30 Un vieux conseil

Gawyn n’avait pas beaucoup de souvenirs de son père – avec lui, en tout cas, cet homme ne s’était jamais montré très paternel. Pourtant, une certaine journée, dans les jardins du palais de Caemlyn, s’était gravée dans sa mémoire.

Debout près d’un petit bassin, Gawyn y jetait des cailloux pendant que Taringail, le jeune Galad à ses côtés, flânait le long de la promenade des Roses.

Gawyn gardait tous les détails en mémoire. Le lourd parfum des fleurs, les rides argentées sur l’onde et les petits poissons qui s’éparpillaient, effrayés par la pierre qu’il venait de lancer sur eux.

De son père, il conservait une image très nette. Un grand et bel homme, les cheveux légèrement ondulés.

Le dos très droit, Galad affichait un air austère, même dans ses jeunes années.

Quelques mois plus tard, il avait sauvé Gawyn, en train de se noyer dans ce même bassin.

En fermant les yeux, le jeune homme se souvint des paroles de son père. Quoi qu’on puisse penser d’autre de Taringail Damodred, son conseil valait de l’or :

« Il y a deux groupes de gens auxquels il ne faut jamais se fier, disait-il à Galad. D’abord, les jolies femmes. Ensuite, les Aes Sedai. Et que la Lumière vienne à ton aide, fils, si tu rencontres une jolie Aes Sedai. »

« Que la Lumière vienne à ton aide, fils »…

— Je ne peux pas envisager de désobéir aux ordres de la Chaire d’Amyrlin, affirma Lelaine en agitant son petit encrier pour en mélanger le contenu.

Si fasciné qu’il soit par elle, aucun homme sain d’esprit ne faisait confiance à une belle femme. Mais les mâles comprenaient rarement le conseil de Taringail. Comme un boulet de charbon assez refroidi pour ne plus paraître chaud, une jolie femme pouvait être encore plus dangereuse.

Lelaine n’était pas belle, mais redoutablement jolie, surtout quand elle souriait. Mince et gracieuse, ses cheveux noirs sans une once de gris, elle savait jouer de son visage harmonieux aux lèvres pleines.

Levant les yeux sur Gawyn, elle le gratifia d’un regard bien trop séducteur pour une sœur de son calibre.

Elle savait ! Cette femme avait conscience d’être assez agréable pour attirer l’attention, mais pas renversante au point d’éveiller la méfiance.

Une femme de la catégorie la plus dangereuse. Pas inaccessible, elle donnait l’impression aux hommes qu’elle s’intéresserait à eux. En outre, elle n’était pas jolie à la façon d’Egwene, qui vous donnait envie de passer du temps avec elle. Le sourire de Lelaine incitait un homme à compter les couteaux accrochés à sa ceinture et cachés dans ses bottes. Juste pour être sûr que l’un d’eux ne s’était pas égaré entre ses omoplates pendant qu’il pensait à autre chose.

Sous la tente bleue au toit droit, Gawyn se tenait devant le petit bureau de la sœur. Elle ne l’avait pas invité à s’asseoir, et il n’avait pas demandé à bénéficier de ce privilège. Parler à une Aes Sedai – surtout très haut placée – exigeait une vive intelligence et une grande sobriété. Un très bon entraînement, en somme…

— Egwene essaie de vous protéger, insista Gawyn, frustré. C’est pour ça qu’elle vous a interdit de la secourir. Elle refuse que vous preniez des risques. En d’autres termes, elle se sacrifie pour expier sa faute.

Sinon, elle ne vous aurait pas laissées la bombarder Chaire d’Amyrlin. La pauvre petite…

— Elle semble ne se faire aucun souci pour sa sécurité, dit Lelaine en trempant sa plume dans l’encrier.

