35 Une aura d’obscurité

Dès qu’il eut franchi le portail, la brise fraîche de la mer caressa le visage de Rand. Ce vent très doux charriait les arômes alléchants des milliers de feux de cuisson éparpillés dans la cité de Falme, où on faisait partout chauffer le rata du matin.

Rand tira sur les rênes de Tai’daishar. Aux souvenirs que ces odeurs réveillaient en lui, il n’était pas préparé du tout. Des réminiscences d’une époque où il s’interrogeait encore sur son rôle dans le monde. Un temps où Mat se moquait constamment de lui parce qu’il portait de jolies vestes, alors qu’il essayait au maximum de ne pas en mettre. Des jours où il avait honte des étendards qui battaient désormais au vent dans son dos. Longtemps, il avait insisté pour qu’on les cache, comme si ç’avait pu le mettre à l’abri de son destin.

La colonne attendait qu’il reparte, les chevaux piaffant d’impatience. Par le passé, Rand était venu à Falme, mais sans y rester longtemps. À l’époque, il ne s’attardait jamais nulle part. Parce qu’il passait son temps à traquer ou à être traqué. Pister Fain l’avait conduit à Falme, avec le Cor de Valère et la dague au rubis à laquelle Mat avait été lié.

Les couleurs tourbillonnèrent de nouveau, mais il les ignora. Pour l’heure, le présent ne l’intéressait pas.

Pour lui, Falme était un point d’inflexion aussi important que celui qu’il avait vécu plus tard, dans le désert des Aiels, quand il s’était affirmé comme leur Car’a’carn. Après Falme, il avait cessé de se cacher et il ne s’était plus rebellé contre son destin. C’était là qu’il avait admis pour la première fois être un tueur. Le lieu où il avait mesuré à quel point il était dangereux pour ses proches. Après, il avait tenté de les semer. Hélas, ils s’étaient accrochés à ses basques.

À Falme, le jeune berger avait été carbonisé, ses cendres emportées par les vents de l’océan. Et de ce bûcher funéraire, le Dragon Réincarné avait enfin émergé.

Rand talonna Tai’daishar et la colonne se remit en route. Le portail, il avait ordonné qu’on l’ouvre à une courte distance de la ville – hors de vue des damane, avec un peu de chance. Bien entendu, des Asha’man s’étaient chargés de le tisser, dissimulant ainsi les flux aux yeux des femmes.

Pas question d’aider les Seanchaniens à apprendre le Voyage. Leur incapacité à y recourir était son plus grand avantage.

Falme se dressait sur une langue de terre – la pointe de Toman – qui s’enfonçait dans l’océan d’Aryth. Des falaises, sur ses flancs, amortissaient le fracas des vagues.

Les bâtiments noirs de la cité faisaient penser à des cailloux tapissant le fond d’un fleuve. Carrés, souvent d’un étage, ils étaient plus larges que hauts, comme si les habitants les avaient conçus pour résister à des raz-de-marée. Ici, la végétation, dans les plaines, était moins dévastée qu’au nord, mais on aurait cherché en vain les couleurs chatoyantes du printemps. Les plantes poussaient, certes, mais presque à regret.

La péninsule se terminait par un port naturel où mouillaient d’innombrables navires seanchaniens. Partout, des drapeaux de l’Empire annonçaient que la ville en faisait désormais partie. L’étendard bordé de bleu qui flottait le plus haut dans le ciel représentait un faucon doré, trois éclairs tenus entre ses serres.

Les étranges créatures amenées par les Seanchaniens arpentaient les rues de Falme, trop loin pour que Rand distingue des détails. Des raken sillonnaient le ciel. À l’évidence, les Seanchaniens en avaient à foison, ici.

S’étendant au sud de l’Arad Doman, la pointe de Toman était une tête de pont essentielle pour la campagne des envahisseurs qui visait le Nord.

Une volonté de conquête qui s’éteindrait dès aujourd’hui. Rand devait conclure la paix et convaincre la Fille des Neuf Lunes de rappeler ses armées. Cette paix, bien entendu, serait de celles qui précèdent les tempêtes. Le Dragon Réincarné ne protégerait pas ses sujets de la guerre, il les en préserverait pour qu’ils aillent mourir pour lui dans un autre endroit. Mais il ferait ce qu’il faudrait faire.

