Dans la salle commune de La Roue Dorée, une grande auberge proche du marché Avharin, une multitude de petites tables carrées étaient disposées sous le plafond aux poutres apparentes. Même à midi, une table sur cinq seulement était occupée, en général par un marchand étranger assis face à une femme en tenue austère, les cheveux relevés en chignon ou aplatis sur la nuque. Toutes ces femmes étaient elles aussi des négociantes ou des banquières. À Far Madding, les hommes n’avaient pas accès au commerce et aux métiers de l’argent.
Tous les étrangers, dans cette pièce, étaient des hommes, puisque les dames avaient pour fief la Salle des Femmes.
Dans ce havre de paix où flottaient de délicieuses odeurs de cuisine, seuls les appels des clients aux serveurs, massés au fond de la salle dans l’attente des commandes, troublaient de temps en temps une quiétude feutrée. Car les marchands et les banquières, comme de juste, négociaient à voix assez basse pour qu’on continue à entendre le bruit de la pluie, dehors.
— Tu en es certain ? demanda Rand en reprenant les portraits froissés au serveur qu’il avait fait venir pour l’interroger.
— Je crois que c’est lui, oui, dit l’homme au menton proéminent, non sans hésiter.
Nerveux, il s’essuya les mains sur son tablier blanc orné d’une roue de chariot jaune.
— On dirait bien que c’est ce type… Il devrait revenir bientôt… Mais vous devriez commander à boire ou vous en aller. Maîtresse Gallger déteste qu’on bavarde pendant le service. Et même en dehors, elle n’apprécierait pas que je parle de ses clients.
Rand jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Sous l’arche menant à la Salle des Femmes, la mince aubergiste, un grand peigne d’ivoire dans son chignon noir, surveillait les tables. À sa moue désabusée, Rand comprit qu’elle se lamentait à cause de la clientèle clairsemée. Quand son regard se posa sur Gros Menton et sur lui, elle se rembrunit nettement.
— Du vin chaud, dit Rand.
Il donna au serveur quelques pièces de cuivre pour le vin, et une d’argent pour ses informations fragmentaires. Depuis la mort de Rochaid et la disparition de Kisman, plus d’une semaine s’était écoulée. Et pour la première fois, en montrant ses portraits, Rand avait obtenu autre chose qu’un haussement d’épaules ou un hochement de tête.
Les tables vides ne manquaient pas là où il était, mais il voulait s’asseoir dans un coin, près de l’entrée, histoire de voir les nouveaux arrivants sans être vu lui-même. En se faufilant entre les tables, il capta des bribes de conversation.
Une grande femme au teint pâle en robe vert sombre hochait pensivement la tête à l’intention d’un type costaud en veste noire de Tear. Avec son chignon grisonnant, l’inconnue, de profil, avait un faux air de Cadsuane. Malgré sa carrure, l’homme avait l’air très inquiet.
— Ne vous inquiétez pas au sujet de l’Andor, maître Admira, dit la femme. Croyez-moi, les Andoriens beugleront et se menaceront entre eux, mais ça ne tournera jamais à la bataille rangée. Il est donc dans votre intérêt de rester sur cette route pour vendre vos produits. Au Cairhien, on vous taxerait cinq fois plus qu’à Far Madding. Songez au coût supplémentaire…
Le Tearien fit la grimace, comme s’il avait déjà calculé. Ou comme s’il doutait que ses intérêts coïncident avec ceux de la femme.
— D’après ce qu’on dit, le cadavre est tout noir et tout enflé, déclara à une autre table un Illianien à la barbe blanche sanglé dans une veste bleue. Les Conseillères auraient ordonné qu’on le brûle, paraît-il.
Le type fronça les sourcils et tapota son nez pointu – un appendice qui lui donnait l’air d’une fouine.
— S’il y avait la peste en ville, maître Azereos, les Conseillères l’auraient annoncé, objecta la femme assise en face de l’Illianien.
Deux peignes d’ivoire sculpté tenant ses cheveux, elle était plutôt jolie, à condition d’aimer les visages longs et étroits, et aussi impassible qu’une Aes Sedai, même si elle n’en arborait pas le visage lisse et sans âge.
