13 De merveilleuses nouvelles

Le jardin d’hiver du palais était glacial malgré les flammes qui crépitaient dans les deux cheminées, à chaque bout de la salle. L’épaisse moquette et le toit de verre incliné qui laissait entrer les rayons du soleil n’y changeaient rien. Cela dit, pour des audiences, l’endroit n’était pas pire qu’un autre et Cadsuane avait jugé préférable de ne pas investir la salle du trône. Jusque-là, le seigneur Dobraine n’avait pas rué dans les brancards sous prétexte qu’elle détenait Caraline Damodred et Darlin Sisnera – le meilleur moyen de les empêcher de nuire, sans conteste – mais il changerait d’avis si elle dépassait ce qu’il considérait comme convenable. Trop proche de Rand pour qu’elle le brusque, l’homme était en plus scrupuleusement fidèle à ses serments.

Par le passé, Cadsuane avait connu des échecs, certains lui laissant une terrible amertume, et commis des erreurs qui avaient coûté des vies. Aujourd’hui, elle n’avait pas le droit de se tromper. En aucun cas !

Par la Lumière ! elle aurait voulu mordre quelqu’un…

— J’exige le retour de ma Régente des Vents, Aes Sedai ! rugit Harine din Togara.

En tenue de soie verte, elle était assise en face de Cadsuane, un rictus sur ses lèvres charnues. Bien qu’elle n’eût pas une ride, ses cheveux noirs étaient striés de blanc. Nommée Maîtresse des Vagues de son clan dix ans plus tôt, elle commandait un gros vaisseau depuis bien plus longtemps que ça. Sa Maîtresse des Voiles, Derah din Selaan, une femme plus jeune vêtue de bleu, se tenait sur un siège placé un pied derrière le sien – le strict respect du protocole en vigueur chez les Atha’an Miere.

Les deux femmes étaient l’incarnation de l’indignation, leur quincaillerie de bijoux ajoutant encore à cet effet. Quand Eben, humblement incliné, leur présenta un plateau lesté de gobelets de vin chaud aux épices, aucune ne daigna lui accorder un regard.

Le jeune Eben ne sembla pas savoir comment réagir face à ce refus. Le front plissé, il resta incliné jusqu’à ce que Daigian, en robe bleu marine rayé de blanc, le tire par sa veste rouge et l’entraîne en souriant.

Très mince, un gros nez et de larges oreilles, Eben n’était ni beau ni mignon, mais Daigian en était fort jalouse. Ensemble, ils s’assirent sur un banc rembourré, devant une des cheminées, et jouèrent à un jeu de ficelle.

— Ta sœur nous aide à établir ce qui s’est passé en cette triste journée, répondit presque distraitement Cadsuane.

Prenant une gorgée de vin, elle attendit sans tenter de dissimuler son impatience. Même si Dobraine râlait d’abondance sur l’impensable marché passé par Rafela et Merana au bénéfice de Rand al’Thor, ce sale gamin, le seigneur aurait pu se charger lui-même des Atha’an Miere. Cadsuane, elle, ne pouvait pas leur dire la moitié de ce qu’elle pensait. Selon toute vraisemblance, c’était préférable pour elles.

Si elle se concentrait sur les deux femmes, elle aurait quelque peine à ne pas les écraser comme de vulgaires moustiques alors qu’elles n’étaient pas la véritable cause de son exaspération.

À l’opposé de Daigian et Eben, cinq sœurs avaient pris place devant l’autre cheminée. Penchée sur un lutrin, Nesune lisait un gros livre à reliure de bois prélevé dans la bibliothèque du palais. Comme les autres, elle portait une robe de laine ordinaire qu’on aurait plutôt vue sur une marchande. Si ces cinq femmes se languissaient d’une tenue de soie – ou de l’argent nécessaire pour en acheter une –, elles ne le montraient pas.

Reconnaissable à ses fines tresses ornées de perles, Sarene brodait des fleurs des champs sur une grande tapisserie campagnarde. Sous le regard attentif d’Elza, qui affronterait la gagnante, Erian et Beldeine disputaient une partie de pierres. Apparemment, ces Aes Sedai se détendaient par une matinée tranquille.