Concentrée, elle commença à écrire. Une note, supposa Gawyn. En digne gentilhomme, il ne tenta pas de lire en douce, même s’il ne rata pas le message subliminal. Insignifiant, il ne pouvait pas prétendre retenir toute l’attention de Lelaine.

Une insulte qu’il préféra ne pas relever. Tenter de bousculer Bryne avait été un fiasco. Avec cette femme, ce serait encore pire.

— Lelaine Sedai, elle s’efforce d’apaiser vos inquiétudes.

— J’ai toujours été un bon juge des âmes, jeune Trakand. Et je suis sûre qu’elle ne se sent pas en danger.

Lelaine secoua la tête, diffusant un parfum de pommier en fleur.

— Je te crois, mais… Eh bien, si je savais comment tu communiques avec elle, je comprendrais mieux. Et je pourrais…

— On t’a dit très clairement de ne pas poser de questions sur ce point, mon garçon. Les affaires des Aes Sedai concernent les Aes Sedai.

Presque mot pour mot la réponse qu’obtenait Gawyn quand il interrogeait une autre sœur. Il en serra les dents de rage. Comment avait-il pu espérer qu’il en serait autrement ? Le Pouvoir de l’Unique était dans le coup… Et après un long séjour à la Tour Blanche, il n’avait toujours aucune idée de ce que cette force était capable de faire – ou non.

— Quoi qu’il en soit, la Chaire d’Amyrlin s’estime en sécurité. Ce que nous a appris le récit de Shemerin conforte les dires d’Egwene. Enivrée par son propre pouvoir, Elaida ne considère pas comme une menace la véritable Chaire d’Amyrlin.

Lelaine ne disait pas la moitié de ce qu’elle savait, c’était évident. Sur la situation actuelle d’Egwene, Gawyn ne parvenait jamais à glaner une réponse concrète. Selon certaines rumeurs, elle aurait été incarcérée, sa relative liberté de novice retirée. Mais obtenir des informations des sœurs était presque aussi facile que de transformer une pierre en motte de beurre.

Gawyn prit une grande inspiration. S’il perdait son calme, Lelaine ne l’écouterait plus. Et il avait besoin d’aide. Sans l’autorisation des sœurs, Bryne ne bougerait pas le petit doigt. Selon Gawyn, Lelaine était sa meilleure chance. Avec Romanda. À elle deux, elles faisaient l’opinion parmi leurs collègues.

Très vite, Gawyn avait découvert qu’il pouvait jouer subtilement sur les deux tableaux. Presque à tous les coups, une visite chez Romanda lui valait une invitation de Lelaine. Et vice versa. Hélas, si ces femmes acceptaient de le voir, ça n’avait guère de rapport avec Egwene.

Sans nul doute, la conversation ne tarderait pas à dériver.

— Tu as peut-être raison, Lelaine Sedai. (Un changement d’approche.) Egwene se croit sans doute en sécurité. Mais est-il impossible qu’elle se trompe ? Tu ne crois sûrement pas qu’Elaida laissera en liberté une femme qui affirme être la Chaire d’Amyrlin. Sa tactique consiste à humilier une rivale avant de la faire exécuter.

— Peut-être…, murmura Lelaine sans cesser d’écrire. Mais je ne désobéirai pas à la Chaire d’Amyrlin, même si elle se trompe.

Gawyn n’insista pas. Désobéir à la Chaire d’Amyrlin ? Assez informé des intrigues des sœurs, il savait que c’était monnaie courante, à la Tour Blanche. Mais le faire remarquer n’aurait servi à rien.

— Cela dit, fit Lelaine, distraite, je peux présenter une motion devant le Hall. Nous réussirons peut-être à convaincre notre Mère d’écouter un autre son de cloche. On verra si je peux lui présenter une argumentation différente.

« Peut-être »… « On verra »… Jamais un véritable engagement. Des propositions, toujours, bien tartinées de graisse pour être aussi glissantes qu’une anguille. Les réponses des Aes Sedai, quelle catastrophe !

