfonçant par endroits jusqu’aux genoux dans la neige, elle ne renonça pas et atteignit son but. Sur son visage, Faile lut de la peur, du dégoût et…

Une sorte d’excitation, vraiment ? Quoi qu’il en soit, ça faisait une répugnante combinaison…

Revenue à son point de départ, là où Faile la voyait très clairement, Sevanna tira sur les rênes de sa monture, l’immobilisant devant les deux Matriarches. Insensible au vent et à la neige, elle eut une moue dubitative.

— Je viens de recevoir des nouvelles, Thevara.

Un ton posé, mais des yeux qui lançaient des éclairs…

— Ce soir, nous camperons avec les Jonine.

— Un cinquième clan qui nous rejoint, lâcha Thevara. (Pour elle aussi, le vent et la neige n’existaient pas.) Cinq, alors que soixante-dix-huit autres sont encore éparpillés… As-tu oublié ton serment d’unifier les Shaido, Sevanna ? Nous n’attendrons pas jusqu’à la fin des temps.

Les yeux de Sevanna devinrent des volcans où bouillonnait de la lave.

— Je tiens toujours parole, Thevara. Tu ferais bien de t’en souvenir. Et rappelle-toi que tu es ma conseillère. Moi, je parle au nom des chefs de clan.

Sevanna fit volter sa monture et la talonna pour qu’elle se lance au galop. Aucun cheval n’en étant capable dans la neige, le hongre noir réussit à avancer un petit peu plus vite qu’au pas. Imperturbables, Someryn et Thevara regardèrent la cavalière rejoindre la colonne qui continuait à défiler.

Un dialogue révélateur, en tout cas pour Faile, capable de reconnaître la tension et la haine quand elle les voyait. Une faiblesse qui se révélerait peut-être exploitable un jour…

En outre, la jeune femme venait d’apprendre que tous les Shaido, loin de là, n’étaient pas réunis. Pourtant, la colonne ne se tarissait toujours pas…

Galina arrivant devant elle, Faile oublia tout le reste. Avec une impassibilité feinte, la gai’shain, sans dire un mot, prit entre ses mains la tête de la prisonnière.

Faile lâcha un petit cri – enfin, elle en eut l’impression… Alors que le monde semblait tourner autour d’elle, elle se releva à demi.

Des heures ou quelques secondes plus tard, Galina recula et la prisonnière s’écroula sur la couverture, le souffle court. Ses pieds ne lui faisaient plus mal, mais on sortait toujours affamé d’une guérison, et elle n’avait plus rien avalé depuis le petit déjeuner de la veille. Dans son état, elle aurait pu avaler plusieurs assiettes de n’importe quelle nourriture. Sa fatigue envolée, elle aurait juré que ses muscles n’étaient plus de la gelée mais de l’eau. S’appuyant sur ses bras, qui faillirent plier sous son poids, elle tira de nouveau sur la couverture qui l’enveloppait.

Au moment où Galina lui avait saisi la tête, ce qu’elle avait vu sur un de ses doigts la laissait plus sonnée encore que la guérison. Avec reconnaissance, elle laissa le gai’shain lui redonner à boire. Trop faible, elle n’aurait probablement pas pu tenir le gobelet.

Galina n’avait pas traîné. Confuse, Alliandre était en train de se redresser, sa couverture glissant sans qu’elle le remarque. Bien entendu, les zébrures rouges avaient toutes disparu.

Étendue sous sa couverture, Maighdin battait des bras et des jambes et tentait de se ressaisir. Les mains de Galina sur les tempes, Chiad se redressa d’un coup, les bras en croix, et vida bruyamment ses poumons. Sur sa joue, l’hématome disparut en un clin d’œil. Quand Galina passa à Bain, l’autre Promise s’écroula mais lutta aussitôt pour se relever.

