22 La dernière offense qu’on puisse infliger

Semirhage était assise sur le sol de la petite pièce. En partant, les sœurs lui avaient pris sa chaise, sans daigner lui donner une lampe ou une bougie.

Que soient maudits cet Âge de malheur et les gens qui y vivaient. Pour qu’il y ait des globes lumineux accrochés aux murs, la Rejetée aurait donné n’importe quoi. Dans son Âge on ne laissait pas les prisonniers sans lumière.

Certes, Semirhage avait enfermé plusieurs de ses « cobayes » dans l’obscurité totale, mais c’était différent. Dans l’intérêt de la connaissance, il fallait découvrir ce que la privation totale de lumière faisait aux gens.

Les « Aes Sedai » qui détenaient Semirhage n’avaient aucune raison rationnelle de lui infliger ça. C’était une manière de l’humilier, rien de plus.

Recroquevillée contre une cloison de bois, la Rejetée enroula les bras autour de son torse. Pas question qu’elle pleure. Enfin, elle était une Élue ! Rien ne pouvait la briser.

Hélas, ces crétines de sœurs ne la regardaient plus comme avant. Pas parce qu’elle avait changé – mais parce que ces idiotes n’étaient plus les mêmes. En quelques minutes, l’horrible femme qui portait un filet-paralis dans les cheveux avait ruiné l’aura de la Rejetée et réduit à néant son autorité. Désormais, plus une « sœur » ne la craignait.

Comment avait-elle pu se laisser dominer ainsi ? Eh bien, la chienne d’Aes Sedai l’avait pliée en deux sur ses genoux avant de lui flanquer une fessée. C’était déjà un outrage, mais… Oui, elle venait de mettre le doigt dessus. Dans la voix de la harpie, elle n’avait entendu qu’une vague lassitude. À croire qu’elle traitait une des Élues comme une quantité négligeable. Plus que la fessée, c’était ça qui avait fait mal.

Ça ne se reproduirait pas. La prochaine fois, Semirhage serait prête à encaisser les coups, et elle ne leur accorderait aucune importance. Cette tactique fonctionnerait, ça ne faisait pas de doute. Enfin, peut-être…

La Rejetée frissonna de nouveau. Au nom de la raison et de la quête de vérité, elle avait torturé des centaines – voire des milliers – de gens. La torture était un révélateur. Quand on se mettait à taillader leurs chairs, on apprenait vite comment les êtres étaient faits.

Une phrase que Semirhage avait prononcée plus d’une fois dans sa vie. En principe, ça la faisait éclater de rire.

Pas là, cependant…

Pourquoi les sœurs ne l’avaient-elles pas fait hurler de douleur ? Des doigts brisés, des coupures sur tout le corps, un boulet de charbon brûlant posé au creux de chacun de ses coudes ? Dès sa capture, la Rejetée s’était préparée à subir ces tourments. Une petite partie d’elle-même avait même eu hâte qu’ils arrivent.

Mais cette pantalonnade ? Devoir manger ce qui traînait sur le sol… Être traitée comme une sale gosse devant des femmes et des hommes qui, la veille encore, tremblaient rien qu’en la regardant ?

Je te tuerai, chienne galeuse ! Je te retirerai tous les tendons – un à la fois, en utilisant le Pouvoir pour te guérir et te livrer ainsi à une éternité de souffrance. Non ! Pour toi, il faudra que je trouve quelque chose de nouveau ! Une douleur qui n’ait jamais été infligée à personne…

— Semirhage…, murmura une voix.

La Rejetée se pétrifia et sonda de nouveau les environs. La voix lui avait paru mordante et d’une dureté sans borne. Un tour de son imagination. Il ne pouvait pas être là, pas vrai ?

— Tu as commis une erreur tragique, Semirhage, continua la voix.

Un peu de lumière filtrait du couloir, mais la voix retentissait bel et bien dans la petite pièce où elle croupissait. Dehors, la lueur se fit plus forte puis vira au rouge, éclairant l’ourlet du manteau noir d’une haute silhouette. Levant les yeux, Semirhage découvrit un visage sans yeux au teint cireux de cadavre.

Aussitôt, elle se prosterna sur le parquet patiné par le temps. Si l’apparition ressemblait à un Myrddraal, elle était plus grande et beaucoup plus… importante. Se souvenant de la voix du Grand Seigneur, quand il s’était adressé à elle, la Rejetée trembla comme une feuille.

Quand tu obéis à Shaidar Haran, tu m’obéis… Quand tu désobéis…

— Tu devais capturer le garçon, pas le tuer, murmura l’apparition d’une voix sifflante comme la vapeur qui s’échappe du couvercle d’un chaudron. Mais tu lui as pris une main, et presque sa vie. Ce faisant, tu t’es démasquée, et tu as perdu des agents de valeur. Capturée par nos ennemis, voilà que tu es brisée.

Semirhage devina que Shadar Haran souriait. Le seul Myrddraal qui eût jamais fait ça. Mais en réalité, ça n’en était pas un…

La Rejetée ne répondit pas à ces accusations. Devant lui, nul ne mentait ni ne cherchait d’excuses.

Soudain le bouclier qui l’isolait de la Source disparut. Semirhage en eut le souffle coupé. Le saidar lui était revenu. Le Pouvoir, dans toute son extase. Pourtant, avant de s’en saisir, elle hésita. Les fausses Aes Sedai, dans le couloir, risquaient de sentir qu’elle canalisait.

Une main froide aux ongles très longs souleva le menton de la Rejetée. Ce contact, on eût dit celui du cuir, mais d’un cuir… mort.

Sa tête se souleva, ses yeux croisant le regard qui n’existait pas.

— Je te donne une dernière chance, murmurèrent les lèvres livides. Avec l’ordre de ne pas échouer.

La lumière disparut et la main lâcha le menton de la Rejetée. Elle resta prosternée, luttant contre une indicible terreur. Une dernière chance… L’échec, le Grand Seigneur le châtiait toujours de façons très… imaginatives. Ces châtiments, Semirhage les avait subis, et elle n’avait aucune envie de recommencer. À côté, toutes les tortures et les punitions que les Aes Sedai inventeraient seraient à peine plus qu’une piqûre d’insecte.

La Rejetée se releva péniblement, traversa la pièce à l’aveuglette, trouva la porte à tâtons et, en retenant son souffle, essaya la poignée.