— Je vous déconseille de transférer la moindre de vos activités à Lugard. Le Murandy n’a jamais été aussi instable et les nobles n’accepteront jamais que Roedran lève une armée. De plus, vous le savez sûrement, des Aes Sedai sont impliquées. La Lumière seule sait ce qu’elles comptent faire.
L’Illianien haussa les épaules, mal à l’aise. Ces derniers temps, nul ne savait ce que les Aes Sedai mijotaient. Mais l’avait-on jamais su un jour ?
Sa barbe fourchue bien grisonnante, une grosse perle dans son oreille gauche, un Kandorien se penchait vers une grosse femme en robe de soie aux cheveux noirs relevés au-dessus de la tête.
— Il paraît, maîtresse Shimel, que le Dragon Réincarné a été nommé roi d’Illian. (L’homme plissa le front.) Considérant la proclamation de la Tour Blanche, j’envisage de faire voyager mes chariots le long du fleuve Erinin, au printemps. Cette route est sans doute plus dure, mais pour la fourrure, l’Illian n’est pas un marché assez florissant pour justifier des risques insensés.
La femme sourit – un tout petit sourire, sur un visage si rond.
— D’après mes informations, maître Posavina, depuis qu’il porte la couronne, le Dragon Réincarné a été à peine aperçu en Illian. Quoi qu’il en soit, la Tour Blanche conclura un pacte avec lui, si ça n’est pas déjà fait, et on murmure que la Pierre de Tear subit un siège. Rien qui soit très bon pour le marché de la fourrure, pas vrai ? Tear est le dernier endroit où chercher la sécurité…
Maître Posavina se rembrunit encore.
Quand il eut trouvé la table de ses rêves, dans un coin, Rand jeta son manteau sur le dossier d’une chaise, s’assit dos au mur et releva son col. Le serveur au gros menton lui apporta une carafe de vin chaud, le remercia pour le pourboire et fila s’occuper d’une autre table.
À chaque bout de la pièce, une grande cheminée diffusait une agréable chaleur. Rand garda pourtant ses gants, et si quelqu’un s’en aperçut, personne ne le montra ni ne s’appesantit sur la question. Faisant mine de contempler le fond de son gobelet, le jeune homme garda un œil sur la porte d’entrée.
La plupart des propos qu’il avait surpris ne l’intéressaient pas. Sur ces questions, il était déjà informé, et souvent beaucoup mieux que le locuteur ou la locutrice…
Par exemple, Elayne aurait été d’accord avec la femme au teint pâle, et elle connaissait l’Andor beaucoup mieux qu’une marchande ou une banquière de Far Madding. La Pierre de Tear assiégée, ça, c’était nouveau. Mais ce n’était pas le moment de s’en inquiéter. Dans l’histoire, la citadelle n’avait jamais été conquise – sauf par lui – et Alanna était quelque part en Tear. Il l’avait sentie « bondir » d’un point, au nord de Far Madding, pour « atterrir » beaucoup plus au nord. Le lendemain, elle avait recommencé, filant très loin au sud-est. À cause de la distance, il n’aurait su dire si elle était à Haddon Mir ou dans la capitale, mais ce devait être soit l’un soit l’autre, en compagnie de quatre autres sœurs auxquelles il pouvait se fier. Si Merana et Rafela avaient pu négocier avec les Atha’an Miere, elles sauraient se débrouiller avec les Teariens. D’autant plus que Rafela était originaire de Tear, ce qui ne faisait jamais de mal…
Bref, le monde pouvait se passer de Rand un moment encore. Une bonne chose, parce qu’il le fallait.
Un grand type entra dans l’auberge. La capuche relevée de son manteau cachant son visage, Rand le regarda traverser la salle et s’engager dans l’escalier, tout au fond de la salle. Quand le type abaissa enfin sa capuche, ce fut pour révéler des cheveux gris et un visage blafard. Rien à voir avec l’homme dont avait parlé le serveur. Non, aucun lien entre ce type et Peral Torval.
Rand baissa les yeux sur son vin et s’abandonna à quelques sombres pensées. Min et Nynaeve avaient refusé de continuer à « patauger dans les rues » – les propres mots de Min – et Alivia, il l’aurait juré, ne mettait aucun enthousiasme à montrer les portraits – si elle consentait à le faire.
