20 Sur une route défoncée

— Les femmes, déclara Mat alors qu’il chevauchait Pépin sur une route poussiéreuse et peu fréquentée, ressemblent beaucoup aux mules. (Il se rembrunit.) Minute ! Non, aux chèvres. Les femmes sont comme des chèvres, effectivement. Sauf que chacune d’entre elles croit être une jument – de course et primée, par-dessus le marché. Tu comprends ce que je veux dire, Talmanes ?

— C’est de la pure poésie, Mat, répondit le militaire en finissant de bourrer sa pipe.

Mat secoua ses rênes et Pépin continua à avancer placidement. De chaque côté de la route, de grands pins jaunes faisaient un écran à la colonne.

Ils avaient eu de la chance de trouver cette ancienne voie, très certainement antérieure à la Dislocation. Depuis, la végétation avait repris ses droits, faisant disparaître une bonne partie des pavés.

Entre les rochers, des jeunes pins, fils méritants de leurs géants de pères, luttaient pour pousser. Très accidentée, la voie était cependant assez large, une très bonne chose.

Mat avançait quand même en tête de sept mille hommes, tous montés. Depuis le départ de Tuon pour Ebou Dar, un peu moins d’une semaine plus tôt, les cavaliers progressaient à un rythme éprouvant.

— Raisonner avec une femme est impossible, développa Mat, le regard rivé devant lui. En fait, non, c’est comme s’asseoir pour disputer une partie de dés entre amis. Sauf que la dame refuse de respecter les règles du jeu. Un homme va tricher, bien sûr, mais il le fera honnêtement. Par exemple, il utilisera des dés pipés, pour que l’arnaque ne se remarque pas trop. Alors, s’il n’est pas assez malin pour voir le truc, le perdant mérite bien d’y laisser des plumes. Ça, c’est la vie, tout simplement.

» Une femme, en revanche… Elle s’assied à la table, souriante, comme si elle avait décidé de jouer. Mais quand vient son tour de lancer, elle sort de sa poche deux dés dont toutes les faces sont blanches. Pas le moindre point noir, mon vieux ! Son coup joué, elle regarde le « résultat » et déclare avoir gagné.

» Toi, tu te grattes la tête en regardant les dés. Puis tu lèves les yeux sur elle et les baisses de nouveau. « Il n’y a rien sur ces dés, finis-tu par dire.

— Comment ça, rien ? répond-elle. J’ai tiré un double “un”. »

» Tu n’en crois pas tes oreilles, mais tu hasardes : « Bizarre, c’est exactement ce qu’il te fallait pour gagner. »

Mat se fendit d’un gros soupir.

— En ramassant ta mise, la dame lance un « Quelle coïncidence ! » tonitruant. Toi, tu restes assis en essayant de comprendre ce qui vient d’arriver. Puis quelque chose te frappe. Un double « un », ça ne gagne pas quand tu viens de tirer un « six ». En réalité, elle avait besoin d’un double « deux ». Tout content, tu lui fais part de ta découverte. Et tu sais comment elle réagit ?

Ce fut autour de Talmanes de soupirer.

— Je n’en ai pas la moindre idée, avoua-t-il en tirant sur sa pipe.

— La chipie tend une main, frotte la face supérieure de ses deux dés et, sans même ciller, te répond : « Désolée, il y avait de la poussière… Tu vois bien que ce sont des “deux”, et pas des “un”. »

» Tu veux une confidence, Talmanes ? Elle croit dur comme fer à ce qu’elle dit. Dur comme fer, je te le garantis.

— Incroyable…, lâcha Talmanes.

— Attends, ce n’est pas encore fini.

— Franchement, je m’en doutais un peu, Mat…

— Elle ramasse les mises, comme ça, d’un grand geste conquérant (il balaya l’air d’une main, l’autre tenant la lance noire posée en travers de sa selle), et toutes les autres femmes présentes viennent la féliciter d’avoir lancé ce double « deux ». Et plus tu protestes, plus une foule de harpies se mêle de l’affaire.

» Abasourdi, tu écoutes une horde de femmes t’expliquer que c’est bien un double « deux », et que tu devrais cesser de te comporter comme un enfant. Toutes ces harpies, Talmanes, je te jure qu’elles voient les fichus « deux ». Même la bigote qui déteste ta femme depuis la naissance – parce que sa grand-mère a volé une recette de gâteau au miel à la sienne quand elles étaient encore filles à marier – se rangera dans le camp du « double “deux” ».

— Des créatures nocives, vraiment, convint Talmanes d’un ton égal.

Même quand tout l’y incitait, cet homme riait rarement.

