24 Un nouvel engagement

Épuisé par des jours et des jours de voyage, Gawyn, monté sur Défi, contemplait Tar Valon depuis le sommet d’une colline basse.

Avec l’arrivée du printemps, le paysage aurait dû être luxuriant, mais il n’en était rien. Dans un environnement brunâtre, seuls quelques bosquets d’ifs semblaient vouloir essayer de renaître à la vie.

Dans beaucoup d’autres, on ne distinguait plus que des souches. Dans un camp militaire, on dévorait les arbres plus sûrement qu’une colonie de vers à bois. On s’en servait pour les feux, les flèches, les cabanes et les équipements de siège…

Gawyn bâilla à s’en décrocher la mâchoire. Toute la nuit, il avait chevauché ventre à terre.

Le camp de Bryne, dressé pour durer, semblait-il, grouillait d’activité. Au mieux, une armée de cette taille répandait un chaos organisé. Un petit groupe de cavalerie pouvait voyager léger – comme les Jeunes Gardes de Gawyn. Et même si elle grossissait, une force de ce type demeurait souple et mobile. Les experts en cavalerie, au Saldaea, étaient réputés pouvoir conserver toute leur mobilité à des unités de sept ou huit mille hommes.

Des troupes comme celles de Bryne n’avaient rien à voir avec ça. Une entité toujours en expansion qui évoquait une énorme bulle gonflant autour du petit camp qui lui tenait lieu de cœur. Dans le cas présent, il s’agissait sûrement du fief des Aes Sedai.

Avisé, Bryne avait aussi posté des unités dans toutes les villes attenantes aux ponts, sur les deux rives du fleuve Erinin. Une manière efficace de couper l’île de toute source d’approvisionnement.

L’armée du général lorgnait Tar Valon comme une araignée qui suit les évolutions d’un papillon, à proximité de sa toile. Partout, des soldats patrouillaient, achetaient des vivres ou portaient des messages. Des dizaines et des dizaines de détachements, certains montés et d’autres à pied. On eût dit des abeilles quittant la ruche tandis que d’autres y entraient. À l’est du camp principal s’étendait un incroyable conglomérat de cabanes et de tentes – la configuration classique des rassemblements de civils, inévitables autour d’une armée en campagne.

Non loin de là, juste à l’intérieur du camp de guerre proprement dit, une palissade de bois formait un cercle autour de quelques tentes. Très probablement le poste de commandement…

Tandis qu’il approchait, Gawyn avait été repéré par des sentinelles, il n’en doutait pas un instant. Pourtant, personne ne l’avait intercepté. Et il en serait ainsi jusqu’à ce qu’il essaie de rebrousser chemin. Un homme seul correctement vêtu – une chemise blanche, un manteau et un pantalon gris – n’éveillait l’intérêt de personne. Après tout, il pouvait s’agir d’un mercenaire venant demander une place dans les rangs. Ou d’un messager envoyé par un seigneur local pour se plaindre d’une patrouille d’éclaireurs.

Ça pouvait aussi être un frère d’armes, tout simplement. Dans l’armée de Bryne, si beaucoup d’hommes portaient un uniforme, pas mal d’autres se signalaient par un brassard jaune sur une manche de leur veste. Des nécessiteux incapables de payer pour qu’on couse sur leurs épaules les insignes requis.

Dans tous les cas de figure, un homme seul approchant d’une armée n’était pas un danger. Quand il s’en éloignait, le même type déclenchait un branle-bas de combat. Un visiteur pouvait être un ami, un ennemi ou ni l’un ni l’autre. Un inconnu qui observait le camp et filait était nécessairement un espion. Tant que Gawyn ne s’en irait pas sans avoir fait connaître ses intentions, les sentinelles de Bryne lui ficheraient sans doute la paix.

Lumière ! Franchement, il n’aurait pas craché sur un bon lit. Après deux nuits de chevauchée, en dormant à peine deux heures chaque fois, il se sentait plus que grognon – et très en colère contre lui-même, pour avoir écarté toute étape dans une auberge, de peur que ses hommes lui aient collé aux basques. Clignant des yeux, les paupières lourdes, il talonna Défi pour lui faire descendre la pente.

Il était engagé, désormais.

Non ! Engagé, il l’était depuis l’instant où il avait laissé Sleete derrière lui, à Dorlan. À cette heure, les Jeunes Gardes devaient être informés de la trahison de leur chef. Mais Sleete ne leur permettrait pas de perdre du temps à le chercher.

Gawyn leur avait dit tout ce qu’il savait. Il aurait aimé croire que ça les avait surpris, mais en l’entendant parler d’Elaida et des Aes Sedai, beaucoup de ses gars avaient eu l’air perplexes ou même troublés.

La Tour Blanche ne méritait pas sa loyauté. Les Jeunes Gardes, en revanche… Hélas, il ne pourrait jamais revenir vers eux. Cette situation lui pesait. Après tout, c’était la première fois qu’il avait révélé ses hésitations à un groupe important. Personne ne savait qu’il avait aidé Siuan à fuir et très peu de gens étaient au courant de sa relation avec Egwene.

Quoi qu’il en soit, partir avait été la bonne décision. Pour la première fois depuis des mois, ses actes étaient en accord avec ses sentiments. Sauver Egwene ! Voilà une cause à laquelle il pouvait croire sans retenue.