Les trois femmes étaient hors de la ville pour la journée – dans les collines, lui indiquait son lien avec Min.
La jeune femme était très excitée par quelque chose. Comme Nynaeve et Alivia, elle croyait que Kisman avait fui après avoir manqué son coup contre le Dragon Réincarné. S’ils étaient un jour venus ici, les autres renégats avaient levé le camp. Depuis des jours, les compagnons de Rand le harcelaient pour qu’il s’en aille aussi. Au moins, Lan, lui, n’avait pas renoncé.
Et pourquoi les femmes auraient-elles tort ? marmonna Lews Therin. Cette ville est pire qu’un donjon. On n’y sent pas la Source, au cas où tu aurais oublié. Pourquoi voudraient-elles rester ? Et quel homme sain d’esprit le désirerait ? Sortons au moins quelques heures au-delà de la protection anti-Source. Est-ce trop demander ?
Le spectre éclata d’un rire de dément.
Pourquoi suis-je condamné à héberger un fou dans ma tête ? pensa Rand.
Agacé, il réduisit les éructations de Lews Therin à un bourdonnement lointain.
À dire vrai, il avait pensé à accompagner les femmes afin de sentir lui aussi la Source pendant quelques heures. À cette idée, seule Min avait réagi avec enthousiasme. Quant à Nynaeve et Alivia, elles avaient refusé d’avouer pourquoi elles entendaient se « promener » alors qu’une averse menaçait – et avait éclaté depuis. Cela dit, ce n’était pas leur première escapade – pour retrouver la Source, bien entendu, et se gorger un moment de Pouvoir.
Mais lui, il pouvait se passer de canaliser ! Et supporter l’absence de la Source. Oui, il le pouvait ! S’il voulait tuer les hommes qui avaient tenté de l’abattre, il devait en passer par là.
Ce n’est pas la raison ! cria Lews Therin, forçant la barrière mentale de son hôte. Tu as peur ! Si la maladie te submerge pendant que tu tentes d’utiliser le ter’angreal d’accès, tu risques d’en crever ! Ou pire encore, ça peut nous tuer tous !
Du vin coula sur le poignet de Rand puis imbiba la manche de sa veste. Du coup, il relâcha la pression sur son gobelet. Primo, celui-ci n’était pas parfaitement rond dès le début, et secundo, il ne l’avait pas assez écrabouillé pour que ça se remarque.
Il n’avait pas peur, bon sang ! Sur lui, la peur n’aurait jamais d’emprise. Au bout du compte, il était destiné à mourir, et il acceptait son sort.
Ces hommes ont tenté de me tuer, et pour ça, je veux leur peau, pensa-t-il. Si ça demande un peu de temps, la maladie sera peut-être passée après… Que la Lumière te brûle, vieux fou, je suis obligé de vivre jusqu’à l’Ultime Bataille.
Lews Therin rit de nouveau – comme un fou furieux, cette fois.
Au fond de la salle, presque au pied de l’escalier, un autre grand type entra par la porte de derrière. Après avoir secoué son manteau, il abaissa sa capuche et se dirigea vers l’entrée de la Salle des Femmes. Avec sa moue hautaine, son nez pointu et son regard méprisant, il ressemblait à Torval, mais avec vingt ans de plus et une bonne quinzaine de kilos supplémentaires – de graisse, pas de muscles.
Passant la tête dans la Salle des Femmes, il lança avec un accent illianien à couper au couteau :
— Maîtresse Gallger, je pars bien au matin. Très tôt, donc, ne me facturez pas la journée de demain !
Raté ! Torval avait l’accent du Tarabon…
Rand se leva, reprit son manteau et partit sans un regard en arrière.
Sous le ciel toujours plombé, la pluie s’était un peu calmée. Poussée par le vent venu du lac, elle restait pourtant assez vive pour chasser presque tout le monde des rues. Resserrant les pans de son manteau pour protéger les portraits rangés dans la poche de sa veste et garder son torse au sec, Rand releva sa capuche. Glaciales, les gouttes de pluie lui cinglaient le visage comme des grêlons.
