Sans un regard en arrière, Rand poussa sa monture sur le pont de pierre blanche qui, à partir de la porte de Caemlyn, conduisait vers le nord. Dans un ciel sans nuages, le soleil pointait à peine à l’horizon et il faisait un froid de gueux – avec ce vent, toujours, qui gonflait les manteaux comme des voiles.
Par bonheur, Rand ne sentait pas le froid – ou alors, comme un phénomène lointain et sans rapport avec lui. Intérieurement, il était plus glacé que le pire hiver de l’histoire. En venant le chercher dans sa cellule, les gardes avaient été surpris de le voir afficher un petit sourire. Qu’il arborait toujours, d’ailleurs…
Avec le reste de saidar de son « puits », Nynaeve avait guéri toutes les blessures du jeune homme. Pourtant, l’officier casqué qui se campa au milieu du chemin, au-delà du pont, le regarda comme si son visage était toujours boursouflé et violacé.
Cadsuane se pencha sur sa selle, dit quelques mots puis tendit au militaire une feuille de parchemin pliée. Sourcils froncés, l’homme lut le texte puis releva la tête et, perplexe, balaya du regard la colonne de femmes et d’hommes qui attendait derrière l’Aes Sedai. Enfin, il baissa de nouveau les yeux sur le texte, le relut en silence en remuant les lèvres – comme pour vérifier à deux fois chaque mot – et ne cacha pas sa surprise. Signé par les treize Conseillères et portant leurs sceaux, l’ordre indiquait qu’il était inutile de fouiller les chevaux de bât et de s’assurer que les liens des épées étaient intacts. Les noms de ces étrangers devraient être effacés de tous les registres, après quoi il faudrait brûler le document. Aucune Aes Sedai, pas le moindre Champion et pas l’ombre d’une Atha’an Miere n’était venue à Far Madding.
— C’est fini, Rand, dit Min en venant placer sa jument marron encore plus près du hongre gris de son homme.
Une compétition discrète entre elle et Nynaeve, qui ne lâchait pas Lan d’un pouce.
Laissant bâiller les pans de son manteau, la jeune femme tapota le bras de Rand. L’inquiétude visible sur son visage se reflétait dans le lien…
— Tu n’as plus besoin d’y penser…
— Min, je suis très reconnaissant à Far Madding…
Comme à l’époque où il commençait à canaliser, la voix de Rand était distante et impersonnelle. Pour sa compagne, il aurait pu faire l’effort de l’adoucir, mais ça semblait hors de sa portée.
— Dans cette ville, j’ai trouvé tout ce que je cherchais…
Une épée dotée de mémoire aurait sans doute éprouvé de la reconnaissance pour les flammes de la forge…
Quand l’officier leur fit signe d’avancer, Rand lança son cheval au trot, fila vers les collines et ne jeta pas un regard en arrière avant de s’enfoncer dans la forêt.
Sur la route qui serpentait entre des pins – les seuls arbres à arborer encore leur feuillage en cette saison – Rand sentit soudain la Source revenir. Comme si elle se trouvait à la périphérie de sa vision, elle pulsait, l’appelait et l’emplissait d’une faim dévorante. D’instinct, il s’y connecta et remplit de saidin le vide qui s’était creusé en lui pendant son séjour à Far Madding. Le feu et la glace se déversèrent dans ses veines en même temps que la souillure qui, chaque fois, réveillait la plus ancienne de ses deux blessures. Vacillant sur sa selle, l’estomac retourné et la tête embrumée, il tenta de maîtriser le torrent qui menaçait de dévaster son esprit et l’avalanche qui risquait d’ensevelir son âme. La partie masculine du Pouvoir ne connaissait pas la compassion, et encore moins la pitié. Contre cette agression, un homme se battait ou mourait.
Dans son dos, Rand sentit les trois Asha’man se gorger de Pouvoir comme s’ils venaient de trouver de l’eau après une longue errance dans le désert. Dans son coin, Lews Therin soupira de soulagement.
— Tu vas bien ? demanda Min, son cheval si près de celui de Rand que leurs jambes se touchèrent. Tu as l’air malade…
— Je me porte comme un charme, mentit Rand.
Le mensonge ne concernait pas seulement son flanc stigmatisé. Enfin en acier grâce à ses dernières mésaventures, il n’était pourtant pas encore assez dur. Min, il aurait voulu l’envoyer à Caemlyn sous la protection d’Alivia. Si la Seanchanienne était destinée à l’aider à mourir, autant lui faire confiance…
Dans sa tête, Rand avait préparé un discours imparable. Dès que ses yeux se posèrent sur Min, il n’eut pas la force de le prononcer. Tirant sur les rênes de son cheval pour le faire tourner à droite, il s’adressa à Cadsuane par-dessus son épaule :
— C’est ici.
Min le suivit, bien entendu, comme tous les autres. La veille, après sa libération, Harine l’avait quitté des yeux juste le temps de dormir quelques heures. S’il s’était écouté, Rand aurait laissé l’Atha’an Miere en arrière, mais Cadsuane lui avait donné son premier conseil éclairé.
— Mon garçon, tu as conclu un marché avec elle, ce qui revient à signer un traité, voire à donner sa parole d’honneur. Alors, tiens tes engagements, ou annonce que l’accord ne tient plus. Sinon, tu ne vaudras pas mieux qu’un escroc.
Direct, sans fioritures et sans la moindre ambiguïté sur l’opinion de Cadsuane au sujet des escrocs. Rand n’avait jamais promis de suivre ses conseils, mais après qu’elle se fut tant fait tirer l’oreille pour l’aider, il eût été maladroit de la rembarrer si tôt. Du coup, la Maîtresse des Vagues et les deux autres Atha’an Miere chevauchaient avec Alivia, devant Verin, les cinq autres sœurs qui avaient juré allégeance au Dragon Réincarné et les quatre qui formaient la suite de Cadsuane. Des compagnes qui passaient bien avant Rand aux yeux de la « légende », ça ne faisait aucun doute.
Pour quiconque d’autre que le jeune homme, rien ne distinguait l’endroit où il avait creusé, avant d’entrer à Far Madding. Lui, il voyait un rayon vertical briller comme une lanterne à l’emplacement de sa cachette. Cela dit, un autre homme capable de canaliser le Pouvoir serait sans doute passé à côté sans le remarquer.
Rand ne prit pas la peine de mettre pied à terre. Avec des flux d’Air, il dispersa l’épaisse couche de feuilles mortes et de brindilles, puis creusa la terre jusqu’à ce qu’il découvre un long paquet étroit fermé par des lanières de cuir. Tandis qu’il faisait léviter Callandor jusqu’à sa main, des mottes de glaise tombèrent de l’emballage.
Rand n’avait pas osé emporter l’arme à Far Madding. Sans fourreau, il aurait dû la laisser au poste de garde du pont – une dangereuse balise en permanence susceptible d’annoncer sa présence. En ce monde, il n’existait probablement pas une autre épée de cristal, et bien trop de gens savaient que le Dragon Réincarné en portait une. Malgré cette précaution, il s’était quand même retrouvé dans une étroite cellule humide… Non, il ne fallait plus y penser ! C’était fini ! Dans un coin de son esprit, Lews Therin haletait…
Après avoir glissé Callandor sous la sangle de sa selle, Rand fit volter sa monture pour se retrouver face à ses compagnons. La queue plaquée contre la croupe pour la soustraire aux caprices du vent, les chevaux restaient calmes, même s’ils devaient être impatients de galoper, après un si long séjour dans des écuries.
Comparé aux ter’angreal précieux qu’il contenait, le sac de cuir accroché à l’épaule de Nynaeve faisait un peu miteux. Alors que le moment fatidique approchait, l’ancienne Sage-Dame caressait distraitement le sac, sans bien mesurer ce qu’elle faisait. Et si elle s’efforçait de cacher sa peur, son menton tremblant la trahissait.
Sa capuche abaissée, Cadsuane regardait Rand, impassible. De temps en temps, une bourrasque plus forte que les autres faisait frémir les ornements d’or piqués dans son chignon.
— Je vais purifier la moitié masculine du Pouvoir, annonça Rand. Éliminer la souillure…
En veste et manteau ordinaires, comme les autres Champions, les Asha’man échangèrent des regards brillants d’excitation. En revanche, une sorte de frisson passa dans les rangs des Aes Sedai. La frêle Nesune alla même jusqu’à lâcher un petit cri.
Cadsuane ne broncha pas.
— Avec ça ? demanda-t-elle en désignant le paquet glissé sous la sangle de selle de Rand.
— Non, avec les Choedan Kal, répondit le jeune homme.
Le nom était un autre cadeau de Lews Therin, découvert dans son esprit comme s’il y avait toujours été.
— On croit qu’il s’agit d’immenses statues… Des sa’angreal enterrés l’un au Cairhien et l’autre à Tremalking.