Nynaeve vint chevaucher avec lui. Bleu et blanc, sa jolie robe était coupée à la mode des Domani, mais dans un tissu plus épais et donc considérablement plus pudique. Ces derniers temps, l’ancienne Sage-Dame semblait adopter la mode des cités qu’elle visitait, mais en l’adaptant à ses critères personnels. Naguère, peut-être, Rand s’en serait amusé. Comme les autres, cette émotion n’avait plus sa place chez lui. Il ne restait que le cocon de calme glacial enveloppant une coulée de rage pétrifiée.

L’équilibre entre la fureur et l’équanimité, il comptait bien le conserver le temps qu’il faudrait. C’était impératif.

— Et nous voilà de retour…, dit Nynaeve.

Ses bijoux multicolores – des ter’angreal en réalité – gâchaient un peu la sobriété volontaire de sa robe.

— Eh oui…, fit Rand.

— Je me souviens de notre dernière visite… Quel chaos ! Quelle folie ! Et à la fin, nous t’avons trouvé avec cette blessure au flanc.

— Exact, souffla Rand.

La première de ses blessures inguérissables, il l’avait récoltée ici, en combattant Ishamael dans le ciel. À cette évocation, la plaie devint chaude et douloureuse. Mais cette douleur, il avait appris à la tenir pour une vieille amie – une façon de se rappeler qu’il était encore en vie.

— Je t’ai vu, là-haut, très au-dessus de la ville. Franchement, je n’en ai pas cru mes yeux. Après, j’ai essayé de te guérir, mais j’étais limitée par un blocage, à l’époque – incapable d’invoquer ma colère. Min est demeurée en permanence à ton chevet. Puis à tes côtés.

Min… Elle n’était pas avec lui, en ce jour. Elle restait proche de lui, mais quelque chose dans leur relation avait changé. Comme il le redoutait depuis le début. Quand elle le regardait, c’était certain, elle voyait l’homme qui avait tenté de la tuer.

Quelques semaines plus tôt, il n’aurait pas pu l’empêcher de venir. Désormais, elle restait en arrière sans protester.

Du calme, surtout… Ce serait bientôt terminé, alors, pas de temps à perdre avec des regrets ou du chagrin.

Les Aiels, la plupart portant le brassard rouge, avançaient en éclaireurs pour repérer une éventuelle embuscade.

Rand ne s’inquiétait pas à ce sujet. Sauf s’il y avait un autre Rejeté infiltré parmi eux, les Seanchaniens ne lui tendraient pas de piège.

Le jeune homme tapota le pommeau de son épée. C’était sa lame incurvée, glissée dans le fourreau noir décoré de deux dragons rouge et or. Pour bien des raisons, cette arme lui rappelait sa précédente visite à Falme.

— Dans cette ville, dit-il, j’ai pour la première fois tué un homme avec une épée. Je n’en ai jamais parlé… C’était un noble seanchanien, maître de la lame. Verin m’avait dit de ne pas canaliser ici. Donc, j’ai opté pour l’acier. Et j’ai tué ce type.

Nynaeve arqua un sourcil.

— Donc, tu as le droit de porter une épée au héron ?

Rand secoua la tête.

— Il n’y avait pas de témoin… Mat et Hurin se battaient ailleurs… Ils m’ont vu après le duel, mais sans pouvoir attester ma victoire.

— Qu’importent les témoins ! s’écria Nynaeve. Celui qui tue un maître de la lame en devient un. Qu’on l’ait vu faire ou non ne compte pas.

— Nynaeve, on porte une épée au héron pour être vu par les autres. Sinon, pourquoi en arborer une ?

L’ancienne Sage-Dame ne répondit pas. Devant eux, à l’entrée de Falme, les Seanchaniens avaient installé un pavillon aux rayures noires et blanches. À première vue, des centaines de sul’dam et de damane protégeaient la grande structure de toile dépourvue de cloisons.

Comme d’habitude, les damane étaient en robe grise et les sul’dam portaient leur tenue rouge et bleu ornée d’éclairs sur le devant. Pour sa part, Rand avait amené peu de personnes capables de canaliser. Nynaeve, trois Matriarches, Corele, Narishma et Flinn. Une petite partie de ses forces, même sans compter sur les troupes cantonnées à l’est.

Venir avec une garde symbolique était une très bonne décision. Ainsi, les Seanchaniens sauraient qu’il cherchait pour de bon la paix. Et si la réunion tournait à la rixe, le seul espoir, de toute façon, serait de fuir via un portail. Ou de réussir à arrêter les hostilités.

La figurine de l’homme à la sphère pendait à sa selle. Avec cet artefact, il pourrait vaincre cent damane. Deux cents, même, estima-t-il en se souvenant du Pouvoir qu’il avait dû manier pour purifier le saidin. Une force suffisante pour faire sortir des villes de terre et détruire tous ceux qui se dresseraient sur son chemin.