Une chaise à porteurs dépassa Rand, les pauvres domestiques trempés jusqu’aux os alors que leurs bottes soulevaient des gerbes d’éclaboussures.
Emmitouflés dans leur manteau, quelques téméraires rasaient les murs. Alors qu’il restait des heures et des heures de jour, Rand passa devant une auberge, Le Cœur de la Plaine, et ne prit pas la peine d’y entrer. Même chose quand il se retrouva devant Les Trois Dames de Maredo.
À cause de la pluie, essaya-t-il de se convaincre. Pas un temps à aller d’auberge en auberge… Mais c’était du flan, en réalité !
Une petite femme boulotte en manteau sombre qui descendait la rue fondit tout droit sur Rand. Quand elle s’arrêta avant de l’avoir percuté puis leva les yeux, il reconnut Verin.
— Tu es donc ici…, dit-elle.
La pluie ruisselait sur son visage, mais elle ne semblait pas s’en apercevoir.
— Selon ton aubergiste, tu avais l’intention d’aller à pied jusqu’au marché Avharin, mais elle n’en aurait pas mis sa main au feu. J’ai peur que maîtresse Keene ne s’intéresse pas beaucoup aux allées et venues des hommes. Et me voilà avec des souliers trempés, sans parler de mes bas ! Quand j’étais jeune, j’aimais marcher sous la pluie, mais avec l’âge, ça perd beaucoup de son charme.
— C’est Cadsuane qui t’envoie ? demanda Rand en s’efforçant de ne pas avoir un ton plein d’espoir.
Après le départ d’Alanna, il avait gardé sa chambre d’auberge afin que la « légende » puisse le trouver. Pour réussir à l’intéresser, il lui avait paru préférable de ne pas la forcer à le poursuivre d’auberge en auberge. D’autant plus qu’elle ne l’aurait peut-être pas fait.
— Oh non ! ce n’est pas son genre !
Cette idée parut même stupéfier Verin.
— J’ai pensé que tu voudrais entendre les nouvelles… Cadsuane est sortie avec les filles… (Verin fronça les sourcils.) Encore que ce mot ne convienne pas à Alivia. Une femme mystérieuse… Bien trop vieille pour faire une novice, hélas. Oui, c’est très malheureux. Elle absorbe les connaissances comme une éponge. Je pense qu’elle connaît toutes les façons de détruire quelque chose avec le Pouvoir, mais quasiment rien de plus…
Rand entraîna la sœur sous un auvent qui les protégerait un peu de la pluie, sinon des bourrasques. Cadsuane, partie avec Min et les autres ? Ça ne voulait peut-être rien dire. Naguère, il avait vu des Aes Sedai fascinées par Nynaeve, et selon Min, Alivia était encore plus puissante.
— Quelles nouvelles, Verin ?
La petite Aes Sedai sursauta comme si elle avait déjà oublié de quoi il s’agissait, puis elle sourit.
— Oui, je me souviens ! Les Seanchaniens sont en Illian, mais pas encore dans la capitale – inutile de blêmir, mon garçon. Mais ils ont traversé la frontière et érigé des camps fortifiés sur les côtes et à l’intérieur des terres. En matière d’armée, je suis ignare, et quand je lis un récit historique, je saute toujours les batailles. Mais selon moi, qu’ils soient ou non dans la capitale, elle n’en reste pas moins leur objectif ultime. Tes batailles ne semblent pas avoir fait grand-chose pour les ralentir. C’est pour ça que je les saute dans les livres. À long terme, elles ne changent rien. Tu vas bien, Rand ?
Le jeune homme se força à ouvrir les yeux. Verin le regardait avec son air d’oiseau grassouillet. Tous ces combats, tous ces morts, tant d’hommes tués de ses mains, et ça n’avait rien changé. Rien du tout !
Elle se trompe…, murmura Lews Therin dans la tête de Rand. Les batailles peuvent changer l’histoire…
Une éventualité qui ne semblait pas ravir le spectre.
Le problème, parfois, c’est qu’on ne peut pas savoir comment l’histoire sera changée – avant qu’il soit trop tard, en tout cas.
— Verin, si je vais voir Cadsuane, me parlera-t-elle ? Je veux dire : d’autres choses que de mes mauvaises manières ? Chez moi, c’est tout ce qui semble l’intéresser.