Le battant s’ouvrit. Sans faire grincer les gonds, Semirhage se glissa dans le couloir. Là, trois femmes gisaient au pied de leur chaise. Les crétines de sœurs qui maintenaient le bouclier…

Agenouillée près des mortes, une autre Aes Sedai baissait humblement les yeux. Une femme en vert, ses cheveux bruns noués en queue-de-cheval.

— Je vis pour servir, Grande Maîtresse, murmura-t-elle. On m’a ordonné de te dire qu’il y a dans mon esprit une coercition dont tu dois me libérer.

Semirhage fronça les sourcils. Jusque-là, elle ne s’était pas doutée qu’une sœur noire s’était infiltrée parmi les Aes Sedai. Éliminer une coercition pouvait avoir un effet très désagréable sur une personne. Même si la contrainte était faible ou subtile, le cerveau risquait de subir de gros dommages. En cas d’une très forte contrainte… Eh bien, le processus était très intéressant à suivre.

— Je dois aussi te donner ça, ajouta la sœur en tendant un paquet à la Rejetée.

Semirhage l’ouvrit et dévoila un collier métallique de couleur terne et deux bracelets. Le Cercle de Domination. Inventé pendant la Dislocation, cet artefact ressemblait de très près à l’a’dam que Semirhage avait passé tellement de temps à étudier.

Avec ce ter’angreal, un homme capable de canaliser devenait un pantin dont on tirait les ficelles. Malgré l’angoisse qui lui serrait la gorge, la Rejetée sentit ses lèvres s’étirer pour former un sourire.


Rand ne s’était aventuré qu’une seule fois dans la Flétrissure. Pourtant, il se rappelait vaguement être venu en plusieurs occasions dans cette zone, avant qu’elle soit dévastée. Des souvenirs de Lews Therin. Rien qui fût à lui.

Alors que Tai’daishar, à contrecœur, se frayait un passage dans la végétation ratatinée du Saldaea, le spectre dément marmonnait des imprécations en sifflant comme un serpent.

Le Saldaea était un pays de broussailles et de terre noire. Très loin du désert des Aiels, en matière de désolation, mais tout aussi loin d’un territoire luxuriant et accueillant. Les habitations n’étaient pas rares, mais elles ressemblaient toutes à des fortins, et les enfants en bas âge avaient des allures de vétérans endurcis. Dans les Terres Frontalières, selon Lan, un gamin devenait un homme le jour où il gagnait le droit de porter une épée.

— T’est-il venu à l’esprit que ce que nous faisons là pourrait être assimilé à une invasion ?

Chevauchant à côté du Dragon Réincarné, Rodel Ituralde semblait sincèrement inquiet.

Rand désigna Bashere, qui avançait sur son autre flanc.

— J’ai avec moi des troupes du cru. Le Saldaea est mon allié.

Davram Bashere éclata de rire.

— Je doute que la reine voie les choses comme ça, mon ami ! Voilà des mois que je n’ai plus daigné m’enquérir de ses ordres. Entre nous, je ne serais pas étonné qu’elle réclame ma tête.

— Je suis le Dragon Réincarné. Marcher à la rencontre des forces du Ténébreux n’est pas une invasion.

Devant la colonne s’étendaient les contreforts de la chaîne de Dhoom. Des pics aux versants très sombres, comme s’ils étaient maculés de suie.

Rand se demanda comment il réagirait si un autre monarque utilisait un portail pour introduire près de cinquante mille hommes sur son territoire. C’était bel et bien un acte de guerre, mais les forces des Frontaliers étaient toujours la Lumière seule savait où, et il n’était pas question de laisser ces royaumes sans défense. À moins d’une heure de cheval, les Domani d’Ituralde avaient établi un camp fortifié près d’un fleuve qui prenait sa source dans les hautes terres de Bout-du-Monde. Après que Rand eut inspecté les installations et passé en revue les officiers, Bashere avait suggéré qu’il aille jeter un coup d’œil dans la Flétrissure.

Les éclaireurs avaient été surpris de la vitesse à laquelle la dévastation avançait. Pour Bashere, il semblait important que Rand et Ituralde voient par eux-mêmes ce qu’il en était.

Le jeune homme souscrivait à cette démarche. Sur les cartes, on ne se faisait jamais une idée exacte…

Comme un œil qui se ferme, lourd de sommeil, le soleil sombrait déjà à l’horizon. Raclant le sol d’un sabot, Tai’daishar secoua la tête. Rand leva aussitôt une main, immobilisant la petite colonne. Lui, deux généraux, cinquante soldats et autant de Promises. Fermant la marche, Narishma était là pour ouvrir des portails.

Au nord, sur la pente peu inclinée, des plantes à grandes feuilles et des buissons massifs oscillaient au vent. Aucun signe spécifique ne marquait le commencement de la Flétrissure. En revanche, on distinguait un point souillé sur une feuille, ou une tache maladive sur une tige. Chaque manifestation en soi était anodine, mais il y en avait tellement. Au sommet de la première colline, on ne trouvait déjà plus une plante qui ne fût pas flétrie. Sous les yeux de Rand, la pourriture semblait s’étendre sans cesse.

Dans la Flétrissure, où les plantes survivaient à peine, gardées en vie comme des prisonniers qu’on affame pour les pousser aux portes du décès, la mort était partout. À Deux-Rivières, si Rand avait vu un tel spectacle dans un champ, il aurait brûlé l’entière récolte – en s’étonnant que personne n’y ait pensé avant lui.


Près de lui, Bashere lissa sa longue moustache noire.

— Je me souviens d’une époque où ça commençait quelques lieues plus loin. Et ça ne fait pas si longtemps que ça.

— Des hommes à moi patrouillent déjà le long de la frontière, dit Ituralde, balayant des yeux le triste spectacle. Tous les rapports disent la même chose. Rien à signaler.

— C’est un signe que quelque chose cloche, fit Bashere. En principe, il y a toujours des Trollocs à repousser. Ou de pires créatures encore, qui les ont fait fuir. Des vers géants ou des guêpes de sang…

Une main sur le pommeau de sa selle, Ituralde secoua la tête, le regard toujours rivé sur la désolation.

— Je n’ai aucune expérience du combat contre ces monstres. Un homme, je sais comment il réfléchit. Ces Trollocs maraudeurs n’ont même pas de ligne de ravitaillement. Quant aux vers, j’ai seulement entendu des récits de leurs exactions.

