28 Une nuit à Hinderstap

— Que la Lumière te brûle, Mat ! rugit Talmanes en retirant son épée du ventre d’un villageois qui gesticulait comme un fou.

Le militaire ne jurait presque jamais.

— Oui, qu’elle te brûle et te rebrûle, jusqu’à la fin des temps !

— Moi ? riposta Mat en tranchant avec sa lance noire le tendon d’Achille de deux types en gilet vert.

Les villageois s’écroulèrent dans la poussière, les yeux ronds de rage.

— Moi ? Est-ce que j’essaie de te tuer, Talmanes ? Accuse les villageois, pas moi !

Le militaire réussit à se hisser en selle.

— Ils nous ont dit de partir !

— Exact, admit Mat. (Il saisit les rênes de Pépin et le tira à l’écart du Hongre Pompette.) Et maintenant, ils essaient de nous tuer. Pourquoi me blâmer alors qu’ils se comportent comme de très mauvais hôtes ?

Des cris et des hurlements montaient de tout le village. Colère, terreur, souffrance, il y en avait pour tous les goûts.

De plus en plus de types sortaient de la taverne avec une seule idée en tête : tuer tout ce qui bougeait. Certains fondaient sur Mat, Talmanes et les Bras Rouges. D’autres attaquaient leurs propres compagnons, leur arrachant la peau du visage avec les ongles. Des combattants sans une once de compétence, même pas fichus d’utiliser comme armes des pierres, des chopes ou des bâtons.

Mais on était bien au-delà d’une rixe de taverne. Ces gens tentaient de s’entre-tuer. Sur le sol, une demi-douzaine de cadavres ou d’agonisants gisaient déjà, et d’après ce que Mat apercevait à l’intérieur de l’auberge, un massacre y était en cours.

Pépin trottinant à côté de lui, Mat tenta d’approcher du chariot. Le coffre plein d’or gisait dans la rue. Par chance, les fous furieux ne s’y intéressaient pas plus qu’à la nourriture chargée sur le chariot.

Comme Harnan et Delarn, Talmanes reculait avec Mat, chacun des trois tenant son cheval par la bride.

Des tueurs assoiffés de sang fondirent sur les deux types que Mat avait mis hors d’état de nuire. Leur cognant la tête contre le sol, ils s’acharnèrent jusqu’à ce qu’ils ne bougent plus. Puis ils tournèrent les yeux vers Mat et ses trois compagnons.

Sur leurs traits s’afficha une incroyable voracité. Une expression incongrue, chez des hommes en gilet propre, les cheveux impeccablement coiffés.

— Par les fichues cendres ! cria Mat en sautant en selle. À cheval !

Harnan et Delarn n’eurent pas besoin de se le faire dire deux fois. Rengainant leur lame, ils sautèrent sur leur monture.

Une meute de villageois déferla, bientôt contenue par Mat et Talmanes. Le jeune flambeur se forçait à ne pas porter de coups mortels, mais les villageois se révélèrent assez forts et rapides pour qu’il soit contraint de sauver sa peau. S’ils parvenaient à l’arracher à sa selle, ce serait terminé.

À contrecœur, il frappa dans le tas en cherchant à tuer. Touchés au cou, des fous furieux s’écroulèrent.

Pépin estourbit un type d’un coup de sabot dans la tête.

Une fois en selle, Harnan et Delarn vinrent prêter main-forte à leurs supérieurs.

Les maudits villageois ne reculèrent pas. Pour qu’ils renoncent, il aurait fallu qu’ils gisent tous sur le sol.

Les Bras Rouges se battaient avec les yeux écarquillés de terreur. En toute honnêteté, Mat n’aurait pas pu les en blâmer. Voir de braves gens agir ainsi avait quelque chose d’irréel. En eux, ces villageois ne semblaient plus avoir une once d’humanité. Grognant, sifflant et beuglant, le visage tordu par la haine, ils n’avaient plus rien de ce qu’ils étaient quelques minutes auparavant.

Ceux qui ne s’en prenaient pas aux étrangers s’étaient regroupés par « affinités », si on osait dire, et s’en prenaient à des « équipes » plus réduites que la leur. Tout était bon pour tuer : les dents, les poings, les coudes, les pieds…

Un spectacle répugnant.

Sous les yeux de Mat, un corps vola à travers une fenêtre de l’auberge, faisant éclater les planches. Le type s’écroula sur le sol, la nuque brisée.

Derrière la fenêtre, Barlden apparut, les yeux écarquillés et de la bave aux lèvres. Alors qu’il beuglait de haine, il aperçut Mat, et, un instant, sembla le reconnaître. Mais ce moment de grâce ne dura pas, et le bourgmestre hurla de nouveau. Puis il sortit par la fenêtre et attaqua deux hommes qui lui tournaient le dos.

— On dégage ! cria Mat en faisant volter Pépin.

— L’or ! brailla Talmanes.

— Que la Lumière le brûle ! J’en gagnerai dix fois plus, et ces vivres ne valent pas nos vies. Allez !

Talmanes et les Bras Rouges obéirent et partirent au galop. Mat les suivit, oubliant l’or et le chariot. Ça ne valait pas la peine de crever. Et de toute façon, le lendemain, il comptait revenir avec la Compagnie afin de récupérer ses biens. Mais l’urgence, c’était de survivre.

Après un court galop, Mat fit signe à ses hommes de ralentir. Puis il regarda par-dessus son épaule. Les villageois les poursuivaient, mais ils ne combleraient pas la distance.

— Je continue à te blâmer, dit Talmanes.

— Pourtant, tu adores les batailles, non ?

— Certaines sortes… Par exemple les guerres, ou les rixes de taverne.

Derrière, les villageois n’étaient plus que quatre et ils couraient bizarrement.

On ne voyait presque plus rien. Le soleil couché, les montagnes et les nuages gris occultaient ce qui restait de lumière. Dans les rues, des lanternes s’alignaient, mais il semblait douteux que quelqu’un les allumerait.

— Mat, ils gagnent du terrain, avertit Talmanes, épée au poing.

— Ce n’est pas seulement à cause de nos mises, dit le jeune flambeur.

Tendant l’oreille, il constata que des cris montaient de tous les coins du village. Au bout d’une rue latérale, deux combattants fous furieux défoncèrent une fenêtre et s’écrasèrent dans la rue, deux niveaux plus bas.

En approchant, Mat vit qu’il s’agissait de… combattantes. Indemnes, elles essayaient toujours de s’arracher les yeux.

— Suivez-moi ! ordonna Mat en faisant volter Pépin. Il faut trouver Thom et les sœurs.

Les quatre cavaliers descendirent une rue latérale qui devait déboucher dans l’avenue principale. Plus d’une fois, ils dépassèrent des groupes d’hommes et de femmes qui s’entre-tuaient dans le caniveau. Quand un gros type au visage ensanglanté se dressa devant lui, Mat lui passa sur le corps à contrecœur. Il y avait trop de cinglés partout pour prendre le risque de contourner l’homme – et inciter ainsi ses compagnons à faire de même.