— Mon garçon, j’ai peur qu’elle soit très traditionaliste. Je ne l’ai jamais entendue accuser un homme d’arrogance, mais…
Verin s’interrompit, se tapota pensivement les lèvres, puis s’aperçut enfin que la pluie ruisselait sur son visage.
— Si tu parviens à corriger la mauvaise impression du début, je crois qu’elle t’écoutera. En t’y prenant bien, tu devrais lui faire oublier ses a priori. En général, les sœurs ne sont pas impressionnées par les titres et les couronnes, Rand, et Cadsuane encore moins que les autres. Ce qui compte pour elle, c’est savoir si elle a affaire à un crétin. Montre-lui que tu n’es pas idiot, et elle t’écoutera.
— Dans ce cas, dis-lui que…
Rand se tut et prit une grande inspiration. Comme il aurait voulu étrangler Kisman, Dashiva et les autres de ses propres mains !
— Dis-lui que je quitterai Far Madding demain, et que j’espère qu’elle m’accompagnera… en tant que conseillère.
En entendant la première partie de la phrase, Lews Therin soupira de satisfaction. La seconde partie, s’il n’avait pas été un spectre, l’aurait fait sauter comme un cabri.
— Dis-lui que j’accepte ses conditions, et que je m’excuse pour mon comportement à Cairhien. À l’avenir, je m’efforcerai de bien me comporter.
S’engager à tout ça n’exaspéra pas Rand. Enfin, presque pas… Mais si Min avait raison, il aurait besoin de Cadsuane – et les visions de sa compagne ne mentaient jamais.
— Tu as trouvé ce que tu cherchais ici ?
Rand plissa le front. Verin lui sourit puis lui tapota le bras.
— Si tu étais venu à Far Madding en pensant la conquérir simplement en disant qui tu es, tu serais parti après avoir découvert qu’on ne peut pas canaliser ici. Donc, tu étais là pour chercher quelqu’un ou quelque chose.
— J’ai peut-être trouvé ce dont j’avais besoin, éluda Rand.
Mais pas ce qu’il voulait.
— Si c’est comme ça, viens ce soir au palais Barsalla, dit Verin. C’est sur les Hauteurs, n’importe qui pourra t’indiquer le chemin. Je suis certaine que Cadsuane t’écoutera.
Tirant sur son manteau, Verin s’aperçut qu’il était imbibé d’eau.
— Misère, il faut que j’aille me changer. Et tu devrais faire de même, si tu veux mon avis…
La sœur se détourna de Rand puis lui jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Soudain, elle ne parut plus du tout perdue dans ses pensées.
— Tu pourrais choisir une pire conseillère que Cadsuane, Rand. Une meilleure, ça m’étonnerait… Si elle accepte, et que tu ne sois vraiment pas un idiot, tu écouteras ses conseils.
Comme un gros cygne, la sœur s’éloigna sous la pluie.
Parfois, cette femme me fait peur…, souffla Lews Therin.
Rand acquiesça. Cadsuane ne l’effrayait pas, mais elle le rendait méfiant, ce qui revenait presque au même. Toute sœur ne lui ayant pas juré fidélité lui semblait peu fiable, à l’exception de Nynaeve. Et pas à cent pour cent…
Pendant qu’il retournait À la Tête de la Conseillère, la pluie cessa presque mais le vent redoubla de violence. Quand il arriva, l’enseigne qui représentait une femme couronnée grinçait dangereusement sur ses gonds.
Plus petite que celle de La Roue Dorée, la salle commune avait des murs lambrissés et les tables y étaient beaucoup moins serrées. Ici, l’entrée de la Salle des Femmes était rouge et richement sculptée – comme le manteau de toutes les cheminées de marbre. Et à La Roue Dorée, les serveuses attachaient leurs cheveux avec des broches d’argent. À cette heure, il n’y en avait que deux, debout près de la porte des cuisines. Vu qu’il y avait seulement trois clients, des solitaires assis devant leur gobelet, c’était largement suffisant. Des concurrents, ces types, à voir la façon dont ils se lançaient parfois des regards noirs. L’un d’eux, vieillissant, portait une veste de soie verte. Un autre, très mince, arborait à l’oreille un énorme rubis. La Tête de la Conseillère attirait le haut du panier des marchands étrangers, et il n’y avait pas beaucoup de cadors en ville ces derniers temps.