Entendant le nom de cette île du Peuple de la Mer, Harine releva brusquement la tête, faisant tintinnabuler les médaillons de sa chaîne nasale.
— Des artefacts trop gros pour être déplacés, mais je possède deux ter’angreal appelés des « clés d’accès ». Avec eux, on peut utiliser les Choedan Kal, où qu’on soit dans le monde.
C’est dangereux…, marmonna Lews Therin. De la folie…
Rand ignora le spectre. Pour l’heure, seule Cadsuane importait.
Le cheval de l’Aes Sedai dressa une oreille – une monture un rien plus réactive que sa cavalière, aurait-on dit.
— Un de ces sa’angreal est fait pour une femme, rappela Cadsuane. Qui pressens-tu pour s’en servir ? Ou tes « clés » te permettront-elles d’utiliser les deux ?
— Nynaeve se liera à moi…
La seule Aes Sedai à qui Rand se fiait. Une sœur, certes, mais aussi l’ancienne Sage-Dame de Champ d’Emond. Qui aurait pu être plus fiable ?
La femme de Lan sourit et hocha la tête. À présent, son menton ne tremblait plus.
— N’essaie pas de m’arrêter, Cadsuane, dit Rand.
Sans répondre, l’Aes Sedai le dévisagea, pensive et calculatrice.
— Cadsuane, excuse-moi, mais… (Kumira fit faire un pas en avant à sa monture.) Jeune homme, as-tu pensé aux risques d’échec ? Et mesuré les conséquences, si tu ne réussis pas ?
— Je dois poser la même question, intervint Nesune, très droite sur sa selle et le regard rivé sur Rand. Selon toutes mes lectures, un échec, avec ces sa’angreal, peut provoquer un désastre. Ensemble, ces artefacts sont assez puissants pour briser le monde comme un œuf.
Oui, comme un œuf ! renchérit Lews Therin. On n’a jamais essayé. C’est de la folie ! Tu es dingue !
— Aux dernières nouvelles, dit Rand, s’adressant aux sœurs, un Asha’man sur cinquante perd la raison et doit être abattu comme un chien enragé. Et la situation doit s’être détériorée… C’est vrai, ce que je veux faire est risqué, mais on n’a rien sans rien. Si je ne bouge pas, de plus en plus d’hommes deviendront fous, et un jour, ils seront trop nombreux pour qu’on puisse les éliminer facilement. Vous voulez attendre l’Ultime Bataille avec cent Asha’man fous furieux autour de vous ? Ou deux cents ? Ou cinq cents ? Avec moi dans le lot ? Combien de temps le monde survivrait-il à ça ?
Rand parlait plus particulièrement aux deux sœurs marron, mais en regardant Cadsuane, dont le regard ne le quitta pas un instant. Il devait la convaincre, mais s’il n’y parvenait pas, il ne tiendrait pas compte de son avis, et tant pis pour les conséquences. Ensuite, si elle tentait de l’arrêter…
En lui, le saidin bouillonnait.
— Tu vas le faire ici ? demanda Cadsuane.
— Non, à Shadar Logoth !
L’Aes Sedai acquiesça.
— Un lieu approprié, convint-elle, si nous devons prendre le risque de détruire le monde.
Lews Therin cria à s’en briser les cordes vocales qu’il n’avait plus. Puis sa voix se fit de plus en plus faible dans la tête de Rand, comme s’il était en train de fuir. Mais il n’y avait aucun refuge pour lui – ni pour quiconque d’autre.
Le portail qu’ouvrit Rand ne donnait pas directement sur Shadar Logoth, mais sur le sommet déboisé d’une colline, à quelques lieues de la ville. Sur le sol rocheux à demi couvert de neige, les sabots des chevaux résonnaient comme autant de glas…
Quand il eut mis pied à terre, Rand observa un instant les lointains contours de la cité jadis appelée Aridhol. Un alignement de tours au sommet tronqué et de dômes dévastés qui auraient été sinon assez grands pour abriter tout un village.
Rand ne regarda pas longtemps. Sous un ciel matinal limpide, les dômes ne brillaient pas comme ils auraient dû, à croire que quelque chose projetait une ombre géante sur ce champ de ruines. Même à cette distance, la seconde blessure, sur son flanc, se mit à pulser douloureusement. La cicatrice laissée par la dague de Padan Fain – une arme venue de Shadar Logoth – pulsa elle aussi, mais pas au rythme de la première. On eût presque dit un contre-chant…
Comme c’était prévisible, Cadsuane prit le commandement et distribua des ordres brefs et secs. Dès que c’était possible, les Aes Sedai se débrouillaient pour diriger, et Rand ne fit rien pour empêcher ça.
Lan, Nethan et Bassane s’enfoncèrent dans la forêt pour l’explorer. Les autres Champions attachèrent leurs chevaux à des branches basses.
Min se pencha sur sa selle et posa un baiser sur les yeux de Rand. Puis, sans un mot, elle alla rejoindre les hommes.
Dans le lien, Rand reconnut de l’amour, bien sûr, mais aussi une confiance aveugle qui le stupéfia.
Avec un grand sourire, Eben vint prendre les rênes de la monture du jeune homme. Entre son nez et ses oreilles, il n’y avait pas beaucoup de place pour le reste de son visage. Mais il était à présent un jeune garçon élancé, plus un adolescent pataud.
— Seigneur Dragon, canaliser sans la souillure sera merveilleux !
Quel enthousiasme ! Rand aurait donné dix-sept ans à ce garçon, mais il était peut-être plus jeune.
— Dès que je pense à cette horreur, ça me donne envie de vomir, ajouta Eben en s’éloignant, toujours ravi.
Quand le Pouvoir se déversa en Rand, l’immondice de la souillure vint en même temps – une putréfaction ignoble qui charriait avec elle la folie et la mort.
Cadsuane réunit les sœurs autour d’elle, ainsi que la Régente des Vents et Alivia. Quand Harine se plaignit d’être exclue, la « légende », d’un index pointé, lui intima de s’éloigner sans tarder.
Son Maître de la Lame, Moad, fit asseoir Harine sur un rocher et lui tint un discours apaisant. Pourtant, il ne cessa de sonder les arbres environnants, la main jamais très loin de la poignée d’ivoire de son épée.
Venant de l’endroit où étaient attachés les chevaux, Jahar approchait tout en déballant Callandor. L’épée de cristal, avec sa longue poignée claire et sa lame très légèrement incurvée, brillait sous les rayons pourtant faiblards du soleil. Captant un geste impérieux de Merise, l’Asha’man-Champion se hâta d’aller rejoindre son Aes Sedai. Damer était avec la sienne, même chose pour Eben. Cadsuane n’avait pas demandé l’autorisation d’utiliser Callandor… Bon, ça pouvait passer, pour une fois… Une seule fois, oui.
— Cette femme ferait perdre patience à une pierre, grommela Nynaeve en rejoignant Rand.
D’une main, elle tenait la bandoulière de son sac et de l’autre, elle tirait sur la natte qui dépassait de sa capuche.
— Qu’elle aille au fond de la Fosse de la Perdition ! Rand, tu es sûr que Min ne se trompe jamais ? Une toute petite fois, ce serait… Bon, d’accord, je n’insiste pas. Mais quand même…
» Tu voudrais bien cesser de sourire comme ça ? Tu rendrais un chat nerveux !
— On devrait commencer, dit Rand.
L’ancienne Sage-Dame sursauta.
— On ne devrait pas attendre Cadsuane.
Personne n’aurait pu deviner qu’elle venait de vouer la sœur à la Fosse de la Perdition. Au contraire, elle semblait soucieuse de ne pas la brusquer.
— Elle fera… ce qu’elle fera, Nynaeve… Avec ton aide, je vais faire ce qu’il faut !
Nynaeve hésita, serrant le sac contre son flanc. Alors qu’elle jetait des regards inquiets aux femmes groupées autour de Cadsuane, Alivia se sépara des autres et vint rejoindre Rand et sa vieille amie.
— Cadsuane dit que tu dois me donner tes ter’angreal, annonça-t-elle. Non, ne discute pas ! Nous n’avons pas le temps… Si tu te lies à Rand, ils ne te serviront à rien.
Nynaeve foudroya les sœurs du regard, mais elle obéit en râlant, se défaisant de tous ses artefacts, y compris la fameuse ceinture. Non sans hésiter, elle se défit aussi de son étrange bracelet-bagues…
— Prends-le, soupira-t-elle… Si je dois utiliser le plus puissant sa’angreal du monde, je n’aurai pas besoin d’un simple angreal. Mais tu me rendras tout ça, c’est bien compris ?
— Je ne suis pas une voleuse ! s’indigna Alivia.
Elle glissa les bagues aux doigts de sa main gauche. Bizarrement, l’angreal qui semblait fait sur mesure pour Nynaeve s’adapta parfaitement à sa main, pourtant plus longue. Les deux femmes en parurent très surprises.