Horrifié, le jeune flambeur vit que des enfants prenaient part au massacre, mordant la jambe des adultes ou prenant à la gorge les gosses de leur âge.

— Tout le village est devenu fou ! marmonna Mat tandis que ses hommes et lui déboulaient dans l’avenue principale puis fonçait vers l’auberge chic.

L’idée était de récupérer les Aes Sedai, puis de foncer vers l’auberge de Thom, la plus excentrée des trois.

Manque de chance, l’avenue principale était pire que la rue latérale. Alors qu’il faisait presque nuit – c’était beaucoup trop rapide, et donc pas naturel –, on distinguait partout des ombres qui se rouaient de coups. À la chiche lumière, les groupes d’adversaires faisaient parfois songer à d’énormes bêtes de légende dotées de dizaines de têtes et de membres.

Mat talonna Pépin. Foncer dans le tas était la seule solution.

— Lumière ! cria Talmanes, lancé au galop en direction de l’auberge. Lumière !

Les dents serrées, Mat se pencha sur l’encolure de Pépin. Sa lance contre le flanc du cheval, il s’enfonça dans un cauchemar… bien réel.

Des corps volèrent dans les airs et des cris retentirent. Révulsé par ce qu’il faisait, Mat lâcha une bordée de jurons.

La nuit elle-même semblait vouloir étouffer ou étrangler les fuyards, les livrant à des bêtes humaines ivres de rage.

Très bien dressés, Pépin et les autres chevaux ne déviaient pas d’un pouce de leur trajectoire. De justesse, Mat parvint à ne pas être arraché de sa selle par des villageois fous qui s’accrochaient à ses jambes au mépris du danger. On eût dit qu’une légion de damnés tentait de l’entraîner avec eux au plus profond des abysses.

Près de Mat, le cheval de Delarn s’immobilisa net. Alors qu’une muraille de silhouettes noires lui barrait le chemin, le hongre se cabra, paniqué, et désarçonna son cavalier.

Mat tira sur ses rênes et repéra aussitôt les cris de Delarn, bien plus humains que les rugissements de ses bourreaux.

— Mat ! cria Talmanes. Continue ! On ne peut pas s’arrêter.

Non ! pensa Mat, tout en repoussant une déferlante de panique. Je ne peux pas laisser quelqu’un dans cet enfer.

Ignorant Talmanes, il fit volter Pépin et fonça vers l’endroit où Delarn était tombé. À la vitesse où son cheval galopait, la sueur qui lustrait son front devenait glaciale. Et les cris qui montaient de partout semblaient tomber sur lui comme un linceul.

Avec un rugissement furieux, Mat sauta à terre. S’il ne voulait pas piétiner l’homme qu’il tentait de sauver, mieux valait ne pas amener sa monture.

Se battre dans le noir, il détestait ça ! Pourtant, il fondit sur les silhouettes dont il ne voyait pas le visage, sauf quand des dents blanches déchiraient la nuit – ou lorsque la folie faisait briller une paire d’yeux.

Ce cauchemar lui rappela une autre nuit où il avait massacré à l’aveugle des Créatures des Ténèbres. N’était que ces lourdauds n’avaient rien de la sombre grâce des Myrddraals. À dire vrai, ils se révélaient encore plus grotesques que les Trollocs.

Un moment, Mat eut l’impression qu’il affrontait l’obscurité elle-même, agrégée en individus dépourvus de cohérence et de coordination. Des ennemis inoffensifs ? Pas du tout, bien au contraire. Imprévisibles et maladroits, les villageois fous n’en devenaient que plus dangereux. À cause d’une attaque absurde, Mat passa à un souffle de se faire défoncer le crâne.

En plein jour, ces assauts auraient été ridicules et sans danger. Mais venant d’une meute d’hommes et de femmes qui se fichaient de qui ils frappaient ou tuaient, ils se révélaient dévastateurs.

Très vite, Mat se trouva réduit à la défensive. Balayant l’air avec son ashandarei, il renversait presque autant d’adversaires qu’il en tuait. Dès qu’il captait un mouvement, il frappait. Mais comment trouver Delarn dans ces conditions ?

Une ombre ondula dans l’air, pas très loin de lui. Sans hésiter, il reconnut une figure d’escrime. Le Rat qui Grignote le Grain ? Aucun villageois n’était si pointu épée en main.

Le brave garçon !

Tout en ouvrant la poitrine de deux nouvelles ombres, le jeune flambeur approcha de Delarn.

Mais la silhouette du Bras Rouge s’écroula soudain sur un tas de probables cadavres. Hurlant de rage, Mat sauta par-dessus un mort et atterrit un peu plus loin, sa lance orientée vers le bas. La pointe s’enfonçant dans quelque chose de mou, il eut un mouvement sec, pour neutraliser cet adversaire, puis, avec l’embout de son arme, en expédia un autre au sol.

Tendant un bras, il aida une silhouette à se relever. Un juron bien senti lui apprit que c’était Delarn.

— On file d’ici ! ordonna Mat.

Il entraîna le Bras Rouge jusqu’à Pépin, qui attendait courageusement dans la nuit. Par bonheur, les cinglés ne semblaient pas s’intéresser aux animaux.

Mat poussa Delarn vers l’équidé, puis il se retourna pour combattre la meute de villageois qui l’avait suivi. De nouveau, il dut frapper à l’aveuglette jusqu’à ce qu’un bref répit lui donne l’occasion de voir que Delarn avait réussi à se hisser en croupe. Mais il semblait avoir du mal à ne pas basculer dans le vide. Était-il grièvement blessé ? On aurait bien dit…

Par le sang et les fichues cendres !

Mat se tourna vers les agresseurs et balaya l’air avec sa lance histoire qu’ils reculent un peu. Mais ils se fichaient d’être blessés. Si redoutable que fût un adversaire, ils avançaient tête baissée.

Bientôt, ils eurent encerclé le jeune flambeur. Encore un peu, et un fou, attaquant par-derrière, ferait tomber Delarn de selle.

Quelque chose brilla dans la nuit – comme le reflet d’une lointaine lumière. L’agresseur s’écroula.

Un deuxième éclair, et un villageois tomba aussi – devant Mat, cette fois.

Soudain, un cavalier et sa monture blanche déchirèrent la nuit. Un autre couteau zébra l’air, faisant une troisième victime.

— Thom ! cria Mat dès qu’il eut reconnu la cape.

— Sur ton cheval ! lança le trouvère. Je vais être à court de couteaux.

Mat frappa deux autres villageois, puis il se retourna et sauta en selle, certain que Thom couvrirait ses arrières.

De fait, des cris de douleur retentirent dans son dos. Un instant plus tard, un fracas caractéristique annonça l’arrivée imminente de plusieurs cavaliers. Devant cette charge, les villageois s’éparpillèrent.

— Mat, espèce de crétin ! beugla Talmanes.

Plissant les yeux, Mat vit que le Cairhienien chevauchait un des providentiels équidés.