Faile se concentra sur son infusion et sur ses pensées. Au doigt, Galina portait la bague au serpent d’une Aes Sedai. Sans la guérison, on aurait pu croire qu’on la lui avait donnée avec ses autres bijoux. Là, il n’y avait aucun doute possible. Cette femme était une Aes Sedai ! Mais que faisait-elle ici, dans la robe blanche d’une gai’shain ? Et en étant visiblement prête à baiser la main de Sevanna et les pieds de Thevara. Une Aes Sedai…

Debout devant Arrela, la dernière de la rangée – évanouie, bien entendu –, Galina haletait après avoir guéri tant de gens si vite. Tournant la tête vers Thevara, elle quémanda son approbation.

Sans lui accorder un regard, les deux Matriarches partirent vers la rivière de Shaido qui continuait à s’écouler non loin de là. S’ébrouant, l’Aes Sedai releva le bas de sa robe et les suivit comme un gentil toutou. Non sans regarder plusieurs fois derrière elle, même après s’être enfoncée dans le rideau de neige.

De nouveaux gai’shain arrivèrent de la direction opposée. Une dizaine d’hommes et de femmes, avec une seule Aielle dans le lot. Une rousse, avec une fine cicatrice sur la mâchoire inférieure.

Faile identifia quelques Cairhieniens, petits et au teint pâle, et des Amadiciens ou des Altariens, plus grands et à la complexion mate. Il y avait même une Domani à la peau cuivrée. Comme l’une de ses compagnes, elle portait une large ceinture de chaînes d’or et un collier à maillons plats autour du cou. Et un des hommes arborait les mêmes fantaisies.

Des bijoux sur des gai’shain ? Troublant, mais beaucoup moins important que les vêtements et les plateaux de nourriture que ceux-ci apportaient.

Du pain, du fromage, de la viande séchée… Et pour arroser le tout, l’infusion que les premiers gai’shain continuaient à servir à volonté. Alors qu’elle s’habillait, sacrifiant la pudeur à l’efficacité, Faile ne fut pas la seule qui commença à s’empiffrer.

La robe blanche à capuche et les deux épaisses sous-robes lui parurent formidablement chaudes – pour commencer, elles arrêtaient l’air froid – et il en fut de même pour les bas puis les bottes souples (teintes en blanc) dont les lacets montaient jusqu’aux genoux. Mais avoir chaud ne remplissait pas l’estomac.

La viande tenait plus de la carne, le fromage était dur comme du bois et le pain à peine plus mou. Pourtant, quel fabuleux festin ! À chaque bouchée, Faile se régalait.

Sans cesser de mastiquer, elle finit de lacer ses bottes puis se redressa et tira sur le devant de sa robe. Alors qu’elle s’emparait d’un morceau de pain, une des porteuses de bijoux, rondouillarde et aux yeux las, sortit une ceinture d’or du sac pendu à son épaule. D’instinct, Faile recula.

— Je préfère ne pas porter ça, merci.

À l’évidence, elle avait eu tort de juger ces ornements sans importance.

— On se fiche de ce que tu préfères, soupira la femme.

Une Amadicienne, à son accent. D’un bon rang social…

— Désormais, tu es au service de dame Sevanna. Tu porteras ce qu’on te donnera et tu obéiras. Sinon, les punitions te feront vite renoncer à ton arrogance.

Non loin de là, Maighdin tentait de refuser le collier que la Domani voulait lui imposer. Les mains levées, l’air révulsée, Alliandre reculait devant un homme qui brandissait une ceinture d’or.

Peut-être parce que leur mésaventure dans la forêt leur avait servi de leçon, les deux femmes regardèrent Faile. Avec un soupir, elle hocha la tête puis autorisa la gai’shain enveloppée à lui passer la ceinture autour de la taille. Comprenant le message, Alliandre et Maighdin renoncèrent à toute résistance. Accablée par ce coup de trop, la reine du Ghealdan regarda dans le vide pendant qu’on l’équipait d’une ceinture et d’un collier. Maighdin foudroya la Domani du regard, sans l’impressionner beaucoup.