Avaient-elles conscience d’être là parce que Cadsuane entendait les étudier ? Pourquoi avaient-elles donc juré allégeance au jeune al’Thor ? Au moins, Kiruna et les autres se trouvaient devant lui lorsqu’elles avaient décidé de lui jurer fidélité…

Cadsuane admettait volontiers qu’on ne pouvait guère résister à l’influence d’un ta’veren quand on était pris dans ses filets. Mais ces cinq sœurs, lourdement punies pour l’avoir enlevé, avaient résolu de se rallier à lui avant même de lui être présentées. Au début, Cadsuane avait plus ou moins accepté leurs explications oiseuses, mais depuis quelques jours, elle n’y était plus encline du tout. Mais alors, plus du tout !

— Aes Sedai, ma Régente des Vents n’est pas sous ton autorité, siffla Harine, agressive comme si elle cherchait à faire oublier son lien de parenté avec Shalon. Elle doit revenir vers moi sans délai !

Derah approuva du chef.

Rien d’étonnant, se dit Cadsuane. La Maîtresse des Voiles aurait acquiescé même si Harine lui avait ordonné de sauter d’une falaise. Dans la hiérarchie des Atha’an Miere, Derah était nettement en dessous de Harine. En gros, c’était à peu près tout ce que Cadsuane savait des deux femmes. Le Peuple de la Mer pourrait (ou non) se révéler utile, mais avant, il fallait trouver un moyen de le contrôler.

— L’enquête est menée par des Aes Sedai, et nous devons suivre les lois de la tour.

En les interprétant très librement, cela dit. Depuis toujours, Cadsuane professait que saisir l’esprit d’une loi était bien plus important que la suivre à la lettre…

Agressive comme une vipère, Harine se lança dans une nouvelle tirade reprenant ses revendications – avec un long exposé sur ses droits légitimes – mais Cadsuane l’écouta plus que distraitement.

Dans l’affaire qui l’intéressait vraiment, elle aurait presque pu comprendre Erian, une Illianienne au teint pâle et aux cheveux noirs déterminée à être aux côtés du jeune al’Thor à l’heure de l’Ultime Bataille. Idem pour Beldeine, si récemment nommée Aes Sedai qu’elle n’avait pas encore l’apparence intemporelle coutumière. Résolue à être tout ce qu’une sœur verte pouvait être, elle réagissait comme il convenait…

Elza, une jolie Andorienne, avait les yeux brillants lorsqu’elle évoquait ce qu’elle prenait pour sa mission : s’assurer qu’al’Thor vivrait jusqu’à sa confrontation avec le Ténébreux. Encore une sœur verte, et parmi les plus exaltées…

Penchée sur son livre, Nesune faisait penser à un oiseau aux yeux noirs observant un ver de terre. Membre de l’Ajah Marron, pour l’amour de la science, elle serait entrée dans une boîte avec un scorpion, histoire de mieux l’étudier.

Assez stupide pour s’étonner qu’on la trouve jolie – voire superbe –, Sarene, en bonne sœur blanche, insistait pourtant sur le côté imparable de sa logique. Rand al’Thor étant le Dragon Réincarné, elle devait rationnellement lui être loyale.

Des motivations oscillant entre exaltation et crétinisme, pourquoi pas ? Cadsuane aurait pu les prendre pour argent comptant, s’il n’y avait pas eu les autres…

Les portes de la véranda s’ouvrirent pour laisser passer Verin et Sorilea. L’Aielle aux cheveux blancs et à la peau parcheminée tendit à la sœur marron un petit objet qu’elle glissa dans sa bourse…

Sur la poitrine de sa robe couleur bronze toute simple, Verin arborait une broche en forme de fleur – le seul bijou que Cadsuane l’ait jamais vue porter à part sa bague au serpent.

— Ça t’aidera à dormir, dit Sorilea. Mais n’oublie pas : trois gouttes dans de l’eau ou une dans du vin. Dépasse un peu la dose, et tu risques de dormir une journée entière, voire plus. Dépasse-la beaucoup, et tu ne te réveilleras pas. Le goût du breuvage ne t’alarmera pas, donc, sois très prudente.

