Rand se réveilla sur le sol d’un couloir. Il s’assit et tendit l’oreille pour écouter un gazouillis d’eau. Le ruisseau, à l’extérieur du manoir ? Non, pas ça… Ici, les murs et le sol étaient en pierre, pas en bois. Pas une chandelle ou une lampe ne brûlait – pourtant, il y avait une chiche lumière.
Rand se leva et tira sur sa veste rouge.
Inexplicablement, il n’était pas apeuré pour un sou. Ce lieu, il le reconnaissait – ou du moins, il s’en souvenait, mais très vaguement. Comment y était-il arrivé ? Comme une nappe de brouillard, le passé récent menaçait de se dissiper à tout instant…
Pas question ! s’insurgea Rand.
Vaincue par sa détermination, sa mémoire cessa de se dérober à lui.
Avant son réveil, il était dans une pièce du manoir, en Arad Doman, où il attendait un rapport de Rhuarc sur la capture des premières femmes influentes au sein du Conseil des Marchands.
Dans leur chambre – oui, c’était bien ça, il se trouvait dans leur chambre –, assise dans un fauteuil vert, Min lisait une biographie intitulée Chaque Château.
Comme souvent ces derniers temps, Rand, mort de fatigue, était allé s’étendre. Donc, il avait dormi.
Se trouvait-il dans le Monde des Rêves ? Même s’il y était venu quelques fois, il le connaissait très mal. Comme les Rêveuses aielles, Egwene en parlait aussi peu que possible.
Mais cet endroit ne ressemblait pas à Tel’aran’rhiod. En revanche, Rand le trouvait étrangement familier.
Il sonda le couloir, si long qu’on n’en voyait pas le bout. À intervalles réguliers, des portes en bois sec et craquelé rompaient un peu la monotonie.
Rand choisit un battant au hasard – une soigneuse sélection n’aurait rien changé à l’affaire – et l’ouvrit pour découvrir une petite pièce. Au fond, une enfilade d’arches donnait sur une modeste cour surplombée par un ciel rouge tourmenté. Comme des bulles dans de l’eau, les nuages naissaient les uns des autres puis s’individualisaient.
Si peu naturelles qu’elles fussent, ces nuées annonçaient l’imminence d’une tempête.
Plissant les yeux, Rand vit que chaque nouveau nuage avait la forme d’un visage torturé, la bouche ouverte sur un cri muet. Bientôt, ces masses gonfleraient, se chevauchant les unes les autres, et les visages, bouche ouverte et yeux exorbités, ne seraient plus qu’une explosion de rage et de haine. Puis tout exploserait, et d’autres visages tourmentés apparaîtraient dans ce vortex. C’était à la fois fascinant et atroce.
Au-delà de la cour, il n’y avait rien, à part un ciel sanguin.
Rand s’efforçait de ne pas regarder le côté gauche de la pièce, où se trouvait la cheminée. Les pierres qui la composaient, ainsi que le sol et les colonnes, étaient tordues comme si elles avaient fondu sous les assauts d’une formidable chaleur. À la périphérie de sa vision, elles semblaient fluctuer et changer.
Les proportions de la pièce étaient fausses, tout comme ses angles. Il en allait de même lors de la première visite de Rand, très longtemps auparavant.
Mais il y avait une différence. Dans les couleurs, semblait-il. Beaucoup de blocs de pierre étaient noirs, comme s’ils avaient brûlé, et constellés de fissures. À l’intérieur, une lueur rouge brillait, à croire qu’ils contenaient un noyau de lave en fusion.
Et il y avait une table ici, pas vrai ? Bien cirée, en bois fin, ses contours ordinaires contrastant avec les angles aberrants du reste du décor.
De table, il n’y en avait plus ! Mais deux fauteuils faisaient face aux flammes, leur haut dossier empêchant de voir s’il y avait quelqu’un dedans.
Rand se força à avancer, ses bottes martelant les dalles qui semblaient se consumer de l’intérieur. À mesure qu’il approchait des fauteuils, son cœur battait plus fort et son souffle se faisait plus court. Il redoutait ce qui l’attendait.
Et il n’avait pas tort. Quand il eut contourné les sièges, il vit qu’un homme jeune et grand occupait celui de gauche. Leur iris en semblant presque violet, ses yeux bleus sans âge reflétaient la lueur des flammes.
L’autre fauteuil étant libre, Rand alla s’y asseoir. Là, il contempla les flammes en essayant de se calmer. Cet homme, il l’avait déjà aperçu dans ses visions – pas celles qui lui apparaissaient quand il pensait à Mat ou à Perrin, mais un autre genre.
Pour commencer, il n’y avait pas le tourbillon de couleurs. C’était étrange, certes, mais pas vraiment étonnant. Les images de l’homme assis dans le fauteuil étaient très différentes de celles où évoluaient ses amis d’enfance.
Les visions au sujet de l’inconnu semblaient plus… viscérales et plus réelles. Parfois, Rand aurait cru pouvoir toucher l’homme en tendant un bras. Et il redoutait ce qui risquait d’arriver s’il le faisait.