Mat sourit à son ami, fit volter Pépin… et rattrapa de justesse Delarn. Le Bras Rouge était encore vivant – pour preuve, il bougeait un peu –, mais son flanc était poisseux de sang. Lâchant les rênes, Mat le retint de son mieux et guida Pépin avec ses genoux. Cette technique d’équitation répandue sur les champs de bataille, il ne la connaissait pas consciemment. Ses maudits souvenirs la maîtrisant à la perfection, il l’avait enseignée à Pépin.

Thom prit la tête, et Mat le suivit, tenant Delarn d’une main et sa lance de l’autre. Talmanes et Harnan vinrent le flanquer. Dans cette formation, le groupe fendit la masse de villageois fous et fonça vers l’auberge.

— Courage, mon gars ! lança Mat à Delarn. Tiens le coup. Les Aes Sedai ne sont pas loin. Elles te guériront.

Le Bras Rouge murmura quelque chose.

— Que racontes-tu ?

— « Avant de suivre Mat quand il ira danser

Avec le Grand Faucheur quelques pas de quadrille. »

Le gaillard chantait pour se donner du cœur au ventre !

— Génial ! lança le jeune flambeur.

Devant eux, des lumières brillaient – celles de l’auberge, vit aussitôt Mat. Avec un peu de chance, ils trouveraient dans cet enfer un endroit où le cerveau des villageois n’avait pas fondu comme du fromage de chèvre sur une tartine mise au four.

Hélas, ça ne semblait pas bien parti. Cette lumière, c’était celle de boules de feu qui passaient derrière les fenêtres du second niveau.

— Au moins, fit Talmanes, on dirait que les Aes Sedai sont vivantes. C’est déjà ça.

Des silhouettes étaient massées devant l’auberge. À la lueur des boules de feu, on voyait qu’elles s’entre-tuaient, comme tout un chacun à Hinderstap.

— On passe par-derrière, proposa Thom.

— D’accord ! répondit Mat en contournant les fous furieux.

Talmanes, Thom et Harnan le suivirent, cette fois. Tandis qu’ils traversaient une sorte de jardin, Mat implora sa chance d’éviter qu’un cheval mette le pied dans un trou ou glisse sur une racine. Une chute, et ils auraient gagné un aller simple pour le désastre.

Dans la cour de derrière silencieuse, le jeune flambeur tira sur ses rênes. Avec une agilité qui démentait ses plaintes de « vieux type », Thom sauta de selle et se mit à surveiller le coin du bâtiment, histoire de voir s’ils étaient suivis.

— Harnan ! dit Mat en désignant les écuries avec sa lance. Va chercher les chevaux des sœurs. Essaie de les seller, mais tiens-toi prêt à partir à n’importe quel moment. Si la Lumière le veut, nous sortirons de ce village et il ne faudra pas longtemps pour qu’on soit à l’abri. Ces fichues Aes Sedai pourront monter à cru.

Harnan salua dans le noir, sauta de selle et courut vers les écuries. Mat le suivit du regard assez longtemps pour être sûr que personne ne le traquait, puis il parla à Delarn :

— Tu es toujours avec moi, mon gars ?

— Oui, Mat. Mais j’ai pris un coup dans le ventre qui…

— Nous avons rejoint les Aes Sedai. Tout ce qu’il te reste à faire, c’est tenir assis sur ce cheval. Tu as saisi ?

Delarn hocha la tête. Le voyant très faible, Mat hésita, mais le Bras Rouge s’empara des rênes. Le jugeant déterminé à résister, le jeune flambeur se laissa glisser à terre.

— Mat ! l’appela Delarn.

— Oui ?

— Merci d’être venu à mon aide.

— Je n’aurais pas abandonné un de mes hommes à ces dingues. Mourir au combat, pourquoi pas ? Mais pas dans le noir, contre des fous. Je devais faire quelque chose… Talmanes ! Essaie de nous trouver de la lumière.

— Je m’en occupe déjà, répondit le Cairhienien.

Il venait de dénicher une lanterne, qu’il alluma avec son silex et son morceau d’acier. Dès que ce fut fait, il baissa le volet, pour qu’on ne voie pas la lueur de trop loin.

— Personne ne nous suit, annonça Thom en approchant de sa démarche claudicante.

Mat hocha la tête. À la lumière de la lanterne, il découvrit que Delarn était vraiment en piteux état. Le ventre ouvert, oui, mais aussi le visage en sang, un œil fermé et son uniforme en lambeaux.

Mat sortit un mouchoir, se hissa sur la pointe des pieds et appuya sur la plaie au ventre du Bras Rouge.

— Fais bien pression, dit-il. Qui t’a fait ça ? Les villageois n’ont pas d’armes.

— Sauf celui qui m’a volé mon épée. Jusqu’à ce que je la lui reprenne, il s’en est plutôt bien servi.

Talmanes avait ouvert la porte de derrière. D’un signe de tête, il informa Mat que la voie était libre.

— On revient bientôt, promit le jeune flambeur.

Sa lance brandie, il gagna la porte et fit signe à Talmanes et à Thom. Ensemble, ils entrèrent dans l’auberge.

La porte donnait sur les cuisines. Mat sonda la pièce obscure, mais Talmanes lui tapota le bras puis désigna plusieurs petits tas, sur le sol. En orientant la lanterne, les deux hommes virent qu’il s’agissait de trois ou quatre marmitons – dix ans à peine – qui gisaient sur les carreaux, le cou brisé. Mat regarda ailleurs, mobilisa son courage et avança.

Lumière ! Des gamins, massacrés lors de cette explosion de folie collective.

Thom secoua tristement la tête, puis il suivit Mat et Talmanes. Ils trouvèrent le cuisinier un peu plus loin dans un couloir, occupé à défoncer le crâne de l’aubergiste. Enfin, d’un homme en tablier blanc, en tout cas. Sa victime étant presque morte, le cuisinier se tourna vers Mat et Talmanes.

Voyant la folie briller dans les yeux de l’homme, Mat lui traversa le cœur sans enthousiasme, histoire de l’empêcher de donner l’alerte.

— On se bat le long des marches, annonça Talmanes.

— Il doit y avoir un escalier de service, souffla Mat. L’endroit est assez chic pour ça.

Après avoir remonté deux couloirs, les trois hommes trouvèrent effectivement un escalier de service un rien branlant. Sa lance brandie, Mat prit une grande inspiration et entreprit de gravir les marches, en direction du second niveau, où devaient se trouver les Aes Sedai.

Dès qu’ils furent dans le couloir, l’odeur de la chair brûlée leur agressa les narines. À l’étage, les murs étaient en bois peint en blanc et un tapis couleur châtaigne couvrait le parquet.

Mat fit signe à Talmanes et à Thom. Avec une belle synchronisation, ils bondirent en avant.

Aussitôt, une boule de feu fondit sur eux. Mat se jeta en arrière, bousculant Talmanes, et évita de justesse le projectile. Thom se plaqua au sol avec toute l’agilité d’un trouvère, et la boule passa au-dessus de lui.

— Par les maudites cendres ! cria Mat. Quelle mouche vous a piquées ?

Après un long silence, la voix de Joline retentit :

— Cauthon ? C’est toi ?

— Et qui veux-tu que ce soit ?

— Comment aurais-je su ? Vous avanciez furtivement, arme au poing. Vous voulez vous faire tuer ?