Ainsi, Verin avait elle aussi du mal à dormir… Depuis que le fichu gamin avait quitté le Palais du Soleil, Cadsuane n’avait plus passé une bonne nuit. Si ça continuait, elle risquait de mordre quelqu’un pour de bon.

Nesune et les quatre autres lorgnèrent sombrement Sorilea. Rand al’Thor en avait fait des apprenties des Matriarches et les Aielles prenaient ça très au sérieux. D’un claquement de doigts, Sorilea pouvait mettre un terme à la matinée de détente.

Harine se pencha en avant sur son siège et tapa du bout des doigts sur la joue de Cadsuane.

— Tu ne m’écoutes pas ! explosa-t-elle, furieuse.

Sa Maîtresse des Vagues semblait à peine moins outragée.

— Mais tu vas tendre l’oreille !

Cadsuane croisa les mains et regarda l’Atha’an Miere par-dessus le bout de ses doigts. Non, elle n’allait pas donner une bonne leçon à la Maîtresse des Vagues. Pas question qu’elle reparte en pleurs vers ses appartements. Il fallait être aussi diplomate que Coiren pouvait le désirer.

Cadsuane récapitula le peu qu’elle avait écouté puis se jeta à l’eau :

— Tu parles au nom de la Maîtresse des Navires des Atha’an Miere, avec tout le poids de son autorité – qui dépasse mon entendement. Si ta Régente des Vents n’est pas de retour dans une heure, tu feras en sorte que le Coramoor me châtie sévèrement. En outre, tu exiges des excuses pour l’incarcération de ta Régente. Et tu m’ordonnes d’obliger le seigneur Dobraine à livrer immédiatement les terres promises par le Coramoor. Ai-je bien résumé ?

À un détail près, les menaces de flagellation…

— Ce n’est pas trop mal, fit Harine en se radossant à son siège. (Elle eut un sourire satisfait.) Tu apprendras bientôt que…

— Mais il y a un bémol, coupa Cadsuane d’un ton mielleux. Je me contrefiche de ton Coramoor.

Le Dragon Réincarné, oui, c’était essentiel. Le Coramoor ne comptait pas.

— Et si tu me touches encore une fois sans ma permission, continua Cadsuane sur le même ton, je te ferai déshabiller, saucissonner et ramener dans tes appartements au fond d’un sac.

Tant pis ! Après tout, la diplomatie n’avait jamais été son fort…

— En d’autres termes, si tu persistes à me casser les pieds avec ta chère sœur, il se pourrait que je m’énerve.

Ignorant les grognements indignés de l’Atha’an Miere, Cadsuane se leva et lança à voix très haute, pour qu’on l’entende à l’autre bout de la salle :

— Sarene !

La Tarabonaise leva les yeux de sa broderie, ce qui fit cliqueter ses tresses, bondit sur ses pieds, rejoignit Cadsuane au pas de course et s’inclina devant elle.

Si les Matriarches avaient dû inculquer l’obéissance à ces sœurs, devant Cadsuane, elles retrouvaient sans effort les réflexes de leur noviciat. Être une légende avait ses avantages, surtout quand on était célèbre pour une humeur changeante.

— Escorte ces deux femmes jusque chez elles. Elles ont manifesté le désir de jeûner et de méditer sur les bonnes manières. Assure-toi qu’elles le feront. Et si elles te parlent mal, bats-les comme plâtre. Avec diplomatie, cependant…

Sarene ouvrit la bouche, comme si elle voulait signaler l’illogisme de cette recommandation, mais un regard de Cadsuane l’en dissuada et elle se tourna vers les Atha’an Miere, leur faisant signe de se lever.

Harine bondit sur ses pieds, furibarde. Avant qu’elle ait pu déverser son fiel, Derah lui tapota le bras puis se pencha pour lui parler à l’oreille. Quoi qu’elle ait dit, ça cloua le bec à Harine. Sans se radoucir, elle jeta un coup d’œil aux cinq sœurs, à l’autre bout de la salle, puis fit signe à Sarene de la précéder.

Une façon de faire croire qu’elle se retirait de son plein gré. Derah la suivant comme son ombre, histoire qu’elle ne change pas d’avis, l’effet fut totalement gâché.