Visage de marbre, il approcha du camp. L’idée de travailler avec les Aes Sedai rené… rebelles lui déplaisait presque autant que d’avoir abandonné ses hommes. Ces sœurs ne valaient pas mieux qu’Elaida. Sinon, elles n’auraient pas bombardé Egwene Chaire d’Amyrlin, histoire d’en faire une cible. Une simple Acceptée ! Une marionnette… Si ces femmes ne réussissaient pas à prendre la Tour Blanche, elles auraient une bonne chance de s’en sortir sans dommages. Egwene, elle, serait exécutée.

J’entrerai dans la tour, et je la sauverai. Après, je lui mettrai un peu de plomb dans la cervelle, et je la conduirai très loin de toutes les Aes Sedai. Avec un peu de chance, je pourrai aussi remettre de l’ordre dans l’esprit de Bryne. Après, nous irons tous à Andor, pour aider Elayne.

Oubliant sa fatigue, Gawyn avança avec une détermination nouvelle. Pour atteindre le poste de commandement, il devrait traverser le camp des civils, en réalité bien plus nombreux que les militaires.

Des cuisiniers, des servantes, des lavandières, des conducteurs de chariot, des types pour réparer les roues et les axes, des maréchaux-ferrants pour les chevaux – entre autres ceux qui tiraient les chariots confiés aux conducteurs…

Des marchands pour acheter les vivres et des intendants pour organiser la distribution. Des colporteurs avides de dépouiller les hommes de leur solde et des femmes qui nourrissaient exactement les mêmes intentions. Des gamins pour porter les messages, avec au cœur l’espoir de ceindre un jour une épée…

Une extraordinaire pagaille ! Un fouillis de tentes et de cabanes, toutes de couleurs et de conceptions différentes. Mais avec un point commun : un état de délabrement plus ou moins avancé. Même un général compétent tel que Bryne ne pouvait pas imposer un semblant d’ordre dans le camp des civils. Ses soldats assuraient la paix – en gros – mais ils ne parvenaient pas à faire entrer la notion de discipline dans le crâne des civils.

Gawyn passa au milieu de cette foule en ignorant les gens qui proposaient de faire briller sa lame ou de lui vendre des petits pains au lait. Les prix seraient intéressants – ici, on vivait sur le dos de pauvres soldats –, mais son destrier et ses vêtements l’identifiaient comme un officier. S’il achetait quelque chose, tout le monde lui tomberait sur le dos histoire de lui subtiliser son argent.

Ignorant les appels, il continua son chemin, le regard rivé devant lui.

Dans le camp purement militaire, les tentes étaient bien alignées et regroupées par unités qu’un étendard identifiait. Cela dit, Gawyn remarqua de plus petits regroupements, ce qui ne l’étonna pas le moins du monde. En fait, il aurait pu deviner qu’il en serait ainsi. S’il chérissait l’organisation, Bryne croyait aussi avec ferveur à la notion de « délégation ». Du coup, il permettait aux officiers de configurer leur camp comme ils l’entendaient. L’uniformité en souffrait, mais la souplesse et la réactivité y gagnaient.

Gawyn avança tout droit vers la palissade. Pour autant, ignorer les civils qui grouillaient autour de lui ne fut pas un jeu d’enfant. Alors que les beuglements qui l’interpellaient flottaient dans l’air, il se révélait difficile d’ignorer les odeurs de cuisson, de feuillées, d’équidés et de parfums à trois sous. Certes moins peuplé qu’une ville, un camp était aussi beaucoup plus mal entretenu. Les relents de sueur, d’huile rance, d’eau croupie et de corps négligés avaient de quoi retourner l’estomac. Gawyn aurait volontiers plaqué un mouchoir sur son nez et sa bouche, mais il s’en abstint. Un tel geste l’aurait fait passer pour un noble qui tournait le dos aux gens du commun – et en détournait le nez.

La pagaille, la puanteur et les beuglements ne firent rien pour améliorer son humeur. Afin de ne pas insulter chaque marchand ambulant, il dut se résigner à serrer les dents. Quand une silhouette titubante se dressa soudain devant lui, il tira sur ses rênes, évitant un accident. En chemisier blanc et jupe marron, une femme aux mains crasseuses leva les yeux sur lui.

— Du vent, espèce de harpie !

Morgase aurait été indignée de l’entendre parler ainsi. Mais elle n’était plus de ce monde, assassinée par Rand al’Thor.

La femme soutint un moment son regard, puis elle s’écarta. Ses cheveux clairs presque cachés sous un foulard jaune, elle semblait quelque peu enveloppée. Alors qu’elle s’éloignait, Gawyn aperçut brièvement ses traits.

Il n’en crut pas ses yeux. Un visage d’Aes Sedai. Impossible de se tromper. Alors que l’inconnue tirait sur son foulard et pressait le pas, il en resta bouche bée.

— Un instant ! cria-t-il en faisant tourner Défi à droite.

L’inconnue ne s’arrêta pas. Hésitant, Gawyn renonça quand il la vit rejoindre une rangée de lavandières occupées à frotter du linge devant un grand lavoir.

Si cette femme faisait semblant d’être une domestique ordinaire, elle devait avoir une longue liste de raisons estampillées « Aes Sedai », et elle n’apprécierait pas qu’il révèle son petit jeu.