— Non, on veut vous sauver !

— On te donne l’impression d’avoir besoin de secours ?

— Vous êtes toujours coincées ici, non ?

Un long silence suivit.

— Pour l’amour de la Lumière, finit par lancer Joline, vous voulez bien avancer ?

— Si tu ne nous bombardes pas de boules de feu, marmonna Mat.

Il avança, Talmanes le suivit et Thom se releva souplement.

Mat découvrit que les trois Aes Sedai avaient pris position sur le palier de l’autre escalier. Dans ce sens-là, Teslyn et Edesina continuaient à envoyer des boules de feu sur des villageois invisibles. À leurs cheveux humides et à leur robe en désordre, Mat devina que les trois sœurs s’étaient habillées à la hâte, au sortir du bain.

Ses cheveux plus trempés que ceux des autres, Joline portait une robe de chambre blanche – assez entrouverte pour dévoiler ce qu’il y avait dessous.

Impressionné, Talmanes ne put s’empêcher de siffler.

— Ce n’est pas une femme, mon vieux, lui souffla Mat. Une Aes Sedai, il ne faut surtout jamais la prendre pour une femme !

— Je m’y efforce, Mat, mais c’est difficile… Que la Lumière me brûle !

— Si tu n’es pas prudent, c’est cette furie qui te brûlera. (Mat tira sur son chapeau, l’inclinant légèrement vers l’avant.) En fait, elle vient juste d’essayer…

Talmanes soupira à pierre fendre. Ensemble, les trois hommes allèrent rejoindre les sœurs. Les deux Champions de Joline et les trois Bras Rouges, arme au poing, se tenaient dans la salle de bains. Dans un coin, une dizaine de domestiques étaient saucissonnés et bâillonnés. Deux jeunes filles – des assistantes de toilette, probablement – et des hommes en gilet et pantalon. Apparemment, la robe de Joline, découpée en bandes, avait fourni l’essentiel des liens. Pour cet usage, la soie était bien supérieure aux serviettes en laine.

En haut de l’escalier, juste au-dessous des Aes Sedai, Mat distingua faiblement plusieurs cadavres qui avaient succombé à cause de l’acier, pas des flammes.

Joline jeta à Mat un regard sans ambiguïté. Tout ça, c’était sa faute ! Elle croisa les bras, refermant ainsi sa robe de chambre. À cause de l’œil égrillard de Talmanes, ou par pure coïncidence ?

— Nous devons partir, dit Mat. Le village entier est en proie à la folie.

— Impossible, lâcha Joline. On ne peut pas laisser ces serviteurs à la merci de la foule. Il faut trouver maître Tobrad et s’assurer qu’il va bien.

— C’est l’aubergiste ? demanda Mat tandis qu’une nouvelle boule de feu dévastait l’escalier de luxe.

— Oui.

— Trop tard… En bas, son cerveau a repeint en partie les murs. Mais tu as bien entendu ? Le village entier est devenu fou. Ces domestiques, ils ont tenté de vous tuer, c’est ça ?

— Exact.

— Abandonnons-les. Nous ne pouvons rien pour eux.

— Mais si nous attendons jusqu’à l’aube…

— Pour quoi faire ? Carboniser tous les gens qui tenteront de monter ? Les boules de feu sont visibles de loin, et ça attire de plus en plus de cinglés. Pour les arrêter, il faudra les tuer tous.

Joline consulta ses collègues du regard.

— En bas, j’ai un Bras Rouge blessé, et j’entends qu’il sorte de cet enfer vivant. Pour les serviteurs, il n’y a rien à faire. Je crois que les hommes ont tué les fous furieux qui gisent en haut de l’escalier. Avant que vous vous soyez senties assez menacées pour utiliser le Pouvoir… Joline, tu sais que rien ne les arrêtera…

— D’accord, capitula la sœur. On vient avec vous. Mais on emmène les deux servantes. Blaeric et Fen les porteront.

Mat soupira – il aurait voulu que les Champions aient les mains libres, en cas de problème –, mais il ne discuta pas. Faisant signe à Thom et Talmanes, il s’impatienta tandis que les Champions soulevaient les jeunes filles et les hissaient sur leur épaule.

Ensuite, le groupe descendit l’escalier de service, Talmanes ouvrant la marche tandis que Mat et les Bras Rouges la fermaient.

À l’autre bout du couloir, des cris de joie mêlée de haine retentirent quand les villageois comprirent qu’il n’y aurait plus de boules de feu.

Il y eut des bruits sourds, puis des grincements de porte qu’on ouvre. L’estomac retourné, Mat imagina le sort qu’allaient subir les serviteurs ligotés.

Quelques instants plus tard, le petit groupe déboula dans la cour. Aux pieds de Pépin, Delarn gisait sur le sol. Agenouillé près de lui, Harnan leva les yeux et lança :

— Mat, il est tombé de selle, et…

Edesina fit signe au Bras Rouge de se taire. Puis elle fonça et se pencha vers Delarn. Quand elle ferma les yeux, Mat sentit son médaillon devenir glacé sur sa peau. En frissonnant, il imagina le flot de Pouvoir qui se déversait du corps de la sœur pour envahir celui du blessé.

C’était presque aussi terrible que de passer l’arme à gauche ! Oui, presque. Mat serra le médaillon à travers sa chemise.

Delarn se raidit soudain. Puis il ouvrit les yeux et inspira.

— C’est fait, annonça Edesina en se relevant. La guérison l’a secoué, mais je suis arrivée à temps.

Harnan avait sellé et sorti les chevaux des sœurs, des Champions et des Bras Rouges. Le brave gars !

Une fois en selle, les sœurs ne purent s’empêcher de regarder derrière elles.

— On dirait que les ténèbres rendent ces gens fous, dit Thom pendant que Mat aidait Harnan à remonter en selle. Comme si la Lumière se détournait d’eux, les livrant aux Ténèbres…

— Rien que nous puissions changer, dit Mat en enfourchant Pépin, derrière Delarn.

Après une guérison, le Bras Rouge était trop faible pour chevaucher tout seul. Mat jeta un coup d’œil aux serveuses, pliées en deux sur le devant de la selle de chaque Champion. Les yeux brillant de haine, elles se débattaient contre leurs liens.

Mat se tourna vers Talmanes, qui venait d’accrocher leur lanterne à un poteau. Ouvrant le volet, il éclaira vivement la cour. Un chemin menait vers le nord, s’enfonçant dans l’obscurité. Tout ce dont Mat avait besoin !

— En avant, dit-il en talonnant Pépin.

La petite colonne le suivit.

— J’avais dit qu’il fallait partir, marmonna Talmanes tout en regardant en arrière. Mais tu voulais jouer ton dernier coup…

Mat, lui, ne tourna pas la tête pour voir ce qu’il laissait derrière lui.

— Ce n’est pas ma faute, Talmanes. Comment aurais-je pu savoir que s’attarder un peu les transformerait en bêtes fauves ?

— Pardon ? s’étrangla le Cairhienien. Ce n’est pas exactement comme ça que les gens réagissent quand tu passes la nuit quelque part ?