Faile tenta de sourire à ses compagnes pour les encourager, mais ses lèvres lui faisaient trop mal. À ses oreilles, le bruit du fermoir du collier évoqua celui d’une porte de prison qu’on claque. Comme la ceinture, il était facile à enlever, mais les gai’shain de Sevanna devaient être surveillées de très près. Les désastres se succédaient… Si ça ne s’améliorait pas… Mais ça allait changer, voyons !

Avec Alliandre, toujours hébétée, et Maighdin, de plus en plus furieuse, Faile se retrouva en train de patauger dans la neige au milieu d’un groupe de gai’shain qui tenaient des bêtes de bât par la bride, portaient de gros paniers sur les épaules ou tiraient des carrioles aux roues remplacées par des patins. Les charrettes et les chariots en étaient équipés aussi, leurs roues attachées au-dessus de leur cargaison recouverte de neige. Même s’ils n’étaient pas familiers de l’hiver, les Shaido avaient vite appris à s’y adapter.

Faile et ses deux compagnes ne portaient rien, mais ça ne durerait pas. L’Amadicienne les avait prévenues : dès le lendemain, elles seraient chargées comme des baudets et ça ne cesserait plus.

Cinq clans ou non, on eût dit qu’une ville entière se déplaçait. Voire un pays. Jusqu’à douze ou treize ans, les enfants voyageaient dans les véhicules. À part eux, tout le monde marchait. Si tous les hommes portaient le cadin’sor, beaucoup de femmes avaient choisi une jupe, un chemisier et un châle, à l’instar des Matriarches. Sans doute pour s’alléger, la plupart des hommes ne portaient qu’une lance, ou pas d’arme du tout, et ils paraissaient moins durs que Rolan et les autres. En d’autres termes, la solidité de la pierre, pas celle de l’acier.

Quand l’Amadicienne s’en fut allée, sans dire son nom ni autre chose que « punition » et « obéissance », Faile s’aperçut qu’elle avait perdu de vue Bain et les autres femmes. Personne ne l’obligeant à rester à une place particulière, elle zigzagua le long de la colonne en compagnie d’Alliandre et de Maighdin. Garder les mains dans ses manches n’aidait pas à marcher, en particulier avec la neige, mais c’était un bon moyen de les tenir au chaud. Enfin, moins au froid qu’en les sortant… Et avec le vent, mieux valait ne pas abaisser sa capuche.

Malgré les ceintures d’or qui les rendaient faciles à identifier, les gai’shain et les Shaido n’accordèrent aucune attention aux trois femmes. Hélas, leurs recherches dans la colonne restèrent infructueuses. Les servantes en robe blanche étaient légion, et leurs amies auraient pu être n’importe où.

— Il faudra les trouver ce soir, dit Maighdin.

Dans la neige, elle ne se débrouillait pas trop mal, même si l’élégance laissait à redire. Sous sa capuche, ses yeux brillaient de rage et elle serrait furieusement sa ceinture d’or comme si elle crevait d’envie de l’arracher.

— En zigzaguant comme ça, nous allons beaucoup moins vite que les autres et nous couvrons plus de distance. À quoi servirait d’arriver épuisées au camp, ce soir ?

Sur l’autre flanc de Faile, Alliandre sortit de son hébétude assez longtemps pour froncer les sourcils. Une servante, parler avec une telle autorité ? Faile regarda à peine sa dame de compagnie, qui s’empourpra et marmonna entre ses dents serrées. Quelle mouche l’avait piquée ? Bon, elle ne se comportait pas vraiment comme une domestique, mais on ne pouvait pas lui reprocher de manquer de combativité – une qualité pour une complice d’évasion. Dommage qu’elle ne sache pas mieux canaliser le Pouvoir. Malgré les espoirs de Faile, elle était si médiocrement douée que ça ne servait à rien.