Sur la cheminée de la Salle des Femmes, l’horloge – à boîtier d’argent, selon Min – sonnait une heure pleine. Avant que Rand ait fini de secouer son manteau, Lan entra à son tour. Croisant le regard du jeune homme, il secoua la tête.
Au point où en étaient les choses, Rand n’espérait plus vraiment trouver ses cibles. Même pour un ta’veren, ç’aurait été pousser la chance un peu loin.
Dès qu’on leur eut servi un vin chaud, les deux hommes s’installèrent devant le feu, sur un banc, et Rand fit part au Champion de ses dernières décisions et de leurs motivations. Partielles, en tout cas. Les plus importantes…
— Si j’avais ces types sous la main, je les tuerais puis j’essaierais de filer. Mais les abattre ne changera rien. Enfin, pas assez de choses… Quant à attendre un jour de plus… Au bout du compte, ça peut me faire rester ici des semaines, voire des mois. Mais le monde ne m’attendra pas. J’aurais cru en avoir fini avec ces chiens, à l’heure qu’il est, mais les événements ne se déroulent jamais comme prévu. Ceux que je connais… Combien y en a-t-il dont je ne sais rien, parce que je n’ai pas entendu un marchand ivre bavasser ?
— On ne peut pas toujours tout savoir, fit Lan, imperturbable. Et une partie de ce qu’on sait est toujours fausse. Peut-être la partie la plus importante… Il y a une part de sagesse à savoir ça. Et une part de courage à continuer malgré tout.
Rand tendit les jambes vers les flammes.
— Nynaeve t’a-t-elle dit que ses amies et elle sont avec Cadsuane ? Une promenade à cheval, en ce moment même.
Un retour de promenade, plutôt. À travers le lien, le jeune homme sentait approcher Min. Elle serait là bientôt, excitée pour une raison inconnue – un sentiment qui gonflait puis retombait, comme si elle essayait de le contenir.
Lan sourit, un événement rarissime en l’absence de Nynaeve. Et sa bonne humeur ne se communiqua pas à ses yeux.
— Nynaeve m’a interdit de te le dire, mais puisque tu as deviné… Min et elle ont convaincu Alivia que Cadsuane, si elles parviennent à éveiller son intérêt, acceptera de se rapprocher de toi. Après avoir découvert où elle habite, elles lui ont demandé de les former.
Le sourire s’effaça, laissant le visage de pierre coutumier.
— Berger, ma femme a fait un sacrifice pour toi. J’espère que tu t’en souviendras. Elle en parle très peu, mais je pense que Cadsuane la traite comme si elle était encore une Acceptée, voire une novice. Tu imagines combien c’est dur pour elle.
— Cadsuane traite tous les gens comme s’ils étaient des novices.
De l’arrogance ? Comment allait-il s’en sortir avec cette femme ? Pourtant, il devait trouver un moyen.
Les deux hommes restèrent assis, silencieux, jusqu’à ce que de la vapeur monte des semelles de leurs bottes.
Averti par son lien avec Min, Rand se retourna au moment où Nynaeve, Min et Alivia entraient. L’air choquées comme si elles avaient cru pouvoir sortir par un temps pareil sans se mouiller, elles secouèrent leur manteau.
Comme d’habitude, Nynaeve portait toute une collection de ter’angreal – une ceinture incrustée de rubis, un collier, plusieurs bracelets et bagues – et son curieux angreal qui était à la fois un bracelet et plusieurs bagues.
Sans cesser de rectifier sa tenue, Min sourit à Rand. Bien entendu, elle n’était pas le moins du monde surprise de le voir là. Alors qu’elle essayait toujours de contenir son excitation, de la tendresse se déversa dans le lien tel un torrent d’amour.
Nynaeve et Alivia furent un peu plus longues à repérer Lan et Rand. Quand ce fut fait, elles tendirent leurs manteaux à un serveur, chargé de les monter dans leurs chambres, puis vinrent se réchauffer les mains près de la cheminée.