Le jeune flambeur roula de grands yeux, mais il n’avait pas tellement le cœur à rire.


Un peu plus tard, au sommet d’une colline, assis sur un rocher, Mat contemplait mornement Hinderstap. Alors qu’aucune lumière ne brûlait, comment savoir ce qui s’y passait ? Pourtant, il regardait. Après une telle folie, qui aurait pu dormir ?

Eh bien, les Bras Rouges, par exemple. Cela dit, il ne blâmait pas Delarn. Une guérison vidait un homme de ses forces. Pour en avoir subi, à l’occasion, Mat le savait mieux que personne. Et il n’avait aucune intention de revivre cette expérience.

Talmanes et les autres Bras Rouges n’avaient pas cette excuse. Mais c’étaient des soldats entraînés à dormir dès qu’une occasion se présentait. De plus, la tuerie d’Hinderstap ne semblait pas les avoir impressionnés autant que leur chef. Dans le feu de l’action, ils s’étaient inquiétés, bien entendu, mais à présent, ce n’était plus qu’une bataille parmi d’autres. Une de plus à laquelle ils avaient survécu… En se couchant, Harnan avait même plaisanté de bon cœur.

Mat n’en était pas là. Quelque chose clochait dans cette sinistre aventure. Le couvre-feu était-il censé empêcher des crises de folie de ce genre ? En s’incrustant, Mat avait-il provoqué un abominable massacre ? Par le sang et les cendres ! Le monde entier était-il devenu fou ?

— Mat, mon garçon…, dit Thom en approchant.

Du combat, il était sorti avec un bras cassé. Il n’en avait pas parlé, mais Edesina l’avait vu grimacer de douleur, et elle avait insisté pour le guérir. La lune s’étant levée, Mat put voir l’air inquiet de son vieil ami.

La colonne s’était arrêtée dans une ravine, sur le bord de la voie. De là, on avait une vue imprenable sur le village, et, plus important, sur la piste que Mat et les siens avaient empruntée pour le quitter. De plus, la ravine était située au sommet d’une colline, et il n’y avait qu’un moyen d’y accéder en partant d’Hinderstap. Une seule sentinelle pouvait repérer de loin un ou plusieurs intrus.

Les Aes Sedai s’étaient installées près du fond de la ravine, mais Mat doutait qu’elles soient en train de dormir. Cela dit, les Champions de Joline avaient pensé à apporter des couvertures, au cas où. Typique de ces hommes, ça… Les Bras Rouges, eux, n’avaient que leur manteau. Malgré la fraîcheur nocturne, Talmanes ronflait avec une régularité de métronome.

Mat avait interdit qu’on allume un feu. Il ne faisait pas assez froid pour ça, et on aurait pu les repérer de loin.

— Je vais bien, Thom, dit Mat en faisant une place au trouvère sur son rocher. Toi, tu devrais dormir.

Thom secoua la tête.

— Un des rares avantages de l’âge, c’est qu’on a beaucoup moins besoin de dormir. Mourir doit pomper moins d’énergie que grandir, j’imagine.

— Ne recommence pas avec ça ! Je dois te rappeler comment tu m’as sauvé la mise, dans ce maudit village ? Qu’est-ce qui t’angoissait, sur le chemin de cet enfer ? Que je n’aie plus besoin de toi ? Si tu avais été ailleurs, aujourd’hui, ou si tu n’étais pas venu me chercher, je serais mort à Hinderstap. Et Delarn aussi.

Thom sourit, les yeux brillant à la lumière de la lune.

— D’accord, Mat. J’arrête les jérémiades. C’est juré.

Mat acquiesça et ils restèrent un long moment à contempler le village.

— Je n’en serai jamais débarrassé, Thom, dit enfin le jeune flambeur.

— De quoi ?

— De tout ça… Le maudit Ténébreux et ses sbires me traquent depuis cette première nuit, à Deux-Rivières, et rien ne les a arrêtés ni ne les arrêtera.

— Tu crois que c’était lui ?

— Qui d’autre ? De braves villageois qui se transforment en tueurs fous ? C’est l’œuvre du Ténébreux, et tu le sais aussi bien que moi.

Thom ne répondit pas tout de suite.

— Oui, sûrement, finit-il par dire. Je suppose que c’est ça…

Ils me harcèlent toujours, fit Mat, rageur. Ce maudit gholam est en chasse, je le sais, mais ce n’est pas tout. Il y a aussi les Myrddraals, les Suppôts, les monstres, les spectres. Tous à mes trousses. Depuis le début, je tombe de désastre en désastre en m’en sortant par miracle. Parfois, je prétends avoir seulement besoin d’un endroit discret où boire et jouer aux dés, mais ça n’arrêtera rien. C’est fichu.

— Tu es un ta’veren, mon garçon…

— Oui, mais je ne l’ai pas demandé. Pourquoi ne s’en prennent-ils pas à Rand ? Il adore ça.

Mat secoua la tête pour en chasser une image de Rand endormi, Min blottie contre lui.

— Tu penses ce que tu viens de dire ? demanda Thom.

— Non, mais j’aimerais… Ça me faciliterait la vie.

— Les mensonges ne facilitent rien, à long terme. Sauf s’ils concernent la bonne personne – en général une femme – au bon moment et à la seconde près. Quand tu te les répètes, tu aggraves simplement ton problème.

— J’ai fourré ces gens dans la mouise… Au village, je veux dire.

Mat regarda derrière lui, à l’autre extrémité du camp, où les Champions gardaient à l’œil les deux jeunes filles, toujours ligotées. Inlassables, elles continuaient à gigoter. D’où tiraient-elles une telle énergie ? Ce n’était pas humain…

— Je doute que tu sois responsable, Mat, dit Thom. D’accord, tu es un aimant à ennuis, et même le Ténébreux te traque. Mais Hinderstap… Quand je chantais, dans la salle de la taverne, j’ai entendu des trucs. Insignifiants, aurait-on dit. Mais avec du recul, je parie que ces gens s’attendaient à ce qui s’est produit. Ou à quelque chose de ce style.

— Comment est-ce possible ? Si c’était déjà arrivé, ils seraient tous morts.

— Je n’en sais rien…

Thom sursauta, comme si une idée venait de lui traverser l’esprit. Puis il glissa une main dans sa poche.

— J’allais oublier… En fait, il y a peut-être un lien entre toi et ce carnage. J’ai subtilisé ça à un type trop soûl pour son propre bien.

Le trouvère sortit une feuille pliée en deux.

Mat la prit, la déplia, plissa les yeux et sursauta à son tour. Ce n’était pas une lettre, ni un plan, mais un portrait de lui, chapeau compris. On voyait même la forme de la tête de renard, sous sa chemise.

— Bel homme, plaisanta-t-il pour cacher son trouble. Joli nez, dents bien droites, chapeau superbe.

Thom grogna d’agacement.

— Oui, bon… J’ai vu un type montrer une feuille au bourgmestre… (Mat replia le dessin.) Je parie que c’était un autre portrait de ton serviteur. Que t’a dit le poivrot à qui tu l’as pris ?