— Quand elles en ont enfin terminé, reprit Mat, intarissable, tu te retrouves sans un rond et avec une liste de corvées longue comme le bras. Sans compter les recommandations sur ta façon de t’habiller. Le crâne douloureux, tu ne te lèves toujours pas. Et là, peut-être pour préserver ta santé mentale, tu commences à te demander si les dés n’affichaient pas un double « deux », après tout. Voilà ce que c’est, raisonner avec une femme. Crois-en un type qui sait de quoi il parle.

— Et qui en parle longuement, en plus…

— Tu ne te paierais pas ma tête, l’ami ?

— Moi ? Mat, tu sais que je n’oserais jamais…

— Dommage… (Le jeune flambeur coula un regard soupçonneux à son compagnon.) Rire un peu ne me ferait pas de mal. (Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.) Vanin, dans quel trou oublié du Ténébreux sommes-nous ?

Le voleur de chevaux repenti et bedonnant leva les yeux de la carte qu’il étudiait – grâce à un judicieux système de planche fixée à sa selle, il pouvait la consulter en chevauchant. Et il ne s’en privait pas depuis le lever du soleil.

À la base, Mat lui avait demandé de leur faire traverser le Murandy en toute discrétion. Pas de les perdre dans les montagnes pendant des mois.

— C’est le pic de l’Aveugleur, dit Vanin en pointant un index boudiné sur une montagne au sommet plat à peine visible entre les branches de pin. Enfin, je crois… Il peut aussi s’agir du mont Sardlen.

La colline raplapla ne ressemblait pas du tout à un mont. D’ailleurs, il n’y avait presque pas de neige sur son sommet. Cela dit, dans ce coin, les « montagnes » n’avaient rien d’impressionnant, surtout quand on les comparait aux montagnes de la Brume, à Deux-Rivières. Ici, au nord-est des monts Damona, on apercevait une succession de quasi-taupinières. Un terrain difficile, mais gérable quand on y était vraiment décidé.

Et Mat était rudement décidé !

Décidé à ne plus se faire coincer par les Seanchaniens et à ne plus être aperçu par quiconque n’était pas censé savoir qu’il traînait dans le coin. Jusque-là, la note du boucher s’était révélée salée. Il urgeait de sortir de ce maudit pays – un nœud coulant, oui !

Mat tira sur ses rênes pour se laisser rattraper par Vanin.

— Alors, c’est le pic ou le mont ? Si on allait demander à maître Roidelle ?

La carte appartenait au génie du repérage géographique. Sans lui, la colonne n’aurait jamais déniché cette route. Pourtant, Vanin insistait pour guider la colonne. Un cartographe, affirmait-il, n’avait rien à voir avec un éclaireur. Des soldats dignes de ce nom ne pouvaient pas se laisser mener par un vieux savant poussiéreux.

De fait, maître Roidelle n’avait aucune expérience pratique. Érudit et académicien, il pouvait gloser à l’infini sur une carte. Niveau sens de l’orientation, sur une route défoncée, avec un rideau d’arbres de chaque côté et des montagnes toutes pareilles, il était aussi mauvais que Vanin.

Mais ce n’était pas tout… Le voleur de chevaux semblait craindre le cartographe, comme s’il lorgnait son poste de guide de la Compagnie.

Mat n’aurait jamais cru que le gros Vanin était si fragile. Dans d’autres circonstances – par exemple, s’ils n’avaient pas passé leur temps à se perdre –, cette idée l’aurait sûrement amusé.

— Ce devrait être le mont Sardlen, maugréa Vanin. Oui, c’est ça ! Je l’aurais parié…

— Ce qui signifie ?

— Qu’on continue sur cette route, comme je te l’ai dit il y a une heure. Comment veux-tu faire traverser la forêt à une troupe pareille ? Donc, on reste où on est.

— Je demandais, c’est tout, fit Mat en tirant sur le bord de son chapeau pour se protéger les yeux du soleil. Un chef doit poser des questions de ce genre.

— Je pourrais partir en éclaireur, grogna Vanin, l’air furibard. (Il adorait paraître en rage.) Si c’est bien le mont Sardlen, il doit y avoir un gros village à une heure ou deux d’ici. De la prochaine butte, je devrais pouvoir le repérer…

— Pars devant, alors, capitula Mat.

Des éclaireurs ouvraient la voie, bien entendu, mais pas un n’arrivait à la cheville de Vanin. Malgré sa corpulence, ce bonhomme pouvait approcher assez d’un camp pour compter les poils de barbe des sentinelles. Et probablement être fichu de repartir avec leur rata.

Regardant de nouveau la carte, il secoua la tête.

— Maintenant que j’y pense, marmonna-t-il, c’est peut-être bien le mont Favlend…

Avant que Mat ait pu ouvrir la bouche, il s’éloigna au trot.