Rand s’avisa soudain qu’elles n’envisageaient pas un instant la possibilité qu’il échoue. Une confiance qu’il aurait aimé partager. Mais il devait agir quand même…
— Tu comptes attendre toute la journée ? demanda Nynaeve alors qu’Alivia s’en retournait vers le groupe de sœurs.
S’essayant sur un rocher gris de la taille d’un banc, l’ancienne Sage-Dame tira sur les pans de son manteau, saisit le sac, le posa sur ses genoux et l’ouvrit.
Rand s’assit en tailleur en face de la jeune femme. Les « clés d’accès », deux statuettes blanches d’un pied de haut, tenaient chacune à la main une sphère de cristal.
Nynaeve tendit à Rand l’homme barbu vêtu d’une longue tunique. Puis elle posa la femme devant elle, à ses pieds. Sur le visage des deux sculptures, on voyait la sérénité, la force et la sagesse qui sont souvent l’apanage de la maturité.
— Pour que je puisse me lier avec toi, Rand, tu dois t’ouvrir à la Source, comme si tu allais t’y connecter.
Avec un soupir, Rand posa sa statue sur le sol et se coupa du saidin. La glace et le feu disparurent, tout comme la souillure, et la vie redevint une toute petite chose sans beaucoup de reliefs et de couleurs. Pour faire face à la nausée qui le submergerait quand il se connecterait de nouveau à la Source, Rand posa les mains sur le sol.
Mais un vertige tout à fait différent le frappa. Une fraction de seconde, un visage flou apparut devant ses yeux, lui cachant celui de Nynaeve. Des traits d’homme, presque reconnaissables…
Si une chose pareille arrivait alors qu’il manipulait le saidin…
Nynaeve se pencha vers lui, l’air inquiète.
— Maintenant ! lança Rand.
Par l’intermédiaire de la statue masculine, il s’ouvrit à la Source mais sans s’y connecter. Restant à la frontière, il dut s’empêcher de crier quand des flammes obscures l’enveloppèrent tandis qu’un vent mauvais projetait sur lui des grains de sable gelés.
Voyant Nynaeve prendre une grande inspiration, il comprit que son calvaire avait duré à peine quelques secondes. Mais il aurait juré avoir souffert pendant des heures.
Le saidin déferla en lui, mélange de feu, de glace et de salissures, et il se révéla incapable de contrôler le moindre flux, fût-il aussi fin qu’un cheveu.
Le torrent se déversait de son corps pour passer dans celui de Nynaeve. Le voir couler ainsi, sentir les marées piégeuses et les sables mouvants capables de le détruire en une fraction de seconde, tout ça, sans pouvoir rien combattre ou au minimum contrôler, se révéla une torture.
Puis Rand s’aperçut qu’il avait conscience de la présence de Nynaeve – presque comme il sentait celle de Min dans le lien. Mais une seule pensée l’obsédait : des torrents de saidin se déversaient en lui et de lui sans qu’il ait le moindre moyen de réguler le processus.
Tremblante, Nynaeve prit une inspiration hésitante.
— Comment peux-tu supporter ça ? demanda-t-elle. Ce chaos, cette fureur, cette destruction… À présent, tu vas devoir essayer de contrôler les flux pendant que je…
Avide de retrouver son équilibre dans le cadre de son éternelle guerre contre le saidin, Rand fit ce que lui demandait l’ancienne Sage-Dame – qui poussa un petit cri et sursauta.
— Tu étais censé attendre jusqu’à ce que…, commença-t-elle, agressive. (Elle changea de ton, passant à un agacement plus coutumier.) Bon, au moins, c’est fini… Pourquoi me regardes-tu avec ces grands yeux ? C’est moi qui viens de me faire arracher la peau…
— Le saidar…, murmura Rand, émerveillé.
C’était si différent… Comparé au bouillonnement du saidin, le saidar était un fleuve tranquille et majestueux. Quand il plongea dans ces eaux, Rand dut aussitôt lutter contre des courants qui tentaient de l’entraîner loin de la rive, puis contre des tourbillons qui menaçaient de le tirer jusqu’au fond. Plus il résista, et plus ces forces gagnèrent en puissance. Alors qu’il venait à peine d’essayer de contrôler le saidar, il eut le sentiment de se noyer dans ses profondeurs, avalé par l’éternité.
Nynaeve l’avait prévenu, lui indiquant le moyen de s’en sortir, mais face à de si étranges perspectives, il ne l’avait pas vraiment crue. Au prix d’un gros effort, il parvint à cesser de lutter contre les courants. Aussitôt, le fleuve redevint paisible.
La première difficulté : combattre le saidin tout en s’abandonnant au saidar. Le premier obstacle, et la première clé pour accomplir la mission qu’il s’était donnée. Les moitiés féminine et masculine de la Source Authentique, à la fois semblables et radicalement différentes, s’attiraient et se repoussaient. Alors qu’elles travaillaient ensemble pour faire tourner la Roue du Temps, elles se combattaient sans pitié.
La souillure de la moitié masculine avait son opposée – une image inversée de deux entités jumelles. Sur le flanc de Rand, la blessure infligée par Ishamael pulsait en rythme avec la souillure et le stigmate dû à la dague de Padan Fain battait en harmonie avec la force maléfique responsable de la ruine d’Aridhol.
Péniblement, mais en se forçant à ne rien brusquer, Rand utilisa l’immense et peu familière puissance du saidar comme un guide destiné à le conduire où il voulait. Puis il tissa une sorte de conduit qui touchait d’un côté la moitié masculine de la Source et de l’autre les premières ruines de la distante cité. Pour que ce soit efficace, il fallait que ce tunnel soit composé de saidar épargné par la souillure. Et si tout se passait bien, un conduit de saidin exploserait peut-être quand la souillure en suinterait.
Le « conduit », c’était l’image que se représentait Rand, alors qu’il s’agissait de tout à fait autre chose…
Le tissage ne prit pas la forme qu’espérait Rand. Comme si le saidar avait une volonté propre, le construct se dota de spirales et de circonvolutions qui incitèrent Rand à penser à une fleur.
Il n’y eut rien de plus à voir. Pas l’ombre d’une déferlante venue du ciel, non plus.
La Source était nichée au cœur même de la Création. On la trouvait partout, y compris à Shadar Logoth.
Couvrant des distances que Rand lui-même n’aurait pas imaginées, le conduit n’avait pas vraiment de longueur. Il fallait que ce soit un conduit, quelle que soit son apparence – parce que si ce n’était pas le cas…
Puisant du saidin, il le combattit puis le maîtrisa – une danse mortelle qu’il connaissait à la perfection – et le força à se mêler au tissage de saidar. Le miracle se produisit, mais le saidin et le saidar, ces jumeaux antagonistes, ne pouvaient pas fusionner. Se recroquevillant sur lui-même, le saidin tenta de s’éloigner de son double inversé, et le saidar s’efforça de le repousser – en le comprimant, ce qui accéléra son cours.
Un flux de pur saidin – « pur » si on oubliait la souillure – toucha Shadar Logoth.
Rand fronça les sourcils. S’était-il trompé ? Rien ne se passait… Sauf que…
Sur son flanc, les blessures semblaient pulser plus vite. Dans la tempête de feu et de glace du saidin, il semblait que la souillure frémissait et se transformait. Un mouvement si léger que Rand ne l’aurait probablement pas remarqué, s’il n’avait pas été concentré, justement, pour repérer ce type de phénomène. Un battement d’ailes de papillon, au sein d’une tempête, mais c’était déjà énorme.
— Continue ! le pressa Nynaeve.
Ses yeux brillaient, comme si sentir le saidar en elle suffisait à la rendre heureuse.
Rand puisa plus en profondeur dans les deux moitiés de la Source, renforçant le conduit alors qu’il y projetait davantage de saidin.
S’acharnant, il se gorgea de Pouvoir jusqu’à ce qu’aucun de ses efforts ne soit plus à même d’en ajouter une goutte. Submergé par ce torrent, il voulut crier mais n’y parvint pas, comme s’il n’existait plus vraiment. Seul le Pouvoir de l’Unique semblait exister encore…
Nynaeve gémit, mais il ne put rien pour elle. Son combat contre le saidin le consumait, et il ne tiendrait plus très longtemps.
Tout en faisant tourner sur son index gauche sa bague au serpent, Elza observait l’homme qu’elle avait juré de servir. Assis sur le sol, le visage fermé, il regardait dans le vide comme s’il était incapable de voir Nynaeve, la Naturelle qui lui faisait face et qui brillait comme un petit soleil. Au fond, peut-être en était-il vraiment incapable…
Elza sentait les incroyables torrents de saidar qui circulaient en Nynaeve – une quantité inimaginable. En unissant leurs efforts, toutes les sœurs de la Tour Blanche auraient à peine pu contrôler une fraction de cet océan.