— Dans un village, au nord d’ici, une étrangère distribue ta trombine et promet une récompense en échange de tout renseignement. Mon ivrogne tenait cette feuille d’un ami, du coup, il n’a pas pu me décrire la femme ni me donner le nom du village. Son copain ne lui a peut-être rien dit, histoire de toucher l’argent seul. Ou mon gars était trop ivre pour s’en souvenir.

Mat glissa la feuille dans la poche de son manteau. À l’est, les premières lueurs de l’aube apparaissaient déjà. Il n’avait pas dormi, mais sans être fatigué. Vidé de ses forces, oui, mais…

— J’y retourne, dit-il soudain.

— Pardon ? À Hinderstap ?

— Dès qu’il fera jour. (Mat se leva.) Je dois…

Un juron étouffé interrompit le jeune flambeur. Il se retourna, une main volant vers sa lance. En un éclair, Thom tira deux couteaux de ses manches.

Le juron, c’était Fen qui l’avait poussé. Debout, une main sur le pommeau de son épée, le Champion sondait les environs. Épée au poing, Blaeric veillait sur Joline.

— Qu’y a-t-il ? demanda Mat.

— Les prisonnières, grogna Fen.

Soudain, Mat remarqua que les deux silhouettes étendues près des Champions n’étaient plus là. Furieux, il avança en jurant.

Talmanes cessa de ronfler et se redressa à demi.

Les liens improvisés gisaient sur le sol. Et les villageoises avaient fichu le camp.

— Que s’est-il passé ? demanda Mat.

— Je… Je n’en ai aucune idée… Elles étaient là il y a quelques minutes. C’est fou.

— Tu as somnolé ?

— Fen n’aurait jamais commis une faute pareille, dit Joline.

Toujours vêtue de la robe de chambre blanche, elle s’assit dignement.

— Mat, dit Thom, nous avons vu ces filles il n’y a pas cinq minutes.

Talmanes lâcha un juron puis réveilla les cinq Bras Rouges. En bien meilleure forme, Delarn se leva comme si sa guérison n’était plus qu’un lointain souvenir.

Les Champions auraient voulu lancer des recherches, mais Mat désigna le village, en contrebas.

— Toutes les réponses sont là… Thom, tu viens avec moi. Talmanes, tu veilleras sur les sœurs.

— Matrim, dit Joline, nous n’avons pas besoin qu’on « veille » sur nous.

— Compris, fit Mat. Thom, tu viens avec moi. Joline, veille sur mes soldats. Quoi qu’il en soit, vous resterez tous ici. Je ne veux pas d’un groupe dans mes pattes.

Mat ne laissa pas aux sœurs la possibilité de discutailler. Une minute après sa tirade, Thom et lui chevauchaient déjà en direction du village.

— Mon garçon, qu’espères-tu trouver ?

— Aucune idée… Si je le savais, je ne me précipiterais pas comme ça.

— Bien raisonné…

Dès qu’ils furent assez près, Mat repéra les premières bizarreries. Ces chèvres, dans un pâturage… Avec la chiche lumière, c’était difficile à affirmer, mais il semblait qu’un berger les accompagnait. Et que signifiaient les lumières qui brillaient derrière les fenêtres ? La nuit durant, il n’y en avait pas eu une seule.

Mat talonna Pépin et Thom le suivit.

Il leur fallut une bonne heure pour arriver. Sans aucune envie de rentrer au camp de nuit, Mat avait tenu à s’éloigner assez du village.

Même si tôt, il faisait grand jour quand les deux hommes entrèrent dans la cour de l’auberge.

Deux types en veste grise réparaient la porte de derrière, arrachée de ses gonds après la fuite des étrangers. Regardant les deux nouveaux venus, les deux hommes se raidirent et l’un d’eux retira son chapeau. Aucun n’esquissa un mouvement hostile.

Mat et Thom immobilisèrent leurs montures. Un des ouvriers souffla quelques mots à l’autre, qui s’engouffra dans l’auberge. Quelques minutes plus tard, un type chauve en tablier blanc apparut.

— L’aubergiste…, souffla Mat, soudain blafard. Je t’ai vu mort, l’ami !

— Il vaudrait mieux aller chercher le bourgmestre, mon gars, dit l’aubergiste à l’ouvrier qui l’accompagnait. (Il jeta un coup d’œil à Mat.) Et vite !

— Au nom de la main gauche d’Aile-de-Faucon, que se passe-t-il ici ? grogna Mat. C’était un fichu spectacle ? Vous…

Une tête joufflue couronnée de cheveux blonds apparut dans l’encadrement de la porte et jeta un coup d’œil à Mat.

La dernière fois qu’il avait vu le cuisinier, Mat avait dû le tuer sans sommation.

— Et, mais je t’ai zigouillé, toi ! s’écria le jeune flambeur.

— Du calme, seigneur, dit l’aubergiste. Entre, on te fera une infusion, et…

— Je n’entrerai nulle part avec un fantôme, affirma Mat. Thom, tu vois ce que je vois ?

Le trouvère se massa le menton.

— On devrait peut-être écouter ce que cet homme veut nous dire…

— Des fantômes et des spectres, marmonna Mat. (Il fit volter Pépin.) On file !

Il fonça vers le devant de l’auberge, Thom à ses basques.

Là, il vit qu’une nuée d’ouvriers entraient dans l’établissement avec des pots de peinture blanche. Pour rafraîchir les murs roussis par les Aes Sedai, sûrement.

Thom porta sa monture à hauteur de celle de son ami.

— Je n’ai jamais vu une chose pareille… Des fantômes qui réparent les portes et repeignent les murs ?

Mat secoua la tête. Ayant reconnu l’endroit où il avait massacré des villageois pour sauver Delarn, il tira sur les rênes de Pépin, l’immobilisant. Surpris, Thom continua sur quelques foulées, puis il fit demi-tour.

— Quoi encore ? demanda-t-il.

Mat désigna la tache de sang qui finissait de sécher sur le sol et sur des pierres.

— C’est là que Delarn a été blessé.

— Compris, fit Thom.

Autour des deux cavaliers, des hommes allaient et venaient, les yeux baissés. Autant que possible, ils passaient loin des étrangers.

Par le sang et les cendres ! se tança Mat. Je nous ai fait encercler une fois de plus ! Et s’ils attaquent, crétin pompeux ?

— Il y a du sang, oui, dit Thom. Tu t’attendais à quoi ?

— Et le sang des autres, où est-il, Thom ? Ici, j’ai tué une dizaine d’hommes, et je les ai vus saigner. Toi, tu en as éliminé trois avec tes lames. Où est leur sang ?

— Il a disparu, dit une voix.

Mat fit volter Pépin et vit que le bourgmestre les regardait, à quelques pas de là. Il avait dû traîner dans le coin, parce que l’ouvrier n’aurait pas pu le ramener si vite.

Encore que… Avec ce qui se passait dans ce village, tout était possible. Sur le manteau et la chemise de Barlden, Mat remarqua des déchirures récentes.

— Le sang disparaît, dit le bourgmestre. (Il semblait épuisé.) Personne ne le voit jamais. On se réveille, et il n’y a plus rien.