— Des officiers de Bashere resteront avec toi pour te conseiller, dit Rand.

— Ils me seront utiles, convint Ituralde, mais ne vaudrait-il pas mieux laisser Bashere ici, avec ses hommes ? Ils connaissent la région, et mes troupes seraient efficaces en Arad Doman. Ne le prends pas mal, seigneur Dragon, mais n’est-il pas étrange de nous affecter chacun dans le royaume de l’autre ?

— Non, répondit Rand.

Ce n’était pas étrange, mais simplement une preuve de réalisme. Il se fiait à Bashere, et ses hommes l’avaient bien servi, mais il aurait été dangereux de les laisser dans leur pays natal. Davram était l’oncle de la reine, rien de moins, et comment réagiraient les soldats quand des compatriotes leur demanderaient pourquoi ils étaient devenus des fidèles du Dragon ?

Si étrange que ce fût, laisser des étrangers au Saldaea risquait de faire moins de bruit… et moins de dégâts.

Avec Ituralde, il raisonnait tout aussi cyniquement. Le général lui avait juré fidélité, mais aucun serment n’était éternel. Chargés de surveiller la Flétrissure, Ituralde et ses Domani auraient très peu d’occasions de se retourner contre Rand. Affectés sur un territoire hostile, ils devraient compter sur les Asha’man pour rentrer rapidement chez eux. Évoluant dans sa propre patrie, Ituralde risquait de lever des troupes puis de décider qu’il n’avait plus besoin de la protection du Dragon Réincarné.

Des armées postées en territoire hostile étaient bien moins dangereuses. Rand détestait penser ainsi, mais c’était une des principales différences entre l’homme qu’il était naguère et celui qu’il avait dû devenir.

Ce qu’il devait faire, seul le nouveau Rand en était capable. Et tant pis s’il le détestait.

— Narishma ! appela-t-il. Un portail !

Sans avoir besoin de se retourner, Rand sentit l’Asha’man se connecter à la Source et commencer à canaliser. Sentir le Pouvoir incita Rand à s’en gorger, mais il se retint. Ces derniers temps, il avait de plus en plus de mal à manier le saidin sans vomir tripes et boyaux. Devant Ituralde, pas question qu’il trahisse une telle faiblesse.

— Tu auras cent Asha’man à ta disposition avant la fin de la semaine, dit-il à Ituralde. Je parie que tu en feras un bon usage.

— Je n’y manquerai pas, c’est sûr.

— Je veux des rapports journaliers, même s’il ne se passe rien. Envoie les messagers via un portail. D’ici à quatre jours, je partirai pour Bandar Eban.

Bashere grogna sous sa moustache. C’était le premier indice que Rand donnait sur la suite du programme.

Le jeune homme fit volter son cheval en direction du portail ouvert derrière lui. Plusieurs Promises l’avaient déjà franchi, passant les premières comme d’habitude.

Ses nattes piquées de clochettes oscillant au vent, Narishma se tenait à côté de l’ouverture. Avant de devenir un Asha’man, lui aussi était un Frontalier.

Des loyautés bien trop conflictuelles. Au cas où, qu’est-ce qui passerait en premier pour Narishma ? Sa patrie ? Rand ? L’Aes Sedai dont il était le Champion ?

Rand aurait juré que cet homme lui était fidèle, car il était venu à son secours aux puits de Dumai. Mais les ennemis les plus dangereux, c’étaient ceux à qui on croyait pouvoir faire confiance.

Tu ne peux te fier à personne ! dit Lews Therin. Nous n’aurions jamais dû laisser tous ces gens approcher de toi. Ils se retourneront contre nous.

Le dément avait toujours du mal avec les autres hommes capables de canaliser. Ignorant ses radotages, Rand talonna sa monture.

Pourtant, entendre la voix du spectre le ramena à la nuit où il avait rêvé à Moridin. Dans son esprit, à ce moment-là, Lews Therin brillait par son absence.

L’idée que ses rêves n’étaient désormais plus sûrs lui retournait l’estomac. Avec le temps, il en était venu à les considérer comme un refuge. Des cauchemars pouvaient le torturer, certes, mais au moins, c’étaient les siens.

Pendant le combat contre Sammael, à Shadar Logoth, pourquoi Moridin lui avait-il porté secours ? Quelle toile perverse tissait cet homme ? Il avait prétendu que Rand envahissait son rêve, mais ça pouvait être un mensonge de plus.

Je dois les détruire tous… Les Rejetés, jusqu’au dernier, et pour de bon, cette fois. Je dois être dur.

Sauf que Min désirait qu’il soit tendre, au contraire. Pour rien au monde, il n’aurait voulu l’effrayer. Avec elle, il n’y avait pas de faux-semblants. Elle pouvait le traiter d’abruti, certes, mais elle ne lui mentait jamais. Du coup, ça lui donnait envie d’être l’homme qu’elle aurait voulu qu’il soit. Mais pouvait-il prendre ce risque ? Un type capable de rire serait-il à même d’accomplir sa mission au mont Shayol Ghul ?

« Pour vivre, tu dois mourir. »

Telle était la réponse à une de ses trois questions. S’il réussissait, son souvenir – son héritage – vivrait à jamais après sa mort. Rien de très réconfortant… Il n’avait aucune envie de mourir. Qui aurait prétendu le contraire ? Même les Aiels affirmaient ne pas chercher la fin. Simplement, ils l’accueillaient quand elle venait.

Rand franchit le portail qui le ramènerait en Arad Doman, dans le manoir niché au milieu d’une grande clairière, face à un terrain hérissé de tentes. Pour affronter sa propre mort, il fallait qu’un homme soit dur. Même chose pour combattre le Ténébreux tandis que son sang se déverserait sur la roche.

Avec de telles perspectives, qui pouvait rigoler ?

Rand secoua la tête. La présence de Lews Therin dans son esprit ne l’aidait pas.

Elle a raison, dit soudain le spectre.

Qui ça ?

La jolie fille aux cheveux courts. Elle dit que nous devons briser les sceaux, et elle parle d’or.

Rand se pétrifia, tira sur les rênes de Tai’daishar et ne vit même pas qu’un garçon d’écurie approchait pour prendre en charge le cheval. Entendre Lews Therin être d’accord avec quelque chose…

Que ferons-nous après ça ? demanda Rand.

Nous mourrons. Tu m’as promis qu’on crèvera.