Cet inconnu, il ne l’avait rencontré pour de bon qu’une fois, à Shadar Logoth. Ce type lui avait sauvé la vie, et depuis, il se demandait parfois qui il était.
En ce lieu et en ce jour, il eut enfin la réponse.
— Tu es mort, murmura-t-il. Je t’ai tué.
Sans quitter les flammes des yeux, l’homme éclata d’un rire rauque qui n’exprimait pas une once de joie.
Par le passé, Rand avait cru avoir affaire à un nommé Ba’alzamon – un des noms du Ténébreux –, et en le tuant il s’était imaginé, comme un idiot, en avoir terminé avec les Ténèbres.
— Je t’ai regardé crever, dit-il. Avec Callandor, je t’avais transpercé la poitrine. Isha…
— Ce n’est pas mon nom, coupa l’homme. On m’appelle Moridin, désormais.
— Ton nom n’a aucune importance. Tu es mort, et ce n’est qu’un rêve !
— Un rêve, oui, ricana Moridin.
En veste et pantalon noirs, le spectre arborait des broderies rouges sur ses manches.
Enfin, il daigna regarder Rand, les reflets du feu dansant sur son visage anguleux et dans ses yeux qui ne cillaient pas.
— Pourquoi geins-tu toujours comme ça ? Juste un rêve… Ignores-tu que certains songes sont plus réels que le monde dit « éveillé » ?
— Tu es mort, répéta Rand, entêté.
— Toi aussi. Je t’ai vu mourir, sais-tu ? Au milieu d’une tempête, en créant une montagne pour te servir de tombeau. Si arrogant…
Après avoir découvert qu’il venait de tuer tous les siens, Lews Therin avait canalisé le Pouvoir afin de se détruire lui-même, créant ainsi le pic du Dragon. Toute évocation de ces événements déclenchait des sanglots et des cris de rage dans l’esprit de Rand.
Pas aujourd’hui. Calme plat.
Moridin regarda de nouveau les flammes qui ne diffusaient aucune chaleur.
Sur un côté de la cheminée, Rand capta un mouvement du coin de l’œil. Des ombres fluctuantes, à peine visibles à travers les fissures de la pierre. Au fond, la lave en fusion rougeoyait et des formes indistinctes s’agitaient.
Rand perçut un bruit très léger. Des rats, comprit-il. Derrière les pierres, il y avait des rongeurs rendus fous par l’insupportable chaleur. Griffant leur prison, ils tentaient d’échapper à leur sort en fuyant par les fissures.
Certaines petites pattes semblaient presque humaines…
Ce n’est qu’un rêve, se rappela Rand.
Un simple songe. Pourtant, impossible de douter de ce que venait de dire Moridin. Un des ennemis jurés de Rand vivait de nouveau. Et combien d’autres étaient revenus aussi ?
De rage, le jeune homme serra très fort les accoudoirs du fauteuil. Il aurait dû être terrifié, mais depuis très longtemps, il avait cessé de fuir cette créature et son maître. En lui, il ne restait plus de place pour la terreur. En réalité, Moridin aurait dû crever de peur, parce que la dernière fois, c’était Rand qui l’avait tué.
— Comment ? demanda le jeune homme.
— Il y a très longtemps, je t’ai promis que le Grand Seigneur te rendrait l’amour de ta vie. Le crois-tu incapable de ramener au monde un de ses serviteurs ?
Parmi ses nombreux noms, le Ténébreux portait celui de Seigneur de la Tombe. Oui, tout ça était vrai, même si Rand aurait donné cher pour ne pas y croire. Pourquoi s’étonner du retour de ses ennemis, puisque leur maître avait tout pouvoir sur la vie et la mort ?
— Nous sommes tous revenus, précisa Moridin, réintroduits sans cesse dans la Trame. La mort n’est pas un obstacle pour mon maître, sauf quand elle est donnée par les Torrents de Feu. Ces défunts-là restent hors de sa portée, et c’est déjà un miracle que nous nous souvenions d’eux.
Donc, certains Rejetés étaient vraiment morts. Et la clé, c’étaient les Torrents de Feu. Mais comment Moridin s’était-il introduit dans les rêves de Rand, qui les bardait de protection chaque nuit ?
Étudiant Moridin, il remarqua quelque chose d’étrange à propos de ses yeux. Dans le blanc, de petits points noirs flottaient comme des cendres portées par un vent paresseux.
— Le Grand Seigneur peut t’accorder la santé mentale, sais-tu ? dit Moridin.
— Sur ce point, ton dernier cadeau ne m’a pas réconforté…
Rand fut stupéfié par ce qu’il venait de dire. C’était lié aux souvenirs de Lews Therin, pas aux siens. Pourtant, le spectre était sorti de son esprit. Paradoxalement, Rand se sentait plus stable et plus solide dans cet endroit où tout le reste était fluctuant et sans substance. Les « pièces » qui le composaient, en ce lieu, se connectaient mieux. Pas parfaitement, bien entendu, mais de façon plus satisfaisante que ces derniers temps.