Non, on ne devrait pas en arriver là ! Il ne pouvait pas s’offrir le luxe que ça se produise. À coup sûr, les Seanchaniens savaient que l’attaquer provoquerait une catastrophe.

Rand acceptait encore de les rencontrer, alors qu’un agent infiltré parmi eux avait tenté de le capturer puis de le tuer. Ils ne douteraient pas de sa sincérité.

Et s’ils en doutaient quand même ? Rand tendit une main et saisit la clé d’accès. Juste au cas où, il la fourra dans sa poche surdimensionnée.

Ensuite, il inspira à fond, se calma et sonda le vide, en lui, où se nichait le Pouvoir de l’Unique.

La nausée et le vertige menacèrent de lui faire vider les étriers. Il vacilla, les jambes serrant les flancs de Tai’daishar et la main droite faisant pression sur la clé, dans sa poche.

Dans le tréfonds de son esprit, Lews Therin se réveilla. Aussitôt, il tenta de s’emparer du Pouvoir. Au terme d’un combat désespéré, Rand finit par gagner. Ouvrant les yeux, il constata qu’il était affalé sur sa selle. Comme trop souvent, il marmonnait entre ses dents.

— Rand ? appela Nynaeve.

Le jeune homme se redressa. Il était bien Rand, non ? Parfois, après une rixe comme celle-là, il avait du mal à se rappeler qui il était. Avait-il enfin poussé Rand, cet intrus, dans une cellule, afin de redevenir Lews Therin ?

La veille, il s’était réveillé à midi, recroquevillé dans un coin de ses appartements, en train de pleurnicher au sujet d’Ilyena. Dans ses paumes, il sentait encore la douceur des longs cheveux de sa bien-aimée. Le long de son corps, il gardait la mémoire du sien. Ilyena qu’il avait vue morte à ses pieds, foudroyée par le Pouvoir.

Qui était-il ?

Quelle importance, au fond ?

— Rand, ça va ?

— Nous allons très bien, répondit-il, s’avisant trop tard qu’il utilisait le pluriel.

Sa vue restait un peu floue, mais elle se rétablissait. Tout était légèrement distordu, comme toujours depuis la bataille où Semirhage lui avait pris une main. Une perte qu’il ne remarquait presque plus.

Une fois redressé, il puisa un peu de Pouvoir supplémentaire dans la clé, se gorgeant de saidin. Quelle extase, malgré la nausée ! Tenté de puiser encore, il parvint à se retenir. En lui, il y avait déjà plus de Pouvoir qu’un homme aurait dû en contenir sans aide. Il faudrait que ça suffise.

Nynaeve baissa les yeux sur la figurine. Le globe luisait faiblement.

— Rand…

— Je me suis fait une petite réserve, juste au cas où…

Plus une personne absorbait de Pouvoir, et moins il était facile de l’isoler de la Source avec un bouclier. Si les damane tentaient de le capturer, elles seraient surprises par sa résistance. Dans son état, il aurait même ses chances contre un cercle complet.

— On ne me fera plus prisonnier, souffla-t-il. Plus jamais ! Ces femmes ne me prendront pas par surprise.

— Si on faisait demi-tour ? proposa Nynaeve. Rand, nous ne sommes pas obligés de les rencontrer sur leur terrain. C’est…

— On reste. Nous traiterons avec eux ici et maintenant.

Devant lui, il voyait une silhouette assise dans un fauteuil, sous le pavillon. En face, de l’autre côté d’une table, on avait placé un second fauteuil, à la même hauteur. Une surprise, ça… D’après ce qu’il savait, il fallait revendiquer pour être traité d’égal à égal par un membre du Sang.

Était-ce la Fille des Neuf Lunes ? Cette gamine ?

En approchant, Rand vit qu’il ne s’agissait pas d’une enfant, mais d’une très petite femme. En tenue noire, elle avait la peau sombre, comme celle d’une Atha’an Miere. Sur ses joues, des traînées grises faisaient penser à des cendres. À deuxième vue, elle semblait avoir plus ou moins l’âge de Rand.

Prenant une grande inspiration, le jeune homme mit pied à terre. L’heure était venue d’en finir avec la guerre.


Le Dragon Réincarné était un jeune homme. Tuon en avait été informée, mais ça ne l’en surprenait pas moins.

Pourquoi cette réaction ? Les conquérants étaient souvent très jeunes. Artur Aile-de-Faucon lui-même, le père de l’Empire, avait entrepris ses conquêtes tôt dans sa vie.