Quand les trois femmes furent sorties, Cadsuane faillit regretter d’avoir donné un ordre idiot. À présent, Sarene allait exécuter ses consignes à la lettre… Irritantes au possible, les Atha’an Miere s’étaient jusque-là révélées d’une totale inutilité. Pour se consacrer à l’essentiel, Cadsuane devait dépasser son irritation. Et si elle finissait par trouver un usage à ces femmes, eh bien, tous les outils ne devaient-ils pas être calibrés ? Furieuse contre Harine et Derah, la « légende » vêtu d’une veste noire aux rayures colorées horizontales obligea l’Aes Sedai à s’arrêter.

— Que la Grâce soit avec toi, Cadsuane Sedai, dit-il d’un ton mielleux. Désolé de te déranger alors que tu sembles très pressée, mais tu dois savoir que dame Caraline et le haut seigneur Darlin ne sont plus au palais de dame Arilyn. En fait, ils ont embarqué sur un bateau fluvial en direction de Tear. J’ai peur qu’ils soient hors de ta portée, à l’heure qu’il est.

— Seigneur Dobraine, tu serais surpris par l’étendue de ma « portée », si tu savais tout de moi…

Cadsuane aurait dû laisser au moins une sœur chez dame Arilyn, mais elle aurait juré que le couple ne pourrait pas filer.

— Était-ce très avisé ? demanda-t-elle.

Il y avait la main de Dobraine là-dessous, même s’il n’aurait sûrement pas le cran de le reconnaître. Pas étonnant qu’il n’ait pas insisté pour qu’elle s’en mêle…

Le ton glacial de la « légende » ne fit aucun effet à Dobraine – qui s’offrit le luxe de la surprendre.

— Le haut seigneur Darlin va devenir le régent de Tear pour le compte du seigneur Dragon, et il m’a semblé « avisé » d’envoyer la dame Caraline très loin d’ici. Elle a abjuré la rébellion et renoncé à revendiquer le Trône du Soleil, mais des esprits malintentionnés pourraient encore vouloir l’instrumentaliser… Cadsuane Sedai, il était peut-être imprudent de laisser ces deux personnes sous la surveillance de domestiques. Que la Lumière m’en soit témoin, vous ne devez pas leur en vouloir. Ils auraient pu retenir deux « invités », mais résister à mes hommes n’était pas dans leurs moyens…

Pressé de repartir, Jahar piaffait d’impatience. Décidément, Merise le tenait d’une main ferme. Mais Cadsuane elle-même avait hâte de rejoindre Alanna.

— J’espère que vous trouverez toujours cette manœuvre « avisée » dans un an, conclut Cadsuane.

Dobraine s’inclina sans un mot.

La chambre où reposait Alanna – la plus proche parmi celles qui étaient libres – n’était déjà pas grande, et les lambris sombres dont les Cairhieniens raffolaient la faisaient paraître encore plus petite. Une fois que tout le monde fut entré, elle sembla minuscule.

Merise claqua des doigts. Docile, Jahar se retira dans un coin, mais ça ne changea pas grand-chose.

Sur le lit, Alanna avait les yeux fermés et son Champion, Ihvon, agenouillé à son chevet, lui frictionnait un poignet.

— Elle semble avoir peur de reprendre conscience, dit-il. Je ne vois rien qui cloche chez elle, sauf qu’elle paraît effrayée.

Corele écarta le grand type mince et prit le visage d’Alanna entre ses mains. Alors que l’aura du saidar enveloppait la sœur jaune, les flux de guérison se déversèrent sur Alanna – qui ne broncha même pas. Secouant la tête, Corele recula.

— Je ne suis pas aussi douée que toi pour la guérison, dit sèchement Merise, mais j’avais essayé…

Après tant d’années, son accent tarabonais était encore marqué. En revanche, contrairement à ses compatriotes, elle portait les cheveux tirés en arrière – un austère chignon qui accentuait son air sévère.

— Que faisons-nous, Cadsuane ?

Le visage de marbre, n’étaient ses lèvres un peu pincées, Sorilea étudiait la femme étendue sur le lit. Cadsuane se demanda si elle remettait en question leur pacte.