Moridin soupira mais ne dit rien. Se concentrant sur les flammes, Rand vit qu’elles crépitaient et bougeaient. Comme les nuages, elles dessinaient des silhouettes, mais il s’agissait de squelettes sans tête, le dos cambré sous l’effet de la douleur. Des damnés qui se consumaient avant de disparaître en un éclair.
Pensif, Rand observa le feu un moment. Aux yeux d’un profane, Moridin et lui auraient pu passer pour des amis qui se réchauffaient devant une bonne flambée, en plein hiver. Sauf que ces flammes-là ne produisaient aucune chaleur. Et en guise d’ami, Rand était avec un homme qu’il devrait tuer de nouveau un jour ou l’autre. Sauf à vouloir périr des mains du Rejeté…
Moridin pianota sur l’accoudoir de son fauteuil.
— Pourquoi es-tu venu ici ?
Venu ? pensa Rand, troublé. Ce n’est pas Moridin qui m’y a amené ?
— Je suis si fatigué, continua le Rejeté en fermant les yeux. C’est toi, ou c’est moi ? Je pourrais étrangler Semirhage pour ce qu’elle a fait.
Rand plissa le front. Moridin était-il fou ? Son discours n’avait aucun sens, mais Ishamael n’était plus très sain d’esprit, sur la fin de sa vie.
— Pour nous, ce n’est pas l’heure de combattre, reprit le Rejeté. (D’un geste, il congédia Rand.) Pars et laisse-moi en paix. J’ignore ce qui risque de nous arriver si nous nous entre-tuons. De toute façon, le Grand Seigneur s’emparera bientôt de toi. Sa victoire ne fait aucun doute.
— Il a déjà échoué, et il recommencera. Au bout du compte, je l’écraserai.
Moridin rit de nouveau, sans plus de conviction que la fois précédente.
— C’est possible, concéda-t-il. Mais trouves-tu ça vraiment important ? Réfléchis, gamin. La Roue du Temps tourne inlassablement, les Âges font de même, et des entêtés combattent le Ténébreux. Mais un jour, il vaincra, et à cet instant-là, la Roue s’arrêtera.
» Voilà pourquoi son triomphe est certain. Je crois qu’il aura lieu durant cet Âge, mais sinon, ce sera dans un autre. Quand tu gagnes, ça mène simplement à une nouvelle bataille. Lorsque viendra son tour, tout s’arrêtera. Ne vois-tu pas qu’il n’y a aucun espoir pour toi ?
— Est-ce pour ça que tu t’es rallié à son camp ? demanda Rand. Tu as toujours été si intelligent, Elan. C’est ta logique qui t’a détruit, n’est-ce pas ?
— Pour ton camp, répliqua Moridin, aucun chemin ne mène à la victoire. La seule possibilité, c’est de suivre le Grand Seigneur et de régner pour un temps, avant que tout se finisse. Les autres, dans mon camp, sont des abrutis. Ils rêvent de récompenses éternelles, mais il n’y aura pas d’éternité. Tout ce qu’il y a, c’est notre présent – les derniers jours.
Moridin rit une troisième fois. De bon cœur, ce coup-ci.
Rand se leva. Le Rejeté lui jeta un regard noir, mais ne fit pas mine de l’imiter.
— Moridin, il y a une manière de vaincre. Ton Grand Seigneur, j’ai l’intention de le tuer. Oui, d’abattre le Ténébreux. Ainsi, la Roue du Temps tournera, débarrassée de sa souillure.
Regard rivé sur les flammes, Moridin ne broncha pas.
— Nous sommes connectés, dit-il enfin. C’est comme ça que tu as pu venir ici, je crois – même si je ne comprends pas bien notre lien. Quant à toi, j’ai dû mal à imaginer que tu mesures le crétinisme de tes rodomontades.
Rand sentit la fureur monter en lui, mais il se contrôla.
— Nous verrons…
Il se connecta à la Source, qui lui semblait très distante. Quand il l’eut saisie, il se sentit partir en arrière, comme si on venait de tirer sur la ligne de saidin qui le reliait à elle. La pièce disparut, puis le Pouvoir se volatilisa aussi. Alors, Rand sombra dans un puits d’obscurité.
Quand son amant cessa de se débattre dans son sommeil, Min retint son souffle, espérant que ça ne recommencerait pas. Les jambes repliées sous elle, une couverture sur les épaules, elle lisait dans son fauteuil favori. Sur la petite table, la lueur vacillante d’une lampe faisait danser des ombres sur sa pile de livres poussiéreux. Pieds d’argile, Repères et remarques, Monuments de jadis… Des traités d’histoire, pour la plupart.
Rand soupira, mais il ne bougea plus. Expirant à fond, Min se radossa à son siège et rouvrit l’exemplaire des Méditations de Pelateos qu’elle était en train de lire. Même avec les volets fermés, elle entendait encore le vent souffler dans les pins. Après l’étrange incendie, une odeur de fumée planait encore dans la chambre. Grâce à ses réflexes, Aviendha avait évité un désastre. Malgré ça, les Matriarches continuaient à la faire trimer comme une mule. Pourquoi ne la récompensaient-elles pas, au contraire ?