Seulement si on triomphe du Ténébreux, rappela Rand. Tu le sais : s’il gagne, il n’y aura rien pour nous. Même pas la mort.

Oui, rien…, dit Lews Therin. Ce sera parfait. Pas de douleur, ni de regret. Rien.

Rand eut un frisson glacé. Si Lews Therin commençait à raisonner ainsi…

Non, ce ne sera pas « rien ». Le Ténébreux détiendra nos âmes. La douleur sera pire que jamais.

Lews Therin éclata en sanglots.

Lews Therin ! s’écria mentalement Rand. Que devrons-nous faire ? Comment as-tu scellé la Brèche, la dernière fois ?

Ça n’a pas fonctionné… Nous avons recouru au saidin, mais il fallait que celui-ci touche le Ténébreux. C’était le seul moyen. Quelque chose devait le toucher, afin de fermer la Brèche. Hélas, il a souillé le saidin. Alors, les sceaux se sont révélés trop faibles.

Je sais tout ça ! Mais que devons-nous faire différemment ?

Le spectre ne répondit pas. Rand attendit un peu, puis il se laissa glisser de selle et permit au garçon d’écurie, très nerveux, de partir avec son cheval.

Les dernières Promises étaient en train de franchir le portail, Bashere et Narishma fermant la marche.

Rand ne les attendit pas, même s’il vit que Deira – l’épouse de Davram – se tenait juste à l’extérieur du site de Voyage. Grande et… statuesque, la femme aux cheveux noirs argentés sur les tempes gratifia Rand d’un regard évaluateur.

Que ferait-elle si Bashere mourait au service du Dragon Réincarné ? Continuerait-elle à suivre Rand, ou ramènerait-elle ses forces au Saldaea ? Sur le plan du caractère, elle était aussi dure que son mari. Voire plus.

Rand la salua au passage – avec un sourire en prime – et traversa le camp plongé dans la pénombre en direction du manoir. Ainsi, Lews Therin ignorait comment sceller la prison du Ténébreux ? À quoi servait sa voix, dans ce cas ? Que la Lumière le brûle ! Jusque-là, il était un des rares espoirs de Rand.

La plupart des gens furent assez avisés pour s’écarter sur le chemin du Dragon Réincarné.

Rand se souvint de l’époque où il n’était jamais d’une humeur massacrante. Un simple berger, toujours avenant. Rand le Dragon n’avait plus rien à voir avec ça. Son credo, c’étaient le devoir et les responsabilités. Il le fallait.

Le devoir était comme une montagne… Eh bien, il se sentait piégé entre une bonne dizaine de montagnes différentes, toutes décidées à l’écraser. Parmi ces forces, ses émotions finissaient par bouillir. Fallait-il s’étonner quand elles débordaient du chaudron ?

En approchant du manoir, il secoua la tête. À l’est se dressaient les montagnes de la Brume. Au couchant, tous les pics baignaient dans une lumière rouge. Très au-delà, en direction du sud, s’étendait le territoire de Deux-Rivières où se nichait Champ d’Emond. Une terre natale qui semblait si proche… Pourtant, Rand n’y retournerait jamais, car une visite indiquerait à ses ennemis qu’il était attaché à ses racines. Après tant d’efforts pour les convaincre qu’il n’aimait rien, ç’aurait été dommage. Mais par moments, il redoutait que son stratagème n’en soit plus vraiment un…

Des montagnes… Des montagnes semblables au devoir.

Le devoir écrasant de la solitude, dans ce cas. Quelque part au sud, derrière ces montagnes trop proches, son père continuait à trimer. Tam al’Thor… Il ne l’avait pas vu depuis si longtemps.

Tam était son vrai père, il n’en démordrait plus. Son géniteur, le chef de tribu nommé Janduin, il ne l’avait jamais vu, et rien ne pourrait l’inciter à l’appeler « papa ».

Parfois, Rand se languissait de la voix de Tam et de sa sagesse. À ces moments-là, il comprenait qu’il devait être plus dur que l’acier, car un seul moment de faiblesse – par exemple en cherchant du secours auprès de son père – détruirait tout ce qu’il avait lutté pour bâtir. De plus, ça signerait probablement l’arrêt de mort de Tam.

Passant par le trou qui béait à la place de l’entrée, Rand écarta la toile de tente qui tenait lieu de façade, et continua à tourner le dos aux montagnes de la Brume. Il était seul, et il fallait qu’il le soit. Se reposer sur quelqu’un risquait de l’affaiblir lorsqu’il atteindrait enfin le mont Shayol Ghul. Pendant l’Ultime Bataille, il ne pourrait compter sur personne, à part lui-même.

Le devoir… Combien de montagnes un homme devait-il porter sur les épaules ?

Dans le manoir, ça sentait toujours la fumée. Timidement, mais avec une certaine insistance, le seigneur Tellaen s’était plaint de l’incendie jusqu’à ce que Rand lui accorde une compensation. Pourtant, la bulle maléfique n’avait aucun rapport avec lui. Vraiment ? Être un ta’veren impliquait un lot de conséquences étranges. Faire dire aux gens des choses qu’ils n’avaient pas l’intention de révéler, par exemple. Ou se gagner la loyauté de gens qui, au départ, ne savaient pas trop quelle position adopter.

Accessoirement, Rand était un piège à problèmes, bulles maléfiques comprises. Ça, il ne l’avait pas choisi, mais c’était bel et bien lui qui avait décidé de s’établir dans ce manoir.

Quoi qu’il en soit, Tellaen avait été défrayé. Une misère, comparée à ce que Rand dépensait pour l’entretien de ses armées. Et moins que ça encore, si on songeait aux fortunes consacrées à l’approvisionnement en nourriture de l’Arad Doman et d’autres pays en difficulté. À ce rythme, ses régents redoutaient qu’il vide les coffres en Illian, en Tear et au Cairhien. Rand ne leur avait pas dit qu’il s’en fichait…

Le monde, il le quitterait après l’Ultime Bataille.

Et c’est ça que tu veux laisser comme héritage ? demanda une petite voix.

Pas celle de Lews Therin, mais la sienne – celle de sa conscience, peut-être. Celle qui l’avait poussé à fonder des écoles au Cairhien et à Andor. Des instituts, plutôt…

Tu veux vivre après ta mort ? Abandonner ceux qui t’ont suivi aux ravages de la guerre, de la famine et du chaos ?