Résigné, Mat rattrapa Talmanes, qui secoua la tête.

Ce Cairhienien était un sacré type. Au début de leur association, Mat l’avait pris pour un pisse-froid incapable de s’amuser. Mais il avait changé d’idée. Talmanes n’était pas sinistre, simplement réservé. Mais parfois, ce noble très distingué s’autorisait un clin d’œil, comme s’il voulait manifester au monde qu’il ne le prenait pas au sérieux malgré sa mine austère et ses lèvres qui ne s’étiraient jamais.

Aujourd’hui, il portait une veste rouge brodée de fil d’or, et son front, rasé, était poudré à la mode du Cairhien. Le ridicule poussé à son comble, mais qui était Mat pour porter un jugement pareil ? Même si la mode lui passait très au-dessus de la tête, Talmanes restait un brave type et un officier loyal. De plus, il avait un goût très sûr en vins.

— Ne fais pas cette tête, Mat, dit-il en tirant sur sa pipe au fourneau cerclé d’or.

Où avait-il déniché cette bouffarde ? C’était la première fois que Mat la lui voyait.

— Tes hommes ont les poches et le ventre pleins, et ils viennent de remporter une grande victoire. Que peut demander de plus un soldat ?

— Nous avons enterré mille types, marmonna Mat. Ce n’est pas une victoire.

Dans sa tête, les souvenirs qui ne lui appartenaient pas lui soufflaient d’être fier. La bataille avait bien tourné. Mais ça n’effaçait pas les braves gars tombés sous son commandement.

— Des pertes, il y en a toujours, rappela Talmanes. Tu ne dois pas te laisser ronger par ça. C’est le métier !

— Justement ! Quand on ne se bat pas, il n’y a pas de pertes.

— Alors, pourquoi cherches-tu les champs de bataille avec une lanterne ?

— Faux, mon ami ! Je ferraille quand je ne peux pas l’éviter.

Par le sang et les fichues cendres, c’était la stricte vérité ! Pour qu’il se batte, il fallait qu’on l’y force. Mais pourquoi est-ce que ça arrivait tout le temps ?

— Si tu le dis, Mat… (Talmanes retira la pipe de sa bouche et pointa le tuyau sur son chef.) Mais quelque chose te travaille, et ce n’est pas d’avoir perdu des hommes.

Nobles de malheur ! Même ceux qui étaient à peu près buvables, comme Talmanes, pensaient toujours en savoir plus long que les autres.

Bien entendu, Mat était désormais un noble, lui aussi. Talmanes s’était fichu de lui pendant quelques jours, jusqu’à ce qu’il lui souffle dans les bronches. Les Cairhieniens faisaient toute une affaire de ces histoires de titres et de rangs.

Une fois les conséquences de son mariage avec Tuon assimilées, Mat avait éclaté d’un rire tragique. Et avec ça, ses gars pensaient qu’il avait de la chance ! Bon sang, un veinard aurait échappé à ce destin. Prince des Corbeaux de malheur ! Et d’abord, que voulait dire ce titre ?

Mais pour l’instant, il devait se soucier de ses hommes. Regardant par-dessus son épaule, il étudia les rangs de cavaliers, les arbalétriers montés avançant derrière eux. Des milliers d’hommes, toutes leurs bannières en berne. Sur cette route, il ne devait pas passer grand monde, mais au cas où, Mat ne voulait pas que les gens bavassent.

Les Seanchaniens le traquaient-ils ? Tuon et lui savaient tous les deux qu’ils n’étaient pas dans le même camp, et elle avait vu de quoi la Compagnie était capable.

Cette femme l’aimait-elle ? Eh bien, ils étaient mariés, mais les Seanchaniens ne voyaient pas les choses comme les gens normaux. Prisonnière de Mat, Tuon n’avait jamais esquissé un geste pour s’enfuir. Ça ne l’empêcherait pas de lancer des troupes contre lui, si elle estimait la démarche bonne pour l’Empire.

Oui, elle pouvait le faire poursuivre. Mais cette éventualité le perturbait beaucoup moins qu’une idée obsédante : la possibilité qu’elle n’ait pas atteint Ebou Dar vivante.

Quelqu’un avait mis une très forte prime sur la tête de Tuon. Ce félon, chef de l’armée récemment vaincue, pourrissait sous terre. Son corps, en tout cas… Mais avait-il comploté seul ? Et s’il y avait d’autres traîtres, Mat n’avait-il pas jeté Tuon entre leurs griffes ?

Ces questions le hantaient.

— Tu crois que j’ai eu raison de la laisser partir ? s’entendit-il demander à Talmanes.