Min n’avait pas pu l’approcher assez pour avoir une conversation avec elle. Pourtant, l’Aielle était arrivée au camp depuis un moment…
Min ne savait que penser de cette femme. Ce fameux soir où elles avaient bu de l’oosquai, elles étaient devenues un peu plus proches, mais une seule soirée ne tissait pas une amitié, et la notion de « partager » Rand continuait à défriser Min.
Elle regarda de nouveau son compagnon. Étendu sur le dos, les yeux fermés, il respirait régulièrement, à présent. Son bras gauche au-dessus de la couverture, il exposait son moignon. Comment réussissait-il à dormir avec la double blessure qui zébrait son flanc ? Dès qu’elle y pensait, Min sentait la douleur – une composante de la boule compacte d’émotions qu’elle gardait en permanence dans un coin de sa tête. La présence perpétuelle de Rand…
Min avait appris à ignorer la souffrance. Il le fallait. Mais pour lui, elle était bien plus terrible. Insupportable, même, selon les critères d’un être humain normal.
Alors qu’elle n’était pas une Aes Sedai – la Lumière l’en préserve ! –, Min avait réussi à lier Rand, d’une certaine manière. Un phénomène fascinant. Elle pouvait dire où il était, sentir quand il n’allait pas bien…
Sauf au plus fort de la passion, elle réussissait le plus souvent à ne pas se laisser submerger par les émotions de Rand. Mais au zénith de l’amour, quelle femme aurait voulu ne pas être submergée ? Avec le lien, l’expérience devenait absolument incroyable, puisqu’elle sentait à la fois son propre plaisir et la tempête de feu du désir de Rand.
Ces évocations la faisant rougir, Min se replongea dans sa lecture. Rand avait besoin de sommeil, et elle n’allait certainement pas le réveiller. De plus, il fallait qu’elle étudie – même si elle arrivait à des conclusions qui la déprimaient.
Les ouvrages avaient appartenu à Herid Fel, le sympathique vieil érudit qui avait rallié l’école de Rand, à Cairhien. Au souvenir de la légendaire distraction de Fel, et de ses curieuses mais très souvent brillantes inventions, Min ne put s’empêcher de sourire.
Herid Fel était mort, déchiqueté par une Créature des Ténèbres. Dans les livres, il avait découvert quelque chose qu’il comptait dire à Rand. Des éléments au sujet de l’Ultime Bataille et des sceaux de la prison du Ténébreux. Juste avant de pouvoir transmettre l’information, il avait perdu la vie.
Une coïncidence ? Peut-être. Il se pouvait aussi que sa fin n’ait aucun rapport avec les livres. Ou qu’elle en ait un. Pour Rand, mais aussi pour Herid, Min était résolue à trouver la réponse.
Elle abandonna les Méditations et s’empara des Pensées au milieu des ruines, un ouvrage vieux de plus de mille ans.
La page était marquée avec la note que l’érudit avait envoyée à Rand, peu avant sa fin.
Min la relut pour la énième fois.
« La foi et l’ordre fournissent de la force. Avant que vous commenciez à construire, il faut déblayer les ruines. Vous aurez des explications lors de votre prochaine visite. Mais venez sans la jeune dame. Elle est trop jolie.
Fel »
En lisant ses livres, Min avait cru pouvoir retracer les pensées de Fel. Rand cherchait des informations sur la manière de sceller la prison du Ténébreux. L’érudit les avait-il découvertes ?
La jeune femme secoua la tête. Elle, vouloir résoudre une pareille énigme ? Pour qui se prenait-elle donc ? Mais qui s’en chargerait à sa place ? Une sœur marron aurait pu être plus efficace, mais aurait-elle été digne de confiance ? Même les Aes Sedai qui avaient juré fidélité à Rand pouvaient décider qu’il valait mieux, dans son propre intérêt, lui cacher certaines choses.
Quant à Rand, il était trop occupé – et pas assez patient pour éplucher des livres, ces derniers temps. Comme candidate, ça ne laissait que Min.
Elle commençait à avoir une idée de ce que Rand devrait faire, mais il restait beaucoup trop de zones d’ombre. Selon elle, la solution approchait. Hélas, elle n’était pas bien sûre de devoir révéler à Rand ce qu’elle savait. Comment réagirait-il ?
Tout en lisant, Min soupira à pierre fendre. Si on lui avait annoncé qu’elle serait un jour folle d’un homme ! Pourtant, elle suivait Rand partout, faisant passer ses besoins bien avant les siens. Cela dit, malgré les ragots qui couraient dans le camp, elle n’était ni son animal domestique ni son jouet. Si elle le suivait, c’était par amour – et parce qu’elle sentait, au sens littéral du terme, qu’il lui rendait sa ferveur. Malgré la dureté dont il faisait de plus en plus montre, en dépit de sa fureur et des difficultés de sa vie, il aimait Min. En conséquence, elle s’efforçait de l’aider.