Les conquérants, ceux qui dominaient le monde, se consumaient très vite, comme une chandelle qui brûle par les deux bouts.

En tenue noire, le Dragon arborait de rares broderies rouge et or. Les boutons de sa veste brillant comme autant de petits soleils, il descendit de selle et avança vers le pavillon. À part les broderies sur ses poignets – des décorations qui soulignaient l’absence de sa main gauche –, Rand al’Thor ne portait aucun ornement. Comme s’il voulait que ses interlocuteurs se concentrent sur son visage.

Les cheveux couleur d’un coucher de soleil, il avançait d’un pas régalien, les yeux rivés devant lui. Tuon avait été formée à cette démarche, typique de quelqu’un qui n’avait pas l’intention de faire de quartier. Mais qui avait appris ça à cet homme ? Très probablement, les meilleurs précepteurs avaient dû le préparer à son destin de roi et de chef. Pourtant, on prétendait qu’il avait grandi dans une ferme. Une fable destinée à augmenter sa popularité auprès des humbles ?

Une marath’damane l’accompagnait, marchant sur son flanc gauche. Cette femme portait une robe à la couleur du ciel, avec des broderies semblables à des nuages. Les cheveux nattés, elle exhibait une impressionnante collection de bijoux criards. Mécontente pour une raison inconnue, elle faisait la moue, le front plissé.

Tuon en frissonna. Après son voyage avec Matrim, on aurait pu croire qu’elle s’était faite aux marath’damane, mais il n’en était rien. Contre nature, ces femmes étaient dangereuses.

Face à une damane sans collier, Tuon se sentait aussi mal à l’aise que lorsqu’un serpent s’enroulait autour de sa cheville, sa langue fourchue lui titillant la peau.

Si la marath’damane était inquiétante, que dire des deux hommes qui marchaient sur l’autre flanc du Dragon ? À peine sorti de l’enfance, l’un d’eux portait des tresses où pendaient des clochettes. L’autre, cheveux blancs et visage buriné, était quasiment un vieillard. Malgré la différence d’âge, tous les deux marchaient comme des guerriers habitués à la violence.

Au col de leur veste noire, remarqua Tuon, brillaient une petite épée et un minuscule dragon.

Des Asha’man… Donc, des hommes capables de canaliser. En d’autres termes, des abominations à éliminer au plus vite. Au Seanchan, il y avait eu de rares fous qui, pour disposer d’un atout inattendu, avaient tenté de former des Tsorov’ande Doon. « Tempête à l’Âme Noire », quel nom ridicule ! Tous ces déments avaient très vite disparu, souvent détruits par les outils qu’ils avaient tenté d’utiliser.

Tuon mobilisa sa volonté. Autour d’elle, Karede et ses Gardes de la Mort se raidirent. Subtilement – un poing serré, le souffle plus lent…

Tuon ne se tourna pas vers eux mais fit un geste codé à Selucia.

— Vous devez rester sereins, dit la Voix de Tuon aux hommes.

Bien sûr qu’ils resteraient sereins, puisqu’ils étaient des Gardes de la Mort. Tuon s’en voulait d’avoir donné cet ordre, comme si elle voulait leur faire baisser les yeux. Mais il ne devait pas y avoir d’incident.

Cette rencontre avec le Dragon était dangereuse, il fallait en convenir. Rien ne pourrait y changer quelque chose. Pas les vingt damane et sul’dam postées des deux côtés du pavillon. Pas la présence du capitaine Musenge et de Karede avec ses braves. Pas les archers postés sur un toit, très précisément à portée de flèche.

Même Selucia ne parvenait pas à rassurer sa maîtresse. Pourtant, elle était prête à bondir comme une tigresse.

Malgré tout ça, Tuon était en danger. Le Dragon Réincarné, disait-on, c’était un feu de forêt éclatant dans un appartement. Rien ne pouvait l’empêcher de saccager les pièces. Avec un peu de chance, cependant, on parvenait à sauver l’immeuble.

Le Dragon gagna le fauteuil et s’assit, l’air de trouver tout naturel que Tuon le traite comme un égal.

Ses compatriotes, elle le savait, ne comprenaient pas pourquoi elle arborait toujours les cendres funèbres. En d’autres termes, pourquoi elle ne s’était pas encore proclamée Impératrice. Alors que la période de deuil était terminée, elle n’avait toujours pas revendiqué le Trône.

C’était à cause de cet homme. Même s’il s’agissait du Dragon Réincarné, l’Impératrice n’avait pas le droit de recevoir un égal. La Fille des Neuf Lunes, en revanche… Eh bien, le Dragon pouvait être son égal.