— C’était bien, cette virée sous la pluie avec Cadsuane ? demanda Rand avant de boire une gorgée de vin sucré.
Quand Min tourna la tête vers lui, un éclair de culpabilité jaillit dans le lien. Mais sur le visage de sa compagne, Rand lut seulement de l’indignation. En buvant, il faillit s’étrangler. Ainsi, elle rencontrait Cadsuane dans son dos, et c’était lui le fautif ?
— Cesse de foudroyer Lan du regard, Nynaeve, dit-il quand il put de nouveau parler. C’est Verin qui me l’a dit.
L’ancienne Sage-Dame tourna son regard noir sur Rand. Plus d’une fois, il avait entendu des femmes dire que tout était toujours la faute des hommes. Apparemment, certaines le croyaient !
— Je m’excuse de tout ce que vous avez supporté d’elle pour m’aider, mais il ne sera plus nécessaire de continuer. Je lui ai demandé de devenir ma conseillère. Plutôt, j’ai chargé Verin de nouer un contact entre nous. Ce soir, je poserai la question à la « légende », et avec un peu de chance, elle partira avec nous demain.
Rand s’attendait à des exclamations et à des soupirs de soulagement. Comme de juste, il en fut pour ses frais.
— Cadsuane est une femme remarquable, dit Alivia en passant une main dans ses cheveux blonds zébrés de blanc. Une enseignante exigeante et très compétente.
— Quand on t’y conduit par le bout du nez, berger, tu finis par trouver la forêt, dit Min en croisant les bras.
De l’approbation filtra du lien. Pas parce qu’il avait décidé de renoncer à traquer les renégats…
— N’oublie pas qu’elle veut des excuses pour ton comportement à Cairhien, continua Min. Pense à elle comme à une tante très respectée, et tu t’en sortiras très bien.
— Cadsuane n’est pas si terrible que ça, dit Nynaeve, le front plissé à l’intention de ses deux compagnes.
Sa main droite se tendit vers sa natte. Pourtant, Alivia et Min n’avaient fait que la regarder…
— Oui, elle n’est pas si terrible ! Avec le temps, nous surmonterons nos… différences. C’est tout ce qu’il faudra, un peu de temps…
Rand échangea un regard avec Lan, qui haussa presque imperceptiblement les épaules avant de boire une gorgée de vin.
Le jeune homme soupira doucement. Nynaeve avait avec Cadsuane des différences que le temps aplanirait, Min la voyait comme une tante sévère et Alivia comme une enseignante intransigeante. S’il connaissait bien Nynaeve, les « différences » finiraient par provoquer un cataclysme. Pour le reste, il n’avait besoin ni d’une tante ni d’une enseignante. Mais il devrait faire avec. De quoi avoir envie de boire aussi une gorgée de vin…
Les rares clients étaient trop loin pour entendre, sauf si on élevait la voix, mais Nynaeve se pencha vers Rand et souffla :
— Cadsuane m’a montré à quoi servent deux de mes ter’angreal. J’aurais parié que tous ses ornements étaient des artefacts… Bien entendu, elle a reconnu les miens dès qu’elle les a touchés.
Souriante, Nynaeve tapota une des trois bagues qu’elle portait à la main droite – celle avec une pierre vert clair.
— J’ai toujours su que cette bague, si je l’active, peut détecter à trois lieues à la ronde quelqu’un qui canalise le saidar, mais elle affirme qu’elle peut aussi localiser le saidin. Selon elle, cet artefact devrait aussi m’indiquer dans quelle direction est la personne qui canalise, mais ça, elle n’a pas pu me le montrer…
Se détournant des flammes, Alivia baissa elle aussi la voix pour intervenir :
— Et tu as été ravie de la voir échouer, j’ai vu ça sur ton visage. Comment peux-tu te réjouir d’ignorer quelque chose ?
— Correction : je me suis réjouie qu’elle se casse les dents sur un problème.
Nynaeve foudroya du regard la Seanchanienne, mais sa mauvaise humeur ne dura pas.
— Rand, le plus important, c’est ma ceinture de rubis. Un « puits », selon elle.