Qu’il en soit ainsi… Oubliant son agacement, Gawyn se souvint qu’il devait se concentrer sur Egwene. Elle seule comptait.

Devant la palissade, l’air devint nettement moins puant. À l’entrée, trois gardes armés de hallebardes arboraient sur leur plastron les célèbres trois étoiles de Bryne. Un étendard portant la Flamme de Tar Valon battait mollement au vent.

— Nouvelle recrue ? demanda un quatrième homme lorsque Gawyn fut à quelques pas du portail.

Bâti en force, le type avait une bande rouge sur l’épaule droite – le signe distinctif d’un sergent de garde. Dépourvu de hallebarde, il portait une épée. La barbe et les cheveux roux, il devait se sentir un peu à l’étroit dans son plastron trop petit d’une taille.

— Tu dois voir le capitaine Aldan, mon gars. La grande tente bleue, en longeant le camp en direction de la droite. Ce n’est pas loin du tout. Tu as déjà un cheval et une lame, du coup, ta solde sera coquette.

L’étendard de Bryne flottant à l’intérieur de la palissade, Gawyn détrompa le sergent.

— Je ne viens pas m’enrôler, dit-il en orientant Défi afin de garder un œil sur tous les types. Mon nom est Gawyn Trakand. Il faut que je parle à Gareth Bryne. C’est très urgent.

Le sergent fronça les sourcils, puis il ricana.

— Tu ne me crois pas, constata Gawyn, très sec.

— File voir le capitaine Aldan, grogna le sergent. C’est par là.

Inspirant à fond, Gawyn parvint à contenir son agacement.

— Si tu fais prévenir Bryne, tu verras que…

— Tu cherches des problèmes, mon gars ?

Les autres gardes levèrent leur hallebarde.

— Pas du tout. Il faut seulement que…

— Si tu veux rester dans notre camp, coupa le sergent, tu dois apprendre à faire ce qu’on te dit.

Gawyn chercha le regard du crétin.

— Très bien… On peut aussi procéder comme ça. Histoire d’éviter de perdre du temps.

Le sergent porta la main droite à son épée.

Gawyn se dégagea des étriers et sauta de selle. En y restant, il aurait eu beaucoup plus de mal à ne pas tuer son adversaire.

Avant même d’avoir touché le sol, il dégaina son épée, qui jaillit du fourreau en sifflant comme un serpent.

Il commença par le Chêne qui Secoue ses Branches, une figure sans coups mortels que les maîtres d’armes utilisaient souvent avec les débutants. Accessoirement, c’était une façon de faire très efficace contre plusieurs hommes qui brandissaient des armes différentes.

Avant que le sergent ait dégainé sa lame, Gawyn le percuta et lui flanqua un coup de coude dans le ventre, juste au-dessous de son plastron trop court. Quand le balourd se fut obligeamment plié en deux, il le frappa à la tempe avec le pommeau de son épée. Avec un peu de chance, ça lui apprendrait à ne plus porter son casque de travers.

Pour se débarrasser du premier hallebardier, Gawyn recourut à Entailler la Soie. Alors qu’un des autres gardes appelait à l’aide, le fils de Morgase força son adversaire à reculer en abattant sa lame sur son plastron. D’un croc-en-jambe, il fit ensuite basculer le type dans la poussière.

Les deux autres hommes l’attaquant, il se fendit d’un Faire Tourbillonner le Vent pour les tenir à distance.

À son grand désarroi, les imbéciles insistèrent. Du coup, il fut obligé de leur entailler une cuisse à chacun. Faire couler le sang lui déplut, mais prolonger un combat, même contre des balourds de ce genre, était toujours dangereux. Fidèle au principe de base qui prescrivait de contrôler le plus rapidement possible le champ de bataille, Gawyn se devait de neutraliser au plus vite les imbéciles d’en face.

Sonné pour le compte, le sergent ne bougeait plus. Mais le premier idiot se relevait déjà. D’un coup de pied, Gawyn lui arracha sa hallebarde, puis il lui décocha à la tête un autre coup de pied qui le mit hors d’état de nuire.

Dans le dos de Gawyn, Défi hennissait et raclait le sol avec un sabot. Très bien dressé, le destrier savait reconnaître un combat, mais il était capable de se contrôler. Quand ses rênes pendaient et touchaient le sol, il savait devoir se tenir tranquille.

Gawyn essuya sa lame sur sa jambe de pantalon, puis il la rengaina. Après avoir flatté les naseaux de Défi, il reprit les rênes en main.

Dans le camp des civils, plusieurs curieux détalèrent soudain. Sortant du poste de commandement, des soldats approchaient, une flèche encochée dans leur arc.

Ce n’était pas bon, ça… Décrochant son fourreau de sa ceinture, Gawyn le jeta au sol, devant les nouveaux venus.

— Je suis sans armes, dit-il assez fort pour couvrir les gémissements des blessés. Et aucun de vos amis ne mourra aujourd’hui. Allez dire à votre général qu’un seul escrimeur a écrabouillé quatre de ses soldats en un clin d’œil. Il sera d’accord pour me parler.

Un des hommes approcha prudemment et ramassa l’épée de Gawyn. Un deuxième ordonna à une estafette d’aller porter le message.