Lelaine leva les yeux et sourit à Gawyn.

— Bon, puisque je veux bien intercéder en ta faveur, pourrais-tu me rendre un service ? Les grandes choses sont rarement accomplies sans une multitude de soutiens, tu le sais bien.

— Dis-moi ce que tu veux, Aes Sedai, soupira Gawyn.

— Selon tous les rapports, ta sœur s’est admirablement bien comportée à Andor. (La même entrée en matière que lors des trois derniers entretiens entre Gawyn et Lelaine.) Cela dit, pour accéder au trône, elle a dû écraser quelques orteils. Quelle politique appliquera-t-elle au sujet des vergers de la maison Traemane, selon toi ? Durant le règne de ta mère, la politique fiscale était très favorable aux Traemane. Elayne annulera-t-elle ces privilèges, ou s’en servira-t-elle comme un baume, pour apaiser le cœur de ses opposants ?

Gawyn s’autorisa un autre soupir. On en revenait toujours à Elayne. Romanda et Lelaine, il en aurait mis sa main au feu, se fichaient comme d’une guigne de porter secours à Egwene. Elle absente, elles devenaient de plus en plus puissantes chaque jour. Si elles acceptaient de voir Gawyn, c’était à cause de la nouvelle occupante du Trône du Lion.

Pourquoi une sœur de l’Ajah Bleu s’intéressait-elle à la fiscalité sur les vergers ? Gawyn l’ignorait. Lelaine n’était sûrement pas motivée par la cupidité, un des rares défauts que les Aes Sedai n’avaient pas. Donc, elle cherchait un moyen d’avoir un lien positif avec les maisons nobles d’Andor.

Gawyn s’abstint de répondre. Pourquoi aurait-il aidé cette femme ? Qu’avait-il à y gagner ?

Encore que… Pouvait-il jurer qu’elle n’œuvrerait pas à la libération d’Egwene ? S’il ne donnait plus rien à cette sœur, continuerait-elle à le voir ? Serait-il coupé d’une de ses deux seules sources d’influence ?

— Eh bien, fit-il, je pense que ma sœur sera plus sévère que l’était notre mère. Elle pense depuis toujours que la position favorable des propriétaires de vergers n’est plus justifiée.

Gawyn s’avisa que Lelaine, soudain, notait ses propos au bas de sa feuille d’écriture. La plume et le reste n’étaient donc qu’une mise en scène pour pouvoir faire ça ?

Quoi qu’il en soit, il devait répondre honnêtement, parce qu’il n’avait pas le choix. En même temps, il ne fallait pas lâcher trop d’informations. Son lien avec Elayne était sa seule monnaie d’échange, et il devait la faire durer, s’il ne voulait pas se retrouver le bec dans l’eau.

Que c’était agaçant ! Elayne n’était pas un bien négociable, mais sa très chère sœur !

Hélas, il n’avait rien d’autre à vendre.

— Je vois…, dit Lelaine. Et pour les cerisaies, plus au nord ? La production n’a pas été bien terrible, ces derniers temps…


La tête lourde, Gawyn sortit de la tente. Une heure durant, Lelaine l’avait pressé comme un citron au sujet de la fiscalité andorienne. Comme d’habitude, le jeune homme n’était pas sûr que sa visite ait eu une quelconque utilité. À ce rythme, il libérerait Egwene pour son trentième anniversaire.

Comme toujours, une novice l’attendait devant la tente pour le guider hors du camp des Aes Sedai. Cette fois, il s’agissait d’une petite femme replète qui paraissait vraiment trop vieille pour porter la robe blanche.

Gawyn laissa la novice jouer au guide, alors qu’elle était en réalité chargée de s’assurer qu’il s’en irait par le bon chemin. Bryne avait raison. Les sœurs détestaient que des personnes non essentielles – en particulier les soldats – sillonnent leur village conçu comme une réplique miniature de la Tour Blanche.