Le Cairhienien haussa les épaules.

— Tu avais donné ta parole, Mat. Selon moi, le Seanchanien costaud aux yeux déterminés et à l’armure noire aurait très mal réagi si tu avais voulu la garder.

— Elle est peut-être toujours en danger…, souffla Mat comme s’il parlait tout seul. Je n’aurais pas dû la perdre de vue. Stupide femme !

Talmanes braqua de nouveau sa pipe sur le jeune flambeur.

— Mat, tu m’étonnes beaucoup. Tu parles comme un fichu mari, mon vieux !

Choqué, Mat cessa de regarder derrière lui.

— Pardon ? Que veux-tu dire ?

— Rien, Mat… Rien du tout. Mais ta façon de te languir d’elle me…

— Je ne me languis pas ! explosa le jeune flambeur.

Rageur, il tira sur son chapeau puis sur son foulard. Sur sa poitrine, le poids du médaillon le réconforta.

— Je m’inquiète, c’est tout. Elle en sait long sur la Compagnie, et elle pourrait le répéter aux mauvaises personnes.

Pas convaincu du tout, Talmanes tira sur sa pipe. Alors que les deux hommes chevauchaient en silence, Mat capta le bruissement des aiguilles de pin et, dans son dos, crut entendre des rires de femmes. Les Aes Sedai, qui progressaient pas très loin de lui ? Même si elles se détestaient souverainement, ces sœurs, en public, semblaient toujours s’entendre comme larronnes en foire. Mais comme il l’avait expliqué à Talmanes, ces dames cessaient de se sauter à la gorge dès qu’un homme se pointait, leur offrant une bien meilleure cible.

Avec les nuages qui dérivaient dans le ciel, Mat n’avait plus vu un vrai rayon de soleil depuis des jours. Même chose pour Tuon…

Dans son esprit, les deux choses semblaient liées. Y avait-il vraiment un lien ?

Pauvre crétin ! s’invectiva-t-il. Encore un effort et tu penseras comme elle, voyant un présage dans chaque brin d’herbe et un augure dès qu’un lapin traversera ta route ou qu’un cheval lâchera un vent.

Cette variante de voyance n’avait aucun sens. Pourtant, il devait l’avouer, Mat frissonnait chaque fois qu’il entendait un hibou ululer deux fois.

— As-tu jamais aimé une femme, mon ami ? demanda-t-il à Talmanes.

— Plusieurs, répondit le Cairhienien, la fumée de sa pipe flottant dans son sillage.

— En envisageant d’en épouser une ?

— Non, que la Lumière en soit louée ! (Talmanes sembla mesurer l’énormité de ce qu’il venait de dire… à un jeune marié.) C’est juste parce que l’occasion ne s’est pas présentée, Mat… Pour toi, je suis sûr que ce sera un succès.

Mat se rembrunit. Quand Tuon avait finalement choisi d’officialiser leur union, n’aurait-elle pas pu attendre qu’ils soient seuls ?

Non, elle avait prononcé trois fois la même phrase devant tout le monde, y compris les Aes Sedai. En d’autres termes, Mat était fichu ! Pour garder un secret, il n’y avait pas mieux que les sœurs, sauf quand la divulgation dudit secret pouvait embarrasser Matrim Cauthon ou lui nuire. Dans ce cas, la nouvelle circulait dans le camp en une journée – et se répandait aussi dans les trois villages environnants, s’il y en avait autant. À l’autre bout du monde, la mère de Mat devait déjà être informée de ses épousailles.

— Je ne renoncerai ni au jeu ni à la boisson, annonça Mat.

— Comme tu l’as déjà dit trois ou quatre fois, confirma Talmanes. Si j’entre sous ta tente en pleine nuit, tu crois que je t’entendrai marmonner dans ton sommeil : « Je continuerai à jouer et à boire, pour sûr que oui. À flamber comme un fou ! Où est ma maudite chope ? Quelqu’un veut me la jouer aux dés ? »

Une tirade débitée d’un ton égal et sans un sourire – sauf dans les yeux du militaire, quand on savait regarder.

— Je tiens à ce que tout le monde le sache, rappela Mat. Personne ne doit penser que je me ramollis parce que… Bon, tu vois ce que je veux dire.

Talmanes eut un regard consolant pour son chef.

— Tu ne deviendras pas une chiffe molle parce que tu as une épouse, mon vieux. Certains des grands capitaines ne sont-ils pas mariés ? Davram Bashere, c’est sûr. Rodel Ituralde aussi. Non, ça ne fera pas de toi une mauviette.

Mat acquiesça vivement. Au moins, c’était clair.

— En revanche, tu pourrais devenir un vrai éteignoir…

— Compris, fit Mat. Au prochain village, nous irons jouer aux dés, tous les deux.