Les yeux également rivés sur Alanna, Verin semblait terrifiée. Surprise que quelque chose puisse faire un tel effet à cette sœur connue pour sa solidité, Cadsuane dut reconnaître qu’elle n’était pas rassurée non plus. Si elle perdait maintenant ce lien précieux avec le maudit gamin…

— On s’assied et on attend qu’elle se réveille, dit-elle avec un grand calme.

Il n’y avait rien d’autre à faire. Absolument rien.


— Où est-il ? rugit Demandred, les poings serrés dans son dos.

Bien campé sur ses jambes, il avait conscience de dominer l’assistance, comme toujours. Même ainsi, il aurait voulu que Semirhage ou Mesaana soient là. Si leur alliance était fragile – un accord stipulant qu’ils ne se retourneraient pas les uns contre les autres avant d’avoir éliminé la concurrence –, elle tenait bon depuis longtemps. Ensemble, ils avaient déstabilisé leurs adversaires, les entraînant parfois à leur perte – voire à un pire sort que la mort. Hélas, pour Semirhage, il était difficile de participer à ces réunions. Mesaana, elle, se montrait peu ces derniers temps. Parce qu’elle envisageait de mettre un terme à l’alliance ?

— Al’Thor a été vu dans cinq mégalopoles, y compris ce maudit endroit, dans le désert, et une dizaine de villes depuis que ces crétins aveugles – les imbéciles ! – ont raté leur coup à Cairhien. Et les rapports que nous avons reçus sont sûrement incomplets ! Le Grand Seigneur seul sait ce qui est toujours en route pour nous ridiculiser un peu plus – à cheval, à dos de mouton ou par je ne sais quels autres moyens que ces sauvages utilisent pour envoyer des messages.

Étant arrivée la première, Graendal avait choisi le décor, ce qui irritait Demandred. Les murs-panoramas généraient l’illusion que le parquet sans tapis était entouré par une forêt semée de fleurs multicolores où des oiseaux au plumage bigarré lançaient joyeusement leurs trilles. Dans l’air paisible, une myriade de parfums enchantait les narines. Une illusion parfaite, n’était l’arche de la porte d’entrée, qui gâchait tout. Pourquoi Graendal avait-elle opté pour le souvenir de ce qui était perdu ? Ils auraient tout aussi bien pu fabriquer des lances-choc ou des ailes-sho qu’un mur-panorama donnant sur l’extérieur de ce lieu proche de Shayol Ghul. De plus, sauf si sa mémoire lui jouait un tour, Graendal détestait tout ce qui touchait de près ou de loin à la nature…

Osan’gar plissa le front en entendant les mots « crétins » et « imbéciles » – de son point de vue, il y avait de quoi – mais il rendit très vite son expression normale au visage ridé très ordinaire qu’il arborait désormais – si différent de celui avec lequel il était né.

— Une affaire de chance, dit-il d’un ton calme, même s’il commença à se frotter nerveusement les mains.

Une vieille habitude… Comme un dirigeant de cet Âge, il portait une veste tellement brodée qu’on voyait à peine sa couleur – du rouge en l’occurrence – et des bottes aux revers ornés de pompons dorés. À son cou et à ses poignets, il y avait assez de dentelles pour habiller un enfant. Depuis toujours, le sens du mot « excès » lui échappait. Sans ses compétences très particulières, il n’aurait jamais figuré parmi les Élus. S’avisant de ce que faisaient ses mains, il s’empara d’un gobelet de vin en cuendillar posé sur une table basse, près de son fauteuil, et huma longuement l’arôme du nectar.

— Les probabilités, c’est tout…, fit-il, feignant la nonchalance. La prochaine fois, al’Thor sera tué ou capturé. La chance ne lui sauvera pas éternellement la mise.

— Tu entends dépendre de la chance ? lança Aran’gar.

Comme s’il s’agissait d’une chaise longue, elle était voluptueusement étendue dans un grand fauteuil. Avec un sourire éthéré pour Osan’gar, elle plia une jambe afin que la fente de sa jupe rouge vif dévoile une cuisse de toute beauté. À chaque inspiration, la soie rouge, sur sa poitrine, menaçait d’exploser pour révéler ses généreux appas.