— Ce soir, tu as raison, approuva Faile.

Ou les suivants, si elles échouaient. Gardant cette réflexion pour elle, l’épouse de Perrin regarda autour d’elle pour s’assurer que personne ne les écoutait. En cadin’sor ou non, les Shaido avançaient à vive allure, en route pour une destination inconnue. Les gai’shain – enfin, les autres gai’shain – avaient une motivation très simple : obéir ou être punis.

— Comme ils ne nous surveillent pas, il devrait être possible de filer sur un côté ou sur l’autre. À condition de ne pas essayer sous le nez d’un Shaido. Si une occasion se présente, n’hésitez pas. Dans la neige, ces robes feront un excellent camouflage, et quand vous trouverez un village, l’or qu’ils nous ont obligeamment fourni vous permettra de rejoindre mon mari, qui ne devrait pas être loin derrière nous.

Mais pas trop près non plus, espéra Faile. Les Shaido avaient avec eux l’équivalent d’une armée. Moyenne, peut-être, mais supérieure aux forces de Perrin.

— Je ne partirai pas sans toi, dit Alliandre d’un ton sans appel. Ma dame, je ne prends pas à la légère un serment de fidélité. Nous partirons ensemble ou pas du tout.

— Elle parle aussi en mon nom, intervint Maighdin. J’ai beau être une vulgaire servante, je ne laisserai personne entre les mains de ces bandits.

Là aussi, un ton sans appel. Après cette histoire, Lini devrait remettre les choses au point, si elle voulait que sa protégée connaisse sa place dans le monde et y reste.

Faile voulut répliquer. Non, contredire ! Alliandre lui devait allégeance et Maighdin demeurait une domestique, même si la captivité lui montait à la tête. Ces femmes devaient obéir. Mais ce n’était pas le moment de le leur dire…

Des Aielles approchaient, châle autour de la tête. Sur un mot de Thevara, elles ralentirent pour laisser la Matriarche rejoindre seule Faile et ses compagnes.

Son regard dur sembla doucher jusqu’à l’enthousiasme de Maighdin. Pourtant, elle daigna à peine poser les yeux sur de vulgaires captives.

— Vous pensez à fuir, pas vrai ?

En l’absence de réponse, la Matriarche enchaîna :

— N’essayez pas de le nier !

— Nous essayons de servir de notre mieux, Matriarche, dit Faile, diplomate.

La tête baissée sous sa capuche, elle fit en sorte de ne pas croiser le regard de Thevara.

— Tu connais un peu nos coutumes…, s’étonna l’Aielle. C’est bien. Mais si tu crois que je vais gober tes mensonges, tu te trompes. Pour des femmes des terres mouillées, vous avez toutes les trois du caractère. Avec nous, seuls les morts réussissent à s’échapper. Les vivants, eux, sont toujours repris.

— Je n’oublierai pas tes propos, Matriarche, dit humblement Faile.

Toujours repris ? Jusque-là, en tout cas…

— Toutes les trois, nous en tiendrons compte.

— Tu es une excellente actrice, femme ! Qui sait ? tu pourrais même convaincre Sevanna, qui est sourde et aveugle. Mais écoute-moi bien, gai’shain. Les gens des terres mouillées ne sont pas comme les autres porteurs de robe blanche. Après un an et un jour de service, tes compagnes et toi ne retrouverez pas la liberté. Vous travaillerez jusqu’à ce que vous soyez trop vieilles et trop faibles ! Et je suis votre seule chance d’éviter ce destin.

Faile trébucha. Si Alliandre et Maighdin ne l’avaient pas retenue, elle se serait étalée dans la neige. D’un geste impatient, Thevara leur indiqua d’avancer.