Du coup, elle avait hésité. Le Dragon n’aurait sûrement pas bien réagi si quelqu’un lui avait signifié qu’il était inférieur à l’Impératrice – qu’importe que ce soit très exactement le cas.

Alors que l’invité de Tuon s’asseyait, un éclair jaillit entre deux nuages. Pourtant, Malai, une damane capable de prédire le climat, avait assuré qu’il ne pleuvrait pas.

Marche sur la pointe des pieds, pensa Tuon en analysant les augures, et fais attention à ce que tu dis.

Pas vraiment éclairant, ça… Pour être davantage sur la pointe des pieds, il aurait fallu qu’elle lévite.

— Tu es la Fille des Neuf Lunes ? demanda le Dragon.

En fait, une constatation, pas une question.

— Et toi, tu es le Dragon Réincarné…

En sondant le regard de l’homme, Tuon mesura l’étendue de son erreur, un peu plus tôt. Rand al’Thor n’était pas jeune. Son corps l’était, sans doute, mais ses yeux rappelaient ceux d’un vieil homme…

Quand il se pencha en avant, les Gardes de la Mort se tendirent un peu plus.

— Nous allons faire la paix, dit al’Thor. Ici et maintenant.

Selucia feula doucement. Cette entrée en matière ressemblait à s’y méprendre à un ultimatum. En le plaçant à son niveau, Tuon avait fait un grand honneur à son hôte. Mais nul ne donnait d’ordres à la famille impériale.

Rand jeta un coup d’œil à Selucia.

— Tu peux dire à ta garde du corps de se calmer. Cette réunion ne se terminera pas dans le sang. Je ne le permettrai pas.

— Elle est ma Voix, celle qui parle à ma place, dit Tuon, et ma Voix de la Vérité, celle qui parle d’or pour moi. Mon garde du corps, c’est l’homme debout derrière ma chaise.

Al’Thor eut un sourire satisfait. Donc, il était très observateur. Ou très chanceux ? Peu de gens devinaient la véritable nature de Selucia.

— Tu veux la paix, dit Tuon. As-tu des conditions pour étayer ton offre ?

— Ce n’est pas une offre, mais une nécessité.

Le Dragon parlait avec une certaine douceur. De ce côté de l’océan, les gens débitaient leurs propos à toute allure. Al’Thor, lui, y ajoutait du poids. Comme la mère de Tuon.

— L’Ultime Bataille approche. À coup sûr, ton peuple se souvient des prophéties. En déclenchant une guerre, vous nous avez tous mis en danger. Mes forces et toutes celles de l’humanité devront combattre les Ténèbres !

L’Ultime Bataille aurait lieu entre l’Empire et les hordes du Ténébreux. Tout le monde le savait. Les prophéties annonçaient que l’Impératrice écraserait les serviteurs des Ténèbres. Ensuite, elle enverrait le Dragon Réincarné se battre en duel contre le Dévoreur de Lumière.

Où en était al’Thor dans la réalisation des prédictions ? Il ne semblait pas aveugle, donc ça devrait encore venir. Le Cycle d’Essanik précisait même qu’il pleurerait sur sa propre tombe.

Cette prédiction ne concernait-elle pas plutôt les morts qui marchaient, ce qu’ils avaient commencé à faire ? Sans nul doute, certains de ces spectres avaient dû fouler leur propre sépulture. Parfois, les textes révélés n’étaient pas clairs…

De ce côté de l’océan, les gens semblaient avoir oublié beaucoup de prophéties – comme leur serment d’attendre et de favoriser le Retour.

Tuon garda ces dernières pensées pour elle. Surtout, ne pas brusquer son interlocuteur…

— Tu crois que l’Ultime Bataille est pour bientôt ?

— Bientôt ? répéta al’Thor. Elle est aussi proche qu’un tueur qui te souffle son haleine putride au visage pendant qu’il te tranche la gorge. Aussi proche que le douzième coup de minuit, quand les onze premiers ont retenti. Bientôt ? Oui, très bientôt !

Cet homme était-il déjà fou ? Si c’était le cas, tout deviendrait plus difficile. Tuon dévisagea le Dragon, en quête d’indices de dérèglements mentaux. Il semblait garder le contrôle de lui-même…

Une brise venue de la mer traversa le pavillon, y laissant une odeur de poisson pourri. Ces derniers temps, beaucoup de choses empestaient ainsi.

Ces créatures, pensa Tuon. Les Trollocs.