Depuis qu’elle était devenue une femme, ses manières et sa gestuelle avaient changé. En revanche, le noyau dur placé dans cette enveloppe féminine restait tel qu’il avait toujours été.

Demandred était loin de cracher sur les plaisirs de la chair. Mais un jour, son avidité provoquerait la perte d’Aran’gar. Et ce ne serait pas la première fois… Aucune raison de se lamenter, surtout si cette mort-là avait la bonne fortune d’être la dernière…

— Osan’gar, tu étais chargé de le surveiller, rappela Aran’gar de sa voix la plus lascive. Toi et Demandred…

Voyant Osan’gar tressaillir, la reptilienne beauté éclata d’un rire de gorge.

— Ma mission, c’est de…

Appuyant avec son pouce sur le bord du fauteuil, comme si elle voulait y épingler quelque chose, elle rit de nouveau.

— Aran’gar, murmura Graendal par-dessus son gobelet, je m’attendais à te voir plus inquiète.

Des mots prononcés avec un mépris aussi peu dissimulé que l’était la chair aux courbes envoûtantes sous le tissu argenté de sa robe vaporeuse.

— Toi, Osan’gar, Demandred et Moridin, où qu’il soit… Vous devriez peut-être redouter le succès de Rand al’Thor autant que son échec…

Hilare, les yeux pétillants de malice, Aran’gar prit la main de Graendal.

— En privé, tu pourrais sans doute me préciser bien mieux ta pensée…

La robe de Graendal vira au noir et devint complètement opaque. Après avoir dégagé sa main, elle s’éloigna du fauteuil d’Aran’gar, qui eut un gloussement moqueur.

— Que veux-tu dire ? demanda Osan’gar, furieux, en se levant péniblement de son siège. (Une fois debout, il saisit les revers de sa veste, une pose de conférencier, et continua d’un ton pédant.) Pour commencer, chère Graendal, je doute que quiconque, y compris moi, puisse débarrasser le saidin de l’ombre du Grand Seigneur. Cet al’Thor n’est qu’un primitif ! Tout ce qu’il tentera échouera. Entre nous, j’ai du mal à croire qu’il sache seulement par où commencer. Quoi qu’il en soit, nous l’arrêterons parce que le Grand Seigneur nous l’a ordonné. Je peux comprendre qu’on redoute son courroux, en cas d’échec – une éventualité bien peu probable –, mais pourquoi ceux que tu viens de citer devraient-ils s’inquiéter tout particulièrement ?

— Aveugle et stérile comme toujours…, marmonna Graendal.

Dès qu’elle se fut ressaisie, sa robe redevint transparente, mais passa de l’argent à l’écarlate.

Était-elle moins calme qu’elle l’assurait ? Voulait-elle faire mine de contrôler une agitation qu’elle n’éprouvait pas ?

À part le tissu de sa robe – du streith – tous ses ornements venaient de l’Âge actuel : les larmes de feu dans ses cheveux blonds, le gros rubis niché entre ses seins et les bracelets d’or glissés à ses deux poignets.

Il y avait autre chose. Intrigué, Demandred aurait aimé savoir si quelqu’un d’autre avait remarqué. Un anneau d’or très simple, au petit doigt de sa main gauche… « Graendal » et « simplicité » étant des antonymes…

— Si ce jeune garçon réussit à éliminer l’ombre du Grand Seigneur… Eh bien, ceux qui canalisent le saidin, parmi nous, n’auront plus besoin de sa protection si particulière. Se fiera-t-il à vous, dans ces conditions ?

Souriante, Graendal sirota son vin.

Osan’gar ne sourit pas. Soudain très pâle, il s’essuya la bouche du revers de la main. S’asseyant au bord de son fauteuil, Aran’gar ne se soucia plus d’avoir l’air provocante. Les doigts repliés comme des serres, elle regarda Graendal, prête à lui sauter à la gorge.

Demandred desserra les poings. Enfin, on jouait cartes sur table. Avant que revienne le temps du soupçon, il avait espéré qu’al’Thor mourrait ou serait au moins capturé. Pendant la guerre du Pouvoir, plus d’une dizaine d’Élus avaient péri à cause de la méfiance du Grand Seigneur des Ténèbres.