Rand secoua la tête. Il ne pouvait pas tout arranger. Parce qu’il n’était qu’un homme. Vouloir regarder au-delà de Tarmon Gai’don ? De la pure idiotie. Quand on en serait là, il ne pourrait plus rien pour personne. L’objectif, ce n’était pas l’avenir du monde, mais le mont Shayol Ghul.

Non, ça, c’est un objectif intermédiaire. Quel est le but ? Survivre ou creuser les fondations de la prospérité ? Veux-tu seulement reproduire les conditions menant à une nouvelle Dislocation ? Ou ouvrir la voie à un nouvel Âge des Légendes ?

Rand ne sut que répondre. Dans un coin de sa tête, Lews Therin marmonna des propos incohérents.

Épuisé, Rand s’engagea dans l’escalier qui menait à l’étage. Qu’avait dit le spectre fou ? Pour sceller la Brèche, il avait utilisé le saidin ? C’était sans doute parce qu’une majorité d’Aes Sedai s’étaient retournées contre lui, lui laissant seulement les Cent Compagnons. En d’autres termes, les Aes Sedai masculins les plus puissants du monde. Dans le lot, aucune femme. Les Aes Sedai féminins avaient jugé son plan trop risqué.

Si fou que ça paraisse, Rand aurait juré qu’il se souvenait de tout ça. Pas dans le détail, mais du désespoir et de la colère, puis de la décision fatidique. L’erreur avait-elle été de ne pas recourir à la moitié féminine du Pouvoir en même temps qu’à la masculine ? Le Ténébreux avait-il profité de cette faute pour contre-attaquer et souiller le saidin ? Au bout du compte, Lews Therin et les survivants des Cent Compagnons avaient perdu la raison.

Était-ce vraiment si simple ? Combien d’Aes Sedai faudrait-il à Rand ? Lui en faudrait-il seulement ? Beaucoup de Matriarches étaient capables de canaliser.

Mais ça ne pouvait pas être si simple…

Serpents et renards, un jeu adoré par les enfants… La seule façon de gagner, disait-on, c’était de violer les règles. Ce que prévoyait le plan de substitution de Rand. Pouvait-il faire fi des règles et tuer le Ténébreux ? S’agissait-il d’un projet que même le Dragon Réincarné n’osait pas envisager sérieusement ?

Après avoir traversé le couloir, dont le plancher disjoint craqua sous ses semelles, Rand entra dans sa chambre. Étendue sur le lit, le dos calé par des coussins, Min portait son pantalon vert brodé et une chemise de lin. Comme d’habitude, elle feuilletait un livre à la lueur d’une lampe.

Une servante plus toute jeune débarrassait les restes du dîner de la compagne de Rand.

Le jeune homme retira sa veste, soupira et fléchit plusieurs fois sa main intacte.

Alors qu’il s’asseyait au bord du lit, Min posa son ouvrage intitulé Une étude exhaustive des reliques antérieures à la Dislocation.

Min se redressa un peu et massa d’une main la nuque de son amant. Les assiettes se heurtant un peu trop fort, la servante s’inclina pour s’excuser. Puis elle les posa dans son panier de transport.

— Berger, tu en fais trop, comme toujours…

— Je n’ai pas le choix.

Min pinça cruellement la nuque de Rand, qui ne put s’empêcher de sursauter.

— C’est faux, berger ! Ne m’écoutes-tu donc jamais ? Si tu te vides de tes forces avant l’Ultime Bataille, à quoi ça servira ? Rand, voilà des mois que je ne t’ai plus entendu rire.

— Tu crois que l’époque est à la rigolade ? Tu voudrais que je me réjouisse alors que des enfants crèvent de faim et que des adultes s’entre-tuent ? Devrais-je m’esclaffer en apprenant que des Trollocs empruntent toujours les Chemins ? Ou être plié en deux d’hilarité parce que la majorité des Rejetés arpente encore ce monde, occupée à trouver la meilleure façon de me tuer ?

— Non, répondit Min, bien sûr que non. Mais ce qui se passe autour de nous ne doit pas nous détruire. Cadsuane dit que…

— Minute ! s’écria Rand.

Il se retourna pour faire face à Min, qui semblait indignée par son ton.

— Que vient faire Cadsuane là-dedans ?

— Rien…, grogna Min.

— Elle t’a dicté tes propos ! Cette femme se sert de toi pour m’atteindre.

— Ne sois pas idiot, Rand !

— Que t’a-t-elle dit sur moi ?

Min haussa les épaules.

— Elle s’inquiète de te voir si dur… Rand, que t’arrive-t-il ?

— Cadsuane essaie de me manipuler. Et pour ça, elle se sert de toi. Que lui as-tu dit ?

Min pinça de nouveau Rand – plus fort.

— Je n’aime pas ce ton, gros balourd ! Si j’ai bien compris, Cadsuane est ta conseillère. Pourquoi devrais-je faire attention à ce que je dis devant elle ?

La servante continuait à ranger la Lumière seule savait quoi. Pourquoi ne fichait-elle pas le camp ? Les conversations de ce genre, on ne les tenait pas devant des inconnus.

Min ne pouvait pas être de mèche avec Cadsuane, pas vrai ? Cette Aes Sedai, Rand s’en méfiait comme de la peste. Si elle influençait Min…

Rand eut envie de vomir. Maintenant, il soupçonnait Min ? Une femme qui s’était toujours montrée honnête avec lui et qui ne cherchait jamais à lui jouer des mauvais tours. S’il la perdait, que deviendrait-il ?

Que la Lumière me brûle ! Elle a raison. Je suis devenu trop dur. Comment finirai-je si je commence à douter des gens qui m’aiment ? Au fond, je ne vaux pas mieux que ce cinglé de Lews Therin.

— Min, dit Rand d’un ton presque doux, tu as sans doute raison. Il se peut que je sois allé trop loin.

Min faillit sourire, mais quelque chose l’en empêcha. Au contraire, elle se raidit, les yeux écarquillés.

Un objet froid se ferma autour du cou de Rand. Il porta sa main droite à sa gorge et se retourna. La servante s’était tenue dans son dos, mais sa silhouette fluctuait. Puis elle disparut, remplacée par une femme à la peau et aux yeux noirs.

Semirhage !