Si elle contribuait à résoudre l’énigme centrale – comment sceller la prison du Ténébreux ? –, elle aurait fait quelque chose pour Rand et pour le monde entier. Alors, qu’importait que quelques soldats, dans le camp, se méprennent sur la valeur qu’elle avait aux yeux du Dragon Réincarné ? Au fond, il valait mieux que tout le monde croie qu’elle était interchangeable. Tout tueur lancé contre Rand devait la prendre pour quantité négligeable. Jusqu’à ce qu’il découvre les couteaux cachés dans ses manches. Avec, elle n’était pas aussi bonne que Thom Merrilin, mais pour tuer efficacement, pas besoin d’être une artiste.
Rand se retourna dans son sommeil puis se calma très vite.
Elle l’aimait, oui. De lui-même – ou à cause de la Trame, du Créateur ou de la Lumière savait quoi –, son cœur avait pris la décision à sa place. À présent, même si ça s’était révélé possible, elle n’aurait pas changé de sentiments pour tout l’or du monde. Si ça impliquait de prendre des risques, elle les prendrait. S’il fallait supporter les regards des hommes, dans le camp, elle les supporterait. Et si elle devait le partager avec deux autres femmes…
Rand bougea. Cette fois, il grogna, ouvrit les yeux et s’assit dans le lit. Portant la main à sa tête, il réussit à paraître plus fatigué qu’avant de s’endormir. Vêtu d’un simple caleçon, il avait le torse nu. Un long moment, il resta assis, puis il se leva et gagna la fenêtre aux volets fermés.
Min posa son livre.
— Que crois-tu faire, berger ? Tu as dormi quelques heures seulement.
Rand ouvrit les volets intérieurs puis la fenêtre, révélant une nuit d’encre. Un souffle de vent taquina la flamme de la lampe…
— Rand ? appela Min.
Elle dut tendre l’oreille pour capter la réponse.
— Il est dans ma tête. Pendant le rêve, il était absent, mais il est revenu.
Min résista à l’envie de se rouler en boule dans son siège. Lumière ! Elle détestait l’entendre évoquer sa folie. Le saidin étant purifié, elle avait espéré qu’il guérirait, mais…
— Qui, « il » ? demanda-t-elle d’une voix qui réussit à ne pas trembler. Tu entends… Lews Therin ?
Rand se retourna, l’obscurité menaçante de la nuit lui faisant comme un écrin. Très faible, la lumière de la lampe laissait une grande partie de son visage dans l’ombre.
— Rand…
Min se leva et rejoignit son amoureux.
— Il faut que tu en parles à quelqu’un. Ne garde pas ça en toi.
— Je dois être fort.
Min prit Rand par le bras et l’attira vers elle.
— Me tenir à distance te rend plus fort ?
— Je ne te…
— Si ! Derrière tes yeux d’Aiel, des choses se passent. Penses-tu que je vais cesser de t’aimer parce que tu entends une voix ?
— Tu finiras par avoir peur…
— Sans blague ? (Min croisa les bras.) Donc, je suis un fragile coquelicot ?
Rand ouvrit la bouche mais ne dit rien, parce qu’il cherchait ses mots. Comme à l’époque où il n’était qu’un berger parti à l’aventure.
— Min, je sais que tu es forte. Et tu sais que je le sais…
— Alors, juge-moi assez forte pour affronter ce qui est en toi. On ne peut pas faire comme si rien n’était arrivé. La souillure t’a laissé des stigmates. Si tu ne peux pas les partager avec moi, avec qui le feras-tu ?
Rand se passa la main dans les cheveux, puis il s’écarta et commença à marcher de long en large.
— Que la Lumière brûle tout ça, Min ! Si mes ennemis découvrent mes faiblesses, ils les exploiteront. Je me sens aveugle. Un type qui court dans la nuit sur un chemin inconnu. J’ignore s’il y a des crevasses sur mon chemin, ou si cette fichue piste s’arrête au bord d’une falaise.
Au passage, Min saisit le bras de Rand, qui dut s’immobiliser.
— Raconte-moi.
— Tu penseras que je suis fou.
La jeune femme ricana :
— Je le pense déjà. Ne me dis pas que ça s’est aggravé ?
Rand regarda sa compagne et sembla se détendre un peu. Avec un soupir, il s’assit au bord du lit.
Un progrès, ça !
— Semirhage avait raison, dit-il. J’entends des choses. Une voix. Celle de Lews Therin, le Dragon. Il me parle et sait ce qui se passe dans le monde. Parfois, il essaie de me subtiliser le saidin. Et quand il y parvient… Il est fou, Min. Complètement taré. Mais avec le Pouvoir, il est fantastique.
Rand fixa un point connu de lui seul, sur un mur. Min frissonna. Ainsi, il laissait la « voix » manier le Pouvoir de l’Unique. Qu’est-ce que ça signifiait ? Qu’il cédait le contrôle à la partie malade de son cerveau ?
Il secoua la tête.