La femme de Perrin en eut la nausée. Thevara, les aider à s’évader ? Selon Chiad et Bain, les Aiels ne connaissaient rien au Grand Jeu et ils méprisaient ceux qui s’y adonnaient. Mais ce n’était pas si simple. Chez les Shaido, on complotait, et si elle n’y prenait pas garde, ça risquait de les entraîner à leur perte.

— Je ne comprends pas, Matriarche, dit-elle d’une voix qu’elle aurait voulue moins rauque.

Ce fut peut-être ça, pourtant, qui convainquit Thevara, persuadée que la peur était la motivation première des gens. Quoi qu’il en soit, elle sourit. Sans chaleur, pour exprimer une sombre jubilation.

— Toutes les trois, pendant que vous servirez Sevanna, vous ouvrirez grands les yeux et les oreilles. Chaque jour, une Matriarche vous interrogera, et vous lui répéterez tous les propos de votre maîtresse – en précisant à qui elle les aura tenus. Si elle s’épanche en dormant, vous apprendrez ses paroles par cœur. Donnez-moi satisfaction, et je m’arrangerai pour qu’on vous oublie un jour derrière nous…

Faile ne voulait pas de ce jeu, mais refuser aurait été de la folie. Si elle l’avait fait, aucune d’entre elles ne se serait réveillée le lendemain. Elle en aurait mis sa tête à couper. Thevara n’était pas du genre à prendre des risques. En fait, elles n’auraient peut-être pas survécu jusqu’à la nuit. Dans la neige, trois cadavres vêtus de blanc passaient facilement inaperçus. Et si Thevara avait décidé de trancher quelques gorges, qui aurait eu le front de protester ? En supposant que quelqu’un s’en soit aperçu…

— Si elle l’apprend…, commença Faile.

Thevara leur demandait d’avancer le long d’une falaise dont les bords s’effritaient. Non, elle le leur ordonnait. Les Aiels exécutaient-ils les espions ? Une question que Faile n’avait pas posée à Chiad ou à Bain…

— Tu nous protégeras, Matriarche ?

Thevara prit le menton de Faile, la forçant à s’arrêter et à se dresser sur la pointe des pieds. Puis elle planta dans ses yeux un regard de prédatrice.

— Si elle l’apprend, gai’shain, je te viderai pour te mettre à rôtir ! Alors, fais en sorte qu’elle ne remarque rien. Ce soir, tu serviras sous ses tentes. Avec une centaine d’autres gai’shain, donc le travail ne te détournera pas de ta mission.

Thevara dévisagea les trois femmes puis hocha la tête, satisfaite. Des mauviettes des terres mouillées faites pour obéir… Lâchant Faile, elle se détourna, alla rejoindre les autres Matriarches et s’éloigna.

Un moment, les trois prisonnières avancèrent en silence. Faile n’aborda pas le sujet des évasions individuelles. Si elle leur donnait l’ordre de fuir, Alliandre et Maighdin refuseraient, c’était couru. Parce que si elles changeaient d’avis, ça laisserait penser que Thevara les terrorisait. Or, plutôt qu’admettre leur angoisse, elles préféraient mourir.

Faile avait peur de Thevara et n’en faisait pas mystère.

Vis-à-vis de moi-même… J’aimerais mieux bouffer ma langue que le dire à voix haute.

— Je me demande si « rôtir » était une image, dit enfin Alliandre. D’après ce qu’on raconte, les Confesseurs des Capes Blanches font parfois cuire leurs prisonniers à la broche…

Maighdin frissonna nerveusement et la reine du Ghealdan sortit une main de sous sa manche pour lui tapoter l’épaule.

— Ne t’inquiète pas… Si Sevanna a cent serviteurs, nous n’approcherons peut-être jamais assez d’elle pour entendre ce qu’elle dit. De plus, nous choisirons ce que nous rapporterons, histoire qu’on ne puisse pas nous démasquer.

Maighdin eut un rire amer.