Le Cairhienien fit la grimace.

— Avec le genre de retour sur investissement minable qu’on trouve dans ces bourgs de montagne ? Par pitié, Mat ! Encore un effort, et tu voudras que je boive de la bière.

— Plus de joute verbale, fit Mat.

Dans son dos, il venait d’entendre des voix familières.

Les oreilles décollées, le petit Olver, d’une laideur incroyable, chevauchait Bourrasque et bavardait avec Noal, perché sur un hongre famélique. Hochant la tête, le vieil homme noueux semblait apprécier les propos d’Olver. L’air étonnamment solennel, le gamin devait développer une de ses nombreuses théories sur la meilleure façon de s’introduire dans la tour de Ghenjei.

— Tiens, voilà Vanin qui revient, annonça Talmanes.

Mat regarda de nouveau devant lui. Sur un cheval, Vanin faisait penser à un énorme melon chahuté par une balance. Pourtant, il n’y avait pas meilleur cavalier.

— C’est bien le mont Sardlen, annonça-t-il en s’essuyant le front d’un revers de la main. Le village est juste devant nous. Sur la carte, il se nomme Hinderstap. Je dois reconnaître que maître Roidelle est un as.

Mat soupira de soulagement. Avec un peu de chance, ils seraient sortis de ces montagnes avant le début de l’Ultime Bataille.

— Parfait, dit-il. On peut…

— Un village ? demanda une voix féminine cassante.

Accablé, Mat se retourna pour voir trois cavalières remonter la colonne. À contrecœur, Talmanes leva une main afin de demander une pause.

Tandis que les sœurs fondaient sur lui, Vanin parut se ratatiner sur sa selle. À croire qu’il aurait préféré être surpris en train de voler des chevaux – un aller simple pour l’exécution, pourtant – que subir les questions des Aes Sedai.

Joline menait la meute. Naguère, Mat aurait pu la qualifier de « jolie », avec sa mince silhouette et ses grands yeux marron. Mais son visage sans âge faisait sonner une alarme dans sa tête, désormais. Du coup, il n’aurait même plus osé penser que cette sœur verte était séduisante.

Se laisser aller à voir une Aes Sedai sous cet angle, c’était une recette infaillible pour se retrouver en train de sauter comme un cabri sous ses ordres. Et Joline, lourdement, avait manifesté son envie de prendre Mat pour Champion.

Lui en voulait-elle toujours pour une fameuse fessée ? Avec le Pouvoir, elle ne pouvait pas se venger, même s’il n’y avait pas eu le médaillon. Après tout, sauf dans des circonstances très spéciales, les sœurs n’avaient pas le droit de recourir au saidar pour tuer quelqu’un. Mais le jeune flambeur n’était pas dupe. Les Serments de ces femmes ne leur interdisaient pas d’utiliser un bon vieux couteau.

Les deux complices de Joline étaient Edesina, de l’Ajah Jaune, et Teslyn, qui appartenait au Rouge. Si Edesina se révélait plutôt agréable à regarder – n’était son visage sans âge –, Teslyn était à peu près aussi appétissante qu’une branche morte. Le visage osseux, cette Illianienne toute ratatinée faisait penser à une vieille chatte abandonnée depuis très longtemps. Mais elle semblait avoir une tête bien faite sur les épaules, d’après ce que Mat avait pu voir, et il lui arrivait de le traiter avec une once de respect. Du respect, chez une sœur rouge… Qui aurait cru ça possible ?

Cela dit, aux regards que les trois sœurs jetèrent à Mat, nul n’aurait deviné qu’elles lui devaient la vie. Typique de la gent féminine, ça ! Sauver la peau d’une dame, ça exposait à l’entendre dire qu’elle était sur le point de s’en tirer seule. Au temps pour la gratitude ! Quand on ne se faisait pas enguirlander pour avoir saboté ses plans.

Pourquoi repiquait-il toujours au truc ? Un de ces jours, enfin devenu malin, il laisserait les prochaines candidates fondre en sanglots sous leurs chaînes.

— Que se passe-t-il ? demanda Joline à Vanin. Tu sais enfin où nous sommes ?

— Et comment que je le sais !

Sur ces bonnes paroles, sans la moindre honte, il se grattouilla le menton. Un type bien, ce Vanin, se répéta Mat. Tous les gens, il les traitait de la même façon, Aes Sedai comprises.

Joline le regarda dans les yeux, le toisant comme une gargouille perchée sur le toit du manoir d’un noble.

Le voleur de chevaux repenti se recroquevilla sur lui-même, blêmit puis baissa les yeux, honteux.