Les autres soldats continuèrent àmenacer l’intrus. Sur le sol, un des hallebardiers s’agitait de nouveau. Préférant prévenir plutôt que guérir, Gawyn fit avancer un peu Défi, afin de pouvoir se réfugier derrière lui le cas échéant. Il détestait agir ainsi, mais le cheval avait plus de chances que lui de survivre à une volée de flèches.

Quelques soldats osèrent approcher pour aider leurs camarades mal en point. Revenu à lui, le sergent s’assit sur le sol en éructant des injures.

Gawyn évita de faire le moindre geste qui aurait pu passer pour une menace.

En découdre avec ces crétins avait peut-être été une erreur, mais il n’avait plus de temps à perdre. Qui pouvait dire si Egwene était encore en vie ? Quand une tête de lard comme le sergent tentait d’affirmer son autorité, il n’y avait que deux solutions. Passer par la voie hiérarchique, en convainquant chaque sous-fifre qu’on était important – ou semer la pagaille pour attirer l’attention. La seconde option était plus rapide, et dans ce camp, il y avait assez d’Aes Sedai pour guérir quatre soldats amochés.

Enfin, quelques hommes sortirent du poste de commandement. En uniforme impeccable, ils ne semblaient pas commodes. Un costaud aux tempes grises et au menton carré ouvrait la marche. Reconnaissant Gareth Bryne, Gawyn sourit d’aise. Son pari avait payé.

Le général jeta un coup d’œil à Gawyn, puis il passa en revue ses éclopés. Enfin, il secoua la tête.

— Levez-vous, ordonna-t-il aux quatre balourds. Sergent Cords ?

L’homme se releva péniblement.

— Oui, seigneur ?

Bryne regarda de nouveau Gawyn.

— La prochaine fois qu’un homme se présentera, affirmant qu’il est un noble désireux de me parler, envoie chercher un officier. Sur-le-champ ! Je me fiche que le type ait une barbe de deux mois et pue la bière. C’est compris ?

— Oui, seigneur, fit Cords, qui n’en menait pas large.

— Accompagne tes gars à l’infirmerie, sergent. Toi, le visiteur, viens avec moi.

Gawyn serra les dents. Gareth Bryne ne s’était plus adressé à lui ainsi depuis qu’il avait commencé à se raser. Mais bon, il ne pouvait pas espérer que le général serait content de le voir.

La palissade franchie, Gawyn repéra un gamin qui devait être une estafette ou un garçon d’écurie. Il lui confia Défi, en spécifiant qu’il devait en prendre grand soin.

Après avoir récupéré son épée, le fils de Morgase pressa le pas pour rattraper son ancien instructeur.

— Gareth, dit-il, je…

— Pas un mot, jeune homme. Je n’ai pas encore décidé ce que je vais faire de toi.

Gawyn en resta bouche bée. Quel outrage, quand même ! Frère de la reine légitime d’Andor, il serait bientôt le Premier Prince de l’Épée si Elayne obtenait son dû. Bryne aurait pu se montrer déférent…

Mais ce gaillard pouvait être aussi entêté qu’un sanglier. Du coup, Gawyn tint sa langue.

Quand ils eurent atteint une grande tente au toit pointu gardée par deux hommes, Bryne y entra et son « invité » le suivit. À l’intérieur, tout était propre et bien rangé, comme on pouvait s’y attendre. Sur le bureau, des cartes et d’autres documents s’entassaient. Dans un coin, deux paillasses étaient soigneusement enroulées, les couvertures pliées au carré. Pour les petites choses quotidiennes, Bryne se reposait sur une personne très méticuleuse.

Se retournant, le général croisa les mains dans son dos.

— Bien, dis-moi ce que tu viens faire ici.

Gawyn se redressa de toute sa hauteur.

— Général, je crois que tu te trompes. Je ne suis plus ton élève.

— Je sais… Le garçon que j’ai formé n’aurait pas monté une scène ridicule pour attirer mon attention.

— Le sergent était agressif, et je n’avais aucune envie de me laisser marcher sur les pieds. J’ai fait ce qui m’a semblé judicieux.

— Judicieux pour quoi ? M’offenser ?

— J’ai peut-être été excessif, mais j’ai une mission importante à accomplir. Tu dois m’écouter.

— Et si je refuse ? Si je fais éjecter de mon camp un prince bien trop fier et complètement inconscient ?

Gawyn se rembrunit.

— Attention, Gareth… Depuis notre dernière rencontre, j’ai appris beaucoup de choses. Tu risques de découvrir que ton épée ne domine plus autant la mienne…

— Je n’ai aucun doute là-dessus. Voyons, mon garçon, tu as toujours été doué. Mais crois-tu que tes talents d’escrimeur donnent plus de poids à tes paroles ? Vais-je écouter parce que, sinon, tu me tueras ? Je t’ai mieux formé que ça, je crois…

Pendant leur séparation, Bryne avait un peu vieilli. Mais l’âge ne l’écrasait pas, reposant au contraire confortablement sur ses épaules. Des tempes grisonnantes, d’accord, plus de rides autour des yeux, mais un homme toujours assez fin et musclé pour paraître des années plus jeune. Face à lui, on avait le sentiment de contempler un guerrier dans la force de l’âge.

Gawyn soutint le regard de son ancien mentor en luttant pour contenir sa colère. Bryne ne broncha pas, serein comme un général devait l’être.

Et comme un prince aurait dû l’être.