Rand palpa le collier glacé qui lui serrait le cou. Furieux, il tenta de tirer sa lame de son fourreau orné d’un dragon, mais il s’en découvrit incapable. Ses jambes semblant peser des tonnes, il agrippa le collier – ses doigts pouvaient encore bouger –, mais il ne localisa pas le fermoir.

Alors, la terreur le submergea. Pourtant, il chercha le regard de la Rejetée et vit qu’elle souriait.

— Voilà un moment que j’attends de te mettre autour du cou un Cercle de Domination, Lews Therin. C’est étrange, la manière dont arrivent les choses, et…

Un éclair zébra l’air. Au dernier moment, Semirhage parvint à dévier le couteau lancé par Min. Avec un tissage d’Air, supposa Rand, puisqu’il ne distinguait pas les flux de saidar.

La lame était passée plus que près, laissant une plaie sur la joue de Semirhage avant d’aller se ficher dans la porte.

— Gardes ! s’écria Min. Promises, aux armes ! Le Car’a’carn est en danger.

Semirhage agita une main, réduisant Min au silence.

Rand tenta en vain de se connecter à la Source. Quelque chose l’en empêchait.

Un bâillon d’Air sur la bouche, Min fut poussée en arrière par un autre flux et bascula du lit. Rand tenta de lui porter secours, mais ses jambes refusèrent de lui obéir.

À cet instant, la porte de la chambre s’ouvrit pour laisser passer une autre femme. Avant de la refermer, Elza jeta un coup d’œil dans le couloir.

Rand eut une soudaine bouffée d’espoir, mais ça ne dura pas, car Elza rejoignit Semirhage et s’empara du second bracelet relié à l’a’dam qui le paralysait.

Elza regarda le jeune homme, ses yeux rougis hagards comme si elle venait de recevoir un coup sur la tête. Cependant, quand Rand fut contraint de s’agenouiller, elle sourit aux anges.

— Te voilà enfin au bout de ton destin, Rand al’Thor. Tu verras le Ténébreux en face, et il te détruira.

Elza était une sœur noire ! La maudite garce ! Alors qu’elle s’unissait au saidar, Rand sentit sa peau picoter. Chacune portant un bracelet, les deux femmes le défiaient, et Semirhage semblait insolemment confiante.

Rand se tourna vers la Rejetée. Pas question qu’il se laisse piéger ainsi.

Semirhage toucha la plaie, sur sa joue, puis lâcha un ricanement.

Comment s’était-elle libérée ? Et où avait-elle eu ce collier ? Rand l’avait confié à Cadsuane, pour qu’elle veille dessus. Elle avait juré que l’artefact serait en sécurité.

— Aucun secours ne viendra, dit Semirhage, presque distraitement. (Elle leva une main, exhibant le bracelet.) J’ai tissé un dôme de silence autour de la pièce. Comme tu peux déjà le constater, pour toi, il est impossible de bouger sans mon consentement. Tu as déjà essayé, et tu sais que c’est sans espoir.

Rageur, Rand tenta de nouveau de se connecter au saidin, mais il ne le trouva pas. Dans sa tête, Lews Therin pleurnichait. Pour un peu, Rand l’aurait imité.

Min ! Il devait aller voir comment elle allait. Pour elle, il devait se montrer fort.

Il voulut fondre sur Semirhage et Elza, mais il aurait tout aussi bien pu tenter de contrôler les jambes de quelqu’un d’autre. Comme Lews Therin, il était prisonnier, mais dans sa propre tête. Ouvrant la bouche pour beugler de rage, il parvint à émettre un couinement pathétique.

— Sans ma permission, tu ne peux pas parler non plus. Et si j’étais toi, je n’essaierais plus de me connecter au saidin. Tu risquerais de trouver l’expérience… déplaisante. Quand j’étudiais le Cercle de Domination, j’ai jugé cet outil plus utile et élégant que tous ces maudits a’dam des Seanchaniens. Cet artefact concède un peu de liberté à sa proie, en s’appuyant sur la nausée pour la limiter. Le Cercle de Domination est beaucoup plus exigeant. Tu agiras selon ma volonté. Mais vois plutôt !

Ses jambes bougeant contre son gré, Rand se leva, approcha de Min et posa sa main droite sur sa gorge, juste au-dessus du collier.

Affolé, le jeune homme tenta encore de saisir le saidin.

Il n’avait jamais souffert ainsi. On eût dit qu’on l’avait jeté dans un bain géant d’huile bouillante, puis qu’on lui avait injecté de la drogue dans le sang.

— Tu vois ? dit la voix si lointaine de Semirhage. Bon sang, j’avais oublié à quel point c’est jubilatoire !

Rand aurait juré que des milliers de fourmis s’enfonçaient dans sa chair, en route vers ses os. Il se débattit – en pure perte.

Nous revoilà dans la caisse ! cria Lews Therin.

Et soudain, ce fut exactement ça. Les ténèbres, l’impossibilité de bouger… Tout son corps douloureux à force de recevoir des coups. Son esprit luttant pour ne pas basculer dans la folie. Durant cette captivité, Lews Therin avait été son seul compagnon. Pour la première fois, Rand avait parlé au dément. Et peu après, celui-ci avait commencé à lui répondre.

Rand avait refusé de voir Lews Therin comme une part de lui-même. Une part mentalement dérangée, capable de supporter la torture parce qu’elle avait déjà été tellement maltraitée. Pour une telle âme, un surplus de douleur et de tourment n’avait aucun sens. On ne pouvait pas remplir une tasse qui débordait déjà.

Rand cessa de crier. La douleur était toujours là, il en pleurait à chaudes larmes, mais il ne crierait plus.

Un lourd silence s’abattit sur la pièce.

Semirhage se pencha pour regarder sa proie, du sang coulant de son menton. Une autre vague de douleur déferla en… Eh bien, en lui, qui qu’il puisse être.

Sans un cri, il leva les yeux sur la Rejetée.

— Que fais-tu donc ? demanda-t-elle. Parle !

Elle tissa une coercition – en vain.

— Aucun mal ne peut plus m’être fait, murmura Rand.

La douleur, encore. Elle le tétanisa, et quelque chose en lui gémit, mais il n’en laissa rien transparaître. Pas parce qu’il retenait ses cris, mais parce qu’il ne parvenait plus à éprouver quelque chose.

La caisse, les deux blessures sur son flanc qui corrompaient son sang, les coups, les humiliations, la tristesse et son propre suicide. Se supprimer. Désormais, il s’en souvenait avec une force incroyable…

Après tout ça, que pouvait lui infliger de plus une Rejetée ?