— Je voulais dire : oui, je le sais, Joline Sedai.

Le sourire de Mat s’évanouit.

Que la Lumière te brûle, Vanin !

— C’est très bien, ça, dit Joline. Et il y a un village devant nous, ai-je cru entendre ? Est-ce à dire que nous allons enfin trouver une auberge décente ? Je ne cracherais pas sur autre chose que l’infâme rata des cuisiniers de maître Cauthon.

— Minute, dit Mat, ce n’est pas…

— À quelle distance sommes-nous de Caemlyn, maître Cauthon ? demanda Teslyn.

Comme toujours, elle faisait de son mieux pour ignorer Joline. Ces derniers temps, cependant, toutes les deux semblaient prêtes à s’arracher le cœur – en toute cordialité et toute sérénité, bien entendu. Entre elles, les Aes Sedai ne se mangeaient pas le nez. Un jour, Mat avait eu droit à un sermon pour avoir qualifié de « prise de bec » ce qu’elles nommaient un « débat ». Doté de plusieurs sœurs, le jeune flambeur savait pourtant très bien ce qu’était une prise de bec.

— Que m’as-tu dit un peu plus tôt, Vanin ? Il reste encore deux cents lieues jusqu’à Caemlyn ?

Vanin confirma du chef.

Le plan consistait à gagner d’abord Caemlyn, où Mat devait rencontrer Estean et Daerid afin de glaner des informations vitales et des vivres. Après, il pourrait tenir la promesse faite à Thom. Mais pour l’heure, la tour de Ghenjei devrait attendre quelques semaines de plus.

— Deux cents lieues…, répéta Teslyn. Quand arriverons-nous ?

— Eh bien, ça dépend, fit Vanin. Sur un terrain familier, avec un cheval de rechange et en voyageant seul, il me faudrait un peu plus de dix jours… Une entière colonne, à travers ces collines et sur une route défoncée ? Je dirais le double, voire plus.

Joline chercha le regard de Mat.

— Pas question de laisser la Compagnie en arrière. Ce n’est pas une option, Joline.

La sœur détourna la tête, l’air mécontente.

— Mais si tu veux partir devant, libre à toi, ajouta Mat. Ça vaut pour toutes les trois. Les Aes Sedai ne sont pas mes prisonnières, donc elles peuvent s’en aller quand elles veulent, à condition de se diriger vers le nord. Si vous rebroussiez chemin, les Seanchaniens vous captureraient.

Quel effet ça ferait de voyager de nouveau avec la Compagnie, sans une sœur en vue ? Si seulement…

Teslyn sembla perplexe. Joline la regarda, mais sa collègue rouge ne livra aucun indice sur ses intentions. Edesina, elle, hésita un peu, puis elle hocha la tête à l’adresse de Joline. Elle était partante.

— Très bien, dit enfin Joline, dédaigneuse. Être loin d’un rustre comme toi sera un bonheur, Cauthon. Fournis-nous vingt-quatre montures, et nous partirons.

— Vingt-quatre ? répéta Mat.

— C’est ça, oui. Ton guide vient de dire qu’il lui faudrait deux chevaux pour couvrir la distance en un temps raisonnable. L’idée est de passer d’une bête à l’autre, je suppose. Afin de les ménager.

— Si je sais compter, dit Mat, la moutarde lui montant au nez, vous êtes deux. Donc, il vous faudrait quatre chevaux. Le calcul devrait être à ta portée, Joline.

Plus doucement, il ajouta :

— Enfin, peut-être…

Joline écarquilla les yeux et Edesina en resta bouche bée. L’air déçue, Teslyn foudroya le jeune flambeur du regard. Sa pipe en main, Talmanes attendit paisiblement la suite.

— Ton médaillon te rend très impudent, Mat Cauthon, siffla Joline.

— C’est ma bouche qui me rend impudent, Joline. (Mat tapota la tête de renard, sous sa chemise.) Le médaillon, lui, m’incite à être sincère. Je suppose que tu m’expliqueras pourquoi il vous faut vingt-quatre montures alors que j’en ai à peine assez pour mes hommes ?

— Deux pour Edesina, deux pour moi et quatre pour mes Champions. Plus quatre pour les anciennes sul’dam. Tu ne crois quand même pas que je vais les laisser en arrière, pour que tes sacrés bonshommes les corrompent ?

— Deux Champions plus deux sul’dam – moi, j’arrive à douze chevaux.

— Plus deux pour Setalle. Je parie qu’elle partira avec nous.

— Quatorze.

— Deux de plus pour Teslyn. Même si elle n’a rien dit pour le moment, elle sera du voyage. Seize. Pour nos affaires, il nous faudra quatre chevaux de bât. Vingt. Et quatre de rechange pour ne pas les épuiser. Vingt-quatre.

