Épilogue Baigner dans la Lumière

Egwene travaillait à la lumière de deux lampes de bronze en forme de femmes. Les bras tendus, les sculptures se tenaient les mains, une flamme jaillissant de chaque paire de paumes.

Cette lumière apaisante se reflétait sur le dos des mains, les bras et le visage de chaque personnage. Ces femmes symbolisaient-elles la Tour Blanche et la Flamme de Tar Valon ? Ou incarnaient-elles deux Aes Sedai en train de tisser du Feu ?

Au fond, les lampes n’étaient peut-être qu’un objet apprécié par une ancienne Chaire d’Amyrlin…

Les bronzes se dressaient chacun à un bout du bureau. Un bureau, oui, un vrai avec un authentique fauteuil où s’asseoir.

Egwene était dans le fief « professionnel » d’Elaida, soigneusement débarrassé de toute référence à l’usurpatrice. Du coup, il ne restait rien en guise d’ornements. Des murs nus, des lambris dépourvus de tapisseries et des guéridons sans œuvres d’art. Même les rayonnages étaient vides, de peur qu’un livre ou un bibelot blessent la sensibilité de la nouvelle dirigeante.

Dès qu’elle avait vu ce nettoyage par le vide, Egwene avait ordonné que les affaires d’Elaida soient enfermées dans un endroit sûr et gardées par des sœurs de confiance. Parmi ces objets, il y avait nécessairement des indices sur les plans de la dirigeante folle. Par exemple, des notes glissées dans un ou plusieurs livres, histoire de servir de pense-bête. Ça, c’était la version simple. Il pouvait y avoir aussi des codes liés aux ouvrages qu’Elaida consultait ou aux objets qu’elle gardait dans ses tiroirs.

Dans l’incapacité d’interroger Elaida, comment savoir quels coups tordus elle avait mijotés pour se venger, si son règne tournait mal ? Dès qu’elle aurait cinq minutes, Egwene comptait étudier ces « indices » puis interroger toutes les Aes Sedai présentes à la tour afin de trouver le fil rouge.

Pour l’heure, le temps lui manquait. En secouant la tête, elle continua à survoler le rapport de Silviana. Comme elle l’avait pressenti, l’ancienne Maîtresse des Novices se révélait une excellente Gardienne – bien plus douée que Sheriam, en tout cas. Cerise sur le gâteau, les « loyalistes » la respectaient et l’Ajah Rouge paraissait avoir accepté l’offre de paix que sa nomination représentait. Apparemment, au moins…

Comme de juste, tout en bas d’une pile de lettres, Egwene gardait bien au chaud les missives de protestation de Romanda et de Lelaine. Leur soutien – là encore, c’était prévisible – aurait duré ce que duraient les roses. Pour le moment, ces deux harpies se disputaient au sujet des damane capturées par Egwene durant l’attaque. Le plan de la jeune Chaire d’Amyrlin – en faire des Aes Sedai – déplaisait bien entendu à ces dames. Selon toute probabilité, Lelaine et Romanda étaient parties pour pourrir la vie d’Egwene pendant des années.

La jeune femme posa le rapport. En fin d’après-midi, la lumière du couchant filtrait des volets fermés de son balcon. Amoureuse de la pénombre, elle ne les ouvrait jamais. La solitude, qu’y avait-il de mieux ?

Pour l’instant, l’austérité de son bureau ne la dérangeait pas. Encore que… En l’état, la pièce ressemblait au fief de la Maîtresse des Novices où elle avait passé de sales moments. Mais aucun ornement ne chasserait les souvenirs de ces jours sinistres. Surtout avec Silviana en permanence dans le coin…

Aucune gravité. Pourquoi Egwene aurait-elle voulu oublier ces jours-là ? Elle y avait remporté quelques-unes de ses plus belles victoires.

Cela dit, pouvoir s’asseoir sans devoir grimacer de douleur était sacrément agréable.

Avec un petit sourire, Egwene s’attaqua au rapport suivant. Signé Silviana, bien sûr. Et pas rassurant du tout.

Presque toutes les sœurs noires avaient pu fuir la tour. Rédigé de la main de Silviana, le rapport annonçait que quelques traîtresses avaient été appréhendées, immédiatement après la cérémonie, mais seulement les plus faibles du lot. La majorité de ces femmes – soit une bonne soixantaine de sœurs noires – s’était échappée. Avec une représentante dans le lot. Un nom qui ne figurait même pas sur la liste de Verin. Mais la disparition d’Evanellein l’accusait sans détours.

Le front plissé, Egwene s’empara d’un autre rapport. Il contenait les noms de toutes les femmes de la tour, classés par Ajah. Beaucoup de noms, désormais, étaient accompagnés d’une de ces trois mentions : sœur noire en fuite, sœur noire capturée, sœur enlevée par les Seanchaniens.