Sur les trottoirs, il croisa des petits groupes de novices qui le gratifièrent de regards soupçonneux. Il vit aussi des Aes Sedai, toutes dédaigneuses et arrogantes, qu’elles portent de la soie ou de la laine.

Il aperçut également des travailleuses, bien plus pimpantes que celles du camp militaire. À les voir marcher, on aurait pu les prendre pour des sœurs. Un effet classique, quand on était admis dans le saint des saints.

Toutes ces femmes allaient et venaient dans le grand carré de terre boueuse qui équivalait à une place publique.

Dans ce camp, la découverte la plus stupéfiante de Gawyn concernait Egwene. Si surprenant que ce soit, la plupart des femmes, ici, la tenaient bel et bien pour la Chaire d’Amyrlin. Pas pour un leurre destiné à servir de cible, ni pour une insulte jetée à la face d’Elaida. Ici, Egwene al’Vere était la dirigeante suprême.

À l’évidence, on l’avait nommée parce que les rebelles voulaient une personne facile à contrôler. Mais on ne la traitait pas comme une marionnette, même Romanda et Lelaine parlant d’elle avec respect. Son absence avait un avantage, puisqu’elle créait une vacance du pouvoir. En même temps, ça voulait dire qu’on acceptait son autorité. Gawyn était-il le seul à se rappeler qu’elle était une humble Acceptée, quelques mois plus tôt ?

Et en un sens, elle l’était restée. Pourtant, elle avait réussi à impressionner les femmes du camp intérieur et même les soldats. Un écho de la montée vers le pouvoir de Morgase, à Andor, des décennies plus tôt…

Mais pourquoi ne voulait pas être secourue ? Le Voyage, disait-on, avait été redécouvert. Par Egwene en personne, qui plus était.

Il devait lui parler – la seule façon de savoir si elle tenait à ne mettre personne en danger, ou si elle avait une autre motivation.

À la frontière entre le camp des sœurs et celui des soldats, Gawyn détacha Défi de son poteau, dit adieu de la tête à son escorte, puis se hissa en selle et vérifia la position du soleil. Orientant sa monture vers l’est, il s’engagea sur une piste, entre les tentes, et passa au trot. Pour s’éclipser, il avait dit à Lelaine que quelqu’un d’autre l’attendait, et ce n’était pas un mensonge. De fait, il avait promis à Bryne de le rejoindre…

Un coup monté, histoire d’avoir un prétexte pour fausser compagnie à la sœur. Une leçon de Gareth Bryne : préparer un plan de retraite n’était jamais un aveu de couardise. De la bonne stratégie, tout simplement.

Plus d’une heure plus tard, Gawyn retrouva son vieil instructeur à l’endroit prévu : un avant-poste de la garde.

Là, Bryne procédait à une inspection très semblable à celle que Gawyn avait utilisée comme alibi pour quitter son commandement.

Quand il arriva, le général traversait le terrain boueux sur son hongre gris aux larges naseaux. Situé dans une ravine, sur le flanc d’une colline peu abrupte, l’avant-poste offrait une vue parfaite sur le Nord. Devant leur général, les soldats se tenaient bien droits – une marque de respect –, et ils jugèrent plus prudent de dissimuler leur hostilité envers Gawyn. Avec le temps, tous savaient qu’il avait dirigé les maraudeurs auteurs de tant de raids dévastateurs. Un grand stratège, comme Gareth, pouvait respecter le talent d’un adversaire. Ces hommes, eux, avaient vu des frères d’armes tomber à leurs côtés.

Bryne orienta son cheval sur la droite et fit signe à Gawyn.

— Tu es en retard, mon garçon.

— Mais pas plus que tu l’aurais parié ?

— Pas plus, non. Après tout, tu étais avec une Aes Sedai…

Gawyn sourit de la saillie, puis les deux hommes entreprirent de traverser les collines qui moutonnaient en direction du nord.