Gawyn détourna le regard. Soudain, la réalité le rattrapa.

— Lumière…, soupira-t-il, soudain très las. Je suis désolé, Gareth. Tu as raison, je me suis comporté comme un idiot.

— Content de te l’entendre dire. Je ne te reconnaissais plus, mon garçon.

Gawyn soupira et se passa une main sur le front, rêvant d’une boisson fraîche. Sa colère volatilisée, il tenait à peine debout.

— Je sors d’une année difficile, et j’ai chevauché comme un fou pour venir ici. En un sens, je suis au bout du rouleau.

— Tu n’es pas le seul, petit.

Bryne prit une grande inspiration, puis il approcha d’un guéridon et remplit un gobelet qu’il tendit à Gawyn.

De l’infusion tiède… Tant pis, le jeune homme but quand même.

— Ce sont des temps où les hommes se révèlent, dit Bryne en se servant aussi.

Il prit une gorgée et fit la grimace.

— Un problème ? s’inquiéta Gawyn.

— Non, c’est juste que j’abomine ce truc.

— Pourquoi en boire, alors ?

— C’est censé me faire du bien, maugréa Bryne.

Avant que Gawyn ait pu l’interroger, il enchaîna :

— Alors, vas-tu me dire pourquoi tu t’es battu comme un chiffonnier pour entrer dans mon poste de commandement ? Ou dois-je te faire mettre au pilori ?

— Gareth, c’est Egwene… Elle est prisonnière.

— Des Aes Sedai de la Tour Blanche ?

Gawyn acquiesça.

— Je le sais.

Bryne prit une autre gorgée et fit encore la grimace.

— Nous devons agir. Je suis venu te demander de l’aide. Pour une expédition de secours.

— Rien que ça ? Et comment comptes-tu entrer dans la Tour Blanche ? Même les Aiels ne pourraient pas prendre cette ville.

— Parce qu’ils n’ont pas envie d’essayer… Mais je me fiche de la ville. Je veux y infiltrer quelques hommes, pour en exfiltrer une personne. Aucune muraille n’est infranchissable. Je trouverai un moyen.

Bryne posa son gobelet. Puis, visage buriné de marbre, il regarda Gawyn.

— D’accord, mon garçon. Mais comment convaincras-tu Egwene de venir avec toi ?

— La convaincre ? Elle sera ravie. Pourquoi en serait-il autrement ?

— Parce qu’elle nous a interdit de lui porter secours. (Bryne croisa de nouveau les mains dans son dos.) En tout cas, c’est ce que j’ai cru comprendre. Les Aes Sedai m’informent un minimum. On pourrait espérer qu’elles se montrent plus volubiles avec l’homme dont dépend l’issue de ce siège. Quoi qu’il en soit, la Chaire d’Amyrlin parvient à communiquer avec elles, et ses ordres sont clairs.

Pardon ? Mais c’était grotesque ! Les Aes Sedai racontaient n’importe quoi, comme souvent.

— Bryne, elle est prisonnière. Les Aes Sedai dont j’ai surpris les propos disent qu’on la roue de coups tous les jours. Ces femmes finiront par l’exécuter.

— Ce n’est pas sûr… Elle est là-bas depuis des semaines, et les sœurs ne l’ont pas encore tuée.

— Elles le feront ! Tu le sais très bien. Pendant un moment, on exhibe un chef vaincu devant ses soldats, mais tôt ou tard, il faut leur montrer sa tête au bout d’une pique, pour qu’ils comprennent qu’il ne reviendra jamais. Tu sais que j’ai raison.

Bryne hocha la tête.

— Oui, peut-être… Mais je ne peux rien faire. Je suis paralysé par mes serments. Dans l’incapacité d’agir sauf si cette fille me l’ordonne.

— Tu la laisserais mourir ?

— S’il le faut pour être fidèle à ma parole, la réponse est « oui ».

S’il en était ainsi… Eh bien, Gawyn risquait plus d’entendre une Aes Sedai mentir que de voir Gareth Bryne renier sa parole. Mais pour Egwene, il devait y avoir quelque chose à faire.

— J’essaierai de t’obtenir une audience avec quelques-unes de « mes » Aes Sedai, mon garçon. Elles pourront peut-être t’aider. Si tu les convaincs qu’une intervention s’impose, et que leur dirigeante l’acceptera, ça fera peut-être bouger les choses.

— Merci, fit Gawyn, sincère.

Au moins, c’était un début.

Bryne eut un vague geste.

— Cela dit, je devrais te faire mettre au pilori pour avoir salement amoché trois de mes hommes.

— Demande à une Aes Sedai de les guérir. D’après ce que j’ai entendu dire, tu as un grand nombre de sœurs sur les bras.

— Oui, mais elles acceptent rarement d’intervenir, sauf si la vie du soldat est en jeu. L’autre jour, un de mes gars a fait une mauvaise chute de cheval. Tu sais ce qu’on m’a répondu ? Le guérir l’encouragerait à être encore plus imprudent. « La douleur est riche d’enseignement. La prochaine fois, en chevauchant, il évitera de chambrer ses amis. »

— Mais pour ces trois-là, dit Gawyn, les sœurs feront peut-être une exception. Après tout, c’est un ennemi qui les a blessés.