Qu’augurait donc leur apparition ? Tylee les avait écrabouillés, et les éclaireurs affirmaient qu’il n’y en avait plus. Face à la ferveur d’al’Thor, Tuon hésita. Oui, l’Ultime Bataille approchait, peut-être autant qu’il le disait. Dans ce cas, il était encore plus important que Tuon unisse tous ces pays sous le drapeau de l’Empire.

— Tu comprends sûrement pourquoi c’est si important, dit Rand. Pourquoi me résistes-tu ?

— Parce que nous sommes le Retour, répondit Tuon. Les augures disent qu’il était temps pour nous de venir, et nous promettent de découvrir un royaume unifié prêt à nous couvrir de louanges et à nous prêter son armée. Au lieu de ça, nous avons trouvé un continent divisé, oublieux de ses serments et préparé… pour rien du tout. Ne comprends-tu donc pas que nous devons nous battre ? Vous massacrer ne nous fait pas plaisir. Pas plus qu’un parent ne s’amuse de devoir discipliner rudement un enfant dévoyé.

Al’Thor parut n’en pas croire ses oreilles.

— Parce que nous sommes des enfants, pour vous ?

— Une simple métaphore, éluda Tuon.

Le Dragon se tut un long moment, puis il se massa le menton avec son unique main. Accusait-il Tuon de lui avoir fait perdre l’autre ? Falendre avait mentionné cette possibilité.

— Une métaphore, répéta le Dragon. Peut-être pertinente… C’est vrai, nous sommes désunis. Mais je suis en train d’y remédier. La soudure est fragile, certes, mais elle tiendra. Si j’échoue, votre guerre d’unification sera justifiée. En l’état, la continuer serait une perte de temps. La paix est essentielle. Et notre alliance devra durer jusqu’à ma mort. (Le Dragon chercha le regard de Tuon.) Je te garantis qu’elle ne tardera pas beaucoup.

Tuon resta assise, les bras croisés derrière la grande table. Si al’Thor tendait la main, il ne serait pas capable de la toucher. La précaution avait quelque chose de risible, face à un homme pareil. S’il voulait la tuer, il n’aurait pas besoin d’un contact direct. Mais mieux valait ne pas y penser…

— Si l’unité a un sens pour toi, dit Tuon, pourquoi ne rangerais-tu pas tes royaumes derrière notre étendard ? Fais prêter nos serments à tes peuples…

— Non, coupa le Dragon.

La marath’damane qui se tenait derrière lui ouvrit des yeux grands comme des soucoupes.

— Mais tu dois avoir conscience qu’un seul chef, avec…

— Non, répéta al’Thor, plus sèchement. Plus personne ne portera autour du cou un de vos maudits colliers.

— Maudits ? C’est le seul moyen de contrôler les gens capables de canaliser.

— Des siècles durant, nous avons survécu sans ces horreurs.

— Et vous avez…

— Inutile d’insister ! Sur ce point, je ne céderai pas.

Les Gardes de la Mort serrèrent les dents et portèrent la main à leur épée. Selucia feula de nouveau.

Deux fois ! Ce rustre avait interrompu deux fois la Fille des Neuf Lunes ! Comment pouvait-il être si audacieux ?

Il était le Dragon Réincarné, tout simplement. Mais il racontait n’importe quoi. Quand Tuon serait Impératrice, il s’inclinerait devant elle. Les prophéties l’exigeaient. Et ça voulait sûrement dire que ses royaumes se rallieraient à l’Empire.

En attendant, Tuon avait perdu le contrôle de la conversation. De ce côté de l’océan, les marath’damane étaient un sujet épineux. Ces gens auraient pu comprendre qu’il fallait mettre ces femmes en laisse, mais leurs traditions leur brouillaient l’entendement. Sinon, pourquoi auraient-ils été troublés d’évoquer un sujet si évident ?

Tuon devait orienter les débats dans une autre direction. Quelque part où elle pourrait prendre au dépourvu le Dragon Réincarné.

— C’est à ça que se réduit notre dialogue ? Assis en face l’un de l’autre, évoquer uniquement nos différences ?

— De quoi d’autre pourrions-nous parler ?

— De ce qui nous rapproche, peut-être…

— Fille des Neuf Lunes, je crains que cette liste-là soit très courte.

— Vraiment ? Et que dis-tu de Matrim Cauthon ?

Oui, Tuon venait de faire mouche. Le Dragon battit des paupières, la bouche légèrement entrouverte.

— Mat ? Tu connais Mat ? Comment est-ce… ?