De quoi envier la Naturelle… Et se demander si une telle extase ne l’avait pas déjà rendue folle. Malgré le froid, Nynaeve transpirait à grosses gouttes. Les lèvres écartées, elle fixait quelque chose, au-delà du Dragon Réincarné.
— Ça commencera bientôt, je le crains, dit Cadsuane.
Se détournant de Rand et de Nynaeve, la sœur aux cheveux grisonnants plaqua les poings sur ses hanches et balaya d’un regard perçant le sommet de la colline.
— Ce qui se passe ici se sentira à Tar Valon, et peut-être même à l’autre bout du monde. Prenez toutes votre place !
— Viens, Elza, dit Merise, l’aura du saidar l’enveloppant soudain.
Elza se laissa entraîner dans un lien avec son austère collègue, mais elle tressaillit quand Merise y ajouta son Champion – un Asha’man !
Cet homme était d’une sombre beauté, mais l’épée de cristal, dans sa main, brillait faiblement et Elza sentait un puissant tumulte qui ne pouvait être que le saidin. Et même si Merise contrôlait les flux, l’immondice que charriait la moitié masculine du Pouvoir lui retourna l’estomac. Un tas de fumier pourrissant sous un soleil d’été lui aurait paru plus engageant.
Si austère qu’elle fût, Merise était une femme adorable. À son rictus, elle semblait elle aussi avoir envie de vomir.
Partout autour d’Elza, des cercles se formaient. Alors que Sarene et Corele se liaient avec Flinn, le vieil Asha’man, Nesune, Beldeine et Daigian firent de même avec le jeune Hopwil. Verin et Kumira, elles, se lièrent avec la Naturelle du Peuple de la Mer. Après tout, elle était puissante, et on aurait besoin de tout le monde.
Une fois formé, chaque cercle quitta le sommet de la colline et s’enfonça entre les arbres dans des directions différentes. Enveloppée par l’aura du Pouvoir, l’étrange Naturelle appelée Alivia – bizarrement, elle semblait n’avoir aucun autre nom – partit vers le nord. Une très bizarre femme, avec ses petites rides au coin des yeux et son incroyable puissance. Pour s’approprier les ter’angreal qu’elle portait, Elza aurait donné beaucoup de choses.
Les trois cercles et Alivia fourniraient une défense « enveloppante », si c’était nécessaire. Mais l’essentiel de la protection devrait se concentrer sur le Dragon Réincarné, qu’il faudrait préserver à n’importe quel prix. Une mission dont Cadsuane se chargerait, bien entendu, même si le cercle de Merise resterait ici pour l’épauler.
Considérant le volume de saidar qu’elle canalisait, plus qu’Elza et Merise réunies, la « légende » devait avoir sur elle un angreal. Pourtant, ce n’était rien comparé au Pouvoir qui circulait en Callandor.
Elza jeta un coup d’œil au Dragon Réincarné et inspira à fond.
— Merise, je sais que je ne devrais pas demander, mais puis-je fusionner les flux ?
Elza s’attendait à devoir insister. Mais sa collègue, après une brève hésitation, hocha simplement la tête. Presque aussitôt, l’expression de Merise se fit moins dure – parler d’adoucissement aurait été exagéré, la concernant.
Du feu, de la glace et de la pourriture se déversèrent en Elza, qui frémit de la tête aux pieds. À n’importe quel prix, le Dragon Réincarné devait vivre jusqu’à l’Ultime Bataille. À n’importe quel prix !
Sur la route enneigée qui menait à Tremonsien, Barmellin se demandait si la vieille Maglin, la patronne des Neuf Anneaux, paierait ce qu’il demandait pour l’alcool de prune qu’il transportait à l’arrière de sa charrette. À dire vrai, il n’était pas optimiste. Maglin était près de ses sous, la gnôle ne valait pas grand-chose, et si tard en hiver, l’aubergiste préférerait peut-être attendre le printemps pour trouver mieux.
Soudain, Barmellin remarqua que la journée était particulièrement lumineuse. Midi en plein été plutôt qu’un début de matinée en hiver… Bizarrerie suprême, la lumière semblait venir du grand trou, sur le bas-côté de la route, que des travailleurs de la ville avaient creusé avec acharnement jusqu’au début de l’année précédente. Une statue géante y était enfouie, mais le brave paysan, peu intéressé, ne s’était jamais donné la peine d’aller y jeter un coup d’œil.
Presque contre sa volonté, il tira sur les rênes de sa puissante jument, puis sauta de son banc et pataugea dans la poudreuse pour aller se camper au bord de la fosse. Trois cents pieds de profondeur pour dix fois plus de large – pourtant, il dut mettre une main en visière pour ne pas être ébloui. Regardant entre ses doigts, il distingua une boule brillante qui le fit penser à un second soleil. Dans la terre ?
Si le Pouvoir de l’Unique n’était pas dans le coup, Barmellin était prêt à manger son chapeau !
Avec un cri étranglé, il recula, regagna sa charrette, remonta sur son siège, agita les rênes pour stimuler Nisa puis lui fit faire demi-tour. De retour chez lui, il ferait un sort à cet alcool de prune. Jusqu’à la dernière goutte, même.
Plongée dans ses pensées, Timna se promenait sans même voir les champs en jachère qui couvraient toutes les collines environnantes – à part une, cependant. Sur une grande île comme Tremalking, loin de la côte, le vent ne charriait aucune odeur iodée. Pourtant, c’étaient les Atha’an Miere qui la plongeaient dans la perplexité. Alors qu’elle était un des Guides chargés de les protéger d’eux-mêmes, si c’était possible, ces gens refusaient le Paradigme de l’Eau. À présent qu’ils se pâmaient tous au sujet de leur sauveur, les aider était encore plus difficile. Sur l’île, il en restait très peu. Toujours mal à l’aise quand ils étaient loin de la mer, comme tous les Atha’an Miere, les Gouverneurs eux-mêmes étaient partis à la recherche du Coramoor – en réquisitionnant tous les bateaux qu’ils avaient pu trouver.
Brusquement, la seule colline non labourée attira l’attention de Timna. Émergeant du sol, une grande main de pierre tenait une sphère au moins aussi grosse qu’une maison. Une boule brillante comme un soleil de plein été…
Oubliant les Atha’an Miere, Timna s’assit en tailleur sur le sol, tira sur les pans de son manteau et sourit, ravie de penser qu’elle assistait peut-être à la réalisation de la prophétie et à la fin de l’Illusion.
— Si tu fais vraiment partie des Élus, je te servirai…
Le type barbu assis en face de Cyndane ne semblait pas convaincu. Distraite, elle n’entendit même pas la suite de sa tirade.
Elle sentait que quelque chose était en cours. Tant de saidar puisé en un seul endroit, c’était un phare que toute femme capable de canaliser, où qu’elle fût dans le monde, pouvait sentir et localiser. Ainsi, il avait trouvé une femme pour utiliser la seconde clé d’accès. Avec lui, elle aurait défié le Grand Seigneur des Ténèbres et même le Créateur ! Avec lui, elle aurait partagé le pouvoir, le laissant régner à ses côtés. Mais il l’avait rejetée. Oui, il n’avait pas voulu de son amour !
L’homme qui parlait à Cyndane était un crétin important – en ce monde, on en trouvait treize à la douzaine – mais elle n’avait pas le temps de vérifier sa fiabilité. Et en l’absence de certitude, impossible de le laisser continuer à jacasser – pas alors qu’elle sentait la main de Moridin caresser le cour’souvra qui retenait son âme.
Un flux d’Air tranchant comme un rasoir décapita le type, coupant sa barbe en deux au passage. Un autre flux fit basculer le cadavre en arrière, histoire que le sang ne tache pas la robe de Cyndane. Avant que sa victime se soit écrasée sur le sol, elle eut fini de tisser son portail. Un phare qu’elle n’avait aucun mal à localiser l’appelait.
Déboulant dans une forêt au sol couvert de neige et aux arbres dénudés – n’étaient les épaisses lianes qui s’y attachaient encore –, elle se demanda où ce phare l’avait entraînée. Pour l’heure, il brillait de tous ses feux au sud de sa position – assez de saidar pour dévaster en un clin d’œil un continent.
Il serait là, avec la femme pour laquelle il l’avait trahie. Prudemment, Cyndane puisa dans la Source assez de Pouvoir pour tisser une toile de mort. Sa toile de mort.
Dans le ciel sans nuages, des éclairs scintillaient. Des éclairs comme Cadsuane n’en avait jamais vu, pas fragmentés, mais tout droits, comme des lances de lumière.
Ces dards de feu s’abattaient sur le sommet de la colline, heureusement protégé par un champ de force. Même avec cette défense tissée par la « légende » en personne, le vacarme était assourdissant, et l’air crépitait partout, y compris à l’intérieur du champ de force. Sans l’aide de l’angreal en forme d’oiseau – une pie, peut-être – accroché dans son chignon, Cadsuane n’aurait sûrement pas pu maintenir son bouclier défensif.