Mat balaya le village du regard. Partout, des femmes sortaient de chez elles, un mioche dans les bras. Avec un outil sur l’épaule, des hommes partaient travailler dans les champs. Sans la présence de Mat et Thom – qui inquiétait pour de bon les villageois –, nul n’aurait cru qu’un drame sanglant avait eu lieu ici.

— On ne vous fera pas de mal, dit Barlden. Inutile d’avoir l’air si inquiets. Pas jusqu’au coucher du soleil. Si ça vous intéresse, je peux tout vous expliquer. Suivez-moi et venez m’écouter. Sinon, partez d’ici ! Si vous cessez de semer le trouble dans mon village, je me fiche de votre décision. Nous avons du boulot. Plus que d’habitude, à cause de vous.

Mat consulta Thom du regard.

— Écouter ne peut pas faire de mal, mon gars.

— Je n’en serais pas si sûr… Surtout quand on est encerclé par des villageois fous et criminels.

— On s’en va, donc ?

Mat secoua la tête.

— Non. Que la Lumière me brûle, ils ont encore mon or, ces types. Allons-y, on verra de quoi ils veulent nous parler.


— Le début remonte à plusieurs mois, dit le bourgmestre, debout près d’une fenêtre.

Mat et Thom étaient dans le salon bien propre – mais simple – du manoir de Barlden. Vert clair, les rideaux et le tapis rappelaient la couleur des feuilles d’une marguerite – un complément seyant au brun clair des lambris.

La femme de Barlden avait apporté une infusion de mûres que Mat n’avait pas touchée. Méfiant, il s’était appuyé à un mur, près de la porte, et sa lance ne le quittait pas d’un pouce.

La maîtresse de maison, une petite femme aux cheveux bruns, arborait quelques kilos en trop et une expression tendrement maternelle. Alors qu’elle revenait de la cuisine, avec un bocal de miel, elle hésita en voyant la posture de Mat. Après un coup d’œil à la lance, elle alla poser le bocal sur la table et se retira promptement.

— Qu’est-il arrivé ici ? demanda Mat tout en jetant un coup d’œil à Thom.

Bizarrement, ce dernier avait lui aussi choisi de rester debout. Il fit un petit signe à Mat. La femme n’était pas en train d’écouter aux portes. Et si quelqu’un approchait, le trouvère savait comment prévenir son compagnon.

— Nous ignorons si nous avons fait quelque chose, dit le bourgmestre, ou si c’est une malédiction lancée par le Ténébreux en personne. C’était un jour normal, cette année, juste avant la fête d’Abram. Si ma mémoire est bonne, il ne s’est rien passé de frappant. Le temps avait viré au froid, même si la neige se faisait encore attendre. Le lendemain matin, la plupart d’entre nous ont vaqué à leurs occupations sans rien remarquer.

» Les indices n’étaient pas spectaculaires. Une porte cassée, une déchirure sur la veste d’un homme, sans qu’il sache d’où elle venait. Et les cauchemars… Nous avions tous fait le même, à base de tueries et de cadavres. Des femmes ont parlé entre elles et se sont aperçues qu’elles ne se souvenaient pas de s’être couchées la veille. Elles gardaient bien en tête leur réveil, dans un lit douillet, mais presque toutes avaient oublié leur coucher. Les exceptions s’étaient mises au lit très tôt, avant la tombée de la nuit.

» Pour tous les autres villageois, la soirée s’était comme effacée.

Barlden se tut. Mat regarda Thom, qui ne broncha pas. Dans les yeux bleus du trouvère, le jeune flambeur vit qu’il était en train de mémoriser le récit.

Si je figure dans une de ses fichues ballades, il aura intérêt à ne pas en rajouter. Et à ne pas oublier mon chapeau, aussi. Parce que c’est un très beau galurin.

— Ce soir-là, reprit Barlden, j’étais dans les pâturages, pour aider le vieux Garken à réparer une clôture. Ensuite… Eh bien, plus rien. Le trou noir. Puis je me suis réveillé dans mon lit, près de ma femme. Tous les deux, on se sentait fatigués, comme si on avait mal dormi.

» Et il y avait les cauchemars… En général, ils ne sont pas très précis et ils s’effacent vite. Mais une image m’est restée : le vieux Garken, mort à mes pieds, comme si une bête fauve l’avait déchiqueté.

Debout devant une fenêtre, loin de Mat, le bourgmestre regardait dehors.

— Dans l’après-midi, je suis allé chez Garken, et il se portait très bien. Ensemble, on a fini de réparer la clôture. En rentrant, j’ai commencé à entendre les rumeurs. Les cauchemars partagés, les heures de la soirée volatilisées…

» Nous étions réunis pour en parler, quand tout a recommencé. Comme une absence durant la soirée, puis un réveil dans mon lit, fatigué et avec des mauvais rêves plein la tête.

Le bourgmestre frissonna, se dirigea vers la table et se servit une tasse d’infusion.

— La nuit, nous ne savons pas ce qui se passe, dit-il en ajoutant du miel à sa boisson.

— Vous ne savez pas ? s’étonna Mat. Moi, je peux vous le dire. Vous…

— Nous ignorons ce qui se passe la nuit, et nous n’avons aucune envie de le savoir !

— Mais…

— Étranger, nous ne cherchons pas à savoir ! Notre volonté, c’est de vivre aussi bien que possible. La plupart d’entre nous se couchent avant la tombée de la nuit. Ainsi, il n’y a aucun trou dans leurs souvenirs. On se couche… et on se réveille dans son lit. Il y a les cauchemars, un peu de casse dans la maison, mais rien qui ne puisse pas être réparé.

» D’autres préfèrent boire dans une taverne jusqu’au coucher du soleil. C’est une sacrée chance, non ? Boire à volonté et ne pas se soucier de comment on rentrera chez soi. Quoi qu’il arrive, on se réveille en pleine santé dans son lit.

— Mais vous ne pouvez pas nier la réalité, dit Thom. Faire comme si tout était normal.

— On ne le fait pas, répondit Barlden. Nous avons nos règles – celles que vous avez violées. Pas de feu après le coucher du soleil. Vous imaginez, un incendie et personne pour l’éteindre ? Et aucun étranger chez nous pendant la nuit. Cette leçon, nous l’avons apprise très vite. Les premières personnes qui sont restées étaient des parents de Sammrie le tonnelier. Au matin, il y avait du sang sur les murs de sa maison. Mais sa sœur et les siens dormaient paisiblement dans les chambres. (Barlden marqua une pause.) Depuis, ils ont les mêmes cauchemars que nous.

— Alors, dit Mat, quittez ce maudit village et installez-vous ailleurs.

— Nous avons essayé. Si loin que l’on aille, on se réveille ici. Certains ont voulu se suicider. On les a enterrés, mais le lendemain, ils se sont réveillés dans leur lit.

Un lourd silence suivit cet aveu.

— Par le sang et les cendres, marmonna Mat.

Il avait froid jusque dans la moelle des os.