— Et tu les nourriras comment ? Si tu veux chevaucher si vite, tes montures n’auront pas le temps de brouter. Et que brouteraient-elles, pour commencer ?

Un gros problème, ça. L’herbe printanière se faisait attendre. Dans les prairies qu’ils traversaient, à part un tapis de feuilles mortes, il n’y avait pas l’ombre d’un végétal comestible. Les équidés pouvaient survivre avec des feuilles mortes, bien entendu – et même de l’herbe desséchée de l’an passé –, mais les cerfs et les autres ruminants ne les avaient pas attendus pour dévorer presque tout.

Si la terre ne se décidait pas à être féconde… Eh bien, l’été serait très difficile. Un obstacle de plus…

— Il faudra que tu nous donnes de l’avoine, dit Joline, et de l’argent pour les auberges.

— Et qui s’occupera de ces chevaux ? Vous vous chargerez de les brosser chaque soir, de vérifier leurs sabots et leur donner la bonne ration d’avoine ?

— Eh bien, il faudra que quelques-uns de tes soldats nous accompagnent…, fit Joline, de plus en plus maussade. Un mal nécessaire.

— Ce que je souhaite à mes gars, riposta Mat, c’est d’être là où on les aime bien, pas là où ils sont un mal nécessaire. Tu n’en auras pas un seul. Et je ne te donnerai pas un sou.

» Si vous voulez partir, ce sera avec un cheval par personne et une seule bête de bât. En guise de dotation, vous aurez de l’avoine – parce que j’aime les équidés.

— Avec une seule monture, nous n’irons pas plus vite que la colonne, protesta Joline.

— Ce qu’il fallait démontrer, lâcha Mat, taquin. (Il se détourna de la sœur.) Vanin, file dire à Mandevwin de faire passer le mot. Nous camperons bientôt. Je sais qu’il est encore tôt, mais je veux être assez loin de ce village pour qu’il n’y ait aucun risque. Et assez près pour qu’un petit groupe puisse aller tâter la température du coin…

— Pigé, lâcha Vanin sans l’ombre du respect qu’il avait manifesté à la fichue Aes Sedai.


Il fit volter son cheval et commença à descendre la colonne.

— Vanin, l’appela Mat, fais bien comprendre à Mandevwin ce que signifie « petit groupe ». À savoir quelques hommes commandés par Talmanes et par moi-même. Je ne veux pas que sept mille types en quête de divertissement déboulent dans ce village. Mais j’y achèterai un chariot, et je leur ferai envoyer toute la bière disponible.

» Dans le camp, les ordres devront être stricts. Pas de petits malins qui « font le mur » pour aller découvrir le village. Compris ?

Vanin acquiesça, l’air de l’avoir mauvaise. Informer les hommes qu’ils n’auraient pas de permission n’était jamais agréable.

Mat se tourna vers les Aes Sedai.

— Alors, vous acceptez mon offre généreuse ?

Joline haussa les épaules, puis elle entreprit de redescendre la colonne – à l’évidence, il n’était pas question qu’elle parte seule.

Quel dommage ! Rien que d’y penser, Mat en aurait souri béatement jusqu’à Caemlyn.

La sœur aurait quand même pu tenter le coup. En moins de trois jours, elle aurait sans doute trouvé un crétin, dans l’un ou l’autre bourg, prêt à lui céder son cheval, histoire qu’elle puisse alterner entre ses montures.

Edesina aussi s’éloigna. Après avoir jeté un étrange regard à Mat, Teslyn la suivit. Elle semblait toujours déçue par le comportement du jeune flambeur.

Mat cessa de la regarder et se tança intérieurement. Qu’avait-il à faire de ce qu’elle pensait de lui ?

— Tu m’as sacrément étonné, Mat, dit soudain Talmanes.

— Pourquoi ? Les restrictions visant nos gars ? Ce sont de braves types, mais je n’ai jamais connu de soldats qui ne se fichent pas dans la mouise dans les endroits où on peut trouver de l’alcool.

— Je ne parlais pas de ça… (Talmanes tapota sa pipe contre son étrier, puis il la secoua pour la vider.) J’évoquais ta façon de traiter les Aes Sedai. On aurait pu être enfin tranquilles, mon vieux ! Vingt-quatre chevaux et quelques pièces, ce n’est rien pour être débarrassés de ces fichues bonnes femmes.

— Je déteste qu’on me force la main, Talmanes. (Mat fit signe à la Compagnie de se remettre à avancer.) Même pour ne plus avoir Joline sur le dos… Quand elle veut quelque chose de moi, qu’elle se montre polie, au lieu d’essayer de me brusquer. Je ne suis pas son chien !