Un autre oiseau en or, une hirondelle, celui-là, pendait un bout de la fine chaîne qu’elle serrait entre ses doigts.
— Par là, dit-elle en désignant la direction que l’hirondelle semblait vouloir emprunter.
Hélas, Cadsuane n’aurait su dire à quelle distance de là on venait de canaliser le Pouvoir. Impossible aussi de dire si c’était l’œuvre d’un homme ou d’une femme. Eh bien, la direction seule devrait suffire, en espérant qu’il n’y aurait pas de problèmes. Là-bas, il y avait aussi des gens à elle. Si l’avertissement arrivait en même temps qu’une attaque, il ne pourrait plus y avoir de doute.
Dès que Cadsuane eut refermé la bouche, après avoir prononcé son « par là », un geyser de flammes jaillit dans la forêt, au nord, vite suivi par plusieurs autres – une sorte de ligne de feu qui se ruait vers le nord. Entre les mains du jeune Jahar, Callandor brillait comme un incendie. Détail bizarre, si on en jugeait par la concentration d’Elza, les poings serrés sur le devant de sa robe, c’était elle qui contrôlait ces flux.
Merise saisit à pleines mains les cheveux de Jahar et lui secoua doucement la tête.
— Du calme, mon mignon ! Doucement, mon puissant et bien-aimé petit.
Le jeune homme eut un sourire béat.
Cadsuane hocha imperceptiblement la tête. Comprendre la relation entre une Aes Sedai et son Champion n’était jamais facile, alors, quand il s’agissait d’une sœur verte ! Comment avoir la moindre idée de ce qui se passait entre Merise et ses « mignons » ?
Mais Cadsuane s’intéressait surtout à un autre « garçon ». Alors que Nynaeve se laissait emporter par l’extase – un tel flot de saidar en soi ! –, Rand ne bronchait pas, même si son visage ruisselait de sueur. Quant à ses yeux, ils faisaient penser à des saphirs polis. Avait-il seulement conscience de ce qui se passait autour de lui ?
Au bout de sa chaîne, l’hirondelle s’orienta dans une autre direction.
— Par là, dit Cadsuane en désignant les ruines de Shadar Logoth.
Rand ne parvenait plus à voir Nynaeve. À vrai dire, il ne voyait et ne sentait plus rien. Nageant dans des mers de flammes et escaladant des montagnes de glace qui s’écroulaient sous lui, il luttait sans cesse contre la souillure, marée descendante qui s’acharnait à l’entraîner au large avec elle. S’il relâchait son contrôle un instant, tout ce qui faisait sa personne lui serait arraché et finirait dans le conduit, aspiré vers le néant.
Tout aussi grave – voire pire encore – malgré le torrent de pourriture que charriait cette marée via le cœur d’une étrange fleur de feu et de glace, la quantité de souillure, dans la partie masculine de la Source, ne semblait pas vouloir diminuer. On eût dit une nappe d’huile à la surface de l’eau, si fine qu’on ne la remarquait pas avant de la toucher du bout d’un doigt. Mais cette pellicule recouvrait l’immensité de la moitié mâle du Pouvoir – en d’autres termes, elle était un océan sur l’océan…
Rand devait tenir. Certes, mais jusqu’à quand ?
Combien de temps un homme pouvait-il tenir ?
S’il réussissait à défaire ce qu’al’Thor avait fait à la Source, pensa Demandred en franchissant son portail pour entrer dans Shadar Logoth, surtout s’il parvenait à frapper durement et par surprise, ça pouvait tout à fait tuer son adversaire, ou au moins détruire à tout jamais son aptitude à canaliser le Pouvoir. Dès qu’il avait compris où était la clé d’accès, Demandred avait deviné le plan d’al’Thor. Un plan brillant, il en convenait, et terriblement dangereux. Mais après tout, Lews Therin avait toujours été un bon stratège – même si on l’avait toujours largement surestimé. En tout cas, il n’était jamais arrivé au niveau de Demandred.
Un seul coup d’œil dans la rue jonchée de ruines dissuada l’Élu de modifier quoi que ce soit. Près de lui se dressait la moitié d’un dôme très clair dont le toit culminait à plus de deux cents pieds de hauteur. Au-dessus, le soleil du milieu de matinée brillait faiblement, comme il convenait en hiver. Mais entre le toit défoncé du dôme et la rue, la pénombre régnait, comme s’il faisait déjà nuit.
La cité frissonnait, Demandred le sentait sous ses bottes…
Dans la forêt environnante, des colonnes de feu jaillirent. Arrachés par des explosions – l’action du saidin –, des arbres furent propulsés dans le ciel et certains, en flammes, fondirent sur l’Élu. Tissant promptement un portail, il le traversa, le laissa se dissiper puis courut aussi vite que possible entre les arbres lestés de lianes. Alors qu’il s’enfonçait dans la neige et trébuchait sur des grosses pierres cachées dessous, il ne ralentit pas – surtout pas ! Le champ de force avait été inversé – une saine précaution – mais il en allait de même avec le premier, et Demandred avait été soldat. Alors qu’il continuait à courir, il entendit les explosions qu’il anticipait et devina qu’elles visaient l’endroit où avait été son portail – exactement comme les premières l’avaient pris pour cible au milieu des ruines.
À présent, il en était assez loin pour qu’elles ne représentent plus aucun danger. Encore sans ralentir, il tourna la tête en direction de la clé d’accès. Avec la quantité de saidin qui s’y déversait, il aurait tout aussi bien pu y avoir dans le ciel une flèche indiquant la position d’al’Thor.
Très bien… Sauf si quelqu’un, dans ce maudit Âge, avait redécouvert un autre don perdu, al’Thor devait s’être procuré un ter’angreal capable de localiser un homme en train de manier le Pouvoir. D’après ce que savait Demandred de ce que les gens nommaient aujourd’hui la Dislocation – un événement postérieur à son emprisonnement dans le mont Shayol Ghul –, chaque femme en mesure de fabriquer des ter’angreal rêvait d’en créer un apte à remplir cette fonction. Lors d’une guerre, le camp ennemi vous réservait toujours des surprises, et il fallait savoir y répondre. À ce jeu, Demandred avait toujours été bon. Mais d’abord, il lui fallait s’approcher…
Soudain, à travers les arbres, il aperçut des gens, devant lui, et se plaqua derrière un grand tronc gris.
Un vieux type au crâne luisant entouré d’une couronne de cheveux blancs avançait en boitillant entre deux femmes, l’une d’une beauté sauvage et l’autre carrément à couper le souffle. Que faisait ce trio dans la forêt ? Et de qui s’agissait-il ? Des amis d’al’Thor ou des gens qui se trouvaient au mauvais endroit au pire moment possible ? Dans tous les cas, Demandred n’était pas chaud pour les tuer, car utiliser le Pouvoir signalerait sa position à al’Thor… Donc, mieux valait laisser passer ces fâcheux.
La tête tournée, le vieux type semblait chercher quelque chose parmi les arbres. Mais à son âge et dans son état, il ne devait pas avoir une vue perçante.
Sans crier gare, le vieillard s’immobilisa et tendit une main en direction de Demandred. Contre toute attente, celui-ci dut lutter frénétiquement contre un réseau de saidin qui percuta son bouclier avec une force inattendue – équivalente à celle qu’aurait eue un de ses propres tissages.
Le vieux gâteux était un Asha’man ! Et une des femmes au moins, ce qui passait pour une Aes Sedai dans cet Âge pathétique. En plus de tout, elle formait un cercle avec le vieillard.
Demandred tenta de contre-attaquer et de réduire en miettes ses adversaires, mais l’Asha’man le bombarda sans relâche, il dut se concentrer sur ses défenses. Autour de lui, des arbres s’embrasèrent ou explosèrent.
Demandred était un très grand général. Mais les généraux, en principe, ne combattaient pas avec les hommes du rang. Lâchant un grognement, il entreprit de battre en retraite. Loin de la clé…
Mais tôt ou tard, le vieil homme fatiguerait. Alors viendrait le moment de tuer al’Thor. À condition qu’aucun des autres Élus ne lui soit tombé dessus avant. Ce qu’il fallait espérer ardemment…
Les jupes relevées jusqu’aux genoux, Cyndane lâcha une bordée de jurons et, dès qu’elle l’eut franchi, s’éloigna au pas de course de son troisième portail. Entendant les explosions qui se rapprochaient du site, elle comprit enfin pourquoi elles fondaient sur elle.