— Tu crois que nous avons encore quelque latitude ? C’est faux. Tu devras apprendre ce que c’est, ne pas avoir le choix. Cette femme ne nous a pas sélectionnées parce que nous avons du caractère. Je parie que tous les domestiques de Sevanna ont subi le même discours. Si nous omettons un mot que nous ayons entendu, Thevara le saura, n’en doute pas.

— Tu as peut-être raison, concéda Alliandre après une brève réflexion. Cela dit, ne me parle plus jamais sur ce ton, Maighdin ! Notre situation est délicate – en étant optimiste – mais rappelle-toi qui je suis !

— Tant que nous resterons prisonnières, tu seras une domestique de Sevanna. Si tu ne t’en convaincs pas à chaque seconde, porte-toi tout de suite candidate pour la broche. Et réserve de la place pour nous, parce que tu nous condamneras à partager ton sort.

Alliandre se raidit avec chaque mot. Très intelligente, elle savait que faire et quand le faire, mais une reine restait une reine, et le mauvais caractère allait avec.

Faile intervint avant que la souveraine explose :

— Jusqu’à notre évasion, nous serons toutes des servantes.

Ces deux-là n’allaient quand même pas se chamailler à un moment pareil !

— Cela dit, tu vas t’excuser, Maighdin ! Sur-le-champ !

La tête tournée, la dame de compagnie marmonna quelques mots qui auraient pu être des excuses. Ou qu’on pouvait prendre comme telles.

— Quant à toi, Alliandre, je veux que tu sois une bonne domestique.

La reine émit un grognement que sa suzeraine ignora.

— Si nous voulons avoir une chance de fuir, nous devons obéir, trimer dur et ne pas attirer l’attention sur nous.

Comme si ce n’était pas déjà fait !

— Et nous rapporterons à Thevara le moindre éternuement de notre maîtresse. J’ignore ce que ferait Sevanna si elle nous démasquait, mais je sais quel sort nous réserve Thevara en cas de défection.

Cette tirade suffit à convaincre tout le monde de se taire. Ce que ferait Thevara ne serait pas plaisant, la mort n’étant pas le pire sort imaginable.

Vers midi, la neige se fit moins dense. Des nuages noirs cachaient le soleil, mais Faile put estimer l’heure parce qu’on leur servit un repas. Sans leur autoriser une pause, des centaines de gai’shain remontant la colonne avec des paniers et des sacs pleins de pain et de viande séchée – plus des outres dont l’eau glacée faisait mal aux dents.

Faile s’étonna de ne pas avoir très faim. Après une guérison, Perrin avait dévoré pendant deux jours d’affilée. Peut-être parce que ses blessures étaient plus graves… Alliandre et Maighdin, nota Faile, ne mangèrent pas plus qu’elle.

La guérison la fit penser à Galina. Avec une seule question pour en résumer une multitude. Pourquoi ? Pourquoi une Aes Sedai – c’était une sœur, pas de doute – se montrait-elle si servile avec Sevanna et Thevara ? Ou quiconque d’autre, d’ailleurs… Une Aes Sedai pouvait les aider à s’évader. Ou non. Voire les dénoncer, si ça servait ses intérêts. Les sœurs n’en faisaient qu’à leur tête, et à part Rand al’Thor, tout le monde devait s’y résigner. Mais lui, c’était un ta’veren – et le Dragon Réincarné, en plus. Faile, une femme sans grandes ressources, pour l’instant, était en danger de mort. Idem pour des compagnes dont elle se sentait responsable. D’où qu’elle vienne, un peu d’aide ne lui ferait pas de mal.

La bise tomba pendant qu’elle envisageait sous tous les angles le « problème » Galina. La neige se faisant plus dense, il devint impossible d’y voir à plus de dix pas devant soi.

Faile devait-elle se fier à la sœur ?

Soudain, elle s’avisa qu’une autre gai’shain la regardait à l’abri du rideau de neige. Pas assez loin pour qu’on ne voie pas sa large et riche ceinture. Faile tapota le bras de ses deux compagnes et leur désigna Galina d’un signe du menton.