— Il m’a enlevée… Et entraînée avec lui dans presque tout l’Altara.

Le Dragon ferma enfin la bouche. Puis il la rouvrit pour parler :

— Je me souviens, oui… Je t’ai vue avec lui. Sur le moment, je ne t’ai pas identifiée, mais… Mat, que faisais-tu à ses côtés ?

Je t’ai vue avec lui ? Vraiment ?

Ainsi, la folie était déjà présente. Mais rendrait-elle cet homme plus manipulable ou moins docile ? La seconde option semblait la bonne, hélas…

— Eh bien, je suppose que Mat a ses raisons… Il en a toujours, et elles lui semblent tellement logiques, sur le coup…

Ainsi, Matrim connaissait bel et bien le Dragon Réincarné. En conséquence, il serait une ressource précieuse pour Tuon. Était-ce pour ça qu’il avait été mis sur son chemin ? Afin de l’informer sur le Dragon Réincarné ? Dans ce cas, elle devrait le retrouver tant qu’il pouvait lui être utile.

Matrim détesterait ça, mais il se rendrait à la raison. Prince des Corbeaux, il devait devenir membre du Haut Sang, se raser le crâne et apprendre la bonne façon de mener sa vie.

Pour des raisons qui la dépassaient, Tuon voyait pourtant ça comme un gâchis…

Elle ne put pas s’empêcher d’insister sur le sujet. Un peu parce que ça déstabilisait al’Thor, mais surtout parce qu’elle crevait de curiosité.

— Ce Matrim Cauthon, quel genre d’homme est-il ? À mes yeux, c’est un gredin indolent doué pour trouver des excuses chaque fois qu’il manque à sa parole.

— Ne parle pas de lui ainsi !

Étonnamment, ce cri du cœur ne venait pas de Rand al’Thor mais de la marath’damane debout derrière lui.

— Nynaeve…, commença le Dragon.

— Ne me fais pas taire, Rand al’Thor ! Lui aussi, c’est ton ami.

La marath’damane regarda de nouveau Tuon, soutenant son regard.

Soutenir mon regard, une de ces femmes !

— Ta Grandeur, continua l’insolente, Matrim Cauthon est un des meilleurs hommes que tu rencontreras jamais. Je ne veux rien entendre de mauvais sur lui.

— Nynaeve a raison, dit al’Thor à contrecœur. C’est un brave type. Un peu cavalier, parfois, mais aussi fidèle en amitié qu’on peut l’espérer. Cela dit, il râle souvent sur ce que sa conscience le force à faire.

— Il m’a sauvé la vie, dit la marath’damane. Alors que personne ne songeait à venir à mon aide, il m’a secourue en prenant tous les risques. Oui, il boit et il joue beaucoup trop, mais ne parle pas de lui comme si tu le connaissais, parce que c’est faux. Matrim Cauthon a un cœur d’or. Si tu lui as fait du mal…

— Moi ? C’est lui qui m’a enlevée !

— S’il l’a fait, ce n’était pas sans raison, lâcha al’Thor.

Une telle loyauté ! Une fois de plus, Tuon fut obligée de revoir à la hausse son opinion sur Matrim Cauthon.

— Mais ça n’a rien à voir ! s’exclama al’Thor en se levant d’un bond.

Un Garde de la Mort dégaina son épée. Le Dragon le foudroya du regard, et Karede fit signe au soldat de rengainer son arme. Le pauvre homme obéit et baissa les yeux.

Al’Thor posa sa main sur la table. Puis il se pencha en avant, ses yeux rivés dans ceux de la future Impératrice.

Comment échapper à l’emprise de ce regard gris acier ?

— Rien de tout ça n’importe. Mat ne compte pas. Même chose pour nos ressemblances et nos différences. L’essentiel, c’est le besoin. Et j’ai besoin de toi !

Le Dragon se pencha davantage. Son corps n’avait pas changé, pourtant, il semblait mesurer plus de cent pieds de haut.

Quand il parla, sa voix resta égale et sereine, mais il y avait une menace dans chacune de ses intonations.

— Tu dois cesser tes attaques et rappeler tes armées, souffla-t-il. Et tu vas signer un traité avec moi. Ce ne sont pas des demandes, mais des exigences.

Soudain, Tuon éprouva une envie lancinante d’obéir. De plaire à cet homme. Un traité ? Oui, une bonne idée qui lui donnerait l’occasion d’affirmer sa domination sur ses royaumes, déjà annexés par l’armée seanchanienne. Et cette trêve lui permettrait de préparer un plan pour ramener l’ordre dans l’Empire. Elle la mettrait aussi à profit pour enrôler et former des soldats.