— Selon Semirhage, c’est de la folie – une illusion –, mais Lews Therin connaît des choses que je n’ai jamais apprises. Sur l’histoire ou sur le Pouvoir de l’Unique. Dans une de tes visions, j’étais deux personnes qui n’en font soudain plus qu’une. Ça signifie que Lews Therin et moi sommes bien distincts. Deux personnes ! Il est réel.
Min vint s’asseoir près de Rand.
— Rand, il est toi, ou tu es lui. De nouveau tissé dans la Trame… Ces souvenirs et ces capacités que tu as, ce sont des vestiges de celui que tu étais… avant.
— Non, affirma Rand. Min, il est fou et pas moi ! En plus, il a échoué, et je réussirai ! Je ne tuerai pas ceux que j’aime, contrairement à lui. Et quand je vaincrai le Ténébreux, je ne lui laisserai pas une chance de revenir peu après afin de nous terroriser de nouveau.
« Peu après » ? Trois mille ans ?
Min enlaça son amant.
— C’est si important que ça ? demanda-t-elle. Qu’il existe vraiment ou soit ce qui reste de ton ancien « moi » ? Dans tous les cas, ses informations sont précieuses.
— C’est vrai, concéda Rand, de nouveau… lointain. Mais j’ai peur d’utiliser le Pouvoir. Quand j’essaie, il risque de prendre les commandes. Et il n’est pas fiable. Il ne voulait pas la tuer, mais il l’a fait. Lumière… Ilyena…
Était-ce ça qui leur arrivait à tous ? Chacun certain d’être sain d’esprit, mais possédé par un monstre qui commettait des horreurs ?
— C’est fini, Rand, murmura Min. Cette voix ne grandira plus, maintenant que tu as purifié le saidin.
Rand ne répondit pas, mais il se détendit. Min ferma les yeux, contente de sentir sa chaleur, surtout depuis qu’il avait ouvert la fenêtre.
— Min, Ishamael est vivant.
La jeune femme ouvrit les yeux.
— Quoi ?
Au moment où elle se sentait enfin bien…
— Je lui ai rendu visite dans le Monde des Rêves. Avant que tu demandes, non, ce n’était pas un cauchemar ni une crise de folie. Une rencontre bien réelle, même si je ne peux pas dire comment je le sais. Tu vas devoir me faire confiance.
— Ishamael… Tu l’as tué !
— Oui, confirma Rand. Dans la Pierre de Tear. Il est revenu avec un nouveau visage et un nouveau nom, mais c’est bien lui. Nous aurions dû deviner que ça arriverait. Le Ténébreux n’aurait pas abandonné des serviteurs si utiles… Et pour lui, la mort n’est pas un obstacle.
— Comment pouvons-nous gagner, dans ce cas ? Si tous les adversaires qu’on abat reviennent à la vie…
— Les Torrents de Feu, dit Rand. Ça les tue pour de bon.
— Cadsuane dit que…
— Je me fiche de ce qu’elle raconte ! Ma conseillère me donne des conseils et rien de plus. Je suis le Dragon Réincarné, et c’est moi qui décide comment nous nous battons. (Il marqua une pause, inspirant à fond.) De toute façon, que les Rejetés reviennent ou non n’a aucune importance. Les tueurs que m’envoie le Ténébreux ne comptent pas non plus. À la fin, je détruirai ce monstre, si possible. Sinon, je l’incarcérerai si bien que le monde n’en entendra plus parler.
» Min, pour ça, j’ai besoin de la voix. Lews Therin connaît des choses… Ou c’est moi qui les connais. Quelle que soit la réponse, ce savoir, je le détiens. En un sens, la souillure du Ténébreux aura signé sa propre perte, parce que c’est elle qui m’a permis de rencontrer et d’accueillir Lews Therin.
Min baissa les yeux sur ses livres. Le dernier message de Fel dépassait toujours des pages des Pensées au milieu des ruines.
— Rand, annonça-t-elle, tu dois détruire les sceaux de la prison du Ténébreux.
Le jeune homme regarda sa compagne, méfiant.
— J’en suis certaine ! Ces derniers temps, je me plonge dans les livres de Fel, et c’est ce qu’il veut dire par « déblayer les ruines ». Pour reconstruire la prison du Ténébreux, tu devras d’abord l’ouvrir. Retirer tout ce qui obstrue la Brèche.
Min s’attendait à une réaction incrédule. Contre toute attente, Rand hocha simplement la tête.
— Oui… C’est tout à fait sensé. Mais je doute que beaucoup de gens veuillent l’entendre. Si on brise les sceaux, comment prédire ce qui se passera ? Imagine que j’échoue…
Les prophéties n’annonçaient pas la victoire de Rand, affirmant seulement qu’il livrerait bataille.
Min frissonna de nouveau – maudite fenêtre ! – puis elle chercha le regard du jeune homme.
— Tu vaincras ! Oui, tu le battras !
— Tu as foi en un cinglé, Min ?
— J’ai foi en toi, berger !
Soudain, des images se formèrent autour de la tête de Rand. La plupart du temps, Min les ignorait, sauf quand elles étaient nouvelles. Là, elle les détailla.