Comprenant qu’elle était repérée, l’Aes Sedai approcha et se plaça entre Faile et Alliandre. Sans aller jusqu’à marcher gracieusement dans la neige, elle s’en tirait mieux que les nouvelles captives. Toute obséquiosité disparue, elle affichait un air dur et déterminé. Pourtant, du coin de l’œil, elle s’assurait que personne n’écoutait. On eût dit un chat domestique qui faisait semblant d’être un léopard.

— Des signes laissent penser que tu es une sœur, dit Faile. Mais pour une Aes Sedai, tu as une position étrange, ici.

Alliandre et Maighdin ne sursautèrent pas. Elles avaient donc aussi vu la bague au serpent.

Galina rosit et tenta de faire passer sa réaction pour de la colère.

— Ce que je fais parmi les Shaido est de la plus haute importance pour la tour, mon enfant. Et ça dépasse de loin ta compréhension… Je ne dois pas échouer. Il suffit amplement que tu saches ça.

Les yeux de la sœur jetèrent des éclairs, comme si elle s’efforçait d’y voir à travers la neige.

— Nous devons déterminer si tu es fiable, dit Alliandre d’un ton très calme. Tu as dû être formée à la tour, sinon, tu ne pratiquerais pas la guérison. Mais certaines femmes obtiennent la bague sans recevoir le châle. Je n’arrive pas à croire que tu sois une Aes Sedai.

Faile constata qu’elle n’était pas la seule à s’être interrogée sur Galina.

Galina eut un rictus, puis elle brandit le poing – pour menacer Alliandre ou lui montrer sa bague ? Les deux, peut-être…

— Tu crois que les Aiels te traiteront mieux parce que tu portais une couronne ?

Aucun doute, Galina était en colère. Oubliant de regarder si on les épiait, elle parlait d’un ton acide. Emportée par son indignation, elle en postillonnait.

— Comme les autres, tu apporteras du vin à Sevanna et tu lui frotteras le dos dans son bain. Ses domestiques sont tous des nobles ou de riches marchands. Des gens qui savent comment on doit servir l’élite. Chaque jour, elle en fait fouetter cinq pour donner une leçon aux autres. Du coup, ils lui répètent tout ce qu’ils entendent afin de se faire bien voir. À la moindre tentative d’évasion, on te flanquera des coups de bâton sur la plante des pieds jusqu’à ce que tu ne puisses plus marcher. Tant que tu auras mal, tu voyageras sur un chariot, pliée en deux et ligotée. Si tu recommences, le châtiment sera pire, et ainsi de suite. Un des gai’shain était dans les Capes Blanches. Neuf fois ! Il s’est évadé neuf fois. La dernière, il pleurait et implorait avant même qu’on commence à le déshabiller pour le punir.

Alliandre ne prit pas très bien cette tirade. Alors qu’elle soupirait d’indignation, Maighdin feula comme une tigresse.

— Et toi, quelle est ton histoire ? Aes Sedai ou Acceptée, tu es une honte pour la tour.

— Tais-toi quand tes supérieures parlent, Naturelle ! explosa Galina.

Encore un peu, et ces deux femmes allaient se quereller sous la neige.

— Si tu comptes nous aider à fuir, intervint Faile, dis-le carrément, Aes Sedai !

C’était une sœur, aucun doute possible là-dessus !

Devant elles, un chariot gisait dans la neige, un patin arraché. Sous la direction d’un Shaido aux bras et aux épaules de forgeron, des gai’shain le soulevaient en faisant levier avec une grosse branche pour qu’on puisse refixer le patin. En passant devant le petit groupe, Faile et ses compagnes se turent.

— Elle est vraiment ta suzeraine, Alliandre ? demanda Galina, toujours très remontée, quand elles se furent assez éloignées. Qui est-elle pour que tu lui aies juré fidélité ?