Pour sûr, qu’il ne l’était pas ! Et il n’avait rien d’un mari, quoi que ça puisse vouloir dire.

— Elle te manque vraiment, souffla Talmanes alors que leurs chevaux s’ébranlaient.

Le Cairhienien semblait surpris par cette constatation.

— Qu’est-ce que tu racontes encore ?

— Mat, tu n’es pas le plus raffiné des hommes, je dois l’admettre. Parfois, ton humour pique un peu, et tu prends souvent un ton trop sec. Mais tu es rarement brutal, et presque jamais volontairement insultant. Tu es vraiment à bout de nerfs, alors ?

Mat ne répondit pas, mais enfonça son chapeau sur sa tête.

— Je suis sûr qu’elle va très bien, Mat. C’est une reine, et ces gens-là savent prendre soin d’eux-mêmes, tu peux me croire. De plus, des Gardes de la Mort et des Ogiers l’escortent. Des guerriers ogiers, mon gars ! Qui aurait pensé que ça existait ? Elle s’en tirera très bien, tu verras…

— Cette conversation est terminée, annonça abruptement Mat.

Il dressa sa lance à la verticale, la lame incurvée en direction du soleil toujours invisible de leur position, puis cala l’embout dans un de ses étriers.

— Je…, commença Talmanes.

— Terminée, j’ai dit. Tu as encore un peu de ce tabac ?

Le Cairhienien soupira.

— C’étaient mes derniers brins. Une très bonne variété. Du Deux-Rivières tel que je l’aime. Comme la pipe, la blague à tabac est un cadeau du roi Roedran.

— Il devait t’estimer beaucoup.

— C’était un travail honnête et bien vu. Mais quel ennui, par le ciel ! En revanche, voyager avec toi… Au fait, ravi que tu sois de retour. Mais ta conversation sur la nourriture, avec l’Aes Sedai, m’a beaucoup inquiété.

— Où en sommes-nous vraiment ?

— Très bas, hélas…

— Au village, nous achèterons tout ce qui nous manque. Avec ce que Roedran t’a donné, nous sommes pleins aux as.

Un hameau n’aurait sûrement pas de quoi nourrir toute une armée. Mais selon les cartes, la Compagnie entrerait bientôt dans une zone plus peuplée. En voyageant avec des gars plutôt rapides, on devait traverser un ou deux villages par jour, dans le coin. À chaque occasion, on achetait et on réquisitionnait tout ce qui pouvait se révéler utile. Un chariot ou une charrette chargés jusqu’à la gueule, deux ou trois seaux de pommes… Sept mille bouches à nourrir, c’était beaucoup, mais un chef avisé ne négligeait pas la plus petite poignée de grain. Parce que les petits ruisseaux faisaient les grandes rivières, bien entendu.

— Les villageois voudront-ils nous vendre quelque chose ? demanda Talmanes. En chemin pour te rencontrer, nous avons eu un mal de chien à convaincre les bouseux de nous céder des vivres. En ce moment, il ne doit plus rester grand-chose à vendre, chez ceux-là. La nourriture manque, où qu’on aille, et quel que soit l’or qu’on ait en poche.

Génial, vraiment ! Mat serra les dents… puis s’en voulut de l’avoir fait. Bon, d’accord, il était un peu nerveux. Mais ça n’avait rien à voir avec Tuon.

Quoi qu’il en soit, il avait besoin de détente. Et ce village, devant eux, semblait prometteur. Comment Vanin l’avait-il appelé, déjà ? Hinderstap ?

— Combien d’argent as-tu sur toi, Talmanes ?

— Deux marks d’or et une bourse pleine de couronnes d’argent. Pourquoi ?

— Insuffisant, fit Mat en se grattant le menton. Il va falloir piocher dans un de mes coffres personnels. Ou en emporter un. (Il fit volter Pépin.) Suis-moi.

— Minute, Mat ! lança Talmanes en emboîtant le pas à son chef. Qu’allons-nous faire ?

— Pour commencer, tu vas accepter ma proposition d’aller nous détendre à la taverne. Une fois en ville, on en profitera pour se réapprovisionner. Et si ma chance ne me tourne pas le dos, ça ne nous coûtera rien.

Egwene ou Nynaeve lui auraient chauffé les oreilles, affirmant qu’il n’allait surtout pas faire ça. Tuon, elle, l’aurait probablement regardé avec curiosité – avant de lâcher une remarque qui lui aurait fait monter au front le rouge de la honte. Talmanes talonna simplement son cheval. Le brave homme !

— J’ai hâte de voir ça, mon ami ! lança-t-il, visage de marbre mais regard brillant de malice.


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