— Grande Maîtresse, dit Elza en se tournant vers Semirhage, le regard encore voilé. Maintenant, nous devrions peut-être…

— Silence, vermine ! siffla Semirhage en essuyant le sang qui maculait son menton. (Elle regarda ses doigts rougis.) C’est la deuxième fois qu’une de ces lames entaille ma chair. (Elle secoua la tête, puis sourit à Rand.) On ne peut plus rien te faire de mal, dis-tu ? Tu oublies à qui tu parles, Lews Therin. La douleur est ma spécialité, et tu restes toujours un petit garçon. Des hommes dix fois plus forts que toi, j’en ai brisé des légions. Debout !

Rand obéit. La douleur ne cessait pas. À l’évidence, Semirhage comptait lui en infliger jusqu’à ce qu’elle obtienne une réaction.

Le jeune homme (ou le spectre) se retourna, obéissant à sa marionnettiste, et découvrit que Min flottait dans le vide, tenue et liée par des flux invisibles. Bras attachés dans le dos, un bâillon d’Air toujours sur les lèvres, elle écarquillait les yeux de terreur.

— Je ne peux rien te faire, as-tu dit ?

Pas de son propre gré, mais sous l’influence de la Rejetée, Rand se connecta au saidin. Le Pouvoir se déversa en lui, amenant l’étrange nausée dont il ne s’était jamais expliqué la nature. Tombant à quatre pattes, il vida son estomac tandis que la pièce tournait follement autour de lui.

— Comme c’est étrange, dit Semirhage, sa voix bizarrement lointaine.

Toujours connecté au Pouvoir – et luttant contre lui, comme d’habitude, pour le plier à sa volonté –, Rand secoua la tête. Pour lui, c’était comme devoir dominer une tempête, et ça n’avait jamais été facile, même quand il était fort et en bonne santé. Aujourd’hui, ça lui était presque impossible.

Sers-toi du saidin ! cria Lews Therin. Tue-la tant que nous le pouvons encore.

Pas question que je tue une femme, pensa Rand, inflexible.

Dans son esprit, un lambeau de souvenir s’éveilla.

C’est la ligne rouge que je ne franchirai pas.

Lews Therin rugit et tenta de s’emparer du saidin, mais sans succès. Car Rand, pour canaliser, avait besoin de la permission de Semirhage – comme pour marcher, oui.

Lui obéissant, il se leva, et la pièce parut tourner moins vite. Alors que la nausée diminuait, il commença à tisser de l’Esprit et de l’Air en une configuration très complexe.

— C’est ça, fit Semirhage comme si elle parlait toute seule. Maintenant, si je me souviens bien… La manière masculine de faire ça est si étrange…

Rand propulsa ses tissages sur Min.

— Non ! cria-t-il sans pouvoir s’empêcher de continuer. Pas ça !

— Tu vois ? triompha Semirhage. Te briser n’est pas si difficile.

Les flux touchèrent Min, qui se tordit de douleur. Des larmes aux yeux, Rand continua à canaliser, incapable de s’opposer à la volonté de Semirhage.

Les tissages se contentaient de faire souffrir Min, mais ça, ils le faisaient bien. Quand la Rejetée dissipa le bâillon, la jeune femme cria :

— Par pitié, Rand ! Assez !

Rugissant de rage, Rand essaya d’arrêter, mais sans y parvenir. À travers le lien, il sentait la souffrance de Min, conscient que c’était lui qui la provoquait.

— Arrête ça ! cria-t-il à l’intention de la Rejetée.

— Implore-moi…, lâcha Semirhage.

— Par pitié… Je t’en supplie !

Soudain, les flux sadiques se dissipèrent. Min resta en lévitation, les yeux révulsés.

Rand se retourna pour faire face à Semirhage et à Elza, campée à ses côtés. La sœur noire semblait terrorisée, comme si elle s’était fourrée dans des ennuis auxquels elle n’était pas préparée.

— À présent, dit la Rejetée, saisis-tu qu’il a toujours été prévu que tu serves le Grand Seigneur ? Nous allons sortir d’ici et régler leur compte aux soi-disant Aes Sedai qui m’ont emprisonnée. Ensuite, nous Voyagerons jusqu’au mont Shayol Ghul, et tout pourra se terminer.

Rand inclina la tête. Il devait y avoir un moyen d’échapper à ça. Sous les ordres de Semirhage, il s’imaginait faisant un massacre parmi ses propres hommes. Ou il les voyait hésiter à attaquer, de peur de le blesser.

Un instant, il contempla la mort et la désolation qu’il sèmerait. À l’intérieur, il devint plus glacé qu’un mort.

Ils ont gagné.

Semirhage jeta un coup d’œil à la porte, puis elle se tourna vers Rand et sourit.

— Mais d’abord, il faut en finir avec cette femme. Allez, occupons-nous d’elle.

Contre sa volonté, Rand avança vers Min.

— Non ! Si je t’implorais, tu as promis que…

— Je n’ai rien promis du tout ! Tu m’as suppliée avec ferveur, Lews Therin, mais je choisis d’ignorer tes propos. Cela dit, coupe-toi donc du saidin. Une chose pareille doit être faite d’une manière plus… intime.

Le saidin reflua et Rand le sentit s’enfuir de lui, la gorge serrée par le regret. Autour de lui, le monde redevint terne.

Il atteignit Min, qui l’implora du regard. Puis il prit entre les doigts de sa main droite le cou de la jeune femme et commença à serrer.

— Non…, murmura-t-il, horrifié de sentir sa main étrangler sa compagne.

Min vacillant, il la fit basculer sur le sol sans se soucier de sa faible résistance. Penché sur elle, la main sur son cou, il l’étouffait.

Elle le regarda, ses yeux déjà exorbités.

Non, ce n’est pas en train d’arriver !

Semirhage éclata de rire.

Ilyena ! gémit Lews Therin. Je l’ai tuée, par la Lumière !

Rand serra plus fort, se penchant davantage pour mieux étrangler une proie qu’il n’avait pas choisie. Comme si c’était son propre cœur qu’il serrait, tout devint noir autour de lui, à part le visage et le corps de Min. Sous ses doigts, il sentait battre le pouls de la moribonde.

Ses magnifiques yeux noirs le regardaient, pleins d’amour alors qu’il la tuait.