Tant de possibilités s’offraient à elle. Comme si son esprit ne voyait que les avantages d’une alliance, sans accorder d’attention à ses défauts.

Elle tenta d’analyser ces points noirs, mais dans sa tête, ils coulaient comme de l’eau entre ses doigts. Pour formuler des objections, elle aurait dû pouvoir retenir cette onde.

La brise tomba et un grand silence s’abattit sur le pavillon.

Tuon se demanda ce qui lui arrivait. Comme si un poids comprimait sa poitrine, elle respirait mal. Quoi qu’elle fasse, elle ne pourrait rien contre la volonté du Dragon.

Al’Thor avait l’air sinistre. Malgré la lumière de l’après-midi, son visage était bien plus sombre que tout ce qui se trouvait sous le pavillon. Alors qu’il interdisait aux yeux de Tuon de se détourner des siens, elle sentit son souffle devenir de plus en plus court. Du coin de l’œil, elle eut l’impression de voir quelque chose autour de lui. Un halo d’obscurité, qui distordait l’air comme une intense chaleur.

La gorge serrée, Tuon sentit que des mots s’y formaient.

Oui, oui… Je ferai ce que tu me demandes. Il le faut.

— Non, souffla Tuon.

Le Dragon se rembrunit, sa main appuyant plus fort sur la table, comme s’il voulait la traverser. Les dents serrées, les yeux grands ouverts, il dégageait une telle… intensité.

— J’ai besoin…, commença-t-il.

— Non, répéta Tuon d’un ton plus assuré. Tu t’inclineras devant moi, Rand al’Thor. L’inverse n’aura jamais lieu.

Quelle obscurité ! Comment un homme pouvait-il en abriter tellement ? Son ombre semblait aussi grande que celle d’une montagne.

Tuon ne pouvait pas s’allier avec un tel… monstre. La haine qui vibrait en cet être lui inspirait de la terreur – une émotion qui lui était étrangère. Cet homme ne pouvait pas être laissé libre d’agir à sa guise. Il fallait le contrôler.

— Très bien, dit-il au bout d’un moment, la voix glaciale.

Il se détourna et s’en fut sans regarder derrière lui. Sa suite lui emboîta le pas. Tous ces gens, y compris la marath’damane à la longue natte, semblaient troublés. Comme s’ils ne connaissaient pas plus que Tuon la véritable nature de l’homme qu’ils suivaient si fidèlement.

Haletante, la Fille des Neuf Lunes le regarda s’éloigner. Elle devait se ressaisir, et ne pas montrer à quel point elle était remuée. Personne ne saurait jamais qu’elle avait eu peur du Dragon pendant quelques minutes.

Elle le suivit des yeux jusqu’à ce qu’il disparaisse derrière une colline. Les mains toujours tremblantes, elle ne se sentait pas de parler…

Pendant qu’elle reprenait son calme, personne ne dit un mot. Parce que les autres étaient aussi traumatisés qu’elle ? Ou sentaient-ils son malaise ?

Un très long moment après le départ précipité d’al’Thor, Tuon se leva. Puis elle balaya du regard tous les membres du Sang présents.

— Je suis l’Impératrice, dit-elle d’un ton égal.

Comme un seul, tous les témoins tombèrent à genoux puis se prosternèrent. Oui, même les membres du Haut Sang.

C’était la seule cérémonie requise.

À Ebou Dar, il y aurait un couronnement avec des processions, des défilés et des audiences. Sur son trône, Tuon devrait accepter les serments d’allégeance de tous les membres du Sang. Selon la tradition, elle aurait le droit d’exécuter de sa main, sans motiver son geste, tous les gens qui lui avaient déplu – par exemple en s’étant opposés à son accession au trône.

Oui, des festivités il y en aurait pléthore. Mais la vraie cérémonie, c’étaient les mots prononcés par Tuon, une fois la période de deuil révolue.

Dès qu’elle fit signe à l’assistance de se lever, les réjouissances commencèrent. Ils dureraient toute une semaine – une perte de temps obligatoire.

Le monde avait besoin d’une Impératrice. Dès cet instant, tout allait changer.

Alors que les da’covale se redressaient puis entonnaient les chants rituels, Tuon approcha du général Galgan.

— Transmets mon ordre au général Yulan, souffla-t-elle. Dis-lui de se préparer à attaquer les marath’damane de Tar Valon. Nous devons frapper sans tarder le Dragon Réincarné. Ce fou ne doit pas gagner plus de pouvoir qu’il en a déjà.


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