Des lucioles qui se consumaient dans l’obscurité… Trois femmes devant un bûcher funéraire… Des éclairs, la nuit, l’ombre, des augures de mort, des couronnes, des blessures, de la douleur et de l’espoir… Et autour de Rand al’Thor, une tempête bien plus puissante que tout cataclysme naturel.
— Nous ne savons toujours pas que faire, dit le jeune homme. Les sceaux sont si fragiles que je pourrais les briser entre mes doigts, mais que se passerait-il ensuite ? Comment arrêterai-je le Ténébreux ? Tes livres parlent de ce point précis ?
— C’est difficile à dire… Les indices, quand il y en a, sont très vagues. Mais je continuerai à chercher. C’est juré. Et je trouverai les réponses qu’il te faut.
Rand acquiesça de nouveau. Via le lien, Min s’étonna de sentir qu’il lui faisait totalement confiance. Chez lui, une telle émotion était devenue rarissime. Mais en ce jour, il semblait plus… doux que depuis bien longtemps. Un homme de pierre, toujours, mais avec des fissures. Et la volonté de laisser sa compagne s’y infiltrer. Là encore, c’était un progrès. Un bon début…
Min serra plus fort son amoureux et referma les yeux. Voilà, elle avait un endroit par où commencer, mais pas beaucoup de temps devant elle. Il faudrait faire avec.
En abritant la flamme de sa bougie, Aviendha alluma la lanterne accrochée à un petit mât. La lumière naquit, éclairant le camp autour d’elle. Sous les rangées de tentes, les soldats disputaient un concours de ronflements.
Par une nuit piquante, le vent faisait bruire les branches, dans le lointain. De temps en temps, un hibou ululait.
Et Aviendha ne tenait plus debout.
Elle venait de traverser cinquante fois le camp, afin d’allumer la lanterne, de la souffler et de repartir vers son point de départ. Tout ça en prenant garde à ne pas laisser le vent éteindre sa bougie.
Encore un mois de punitions absurdes, et elle serait aussi folle qu’un habitant des terres mouillées. Un matin, les Matriarches se réveilleraient pour la voir aller nager dans le ruisseau, porter une outre d’eau à moitié vide ou chevaucher un canasson pour le plaisir.
L’Aielle soupira, trop épuisée pour continuer à réfléchir, puis se dirigea vers la partie du camp où elle pourrait enfin dormir.
Mais quelqu’un se dressa devant elle.
Elle se prépara, la main volant vers son couteau, mais se détendit dès qu’elle eut reconnu Amys. Parmi toutes les Matriarches, seule une ancienne Promise aurait pu l’approcher ainsi sans qu’elle s’en aperçoive.
Sa jupe et son fichu agités par le vent, la Matriarche avait les mains croisées devant elle. Dans ses cheveux argentés qui avaient quelque chose de spectral à la lueur de la lune, Aviendha remarqua la présence d’une aiguille de pin.
— Tu subis tes punitions avec une telle ferveur, mon enfant…
Aviendha baissa les yeux. Mentionner ses activités actuelles était une façon de l’humilier. Commençait-elle à être à court de temps ? Les Matriarches avaient-elles décidé de renoncer, parce qu’elle n’en valait pas la peine ?
— Matriarche, je fais mon devoir, comme il convient.
— C’est vrai, oui.
Amys se passa une main dans les cheveux, préleva l’aiguille de pin et la laissa tomber sur le sol.
— Et en même temps, ça ne l’est pas… Parfois, Aviendha, trop concentrées sur ce que nous faisons, nous ne prenons pas le temps de réfléchir à ce que nous ne faisons pas.
Aviendha remercia la pénombre, car elle se sentit rougir.
Assez loin de là, un soldat fit retentir le carillon nocturne pour indiquer l’heure. Onze coups qui évoquaient plutôt ceux d’un glas.
Comment répondre à l’étrange phrase d’Amys ? Il ne semblait pas y avoir de commentaire approprié.
Aviendha fut sauvée par un éclair lumineux qui jaillit juste hors des limites du camp. Pas très vif, mais facile à repérer dans le noir.
— Qu’y a-t-il ? demanda Amys.
Elle suivit le regard d’Aviendha.
— De la lumière… Sur le site de Voyage.
Amys plissa un moment les yeux, puis les deux Aielles se dirigèrent vers le site. En chemin, elles tombèrent sur Damer Flinn, Davram Bashere, une escorte de ses hommes et une poignée d’Aiels. Ce petit groupe entrait dans le camp.
Que devait-on penser d’un être comme Flinn ? Certes, la souillure n’existait plus, mais cet homme – comme bien d’autres – avait voulu apprendre à canaliser longtemps avant que ça arrive. Plutôt que faire ça, Aviendha aurait préféré embrasser l’Aveugleur d’Âmes en personne. Cela dit, les Asha’man étaient devenus des armes puissantes.
La petite colonne se dirigeant vers le manoir, Amys et Aviendha s’écartèrent pour la laisser passer. Bien que la plupart des groupes envoyés à la rencontre des Seanchaniens aient été composés de soldats du Saldaea, on trouvait plusieurs Promises dans celui-là.