— Vous avez survécu à la nuit, dit Barlden en remuant son infusion. En voyant ce sang, j’avais supposé que non. On se demandait où vous alliez vous réveiller… Dans les auberges, presque toutes les chambres sont occupées par des voyageurs devenus des membres de notre communauté, pour le meilleur et pour le pire. On ne peut pas prévoir où les gens se réveilleront. Un lit vide jusque-là ne l’est plus, et son nouvel occupant s’y retrouve tous les matins, même s’il tente de partir au bout du monde.

» Quand je vous ai entendus parler des événements de la nuit, j’ai compris que vous aviez dû réussir à fuir. Vos souvenirs étaient trop précis. Tous ceux qui se… joignent à nous ont simplement des cauchemars. Estimez-vous heureux. Je vous invite à filer et à oublier Hinderstap.

— Des Aes Sedai voyagent avec nous, dit Thom. Elles pourraient vous aider. Sinon, on préviendra la Tour Blanche, qui enverra…

— Non ! coupa le bourgmestre. Maintenant qu’on sait gérer la situation, notre vie n’est pas si désagréable. Pas d’Aes Sedai dans nos pattes ! Nous avons failli vous éjecter dès votre arrivée. Parfois, c’est la meilleure solution, quand il semble évident que les voyageurs ne respecteront pas nos règles. Mais il y avait ces fichues sœurs. Vous savez combien ces femmes sont curieuses. Si on vous avait interdit d’entrer, elles auraient eu des soupçons, et ça aurait pu mal tourner.

— Vouloir les forcer à partir tôt a décuplé leur curiosité, dit Mat. Et la tentative d’assassinat de leurs assistantes de bain n’était pas un très bon moyen de préserver votre secret.

Le bourgmestre pâlit.

— Certains d’entre nous voulaient que vous soyez… piégés. Si des Aes Sedai restaient ici, espéraient-ils, elles finiraient par nous libérer de notre malédiction. Mais tout le monde n’était pas d’accord. Parce que c’est notre problème ! Alors, partez…

— D’accord. (Mat saisit sa lance et s’écarta du mur.) Mais d’abord, dis-moi d’où vient ceci.

Mat sortit la feuille de sa poche. Quand il l’eut dépliée, Barlden y jeta un coup d’œil.

— On en trouve dans tous les villages du coin. Quelqu’un doit te chercher, seigneur. Comme je l’ai dit hier soir à Ledron, je ne vends pas nos visiteurs au plus offrant. Pas question de t’enlever et de t’échanger contre une récompense.

— Qui me cherche ?

— Vers le nord, à une vingtaine de lieues, tu trouveras une petite ville appelée Trustair. Selon les rumeurs, pour se faire quelques pièces, il suffit d’apporter des informations sur l’homme de ton dessin ou sur l’autre gars. À Trustair, va dans une auberge nommée Le Poing Brandi. Là, tu rencontreras la personne qui te cherche.

— L’autre gars ? demanda Mat, inquiet.

— Oui. Un costaud barbu. Une note précise qu’il a les yeux jaunes.

Mat regarda Thom, qui plissait le front.

— Par le fichu sang et les maudites cendres ! marmonna Mat en tirant sur le bord de son chapeau.

Qui les cherchait, Perrin et lui, et pourquoi ?

— Bon, dit-il, je pense qu’on va partir…

Mat dévisagea Barlden. Le pauvre homme. Et sa compassion allait à tout le village. Mais que faire pour ces gens ? Certaines batailles, on pouvait les gagner. D’autres, il fallait y renoncer, en espérant que quelqu’un s’en chargerait.

— Ton or est dans le chariot, dehors… Nous n’avons rien prélevé sur tes gains. Les vivres sont là aussi. (Barlden chercha le regard de Mat.) Ici, nous avons le sens de l’honneur. Certaines choses nous échappent, surtout avec les étrangers qui ne respectent pas nos règles. Mais nous ne détroussons pas un homme sous prétexte qu’il n’est pas d’ici.

— C’est très aimable de votre part, dit Mat. (Il alla ouvrir la porte.) Eh bien, bonne journée, et quand la nuit viendra, essayez de ne tuer personne dont je ne voudrais pas avoir la peau… Thom, tu viens ?

En claudiquant, le trouvère suivit son ami.

Mat jeta un dernier coup d’œil à Barlden, qui se tenait au centre du salon, ses manches de chemise remontées. Les yeux baissés sur sa tasse, il semblait regretter qu’elle ne contienne pas un remontant plus musclé.

— Le pauvre gars, dit Mat quand Thom et lui furent dehors.

— Je suppose qu’on part en chasse de la personne qui distribue des portraits de toi ?

— Et comment ! confirma Mat en attachant sa lance à sa selle. De toute façon, c’est sur le chemin de Quatre Rois. Si tu veux bien conduire le chariot, je tiendrai ton cheval par la bride.

Thom acquiesça, mais il avait les yeux rivés sur la maison du bourgmestre.

— Quoi encore ? demanda Mat.

— Rien, mon garçon… C’est juste que… Eh bien, c’est une sale histoire. Dans ce monde, quelque chose ne tourne pas rond. Il y a comme un accroc dans la Trame. Ici le village se détisse chaque nuit, et au matin, tout essaie de rentrer dans l’ordre.

— Ces gens devraient être plus communicatifs…, fit Mat.

Pendant l’entretien avec le bourgmestre, les villageois avaient amené le chariot. Deux solides chevaux gris aux larges sabots tenaient lieu d’attelage.

— Plus communicatifs ? répéta Thom. Comment ? Barlden a raison : ils ont essayé de nous prévenir.

Mat alla ouvrir le coffre, pour vérifier son contenu. Tout était là.

— Je ne sais pas… Ils pourraient mettre une pancarte ou quelque chose comme ça. « Bienvenue à Hinderstap. Si vous ne dégagez pas avant la nuit, on vous tuera et on vous bouffera tout crus. Surtout, goûtez nos tourtes ! Martna Baily en fait des fraîches tous les jours. »

Thom n’eut pas l’ombre d’un sourire.

— Humour de mauvais goût, mon garçon. Pour rigoler, il y a trop de tragédie dans ce village.

— Bien vu, admit Mat.

Il prit assez de pièces pour payer honnêtement les vivres et le matériel. Non sans hésiter, il ajouta dix couronnes en argent. Après avoir refermé le coffre, il alla déposer cette manne devant la porte du bourgmestre.

— Mais moi, plus la situation est tragique, plus j’ai envie de rire.

— On va vraiment prendre ce chariot ?

— On a besoin de vivres, répondit Mat en attachant le coffre au flanc du véhicule.

Au milieu des barils de bière, plusieurs roues de fromage et une demi-douzaine de gigots de mouton dégageaient une odeur alléchante.

— J’ai gagné à la loyale, dit Mat.

Il regarda les villageois qui allaient et venaient. La veille, il avait attribué leur lenteur à la nature paresseuse des montagnards. Mais il y avait une raison radicalement différente.

Le jeune flambeur se détourna et vérifia le harnais de l’attelage.

— Et je n’ai aucun scrupule à prendre le chariot et les chevaux. Je doute que ces villageois se déplaceront beaucoup, à l’avenir…


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