Bryne entendait passer en revue tous les avant-postes situés du côté ouest de Tar Valon. Pour ça, il devrait parcourir pas mal de chemin, et Gawyn avait proposé de l’accompagner.

Qu’aurait-il pu faire d’autre de son temps ? Très peu de soldats acceptaient de s’entraîner avec lui, et ceux qui y consentaient avaient une seule idée en tête : pousser les choses trop loin pour provoquer un « accident ». Quant aux sœurs, leur patience avait des limites, donc, pas question de les harceler. Restait de bonnes parties de pierres, mais il n’était pas d’humeur à ça, ces derniers temps. Mort d’inquiétude pour Egwene, il enrageait à l’idée de faire du surplace.

Pour ne rien arranger, aux pierres, contrairement à sa mère, il n’avait jamais été très bon. Pourtant, Gareth l’avait forcé à s’y coller, parce que c’était une excellente école de stratégie.

Sur le versant des collines, des herbes jaunies voisinaient avec d’étranges arbustes aux branches racornies où s’accrochaient de minuscules feuilles presque bleues. À cette époque, on aurait dû contempler des fleurs à perte de vue, mais pas un bourgeon ne consentait à éclore. Ce printemps avorté conférait à la campagne une allure maladive qui serrait le cœur. Rien ne poussait, et ça ne semblait pas vouloir changer.

— Vas-tu me dire comment s’est passée ta rencontre avec Lelaine ? demanda Bryne.

— Je parie que tu le sais déjà…

— Ce n’est pas sûr… En des temps si particuliers, on ne peut plus rien prévoir. Si elle a renoncé pour un temps à ses manigances, Lelaine t’a peut-être écouté.

— Il serait plus facile de trouver un Trolloc qui apprend à canaliser qu’une Aes Sedai qui renonce à comploter.

— Si je ne me trompe pas, quelqu’un t’a prévenu…

Gawyn ne pouvant rien objecter à ça, les deux hommes chevauchèrent un moment en silence. Sur leur droite, dans le lointain, le fleuve serpentait majestueusement. Au-delà, on apercevait les toits et les tours de Tar Valon.

Une prison…

— Gawyn, tôt ou tard, nous devrons parler des jeunes soldats que tu as laissés derrière toi.

— Je vois mal ce qu’on pourrait en dire…

Ce n’était pas totalement vrai. Gawyn se doutait de ce que Bryne lui demanderait. Du coup, il n’avait aucune hâte d’engager le débat.

Le général secoua la tête.

— Il me faut des renseignements, mon garçon. Position, nombre d’hommes, liste des équipements… Je sais que vous étiez cantonnés dans un village, à l’est, mais lequel ? Combien de soldats y sont, et quel soutien leur apportent les Aes Sedai d’Elaida ?

Gawyn garda les yeux braqués devant lui.

— Je suis venu pour sauver Egwene. Pas pour trahir mes frères d’armes.

— Tu les as déjà trahis, fiston.

— Non, répondit Gawyn, catégorique. Je les ai abandonnés, mais pas trahis. Et je n’ai aucune intention de le faire.

— Et tu espères que je ne saisirai pas l’occasion de prendre un avantage ? Ce que tu sais peut sauver des vies.

Bryne tourna la tête vers son compagnon.

— Ou en coûter… Tout est une affaire de point de vue.

— Ne complique pas les choses, Gawyn…

— Sinon, quoi ? Tu me feras torturer ?

— Tu souffrirais pour ces hommes ?

— Ce sont mes gars, Bryne…

Enfin, ils l’étaient…

Quoi qu’il en soit, Gawyn en avait eu soudain assez d’être poussé par les circonstances, au fil des tueries. S’il ne ferait plus montre de loyauté envers la Tour Blanche, pas question qu’il jure allégeance aux rebelles. Son cœur et son honneur appartenaient à Egwene et à Elayne. S’il ne pouvait pas les leur offrir, il en ferait don à Andor – et au monde entier – en traquant Rand al’Thor puis en le tuant.