— Si tu me le demandais à moi ? siffla Faile.

La Lumière brûle les Aes Sedai et leur fichu sens du secret ! Pour obtenir des avantages, une sœur était capable de ne pas « avouer » que le ciel était bleu.

— Je suis dame Faile t’Aybara, c’est tout ce que tu as besoin de savoir. As-tu l’intention de nous aider ?

Galina mit un genou en terre et dévisagea Faile avec une terrifiante intensité. Troublée, la jeune femme se demanda si elle ne venait pas de faire une erreur. Quelques secondes plus tard, elle en eut confirmation.

L’Aes Sedai se releva et eut un sourire mauvais. Plus calme, elle semblait satisfaite, comme Thevara un peu plus tôt.

— T’Aybara… Tu es donc du Saldaea… Il y a un jeune homme nommé Perrin Aybara. Ton époux ? Oui, j’ai mis dans le mille ! Voilà qui explique le serment d’Alliandre. Sevanna a de grandioses projets pour un homme lié à ton époux. Rand al’Thor… Si elle apprend que tu es sa prisonnière… Mais ne crains pas que je le lui dise, surtout.

Soudain, Galina eut l’air d’un vrai léopard. Affamé, en plus.

— Si tu fais tout ce que je te dis, bien sûr… Dans ce cas, il est même possible que je vous aide à filer.

— Que veux-tu de nous ? demanda Faile avec une assurance feinte.

Après en avoir voulu à Alliandre de s’être identifiée, attirant l’attention sur le groupe, voilà qu’elle venait de faire la même chose. Voire pire.

Et je croyais me dissimuler en cachant le nom de mon père…

— Rien de trop difficile, répondit Galina. Tu as remarqué Thevara, j’imagine ? Bien sûr… Personne ne peut passer à côté. Dans sa tente, elle garde une sorte de bâton blanc d’environ un pied de long. Dans un coffre rouge dont les ferrures ne sont jamais fermées… Apporte-moi cet objet et je vous emmènerai quand je partirai.

— Un jeu d’enfant, dirait-on, fit Alliandre. Si c’est aussi simple, pourquoi ne pas t’en occuper toi-même ?

— Parce que je peux me servir de vous !

S’avisant qu’elle avait crié, Galina regarda autour d’elle, inquiète d’avoir attiré l’attention d’un des Aiels. Mais ils continuaient à avancer en regardant droit devant eux.

— Si vous ne le faites pas, vous croupirez avec les Aiels jusqu’à votre dernier souffle. Toutes autant que vous êtes ! Mais d’abord, Sevanna saura que dame t’Aybara est avec nous.

— Ça peut prendre du temps, gémit Faile. Entrer sous la tente de Thevara ne sera pas si facile que ça.

D’autant qu’elle aurait donné cher pour éviter cet endroit. Mais Galina s’engageait à les aider. Si malfaisante qu’elle soit, une Aes Sedai ne pouvait pas mentir.

— Tu auras tout le temps que tu voudras, dame Faile t’Aybara. Tout ce qui te reste à vivre, si tu n’es pas prudente. Ne me déçois pas.

Sur un dernier regard mauvais, Galina s’éloigna, les bras sur la taille comme si elle tentait de cacher sa trop belle ceinture.

Faile avança en silence et ses compagnes ne trouvèrent rien à dire. Sans doute parce qu’aucun commentaire n’était utile.

Perdue dans ses pensées, les mains glissées dans ses manches, Alliandre semblait sonder la neige. Cette fois, c’était son collier que Maighdin serrait nerveusement.

Elles étaient prises dans trois pièges aussi mortels les uns que les autres. Voir arriver du secours devenait soudain une idée séduisante.

Mais Faile entendait bien trouver un moyen de se tirer de ce traquenard. Se forçant à ne pas toucher son propre collier, elle réfléchit à un plan.


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