Comme elle détestait les forêts ! Surtout sous la neige, avec ces pierres et ces racines cachées dans lesquelles on se prenait si aisément les pieds…
Au moins, elle n’était pas la seule Élue sur les lieux. Autour d’elle, mais assez loin, des geysers de flammes ne la visaient pas… En plusieurs endroits, des femmes tissaient rageusement le saidar. Mais avec un peu de chance, elle serait la première à atteindre Lews Therin. Pour le voir mourir, bien entendu. Et pour ça, elle devrait être très près de lui.
Recroquevillé derrière un tronc abattu, Osan’gar était à bout de souffle. Les mois passés sous l’identité de Corlan Dashiva ne lui avaient pas redonné l’amour de l’exercice physique.
Les explosions qui avaient failli le tuer cessèrent, puis recommencèrent dans le lointain. Prudent, il leva la tête juste ce qu’il fallait pour voir au-dessus de son tronc. Non qu’il tînt un morceau de bois pour une protection, mais… Eh bien, il n’avait jamais été un vrai soldat. Son talent, voire son génie, était ailleurs. Par exemple dans la création des Trollocs – et subséquemment des Myrddraals – puis d’innombrables monstres qui avaient dévasté le monde et rendu son nom universellement célèbre.
La clé d’accès était gorgée de saidin. Mais il y en avait aussi ailleurs, en plus petite quantité.
Osan’gar avait parié que d’autres Élus seraient là avant lui, et espéré qu’ils en auraient terminé avant son arrivée. Visiblement, ce n’était pas le cas. À l’évidence, al’Thor avait des Asha’man avec lui – plus Callandor, si on se fiait à la charge en saidin des explosions. Et peut-être quelques-unes de ses Aes Sedai apprivoisées. Enfin, soi-disant Aes Sedai…
L’Élu s’aplatit de nouveau et se mordilla la lèvre inférieure. Bien plus dangereuse qu’il l’aurait cru, cette forêt n’était vraiment pas un endroit pour un génie. Cela dit, inutile de nier que Moridin le terrorisait. Depuis le début, il fallait bien le reconnaître…
Avant même qu’ils soient emprisonnés dans la Brèche, ce type était ivre de pouvoir. Et depuis leur libération, il semblait se prendre pour le Grand Seigneur en personne.
Si Osan’gar s’enfuyait, Moridin le saurait et il le tuerait. Pire encore, si la manœuvre du Dragon réussissait, le Grand Seigneur pouvait décider d’en finir avec Moridin, avec al’Thor… et avec lui. Que ces crétins crèvent ne lui faisait ni chaud ni froid. En revanche, il tenait à sa peau…
Même si déterminer l’heure à partir de la position du soleil n’était pas son fort, il estima qu’il était un peu avant midi. Se relevant, il épousseta ses vêtements – une tâche hors de portée d’un être normal – puis se faufila d’arbre en arbre avec ce qu’il tenait pour le summum de la furtivité.
Direction la clé ! Un des autres achèverait peut-être al’Thor avant qu’il soit à destination. Sinon, il aurait peut-être l’occasion de devenir un héros. Prudemment, bien entendu…
Verin fronça les sourcils lorsqu’elle vit l’apparition qui se faufilait entre les arbres sur sa gauche. Apparition ? Quel autre mot pour une femme qui traversait la forêt lestée de bijoux et vêtue d’une robe qui passait par toutes les couleurs existantes et devenait même par moments transparente ? Sans se presser, l’excentrique personne se dirigeait vers la colline où était Rand. Sauf si Verin se trompait lourdement, il s’agissait d’une Rejetée.
— Tu vas te contenter de la regarder ? murmura Shalon, furieuse.
Elle était hors d’elle parce qu’on ne l’avait pas choisie pour fusionner les flux. Comme si la puissance d’une Naturelle avait la moindre valeur aux yeux des Aes Sedai. Des heures à patauger dans la neige n’avaient pas amélioré son humeur.
— Nous devons faire quelque chose, dit Kumira.
— Exact, maugréa Verin. J’essaie seulement de savoir quoi…
Un bouclier, décida-t-elle. Prisonnière, une Rejetée pouvait se révéler très utile.
Recourant à toute la puissance de son cercle, Verin tissa son bouclier, le propulsa… et, horrifiée, le vit rebondir contre sa cible.
Sans qu’une aura l’enveloppe, la femme blonde, incroyablement puissante, s’unit à la Source.
Quand elle commença à canaliser, Verin n’eut plus le loisir de se poser des questions. Même si elle ne voyait pas les tissages, elle savait reconnaître une attaque, surtout quand sa vie était en jeu. Et elle en avait trop fait pour crever bêtement ici…
Eben resserra les pans de son manteau autour de son torse. Pour ignorer le froid, il y avait beaucoup plus doué que lui. Contre un simple mauvais temps, il savait se défendre, mais face au vent qui se déchaînait depuis que le soleil avait dépassé son zénith, il était impuissant. En revanche, les trois sœurs liées avec lui semblaient s’en moquer comme d’une guigne.
Daigian dirigeait le cercle – à cause de sa présence, pensait-il – mais elle puisait si peu de Pouvoir qu’il sentait à peine un filet de saidin circuler en lui. Tant qu’elle n’y serait pas obligée, la sœur éviterait d’affronter la… situation.
Eben remonta la capuche de la sœur, qui sourit pour le remercier. Dans le lien, il sentait l’affection qu’elle éprouvait pour lui, et ça devait être réciproque. Avec le temps, il se voyait très bien aimer cette petite Aes Sedai…
Le torrent de saidin qui bouillonnait loin derrière lui avait tendance à occulter toutes les autres manifestations du Pouvoir. Mais en se concentrant, il sentait que d’autres personnes le canalisaient.
Pendant que ses trois compagnes et lui se contentaient de marcher, des gens s’étaient joints à la bataille. Rien qui pût le complexer, cela dit. Présent aux Puits de Dumai, il avait aussi affronté les Seanchaniens. Deux bonnes occasions d’apprendre que les batailles étaient beaucoup plus drôles dans un livre que sur le terrain. Pourtant, quelque chose l’agaçait : ne pas avoir été chargé de diriger le cercle. Jahar n’avait pas eu non plus cet honneur, mais Merise, aurait-il parié, s’amusait sûrement à lui demander de faire tenir un biscuit en équilibre sur son nez. Cela dit, Damer, lui, avait reçu le commandement de son cercle. Tout ça parce que ce type avait quelques années de plus que lui ! Enfin, quelques, c’était une façon de parler. En réalité, Damer était plus vieux que le père d’Eben. Pas une raison pour que Cadsuane le regarde comme…
— Pouvez-vous m’aider ? J’ai perdu mon cheval, et il semble bien que je me sois égarée.
La femme qui venait de sortir de derrière un arbre, devant eux, ne portait pas de manteau. En robe de soie verte au décolleté vertigineux, elle exposait une bonne partie de son opulente poitrine. Brune, le visage délicat, elle avait surtout des yeux verts étincelants.
— Un endroit étrange pour se promener à cheval, dit Beldeine, soupçonneuse.
La jolie sœur verte avait détesté que Cadsuane confie à Daigian la responsabilité du cercle. Depuis, elle ne manquait pas une occasion de contester son autorité.
— Je n’avais pas l’intention d’aller si loin, dit la femme en approchant. Je vois que vous êtes toutes des Aes Sedai. Avec un palefrenier ? Vous savez ce qui se passe ici ?
Eben sentit tout le sang se retirer de son visage. Ce qu’il captait n’avait pas de sens. Alors que la femme aux yeux verts plissait le front, aussi surprise que lui, il fit la seule chose qui s’imposait.
— Elle canalise le Pouvoir ! cria-t-il.
Puis il bondit sur l’inconnue. Derrière lui, Daigian puisa davantage de Pouvoir dans la Source.
Cyndane ralentit dès qu’elle vit la femme debout entre les arbres, à une centaine de mètres devant elle. Sans bouger, la grande blonde la regarda simplement approcher.
Sentir qu’on livrait bataille avec le Pouvoir un peu partout autour d’elle inquiéta Cyndane. En même temps, ça lui donna de l’espoir.
La femme portait une simple robe de laine. Bizarrement, elle était bardée de bijoux, comme une grande dame. Grâce au saidar, Cyndane distingua très bien les petites rides, au coin des yeux de l’inconnue. Donc, elle ne faisait pas partie des crétines qui pensaient être des Aes Sedai. Dans ce cas, qui était-elle et pourquoi semblait-elle décidée à barrer le chemin à Cyndane ? Aucune importance. Canaliser le Pouvoir maintenant aurait trahi Cyndane, mais pourquoi se précipiter ? Au loin, la clé brillait toujours comme un phare. Lews Therin n’était pas mort. Malgré le regard féroce de la femme, si elle insistait, un bon vieux couteau suffirait à lui régler son compte. Et s’il s’agissait d’une « Naturelle », Cyndane était en train de lui préparer un petit cadeau – un tissage inversé qu’elle ne verrait pas avant qu’il soit trop tard.