Entrant dans la pièce comme s’il était leur maître à tous, Moridin lança sans préambule :

— Le Grand Seigneur est certain que vous êtes tous loyaux.

Enclin par le passé à se prendre vraiment pour le maître, Moridin arborait à présent un visage juvénile, mais ça ne changeait rien. Malgré ses propos encourageants, il avait l’air sinistre et sa tenue uniformément noire convenait très bien à la signification de son nom – la mort, tout simplement.

— Inutile de vous inquiéter tant qu’il ne change pas d’avis…

Comme un animal domestique, la fille nommée Cyndane collait aux basques de Moridin. En rouge et noir, les cheveux argentés, elle arborait une paire de seins hors du commun.

Pour une raison connue de lui seul, Moridin avait sur l’épaule un rat dont le museau grisâtre humait l’air tandis que ses petits yeux noirs balayaient la pièce.

Rajeunir n’avait rien fait pour la santé mentale de cet homme, à l’évidence.

— Pourquoi nous as-tu convoqués ici ? s’enquit Demandred. J’ai beaucoup à faire, et pas de temps à perdre en bavardages.

D’instinct, il essaya de se grandir, pour être au niveau de l’autre Élu.

— Mesaana est encore absente ? lança Moridin au lieu de répondre. Quel dommage. Elle aurait dû entendre ce que j’ai à dire…

Prenant le rat par la queue, Moridin le regarda se débattre en vain. Pour lui, plus rien ne sembla exister, à l’exception du rongeur.

— Des détails apparemment insignifiants peuvent devenir très importants, souffla-t-il. Ce rat, par exemple… Ou savoir si Isam réussira à trouver et à tuer cette autre vermine nommée Fain… Un mot murmuré dans la mauvaise oreille… ou jamais prononcé devant la bonne. Un papillon bat des ailes sur une branche, et à l’autre bout du monde, une montagne s’écroule.

Le rat se retourna et tenta de mordre Moridin au poignet. Nonchalant, l’Élu projeta le rongeur au loin. En plein air, l’animal s’embrasa – une explosion de flammes plus chaudes que n’importe quel feu – puis se volatilisa.

Moridin eut un sourire ravi.

Malgré lui, Demandred tressaillit. Du Vrai Pouvoir, et il n’avait rien senti… Dans les yeux de Moridin, des étincelles noires tourbillonnaient. Pour avoir gagné tant de saa aussi vite, Moridin devait avoir recouru exclusivement au Vrai Pouvoir depuis leur précédente rencontre. Pour sa part, Demandred ne se connectait jamais au Vrai Pouvoir, sauf quand c’était absolument indispensable. Bien entendu, seul Moridin avait ce privilège depuis son… adoubement. N’empêche, il était fou de ne pas s’imposer de limites. Ce Pouvoir était une drogue plus addictive que le saidin et plus mortelle que du poison.

Son sourire rendu plus menaçant par le saa, Moridin approcha et posa une main sur l’épaule d’Osan’gar, qui frémit et réussit à produire un pâle sourire.

— Tu n’as jamais songé à éliminer l’ombre du Grand Seigneur, dit Moridin, et c’est très bien.

Combien de temps était-il resté derrière la porte ? Le sourire d’Osan’gar tourna au rictus.

— Al’Thor n’est pas aussi sage que toi. Dis-leur tout, Cyndane.

La petite femme se redressa. De forme et de visage, elle évoquait une prune prête à être cueillie, mais ses grands yeux bleus glaçaient les sangs. Une pêche, plutôt… Avec son noyau empoisonné.

— Vous n’avez pas oublié les Choedan Kal, j’imagine…

Rien n’aurait pu rendre cette voix rauque moins sensuelle, même quand elle vibrait d’ironie.

— Lews Therin s’est procuré deux clés – une pour chaque sa’angreal. Et il connaît une femme assez puissante pour utiliser l’artefact féminin. Bien entendu, il prévoit de se servir des sa’angreal pour arriver à ses fins.

Tout le monde se mit à parler en même temps.

— Toutes les clés ne sont pas détruites ? s’écria Aran’gar en se levant d’un bond, les yeux écarquillés de peur. S’il essaie de manipuler les Choedan Kal, il peut détruire le monde.