Rand al’Thor… Comment Bryne pouvait-il prendre la défense de ce salopard ? Le général était sincère, bien entendu, mais il se trompait lourdement. Hélas, tomber sous le charme d’une créature comme ce Dragon pouvait arriver à n’importe qui. Al’Thor n’avait-il pas abusé Elayne en personne ? La meilleure façon d’aider ses amis, pour Gawyn, serait de démasquer le Dragon de malheur puis de l’éliminer.

Gawyn regarda Bryne, qui détourna la tête. Sans doute parce qu’il pensait toujours aux Jeunes Gardes…

Au sujet de la torture, Gawyn ne se faisait aucun souci. Connaissant le général et son sens de l’honneur, ça ne risquait pas d’arriver. En revanche, jeter quelqu’un en prison était dans ses cordes. Pour le bien d’Egwene, il fallait lâcher un peu de lest.

— Ils sont très jeunes, Bryne.

Le général plissa le front.

— Jeunes, oui, répéta Gawyn. À peine sortis de leurs classes. Ils devraient être dans un carré d’entraînement, pas sur un champ de bataille. Ce sont des braves – et des soldats doués –, mais sans moi, ils ne te menacent plus beaucoup. C’était moi qui connaissais ta stratégie. En mon absence, leurs raids seront moins bien préparés et mis en application. S’ils s’entêtent à frapper, le boucher ne tardera pas à les ajouter sur sa note. Je refuse de lui faciliter les choses.

— Compris, j’attendrai… Mais si les raids sont toujours aussi dévastateurs, je reviendrai sur ce sujet.

Gawyn acquiesça. Le mieux qu’il pouvait faire pour ses Jeunes Gardes serait d’aider à mettre un terme au schisme de la tour. Mais c’était largement hors de ses compétences… Cela dit, après avoir libéré Egwene, il trouverait peut-être un moyen de se rendre utile. Enfin, les deux factions ne comptaient quand même pas en venir aux mains ? Les escarmouches consécutives à la chute de Siuan avaient déjà été assez meurtrières comme ça. Que se passerait-il si deux armées s’affrontaient devant Tar Valon ? Des Aes Sedai contre des Aes Sedai, des Champions face à des Champions… Un désastre annoncé.

— Il ne faut pas en arriver là, dit Gawyn comme s’il parlait tout seul.

Bryne le regarda bizarrement.

— Tu ne peux pas attaquer, Gareth. Un siège, passe encore. Mais que feras-tu si les Aes Sedai t’ordonnent de lancer l’assaut ?

— Ce que j’ai toujours fait : obéir.

— Mais…

— J’ai donné ma parole, Gawyn.

— Combien de morts vaut-elle ? Attaquer la tour conduirait à une catastrophe. Si offensées que tes rebelles puissent se sentir, il n’y aura pas de réconciliation à la pointe de l’épée.

— Ce n’est pas à toi d’en décider, grogna Bryne.

Pensif, il dévisagea Gawyn.

— Qu’y a-t-il ?

— Je me demande pourquoi ça te concerne tellement. Tu n’es donc pas là exclusivement pour Egwene ?

— Je…

— Qui es-tu, Gawyn Trakand ? demanda Bryne, poussant son avantage. À qui es-tu fidèle, au bout du compte ?

— Tu me connais mieux que quiconque, Gareth.

— Non, je connais l’homme que tu aurais dû être. Le Premier Prince de l’Épée, formé par des Champions mais lié à aucune femme.

— Ce n’est pas ce que je suis ?

— Du calme, mon garçon. Ce n’était pas une insulte. Une remarque, tout au plus. Tu n’as jamais été aussi obtus que ton frère, je le sais. Mais j’aurais dû m’en aviser plus tôt…

Gawyn étudia le général vieillissant. De quoi voulait-il donc parler ?