Ce dernier groupe était une source d’agacement. Agissant avec une grande clairvoyance, Saerin, après l’attaque, avait ordonné une revue des effectifs, pour savoir très exactement qui était entre les mains de l’ennemi. Quarante initiées, dont plus de vingt sœurs, avaient été capturées et emmenées. On aurait cru une histoire à faire peur racontée à des enfants au moment du coucher. Des récits de monstres qui volent les méchants petits garçons et les petites filles indisciplinées.

Les malheureuses captives allaient être rouées de coups, incarcérées et transformées en… outils.

Egwene se força à ne pas toucher son cou, là où le collier l’avait serré. Que la Lumière la brûle ! Ce n’était pas le sujet, pour le moment !

Toutes les sœurs noires listées par Verin avaient traversé sans avanies le raid des Seanchaniens. Hélas, la plupart avaient déguerpi avant même qu’Egwene arrive à la tour pour recevoir l’étole.

Velina était partie, comme Chai et Birlen. Et Alviarin aussi, bien sûr. Les chasseuses de traîtresses n’avaient pas réussi à l’appréhender à temps.

Qu’est-ce qui avait alerté ces femmes ? Très probablement, la purge ordonnée par Egwene dans le camp des rebelles. Sur ce point, elle s’était demandé si elle ne surjouait pas sa main. Mais qu’aurait-elle pu faire d’autre ? En frappant vite, elle s’était laissé une chance que les sœurs noires de la tour ne soient pas prévenues. Hélas, ça n’avait pas fonctionné.

Sur ce plan-là, du moins. Pour le reste, elle avait fait arrêter toutes les sœurs noires, les faisant ensuite exécuter. Après, elle avait contraint les sœurs de la tour à jurer sur le Bâton des Serments. Rejurer, plutôt… Comme prévu, elles avaient détesté ça, mais comment auraient-elles pu s’y soustraire, puisque toutes les rebelles s’étaient soumises à ce rite de passage ? L’exécution de Sheriam avait sûrement contribué à les convaincre.

À la profonde satisfaction d’Egwene, Silviana avait proposé de reprêter ses serments la première et en présence de tout le Hall. Aussitôt après, Egwene avait juré aussi, avant d’annoncer que chaque rebelle avait prouvé, au camp, qu’elle n’était pas un Suppôt des Ténèbres.

En tout, on avait capturé trois sœurs que Verin n’avait pas démasquées. Seulement trois ! Quelle impitoyable précision. Verin avait fait un travail hors du commun.

Egwene reposa aussi ce rapport. Savoir que des sœurs noires étaient passées à travers les mailles de son filet lui retournait l’estomac. Soixante traîtresses ! Elle connaissait les noms de soixante sœurs noires, et toutes s’étaient enfuies. Avec celles qui avaient fui le camp, on arrivait à quatre-vingts Suppôts.

Je te trouverai, Alviarin. Et toutes les autres aussi. Au sein de la tour, vous étiez une ignoble pourriture. N’espérez pas vous répandre partout. Egwene al’Vere vous éradiquera.

La Chaire d’Amyrlin saisit un autre rapport. Sur celui-là, la liste était très courte. Les noms de toutes les femmes de la tour qui n’étaient pas sur la liste de Verin et qui avaient disparu, enlevées par les Seanchaniens ou simplement volatilisées.

Verin était sûre qu’une Rejetée, Mesaana, se cachait à la tour. Les aveux de Sheriam confirmaient cette hypothèse.

Quand les sœurs avaient prêté à nouveau leurs serments, aucune alliée du Ténébreux n’avait été démasquée. Pas de chance ! En revanche, si tout se passait bien, cette cérémonie rapprocherait les Ajah. Au moins en les détendant, puisqu’ils n’auraient plus à craindre d’avoir des ennemies en leur sein.

Chaque médaille ayant son revers, en donnant des preuves que l’Ajah Noir existait bien, les Aes Sedai risquaient de s’affaiblir mutuellement.

Cela dit, Egwene avait un problème plus pressant. Pensive, elle baissa les yeux sur la liste qu’elle tenait.

Toutes les sœurs de la Tour Blanche avaient prouvé qu’elles n’œuvraient pas pour les Ténèbres. Et chaque femme de la liste dressée par Verin était une alliée des Ténèbres endurcie.

Parmi ces sœurs noires, certaines avaient été mises à mort, d’autres étaient prisonnières et d’autres encore avaient fui la tour le jour de l’élévation d’Egwene. Quelques-unes avaient été prises par les Seanchaniens, mais d’autres étaient absentes ce fameux jour, et depuis plus de temps qu’on s’y serait attendue. Des sœurs avaient mission de trouver et de surveiller ces femmes.