Ça ne peut pas arriver !

Je l’ai tuée !

Je suis fou !

Ilyena !

Il devait y avoir un moyen d’échapper à ça. Rand aurait voulu fermer les yeux, mais il en était incapable. Elle ne voulait pas le laisser faire. Pas Semirhage, mais Min. Avec ses yeux, elle capturait les siens, l’obligeant à voir les larmes qui coulaient sur ses joues.

Elle était si belle.

Rand tenta de saisir le saidin, mais il n’y parvint pas. Mobilisant sa volonté, il essaya d’ouvrir ses doigts. En vain, car ils continuèrent à serrer. Horrifié, il sentit la douleur de son aimée. Le visage déjà bleu, les yeux presque révulsés…

Ça ne peut pas arriver ! Je ne veux pas refaire ça !

En lui, quelque chose se brisa. Un grand froid l’envahit, puis disparut. Alors, il n’y eut plus rien. Ni émotion ni colère.

À cet instant, il prit conscience d’une étrange… force. On eût dit un réservoir d’eau qui bouillait et sifflait juste au-delà de son champ de vision. Avec son esprit, il tenta de l’atteindre.

Un visage flou passa devant le sien, sans qu’il puisse distinguer ses traits. En un éclair, l’image se volatilisa.

Alors, Rand sentit en lui un pouvoir étranger. Pas le saidin et encore moins le saidar, mais une puissance qu’il n’identifiait pas.

Lumière ! cria soudain Lews Therin. C’est impossible ! Nous ne pouvons pas utiliser ça ! Bannis cette horreur ! C’est la mort que nous tenons. La mort et la trahison. C’est LUI !

Rand ferma les yeux et canalisa l’étrange pouvoir. Un torrent d’énergie et de vie déferla en lui, comme avec le saidin, mais en dix fois plus doux et cent fois plus violent.

Se sentant vivant, il comprit qu’il ne l’avait jamais été avant. En lui s’accumulait une puissance qu’il n’aurait pas imaginée. Plus forte, même, que le Pouvoir dont il avait disposé par l’intermédiaire des Choedan Kal.

D’extase comme de colère, il cria puis tissa de gigantesques lances de Feu et d’Air qu’il propulsa sur le collier. Dans la pièce, une gerbe de flammes et des éclats de métal jaillirent – chacun nettement visible pour Rand.

Sans effort, il sentit chaque fragment du collier se détacher de son cou, zébrer l’air puis s’écraser sur le sol dans un vortex de fumée et de chaleur.

Rouvrant les yeux, il lâcha Min, qui toussa puis tenta de reprendre son souffle.

De la lave en fusion dans les veines, Rand se redressa et se tourna vers Semirhage. Dans son corps, la lave faisait des ravages semblables à ceux provoqués par la Rejetée, mais là, il y avait de l’extase mêlée à la douleur.

— Mais… c’est impossible…, balbutia Semirhage. Je n’ai rien senti… Tu ne peux pas… (Elle leva sur Rand des yeux écarquillés.) Le Vrai Pouvoir ! Grand Seigneur, pourquoi m’as-tu abandonnée ? Pourquoi ?

Rand leva sa main. Empli d’une puissance à laquelle il ne comprenait rien, il tissa un simple flux. Une barre de lumière blanche purificatrice jaillit de sa main et frappa la Rejetée à la poitrine. Ses contours devenant brillants, la légende du mal se volatilisa, ne laissant qu’une image imprimée sur les rétines de Rand.

Le bracelet qu’elle portait tomba sur le sol.

Elza fonça vers la porte, mais une autre barre de lumière la désintégra. Son bracelet aussi tomba sur le sol…

La sœur noire qui le portait, elle, avait été définitivement effacée de la Trame.

Qu’as-tu fait ? demanda Lews Therin. Lumière ! Lumière ! Il aurait mieux valu tuer de nouveau que… Nous sommes maudits !

Rand savoura le Pouvoir quelques secondes de plus, puis, à regret, le laissa se dissiper. Moins fatigué, il n’aurait pas agi ainsi. De nouveau « seul », il eut le sentiment d’être paralysé.

Non… Cette sensation n’avait rien à voir avec ce que Semirhage avait appelé le Vrai Pouvoir. Se tournant vers Min, Rand vit qu’elle toussait encore un peu et se massait le cou. Levant les yeux sur lui, elle sembla… terrifiée.

Sans nul doute, elle ne le verrait plus jamais de la même façon.

Il s’était trompé. Il restait une dernière chose que Semirhage pouvait lui infliger. Il s’était vu en train de tuer une femme qu’il aimait. La fois d’avant, quand il avait fait ça sous l’identité de Lews Therin, il était fou et incapable de se contrôler. Comme dans un rêve, il se souvenait d’avoir tué Ilyena. Mais à l’époque, il avait compris ce qu’il venait de faire seulement après qu’Ishamael l’eut réveillé.

Aujourd’hui, il savait très précisément ce qu’on ressentait en se voyant tuer un être aimé.

— Voilà, ça m’a été infligé, dit-il.

— Quoi donc ? demanda Min.

— La dernière offense qu’on pouvait m’infliger, expliqua Rand, surpris par son propre calme. Maintenant, ils m’ont tout pris.

— Que racontes-tu, Rand ?

Min se massa de nouveau le cou, où des bleus se formaient.

Rand secoua la tête alors que des échos de voix retentissaient enfin dans le couloir. Pendant qu’il torturait Min, les Asha’man avaient-ils senti qu’il canalisait ?

— J’ai fait mon choix, Min, dit-il en se tournant vers la porte. Tu voudrais que je sois gai et insouciant, mais ces choses-là ne font plus partie de ce que je peux donner. Désolé.

Des semaines plus tôt, il avait décidé de devenir plus fort, le fer se transformant en acier. Mais l’acier, à l’évidence, se révélait insuffisant.

Il serait encore plus dur, désormais, et il savait comment s’y prendre. Là où il était d’acier, il changerait, devenant plus résistant. À partir de ce jour, il serait en cuendillar. Car il venait d’entrer en un lieu semblable au vide que Tam l’entraînait à chercher, une éternité derrière lui. Et dans ce vide, il n’aurait aucune émotion.

Absolument aucune.

Ses ennemis ne pourraient plus le briser ou le forcer à plier l’échine.

Tout était accompli.


Загрузка...