— Nous verrons bien. Les sœurs rendent rarement visite aux soldats. Elles sont très occupées, comme il se doit…

— Il y en a une dans le camp des civils, fit Gawyn en regardant par-dessus son épaule.

— Une jeune aux cheveux noirs et au visage normal ?

— Non, une vraie Aes Sedai. Je le sais à cause de son visage, justement. Un peu enrobée, avec des cheveux clairs.

— Une sœur en quête de Champion, sans doute. Elles font souvent ça.

— J’en doute fort… Elle se cachait parmi des lavandières.

À bien y réfléchir, il avait pu s’agir d’une espionne de la Tour Blanche.

Bryne se rembrunit. Sans doute parce que la même idée venait de lui traverser la tête.

— Montre-la-moi, dit-il.

Il gagna la sortie, écarta le rabat et s’en fut, Gawyn sur les talons.

— Tu ne m’as toujours pas expliqué ce que tu fiches ici, petit, dit Bryne tandis qu’ils traversaient le poste de commandement parfaitement organisé.

Comme de juste, chaque soldat qu’ils croisèrent salua le général et fit mine de ne pas avoir vu son visiteur.

— Je te l’ai déjà dit, répliqua Gawyn, la main négligemment posée sur le pommeau de son épée. Je cherche un moyen de tirer Egwene de ce guêpier.

— Je ne parlais pas spécifiquement de mon camp… Que fais-tu dans ce secteur ? Pourquoi n’es-tu pas à Caemlyn, pour aider ta sœur ?

— Tu as des nouvelles d’Elayne ? s’exclama Gawyn.

Pourquoi n’avait-il pas posé la question plus tôt ? Vraiment, il était épuisé.

— J’ai entendu dire qu’elle a séjourné dans ton camp. Donc, elle est de retour à Caemlyn ? En sécurité ?

— Elle nous a quittés il y a assez longtemps. Mais elle s’en sort bien, dirait-on. Tu n’es pas au courant ?

— De quoi ?

— Eh bien, les rumeurs ne sont pas fiables, mais… Les Aes Sedai qui ont Voyagé jusqu’à Caemlyn sont formelles. Ta sœur a gagné le Trône du Lion. On dirait qu’elle a réglé la majorité des problèmes que votre mère lui a laissés.

La Lumière en soit louée ! pensa Gawyn en fermant les yeux.

Elayne était vivante et assise sur le trône. Quand il rouvrit les yeux, le fils de Morgase trouva la lumière du jour plus radieuse.

Il continua à avancer, Bryne à ses côtés.

— Donc, tu ne savais rien… Où as-tu passé les derniers mois, petit ? Tu es le Premier Prince de l’Épée, désormais. Du moins, tu le seras dès ton retour à Caemlyn. Ta place est auprès de ta sœur.

— Egwene d’abord !

— Tu as prêté serment, rappela Bryne. Devant moi. Aurais-tu oublié ?

— Non, mais si Elayne est couronnée, elle ne risque rien pour le moment. Je sauverai Egwene, puis je l’emmènerai à Caemlyn, où je pourrai veiller sur elle. Veiller sur les deux, en fait…

— Je donnerais cher pour te voir « veiller » sur ces filles-là, mon gars. Cela dit, où étais-tu pendant qu’Elayne luttait pour conquérir le trône ? Que faisais-tu de si important ?

— J’ai été… entraîné dans une spirale.

— Une spirale ? Tu étais à la Tour Blanche quand tout ça… ?

Bryne se tut abruptement et les deux hommes marchèrent en silence pendant un moment.

— Où as-tu entendu parler de la captivité d’Egwene ? demanda Bryne. Comment as-tu su qu’elle reçoit des coups ?

Gawyn ne répondit pas.

— Par le fichu sang et les maudites cendres ! jura Bryne, ce qu’il s’autorisait rarement. Je savais bien que l’homme qui dirigeait ces raids était trop bien informé. Dire que je cherchais un espion parmi mes officiers !

— Ce n’est plus important, maintenant…

— Parle pour toi. Tu as tué mes hommes et lancé des attaques contre moi.

— Non, contre les renégates, rectifia Gawyn. Tu peux m’en vouloir d’être entré de force dans ton camp. Mais crois-tu que je culpabiliserai parce que j’ai aidé la Tour Blanche à résister aux forces qui l’assiègent ?

Bryne ne répondit pas tout de suite.

— Très bien, dit-il enfin. Mais ça fait de toi un chef ennemi.

— Plus maintenant. J’ai abandonné mon commandement.

— Mais…

— J’ai aidé vos ennemies, coupa Gawyn. Aujourd’hui, c’est terminé. Rien de ce que j’ai vu ne leur sera rapporté. Je le jure sur la Lumière !

Pour répondre, Bryne attendit qu’ils aient presque atteint la palissade.

— D’accord, dit-il. Je veux bien croire que tu n’as pas changé au point de renier ta parole.

— C’est un engagement sacré, marmonna Gawyn. Comment peux-tu me soupçonner de vouloir le violer ?

— Ces derniers temps, j’ai été témoin de reniements qui te laisseraient sans voix. Mais je viens de dire que je te crois, petit. Et c’est vrai. Cela posé, je ne sais toujours pas pourquoi tu n’es pas retourné à Caemlyn.