Amys chercha le regard d’une femme assez âgée nommée Corana. La Promise eut un mouvement de recul. Bien que ce fût difficile à voir dans le noir, elle semblait inquiète. Ou peut-être furieuse.
— Quoi de neuf ? lui demanda Amys.
— Les envahisseurs, ces Seanchaniens de malheur, ont accepté une autre rencontre avec le Car’a’carn.
Amys hocha la tête. Ses cheveux courts taquinés par le vent, Corana, elle, soupira d’agacement.
— Je t’écoute, dit Amys.
— Le Car’a’carn consent trop d’efforts pour la paix. Les Seanchaniens lui ont fourni toutes les raisons de décréter une querelle de sang, mais il continue à leur faire sa cour. Je me sens comme un chien dressé pour lécher les bottes d’un inconnu.
Amys se tourna vers Aviendha :
— Que dis-tu de cette tirade, mon enfant ?
— Mon cœur penche du côté de Corana, Matriarche. Mais si le Car’a’carn peut parfois se comporter comme un idiot, ce n’est pas le cas dans cette affaire. Mon esprit penche pour lui, et dans cette situation, c’est la réflexion qui l’emporte.
— Comment peux-tu dire ça ! s’écria Corana.
Avec une idée évidente en tête : ancienne Promise, Aviendha aurait dû être de son côté.
— Qu’est-ce qui compte le plus ? lui demanda Aviendha, menton pointé. Le désaccord que tu as avec une autre Promise, ou la querelle qui oppose ta tribu à ses ennemis ?
— La tribu passe avant, bien entendu. Mais quel rapport ?
— Les Seanchaniens mériteraient qu’on les écrase. Tu as raison : leur proposer la paix est une torture. Mais tu oublies que nous avons un pire ennemi. L’Aveugleur d’Âmes cherche querelle à l’humanité entière. Ça nous oblige à dépasser les conflits entre nations.
— Oui, approuva Amys. Nous aurons d’autres occasions de montrer aux Seanchaniens la valeur de nos lances.
Corana secoua furieusement la tête.
— Matriarche, tu parles comme les pleutres des terres mouillées. Que nous importent leurs prophéties et leurs récits ? Le devoir de Rand al’Thor en tant que Car’a’carn est bien plus important que son engagement auprès des terres mouillées. Nous, il doit nous conduire jusqu’à la gloire.
Amys foudroya du regard la Promise blonde.
— Tu parles comme une Shaido.
Corana soutint le regard de la Matriarche, puis elle capitula, détournant les yeux.
— Désolée, Matriarche, dit-elle au bout d’un moment. J’ai un toh envers toi. Mais tu dois savoir qu’il y a des Aielles dans le camp des Seanchaniens.
— Quoi ? s’étonna Aviendha.
— Enchaînées, précisa Corana, comme les Aes Sedai apprivoisées. Pour notre arrivée, elles étaient exhibées comme des trophées. Dans le lot, j’ai reconnu beaucoup de Shaido.
Amys siffla entre ses dents. Shaido ou non, que des Aielles deviennent des damane était une grave injure. Surtout si les Seanchaniens traitaient leurs captives comme des bêtes de foire. La main de la Matriarche vola vers son couteau.
— Qu’en dis-tu à présent ? demanda-t-elle à Aviendha.
— La même chose qu’avant, Matriarche, même si je préférerais presque me couper la langue que le proclamer à voix haute.
Amys regarda de nouveau Corana.
— Ne crois pas que nous ignorerons cet outrage. La vengeance viendra. Dès que cette guerre sera finie, les Seanchaniens connaîtront la fureur de nos flèches et la rage de nos lances. Mais pas avant. Va dire aux deux chefs de tribu que tu m’as fait ton rapport.
Corana s’en alla. Pour le toh, elle verrait plus tard, en tête à tête avec Amys.
Damer Flinn et les autres avaient déjà atteint le manoir. Allaient-ils réveiller Rand ? Car il dormait à présent. Aviendha le sentait à travers le lien, désormais rétabli. Plus tôt dans la soirée, elle l’avait neutralisé de peur de capter des… sensations qu’elle préférait fuir. En tout cas quand elles étaient de… seconde main.
— Il y aura de furieux débats parmi les guerriers, fit Amys, pensive. Certains exigeront qu’on attaque et que le Car’a’carn renonce à ses projets pacifiques.
— S’il refuse, combien d’Aiels resteront avec lui ?
— Tous, répondit Amys. Leur honneur ne leur laissera pas le choix. Le temps presse, mon enfant. Le moment est peut-être venu de cesser de te bichonner. Dès demain, je t’infligerai de bien meilleures punitions.
Me bichonner ? songea Aviendha en regardant Amys s’éloigner. Elle ne peut quand même pas trouver des tortures plus absurdes et plus humiliantes ?
Très tôt, Aviendha avait appris à ne pas sous-estimer Amys. Eh bien ça promettait…