Soudain, l’aura du saidar enveloppa la femme. La boule de feu déjà invoquée jaillit des mains de Cyndane, assez petite pour échapper à toute détection, espéra-t-elle, mais pas au point d’être incapable de percer dans le ventre de cette brune un trou qui…
Juste avant d’atteindre sa cible, le tissage de Feu se défit et disparut. La femme n’avait pourtant rien fait pour ça. Un ter’angreal capable de neutraliser un tissage de Feu ? Cyndane n’avait jamais entendu parler d’une chose pareille. Pourtant, ça ne pouvait être que ça…
Quand la femme riposta, Cyndane en resta bouche bée. Cette inconnue était plus puissante qu’elle avant sa captivité chez les Aelfinn et les Eelfinn. Mais c’était impossible ! Aucune femme ne pouvait être si puissante ! Elle aussi, elle devait avoir un angreal…
Sa stupéfaction surmontée, Cyndane coupa net les flux de l’inconnue. Hélas, elle ignorait comment les inverser, mais ça suffirait peut-être… Et dans ce cas, elle assisterait bel et bien à la mort de Lews Therin.
La femme sursauta quand ses flux lui revinrent dessus. Pourtant, même déséquilibrée, elle canalisa de nouveau le Pouvoir.
Cyndane continua à lutter et la terre trembla sous ses pieds. Elle verrait Lews Therin crever ! Oui, elle le verrait !
Le sommet de la haute colline où se tenait Moghedien n’était pas très proche de la clé d’accès. Pourtant, celle-ci brillait si fort dans la tête de l’Élue qu’elle mourait d’envie de s’abreuver à ce formidable torrent de saidar. En contrôler autant, ou même le millième de cette quantité, était le summum de l’extase.
Oui, Moghedien crevait de « soif », mais elle ne s’aventurerait pas au-delà de ce point d’observation fort opportunément boisé. Si elle avait « voyagé » jusque-là, c’était uniquement à cause des mains de Moridin posées sur son cour’souvra. Malgré ça, elle avait traîné les pieds pour venir, avec l’espoir que tout serait fini quand elle arriverait. Alors qu’elle privilégiait les machinations secrètes, elle avait dû fuir devant une attaque dès qu’elle avait posé un pied ici. Depuis, dans la forêt qui s’étendait à ses pieds, des éclairs et des colonnes de flammes jaillissaient un peu partout – des tissages de saidar, mais aussi de saidin, ce qui n’avait rien de rassurant. De la fumée noire montait de tous ces sites, et les explosions perçaient les tympans de l’Élue.
Qui se battait, vivait et mourait ici ? En toute franchise, elle s’en contrefichait ! Sauf si Cyndane ou Graendal, voire les deux, y laissaient leur peau. Quant à elle, pas question qu’elle déboule au milieu d’une bataille. Surtout avec ce qui se dressait au-delà de la clé : un grand dôme noir, au milieu de la forêt, comme si l’obscurité s’était transformée en pierre.
Moghedien frissonna lorsqu’une onde parcourut la surface noire, faisant se soulever le dôme, comme s’il était vivant. Pour approcher de cette horreur, quoi qu’elle fût, il fallait être fou. Et Moridin ne pourrait pas savoir ce qu’elle ferait ou ne ferait pas ici…
Battant en retraite au cœur des ombres, loin de la clé et du dôme, Moghedien s’assit pour faire ce qui lui réussissait si bien : se tapir dans l’ombre, observer et survivre.
Dans sa tête, Rand criait. Il en était sûr, et il aurait juré que Lews Therin criait aussi. Mais dans ce vacarme, impossible d’entendre l’une ou l’autre voix. Comme un océan de putréfaction, la souillure se déversait en lui en rugissant. Des vagues répugnantes venaient se briser contre lui, et des cyclones d’immondices tentaient de l’emporter.
Sans la souillure, il n’aurait même plus eu conscience d’être connecté à la Source. Le saidin aurait pu se retourner contre lui, prêt à le tuer, et il n’en aurait rien su. Ce flot putride submergeait tout, et il devait s’accrocher avec les ongles pour ne pas se laisser entraîner.
La souillure dérivait, et c’était tout ce qui comptait. Quant à lui, il devait tenir.
— Que peux-tu me dire, Min ?
Malgré sa fatigue, Cadsuane réussissait à rester debout. Maintenir ce bouclier une journée durant aurait suffi à épuiser n’importe qui.
Depuis un moment, il n’y avait plus eu d’attaque visant le sommet de la colline. La seule activité perceptible, en matière de Pouvoir, c’était ce que Nynaeve et le garçon étaient en train de faire. Toujours liée à Merise et à Jahar, Elza marchait en rond le long du vide, mais elle devait se contenter de sonder les collines environnantes. Jahar s’était assis sur un rocher, Callandor encore faiblement brillante au creux d’un bras. Installée sur le sol, Merise avait posé la tête sur ses genoux et il lui caressait les cheveux.
— Alors, Min ? insista Cadsuane.
Dans la légère dépression rocheuse où Thomas et Moad les avaient poussées de force, Harine et elle, Min leva des yeux pleins de colère.
Les hommes, au moins, avaient eu l’intelligence d’accepter le fait qu’ils ne pouvaient pas participer à cette bataille. Harine, en revanche, avait la fumée qui lui sortait des naseaux. Quant à Min, il avait fallu l’empêcher plusieurs fois d’aller rejoindre le jeune al’Thor. Pour plus de sécurité, Thomas et Moad l’avaient délestée de ses couteaux – après qu’elle les eut menacés avec.
— Je sais qu’il est vivant, marmonna Min, et je crois qu’il souffre. Mais si je peux sentir sa douleur, c’est qu’il doit être déchiqueté de l’intérieur. Laissez-moi le rejoindre !
— Non, tu le gênerais.
Ignorant le grognement rageur de Min, Cadsuane traversa le sol inégal pour approcher de Rand et de Nynaeve. Un long moment durant, elle ne les regarda pas. Même à des lieues de distance, le dôme noir semblait immense – plus de mille pieds de haut à son sommet. Et il grossissait encore. De loin, on eût dit qu’il était en acier noir, même s’il ne brillait pas au soleil. Bien au contraire, la lumière semblait pâlir à son contact.
Depuis le début, Rand n’avait pas bougé, statue imperturbable au visage pourtant ruisselant de sueur. S’il était déchiqueté de l’intérieur, comme le prétendait Min, il n’en montrait aucun signe. Et si la jeune femme avait raison, Cadsuane ignorait que faire. Le déranger en ce moment pouvait avoir de terribles conséquences…
Cadsuane regarda de nouveau le dôme et frissonna. L’avoir laissé faire risquait aussi d’avoir des conséquences dévastatrices…
Avec un gémissement, Nynaeve se laissa glisser de son banc de pierre pour s’asseoir sur le sol. Sa robe imbibée de sueur, elle avait les cheveux collés sur le front. Le souffle court, elle haletait et ses paupières battaient faiblement.
— Ça suffit…, gémit-elle. J’en ai assez…
Contrairement à ses habitudes, Cadsuane hésita. La jeune femme ne pouvait pas quitter le cercle avant qu’al’Thor la libère. Cela dit, sauf si les Choedan Kal étaient défectueux à la façon de Callandor, une sorte de garde-fou l’empêcherait d’absorber assez de Pouvoir pour se faire du mal. N’était qu’elle tenait lieu de « vaisseau » à une quantité de saidar de très loin supérieure à celle que toutes les Aes Sedai réunies auraient pu gérer avec l’aide de l’ensemble des angreal et des sa’angreal dont disposait la Tour Blanche. Après un tel effort prolongé pendant des heures, Nynaeve pouvait simplement mourir d’épuisement.
S’agenouillant près de la jeune femme, Cadsuane posa l’hirondelle en or près d’elle, lui prit la tête entre les mains et injecta un peu moins de saidar dans le bouclier. En matière de guérison, elle était tout juste dans la moyenne, mais ça suffirait pour soulager Nynaeve d’une partie de sa fatigue – sans risquer de se vider elle-même de son énergie.
Consciente que le bouclier faiblissait déjà au-dessus de leurs têtes, la « légende » se hâta de tisser sa toile de guérison.
Quand il eut péniblement grimpé jusqu’au sommet de la colline, Osan’gar se laissa tomber sur le ventre et sourit. Puis il rampa latéralement pour se cacher derrière un arbre. De là, empli de saidin, il pourrait voir clairement le haut de la colline d’en face et les gens qui s’y trouvaient.
Moins nombreux qu’il l’aurait cru… Et alors qu’une femme marchait en rond, longeant le vide, toutes les autres personnes étaient immobiles. Assis sur un rocher, Callandor au creux d’un bras, Narishma caressait la tête qu’une femme avait posée sur ses genoux.