Quand Nynaeve posa la main sur le ter’angreal, Rand sentit quelque chose frôler sa joue et il sursauta. Aux anges, Nynaeve gloussa. Oui, Nynaeve en personne gloussa comme une gamine.
— Un puits ou un tonneau, fit-elle, on s’en fiche, puisqu’il est plein de saidar. Pas un gros tonneau, mais pour le remplir, il me suffit de canaliser le saidar à travers, comme s’il s’agissait d’un angreal. N’est-ce pas merveilleux ?
— Merveilleux, oui, fit Rand sans grand enthousiasme.
Donc, Cadsuane allait et venait avec des ter’angreal dans les cheveux, l’un étant sans doute aussi un « puits », sinon, elle n’aurait pas reconnu celui de Nynaeve. Mais dans l’histoire, avait-on jamais découvert deux ter’angreal qui aient la même fonction ? La rencontre à venir s’annonçait déjà pénible, alors savoir que cette femme pouvait canaliser le Pouvoir même ici…
Rand allait demander à Min de l’accompagner quand maîtresse Keene entra dans la salle commune, ses cheveux blancs tellement tirés vers le haut qu’elle en avait la peau du front tendue. Jetant un regard méfiant à Rand et à Lan, elle se mordit la lèvre inférieure, comme si elle cherchait à déterminer ce qu’ils avaient fait de mal.
Rand l’avait vue regarder des clients de la même façon. Des hommes, chaque fois… Si son établissement n’avait pas été si confortable, avec une cuisine délicieuse, cette femme n’aurait pas eu beaucoup de succès…
— Maîtresse Farshaw, ce pli est arrivé ce matin pour votre mari.
Maîtresse Keene tendit à Min une lettre scellée par de la cire rouge.
— Et une femme l’a demandé.
— Verin, dit Rand pour s’épargner un bombardement de questions et se débarrasser de l’aubergiste.
Qui pouvait lui avoir envoyé une lettre ici ? Cadsuane ? Un des Asha’man qui l’accompagnaient ? Une autre sœur ?
Impatient que l’aubergiste se retire, Rand regarda la missive que brandissait Min.
La jeune femme eut un sourire et fit un gros effort pour ne pas tourner les yeux vers lui. La preuve qu’elle riait de lui. D’ailleurs, de l’amusement passa dans le lien.
— Merci, maîtresse Keene. Verin est une amie.
L’aubergiste pointa fièrement le menton.
— Si vous voulez mon avis, maîtresse Farshaw, quand on a un beau mari, il faut se méfier de ses amies.
Alors qu’elle regardait l’aubergiste sortir par l’arche rouge, Min eut du mal à ne pas éclater de rire. Omettant de donner la missive à Rand, elle la décacheta, l’ouvrit et la lut – exactement comme si elle était native de cette ville de fous.
En lisant, elle plissa le front, mais ce fut un frémissement dans le lien qui avertit Rand. Quand Min se tourna vers le feu, il bondit et lui saisit le poignet avant qu’elle ait pu jeter la missive dans les flammes.
— Ne sois pas idiot ! siffla-t-elle, prenant elle aussi le poignet de Rand.
Elle le dévisagea, ses grands yeux sombres mortellement sérieux. Dans le lien, le jeune homme ne capta rien, sinon une puissante détermination.
— Je t’en prie, ne fais pas l’idiot !
— J’ai juré à Verin que je n’en suis pas un !
Min ne trouva pas la remarque drôle.
Lissant la page froissée sur son ventre, Rand baissa les yeux sur une écriture minuscule qu’il ne reconnut pas. Et il n’y avait aucune signature.
« Je sais qui vous êtes, et je ne vous veux aucun mal. Mais j’aimerais vous voir le plus loin possible de Far Madding, parce que le Dragon Réincarné sème la mort et la destruction sur son passage. Bien entendu, je sais aussi pourquoi vous êtes ici. Vous avez tué Rochaid, et Kisman est mort aussi. Torval et Gedwyn se cachent au-dessus de la boutique d’un bottier nommé Zeram, dans la rue de la Carpe-Bleue. Tuez-les, filez et laissez Far Madding en paix. »
Dans la Salle des Femmes, l’horloge sonna une heure pleine. Avant le rendez-vous avec Cadsuane, il restait beaucoup de temps.