— Egwene était avec les Aes Sedai… Elayne aussi, pour ce que j’en savais. Tar Valon semblait être le bon endroit où se trouver, même si je n’étais pas sûr d’apprécier la domination d’Elaida.

— Et que représente Egwene pour toi ?

— Je n’en sais rien… Et j’aimerais le découvrir.

Bizarrement, Bryne eut un petit rire.

— Je vois… Et je comprends. Bien, allons voir cette Aes Sedai que tu crois avoir repérée.

— Je l’ai repérée, affirma Gawyn en saluant les nouveaux gardes affectés à la porte.

Ces types aussi saluèrent leur général et regardèrent le prince comme s’il était un serpent venimeux. Une saine réaction, au fond.

— Concernant la sœur, nous serons fixés bientôt, dit Bryne. Pour le reste, quand je t’aurai obtenu une audience avec les dirigeantes des sœurs, je veux ta parole que tu partiras pour Caemlyn. Egwene, nous nous en chargerons. Tu dois aider Elayne. Ta place est à Andor.

— Je pourrais dire la même chose de toi…

Gawyn balaya du regard le camp des civils. Où était donc cette femme ?

— Tu pourrais le dire, mais ce serait faux. Ta mère a tout fait pour qu’il en soit ainsi.

Gawyn regarda le général.

— Que me racontes-tu là ?

— Elle m’a mis au rebut, Gawyn. Exilé et menacé de mort si je me remontrais.

— C’est impossible !

— J’ai eu la même réaction. Mais c’était vrai, hélas. Ce qu’elle m’a dit… C’était blessant, petit. Très blessant, même.

Bryne n’en révéla pas plus, mais venant de lui ça valait bien des longs discours. Depuis qu’il le connaissait, Gawyn ne l’avait jamais entendu se plaindre de son statut ou de ses ordres. Avec Morgase, il avait été loyal – en faisant montre de la solidité dont tout dirigeant rêvait. En ce monde, il n’existait pas d’homme plus fidèle ni moins enclin à s’apitoyer sur lui-même.

— Ça devait faire partie d’un plan… Tu connais ma mère. Si elle t’a blessé, ce n’était pas sans raison.

Bryne secoua la tête.

— La seule raison, c’était son amour idiot pour ce bellâtre de Gaebril. Sa passion a failli provoquer la chute du royaume.

— Elle n’aurait jamais fait ça ! Gareth, tu es bien placé pour le savoir.

— Je l’étais, oui… Pourtant, c’est comme je te dis.

— Elle avait une autre motivation, insista Gawyn.

De nouveau, la colère bouillonnait en lui. Autour des deux hommes, des marchands ambulants les regardaient, mais conservaient leurs boniments pour eux. Sans doute parce qu’ils ne savaient pas comment aborder Bryne.

— Hélas, nous ne le saurons jamais, puisqu’elle est morte. Que cet al’Thor de malheur soit maudit ! Vivement le jour où je l’embrocherai !

Bryne chercha le regard de Gawyn.

— Petit, al’Thor a sauvé Andor. Autant qu’un homme puisse sauver quelque chose, du moins…

— Comment oses-tu dire ça ? Parler ainsi de ce monstre qui a tué ma mère !

— Je ne suis pas sûr d’adhérer à cette théorie, avoua en Bryne en se massant le menton. Mais si j’y adhère, fiston, alors, il a rendu service au royaume. Tu n’imagines pas comment c’était, vers la fin.

— Je n’en crois pas mes oreilles, souffla Gawyn, la main volant vers son épée. Bryne, je refuse de t’entendre salir ainsi ma mère. Et ce ne sont pas des paroles en l’air.

Bryne sonda le regard du prince.

Des yeux solides, comme s’ils étaient en granit.

— Je dis toujours la vérité, Gawyn. Peu importe qui prétend le contraire. Mon histoire est dure à entendre ? Eh bien, elle était encore plus dure à vivre. Se plaindre ne sert à rien, c’est vrai. Mais le fils de Morgase doit savoir. À la fin, elle s’est retournée contre Andor pour mieux se tenir aux côtés de Gaebril. Il fallait qu’elle soit renversée. Si al’Thor s’en est chargé à notre place, il faut l’en remercier.

Gawyn secoua la tête, enragé et perplexe. C’était bien Gareth Bryne qui parlait ?

— Ce ne sont pas les propos d’un amoureux éconduit, petit.

Le visage de marbre, Bryne parlait à voix basse tandis que les civils s’écartaient sur leur chemin.

— Je peux accepter qu’une femme cesse d’aimer un homme et s’entiche d’un autre. La femme Morgase, je lui pardonne. La reine, en revanche… Elle a offert le royaume à ce serpent. Ses alliés, elle les a fait rouer de coups et jeter en prison. Dans sa tête, quelque chose n’allait plus. Parfois, quand un bras s’infecte, il faut le couper pour sauver la vie de son propriétaire. Je suis ravi qu’Elayne ait réussi, et te dire tout ça m’a arraché le cœur. Petit, tu dois oublier ta haine pour al’Thor. Le problème, ce n’était pas lui, mais ta mère.

Gawyn ne desserra pas les dents.

Jamais, pensa-t-il. Je ne pardonnerai jamais à al’Thor ! Pas ce crime-là.

— Je sais ce que veut dire ce regard, fit Bryne. Une raison de plus pour te renvoyer à Andor. Là, tu verras… Si tu ne me crois pas, demande à ta sœur. Écoute ce qu’elle en dit.