Osan’gar vit deux autres femmes – l’une agenouillée près de l’autre – mais le dos d’un homme les lui cachait à demi. Sans distinguer le visage du type, il sut que c’était al’Thor – à cause de la clé qui reposait à ses pieds, bien entendu, et qui brillait comme un soleil. Pour ses yeux, en tout cas. Dans sa tête, c’était plutôt comme dix mille soleils ! Avec une telle puissance, quels exploits il aurait pu accomplir ! Hélas, l’artefact devrait être détruit en même temps qu’al’Thor. Mais après sa mort, Osan’gar pourrait au moins récupérer Callandor. Parmi les Élus, aucun ne possédait ne serait-ce qu’un angreal. S’il brandissait l’épée de cristal, Moridin lui-même serait contraint de plier devant lui.
Nae’blis ? Après avoir tué al’Thor et ruiné son œuvre, Osan’gar serait-il nommé Nae’blis ?
Avec un rictus mauvais, il tissa des Torrents de Feu. Qui aurait cru que ce serait lui, au bout du compte, le héros du jour ?
Alors qu’elle continuait à faire sa ronde à pas lents, sondant les collines environnantes, Elza s’immobilisa, car elle venait de capter un mouvement du coin de l’œil. Elle tourna la tête sans se précipiter, ni aller jusqu’à fixer la colline où elle avait vu une sorte d’éclair.
Une journée très difficile pour elle… Lors de sa captivité dans le camp des Aiels, à Cairhien, elle avait compris qu’il fallait à n’importe quel prix que le Dragon Réincarné vive jusqu’à l’Ultime Bataille. Éblouie par cette évidence, elle s’était étonné qu’elle ne lui soit pas apparue avant. Désormais, c’était aussi clair, grâce à l’effet du saidar sur sa vision, que le visage de l’homme « caché » derrière un arbre, sur la colline d’en face.
Aujourd’hui, elle avait été obligée d’affronter les Élus. Si elle en avait tué un, le Grand Seigneur la pardonnerait sûrement. Mais Corlan Dashiva n’était qu’un Asha’man parmi tant d’autres…
Quand il tendit un bras en direction d’Elza, elle puisa autant de Pouvoir que possible dans Callandor, toujours en possession de Jahar.
Le saidin n’était-il pas idéal pour la destruction ? Sur la colline d’en face, la boule de feu que la sœur venait de propulser explosa en un geyser de flammes rouge et or.
Quand les flammes moururent, il ne restait rien en haut de cette colline – désormais plus basse qu’avant d’une bonne quinzaine de pieds.
Moghedien n’aurait su dire pourquoi elle s’était attardée si longtemps. Alors qu’il restait à peine deux heures de jour, un grand calme régnait. À part autour de la clé, on ne canalisait plus de saidar dans les environs. Pas dans des proportions monstrueuses, en tout cas, comme un peu plus tôt. La bataille terminée, les autres Élus étaient morts ou bien en fuite. Une vraie déroute, puisque la clé brillait toujours dans la tête de Moghedien.
Comment les Choedan Kal avaient-ils pu résister à une utilisation si prolongée, au maximum de leur puissance ?
Étendue à plat ventre au sommet de sa colline, le menton sur les mains, Moghedien observait le dôme géant. « Noir » n’était plus un adjectif adapté, désormais. Mais comment qualifier quelque chose de plus obscur que la nuit ?
L’énorme demi-sphère culminait désormais à plus de deux mille pieds de hauteur. Des ombres l’enveloppaient, absorbant le peu de lumière qu’il restait autour…
Moghedien se demanda pourquoi elle n’avait pas peur. Cette horreur pouvait grandir jusqu’à ce qu’elle recouvre le monde – ou qu’elle l’écrabouille, ainsi qu’Aran’gar l’avait prédit. Mais si ça se produisait, il n’y aurait aucun endroit sûr où se cacher. Plus de toile où l’araignée pourrait se tapir.
Soudain, quelque chose se détacha de la surface noire. Une flamme, peut-être, si le feu avait pu être plus obscur que les ténèbres. Une autre suivit, puis une multitude d’autres, jusqu’à ce que le dôme s’« embrase ».
Le roulement simultané de dizaines de milliers d’orages contraignit Moghedien à se plaquer les mains sur les oreilles. Puis elle cria – en silence dans ce vacarme – tandis que le dôme s’écroulait sous ses yeux. En un éclair, il n’y eut plus rien, le vent devenu fou balayant une plaine déserte.
Sur sa colline, Moghedien dut s’accrocher au sol pour ne pas être emportée par les bourrasques. Finalement soulevée dans les airs, elle se laissa aller, toujours aussi calme et détachée.
Si elle survivait à ça, se dit-elle, la peur lui deviendrait à jamais étrangère…
Cadsuane laissa tomber sur le sol ce qui restait d’un ter’angreal. Une statue de femme, cet objet ? Si le visage n’avait pas changé, toujours serein, le corps était cassé en deux et boursouflé comme s’il avait fondu telle de la cire. Le bras qui tenait la sphère de cristal, lui, gisait en miettes sur le sol.
La statuette masculine était intacte, et déjà rangée dans la sacoche de selle de Cadsuane. Callandor aussi était en sécurité. Au sommet de cette colline, mieux valait ne laisser aucune… tentation…
À la place de Shadar Logoth, une vaste clairière parfaitement ronde s’étendait au milieu de la forêt – si large qu’on pouvait voir, même au crépuscule, sa partie la plus lointaine s’enfoncer en pente douce dans la terre.
Dès qu’il aperçut Nynaeve étendue sur le sol, couverte jusqu’au menton par son manteau, Lan lâcha la bride de son destrier noir et acheva l’ascension au pas de course.
Enveloppé dans son manteau, le jeune al’Thor reposait près de son amie, Min serrée contre lui, la tête sur son épaule. Les yeux fermés, la jeune femme ne dormait pas, c’était visible à son petit sourire.
Avec à peine un regard pour les deux jeunes gens, Lan s’agenouilla et prit entre ses bras la tête de sa femme, qui ne bougeait pas plus que Rand.
— Ils ont perdu connaissance, c’est tout, dit Cadsuane. Selon Corele, il vaut mieux les laisser se remettre tout seuls.
En combien de temps ? La sœur avait été incapable de le dire. Même chose pour Damer. Sur le flanc du garçon, les blessures n’avaient pas changé, ce qui étonnait l’Asha’man. Tout ça était vraiment très perturbant…
Un peu plus loin, l’Asha’man chauve, penché sur Beldeine, tissait au-dessus d’elle les arabesques de son étrange protocole thérapeutique. Depuis une heure, l’homme était des plus occupés. Dans son coin, Alivia, émerveillée, ne cessait de fléchir son bras encore cassé et ouvert jusqu’à l’os quelques minutes plus tôt.
Si Sarene titubait, c’était seulement de fatigue. Un peu plus tôt, elle avait failli mourir dans la forêt, et elle restait en état de choc. Les sœurs blanches n’étaient pas taillées pour ces choses-là…
Tout le monde n’avait pas eu autant de chance. Près du cadavre couvert d’un manteau de Kumira, Verin et l’Atha’an Miere priaient en silence pour le repos de son âme. Non loin de là, Nesune tentait maladroitement de réconforter Daigian, en pleurs, qui serraient dans ses bras le corps sans vie d’Eben et le berçait comme un bébé. Les sœurs vertes avaient l’habitude des drames de ce genre, mais Cadsuane détestait l’idée d’avoir perdu deux des siens en échange de quelques Rejetés aux sourcils roussis et d’un renégat mort.
— C’est purifié…, dit une nouvelle fois Jahar.
Désormais, Merise était assise et c’était lui qui avait posé la tête sur ses genoux. Le regard aussi froid que d’habitude, l’austère sœur caressait néanmoins les cheveux du Champion.
— Oui, c’est purifié…
Cadsuane chercha le regard de Merise. Damer et Jahar affirmaient tous les deux que la souillure avait disparu. Mais comment pouvaient-ils être sûrs qu’il n’en restait pas un peu ?
Merise avait autorisé Cadsuane à se lier avec Jahar, et la « légende » ne captait rien de comparable à ce que l’autre sœur verte lui avait décrit, mais comment pouvaient-ils être certains ? Chaos aberrant, le saidin leur était si étranger que n’importe quoi pouvait s’y tapir.
— Je veux partir dès que les autres Champions seront revenus, annonça Cadsuane.
À son goût, il restait bien trop de questions sans réponse. Mais elle tenait le jeune al’Thor, désormais, et elle n’avait aucune intention de le lâcher.
À la nuit tombée, le vent soufflait toujours, projetant de la poussière sur les restes de ce qui avait été un ter’angreal. Plus loin, dans la forêt, s’étendait la tombe de Shadar Logoth, creusée pour redonner espoir au monde.
Sur la distante île de Tremalking, une rumeur naquit et commença à se propager. Le Temps des Illusions, affirmait-elle, venait de s’achever.