Au fond, avec un peu de chance, la Rejetée pouvait avoir fait partie des captives. L’imaginer entre les mains des Seanchaniens était… réjouissant. Mais Egwene n’avait plus l’âge de croire aux contes de fées. Une Rejetée ne se serait pas laissé prendre ainsi. Et pour commencer, elle aurait été informée du raid…

Ça laissait les trois noms inscrits sur la liste posée devant Egwene. Nalasia Merhan, une sœur marron. Teramina, une verte, et Jamilla Norish, une rouge. Toutes trois très peu puissantes dans le Pouvoir. Et présentes à la tour depuis des années. Il semblait impossible que Mesaana ait joué la comédie si longtemps sans se trahir.

Egwene avait une intuition – voire une prémonition. Ou au pire, une angoisse. Ces trois femmes seules pouvaient être la Rejetée cachée sous une fausse identité. Mais aucune des trois ne collait. De quoi en avoir des frissons. Mesaana se tapissait-elle encore à la tour ?

Dans ce cas, elle savait comment tromper le Bâton des Serments.

On frappa des coups discrets à la porte – qui finit par s’entrebâiller.

— Mère ? demanda Silviana.

Sourcils froncés, Egwene leva les yeux.

— Je crois que tu voudras voir ça, dit la Gardienne.

Ses cheveux noirs en chignon serré, son étole sur les épaules, Silviana attendit sur le seuil.

— De quoi s’agit-il ?

— Tu devrais vraiment venir voir.

Curiosité éveillée, Egwene se leva. Au ton de Silviana, très détendu, il ne devait rien y avoir de tragique.

Les deux femmes sortirent du bureau et prirent la direction du Hall de la Tour. Quand elle fut devant les portes, Egwene arqua un sourcil, mais Silviana lui fit signe d’entrer.

Le Hall n’étant pas en session, tous les sièges étaient vides. Dans un coin, sur un carré de draps blancs, des outils de maçon attendaient le bon vouloir des ouvriers en tenue de travail marron et chemise blanche, les manches relevées, qui se concertaient devant le trou béant laissé par les Seanchaniens. Au lieu qu’on le rebouche complètement, Egwene avait ordonné qu’on y adapte une rosace, afin que le souvenir du raid se perpétue à jamais. Un avertissement, pour qu’une telle horreur ne se reproduise pas. Avant de pouvoir installer la rosace, les maçons devraient préparer l’encadrement avec une très grande précision.

Egwene et Silviana descendirent la courte rampe qui conduisait au niveau du sol – de nouveau peint aux couleurs des sept Ajah, comme il convenait.

Dès que les maçons les virent, ils s’écartèrent respectueusement, l’un d’eux retirant son bonnet et le serrant contre sa poitrine.

Arrivé devant l’ouverture, Egwene vit ce que Silviana voulait lui montrer.

Après une petite éternité, le ciel était dégagé, les nuages se massant autour du pic du Dragon, comme pour lui faire une couronne noire. Le soleil brillait, radieux, illuminant le pic enneigé. La partie tronquée et le sommet du pic baignaient dans la lumière. Depuis des semaines, c’était la première fois qu’Egwene voyait l’astre du jour. Des semaines ? Peut-être plus…

— Quelques novices s’en sont aperçues en premier, Mère, dit Silviana, campée près d’Egwene. Et les nouvelles se répandent vite. Qui aurait cru qu’un peu de soleil provoquerait un tel remue-ménage ? C’est un spectacle banal, et nous l’avons déjà vu cent fois. Mais…

Il y avait une beauté hors du commun dans cette scène. La lumière semblait tomber en une colonne puissante d’une parfaite pureté. Un miracle lointain, certes, mais… frappant.

Comme une chose oubliée et pourtant familière. La lueur d’un lointain souvenir rapportant au monde la clarté et la chaleur.

— Qu’est-ce que ça signifie ? demanda Silviana.

— Je n’en sais rien, avoua Egwene. Mais cette merveille est bienvenue… (Elle hésita.) L’éclaircie, au cœur des nuages, est trop régulière pour être naturelle. Marque ce jour d’une pierre blanche, Silviana. Quelque chose est arrivé. Dans quelque temps, nous saurons peut-être toute la vérité.

— Oui, Mère, souffla Silviana, les yeux rivés sur la brèche.

Au lieu de retourner dans son bureau, Egwene resta un moment avec sa Gardienne. Contempler cette lumière, au loin, était si apaisant. Un moment de grâce et de noblesse.

« La tempête viendra, et d’autres suivront, semblait dire la colonne de lumière, mais pour l’instant, je suis là. »

Oui, je suis là.


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