Gawyn hocha sèchement la tête. Assez de ce sujet ! Devant lui, il reconnut l’endroit où il avait vu la femme. Observant la rangée de lavandières, il se faufila entre deux marchands qui vendaient des œufs devant des enclos débordant de poules.

— Par là, dit-il d’un ton peut-être un peu rude.

Il ne se retourna pas pour voir si Bryne le suivait.

Le général le rattrapa, l’air mécontent, mais il ne fit aucune remarque. Ensemble, les deux hommes se frayèrent un chemin dans une foule en vêtements marron ou gris, puis atteignirent la rangée de femmes agenouillées devant deux grandes cuves pleines d’eau savonneuse.

Tout au bout, des hommes assuraient l’alimentation en eau tandis que les lavandières décrassaient le linge dans une cuve et le rinçaient dans une autre. Pas étonnant qu’il y ait un petit lac sur le sol. Au moins, ici, ça sentait bon le savon et la propreté.

Les manches de leur robe remontées jusqu’au coude, les lavandières bavardaient gaiement en travaillant. Toutes portaient la jupe grise que Gawyn avait vue sur l’Aes Sedai. Une main sur le pommeau de son arme, il étudia les femmes – leur dos, en fait.

— Laquelle ? demanda Bryne.

— Un moment…, répondit Gawyn.

Il y avait des dizaines de femmes. Avait-il vraiment vu ce qu’il pensait ? Qu’aurait fait une Aes Sedai dans ce camp, pour commencer ? Une espionne ? Elaida n’aurait pas été assez stupide pour en envoyer une. Avec leur visage spécial, ces femmes se remarquaient tout de suite.

Si elles étaient si faciles à reconnaître, pourquoi avait-il tant de mal ?

Soudain, il la vit. La seule qui ne caquetait pas avec ses compagnes. Agenouillée, la tête baissée, son foulard jaune sur la tête, elle semblait si dévouée à son ouvrage qu’il avait failli ne pas la repérer. Mais ses formes rondelettes la trahissaient. Et il n’y avait pas d’autres foulards jaunes en vue.

Gawyn descendit la rangée de lavandières, certaines se relevant, les poings plaqués sur les hanches, pour déclarer sans fioritures que « les soldats, avec leurs grands pieds et leurs coudes pointus », devraient rester le plus loin possible d’honnêtes femmes en train de travailler.

Ignorant ces remarques acerbes, Gawyn s’arrêta derrière l’inconnue au foulard jaune.

C’est de la folie, pensa-t-il. Dans l’histoire, on n’a jamais entendu parler d’une Aes Sedai prête à se mettre dans une posture pareille.

Bryne vint se camper à côté de Gawyn, qui se pencha pour essayer de voir le visage de la femme. Celle-ci s’inclina davantage vers l’avant, frottant de plus en plus frénétiquement la chemise dont elle s’occupait.

— Femme, dit Gawyn, puis-je connaître ton visage ?

L’inconnue ne répondit pas. Gawyn regarda Bryne, qui hésita puis tendit une main et écarta le foulard jaune de la lavandière replète.

Des traits d’Aes Sedai, indubitablement.

Sans lever les yeux, la femme continua à travailler.

— J’avais prévu que ça ne fonctionnerait pas, dit une solide matrone en robe vert et marron, pas très loin de là.

Elle avança en se dandinant le long de la rangée de lavandières.

— « Ma dame, que je lui ai dit, fais comme tu voudras, je ne suis pas du genre à refuser quelqu’un comme toi. Mais un petit malin finira par te remarquer. »

— Tu diriges ces lavandières ? demanda Bryne.

L’imposante bonne femme hocha la tête, faisant onduler ses boucles rousses.

— C’est ça, général. (Elle se tourna vers l’Aes Sedai et se fendit d’une ombre de révérence.) Dame Tagren, je vous ai prévenue. Que la Lumière me brûle, c’est la stricte vérité ! Et je suis désolée…

Dame Tagren inclina la tête. Y avait-il vraiment des larmes sur ses joues ? Était-ce seulement possible ? Mais que se passait-il donc ici ?

— Ma dame, fit Bryne en s’agenouillant à côté de la sœur, es-tu une Aes Sedai ? Si la réponse est positive, ordonne-moi de partir et je le ferai sans hésiter.

Une bonne façon d’aborder le problème. Si elle était une sœur, la femme ne pourrait pas mentir.

— Je ne suis pas une Aes Sedai, répondit dame Tagren.

Le front plissé, Bryne consulta Gawyn du regard. Quelle conclusion tirer de cette réponse ? Une Aes Sedai étant interdite de mensonge, la réponse semblait évidente, mais ce visage…

— Je me nomme Shemerin, souffla la femme. J’étais une Aes Sedai, mais c’est terminé… (Elle baissa de nouveau la tête.) Par pitié, laissez-moi travailler dans la honte !

— Je le ferai, promit Bryne. (Il hésita un peu.) D’abord, tu devras parler aux sœurs de ce camp. Si je ne te conduis pas devant elles, ces femmes m’arracheront les oreilles.

Shemerin se releva en soupirant.

— Viens avec nous, dit Bryne à Gareth. Les sœurs voudront aussi te parler, j’en suis sûr. Autant régler tout ça très vite.


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