— Si tu avais lu autre chose que des livres d’histoire, lâcha Osan’gar, tu saurais que ces clés sont indestructibles ! Ou presque…

Comme s’il étouffait, il tira sur son col.

— Comment cette fille peut-elle savoir qu’il les détient ? Comment ?

Après l’annonce de Cyndane, Graendal avait lâché son gobelet, qui roulait toujours sur le sol. Sa robe soudain rouge sang, elle fit une grimace, comme si elle était sur le point de vomir.

— Et tu espérais simplement le rencontrer par hasard ? cria-t-elle à Demandred. Ou que quelqu’un le trouve pour toi ? Imbécile ! Sinistre crétin !

Demandred trouva le numéro de Graendal un peu poussé, même pour elle. Cette nouvelle, aurait-il parié, ne l’avait pas surprise le moins du monde. Il faudrait la garder à l’œil, désormais.

Une main sur le cœur – la posture typique d’un amoureux transi –, Moridin saisit le menton de Cyndane et la força à relever la tête. Si ses yeux brûlaient de fureur, son visage aurait pu être celui d’une poupée. Et ce fut bien la soumission d’une poupée qu’elle manifesta à son maître.

— Cyndane sait beaucoup de choses, souffla Moridin, et elle me dit tout. Oui, absolument tout !

L’expression de la petite femme ne changea pas, même si elle se mit à trembler.

Une énigme pour Demandred, cette Cyndane. Au début, il avait cru qu’il s’agissait d’une réincarnation de Lanfear. En cas de transmigration, on choisissait en principe les corps disponibles. Osan’gar et Aran’gar, cependant, témoignaient du sens de l’humour cruel du Grand Seigneur…

Demandred avait été certain de sa théorie, jusqu’à ce que Mesaana lui apprenne que la fille était bien moins puissante que Lanfear.

Selon Mesaana et les autres, Cyndane appartenait à cet Âge. Pourtant elle parlait de « Lews Therin », comme Lanfear, et les Choedan Kal avaient éveillé en elle une terreur habituelle chez tous ceux qui avaient vécu la guerre du Pouvoir. À part les Torrents de Feu, rien n’était plus redoutable, et encore…

Moridin avait-il appris tout ça à sa marionnette ? Pour servir un de ses desseins tortueux, s’il en avait ? Régulièrement, il sombrait dans la folie et agissait sans motifs apparents.

— Eh bien, il apparaît qu’il doit être tué, finalement, dit Demandred.

Avec toutes les peines du monde à cacher sa satisfaction. Rand al’Thor ou Lews Therin Telamon, quand cet homme serait mort, il serait plus facile de dormir la nuit…

— Avant qu’il puisse détruire le monde et nous tuer… Du coup, la priorité, c’est de le trouver.

— Le tuer ? (Moridin bougea ses mains comme si elles étaient les deux plateaux d’une balance.) Si on en arrive là, oui… Quant à le trouver, ce n’est pas un problème. Dès qu’il touchera les Choedan Kal, vous saurez où il est. Alors, vous irez le rejoindre et vous le capturerez – ou l’abattrez, si nécessaire. Ainsi parle le Nae’blis.

— Aux ordres du Nae’blis, dit Cyndane en inclinant la tête.

Les Élus lui firent écho – Aran’gar d’un air sinistre, Osan’gar avec des sanglots dans la voix et Graendal d’un ton bizarrement pensif.

Devoir incliner la tête en prononçant ces mots fut une torture pour Demandred. Ainsi, ils allaient devoir capturer al’Thor alors qu’il tentait d’utiliser les Choedan Kal (rien que ça !) en compagnie d’une femme assez emplie de Pouvoir de l’Unique, comme lui, pour faire fondre des continents. Et rien n’indiquait que Moridin serait avec eux – pas plus que ses marionnettes jumelles, Moghedien et Cyndane.

Pour l’instant, ce type était le Nae’blis, mais avec un peu d’ingéniosité de la part de ses adversaires, il pourrait bien ne pas trouver de corps la prochaine fois qu’il crèverait.

Et avec un peu de chance, ce serait pour bientôt…


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