— C’est une chose que la plupart des soldats ne regardent jamais en face. Ils y pensent, mais sans se laisser tourmenter. Cette question est pour quelqu’un d’autre, au-dessus d’eux.

— Quelle question ?

— Le choix d’un camp, fiston. Et une fois que c’est fait, se convaincre qu’on a pris la bonne décision. Les soldats ne sont jamais confrontés à ce dilemme, mais les officiers… Pourtant, je vois ça en toi. Ton don pour l’escrime n’est pas une petite affaire. Quand en as-tu eu besoin ?

— Lorsque Elayne était en danger.

— C’est le cas en ce moment et en ce lieu ?

— J’ai aussi sauvé Egwene…

— Et si elle ne veut pas partir ? Je devine ce que veut dire la lumière qui brille dans tes yeux, petit. Et sur Egwene al’Vere, j’en sais très long, tu peux me croire. Tant qu’un vainqueur n’aura pas été désigné, elle ne quittera pas ce champ de bataille.

— Je l’emmènerai loin d’ici, en Andor.

— Tu entends la contraindre à te suivre ? Comme tu es entré de force dans mon camp ? Ambitionnes-tu de devenir une brute qui punit ou tue tous ceux qui ne sont pas d’accord avec elle ?

Gawyn ne répondit pas.

— Qui servir ? continua Bryne. Parfois, nos propres talents nous terrorisent. À quoi sert l’aptitude à tuer, si les carnages ne débouchent sur rien ? Un don gaspillé ? Le meilleur chemin pour devenir un assassin ?

» Le pouvoir de protéger et de préserver est effrayant. Alors, on cherche quelqu’un qui saura en user sagement, si on le met à son service. La nécessité de prendre une décision ronge un homme, même une fois qu’il l’a prise. Mais c’est un tourment de jeune. Nous, les vieux chiens, nous nous contentons d’avoir une place près de la cheminée. Quand on nous ordonne de mordre, on ne cherche pas plus loin. Les jeunes, eux, se creusent le ciboulot.

— As-tu douté un jour ?

— Oui, et bien plus d’un seul. Pendant la guerre des Aiels, je n’étais qu’un capitaine du rang. Et je me suis souvent posé des questions.

— Comment as-tu pu douter de ton camp pendant ce conflit ? Les Aiels venaient pour piller et massacrer.

— Ils n’étaient pas là pour nous, Gawyn. Tout ce qui les intéressait, c’était les Cairhieniens. Au début, ce n’était pas évident à voir, mais pour être franc, certains d’entre nous s’interrogeaient. Laman méritait de mourir. Pourquoi serions-nous tombés pour le sauver ? Si davantage d’entre nous s’étaient posé la question…

— Quelle est la réponse ? demanda Gawyn. À qui es-tu fidèle ? De qui suis-je au service ?

— Je n’en sais rien, avoua Bryne.

— Alors, pourquoi as-tu posé la question ?

Gawyn tira sur ses rênes, immobilisant sa monture.

Bryne l’imita puis se tourna vers lui.

— J’ignore la réponse parce qu’il n’y en a pas, simplement. Du moins, chacun a une réponse différente. Jeune, je me battais pour l’honneur. Un jour, j’ai compris que l’honneur et les massacres ne faisaient pas qu’un, et ça m’a poussé à changer. Ensuite, j’ai lutté pour ta mère, parce qu’elle m’inspirait confiance. Quand elle m’a trahi, j’ai recommencé à m’interroger. Que valaient ces décennies de service ? Et quid des hommes que j’avais tués au nom de Morgase ? Quel était le sens de tout ça ?

Bryne secoua ses rênes. Aussitôt son cheval se remit en mouvement. En un clin d’œil, Gawyn revint à sa hauteur.

— Tu te demandes pourquoi je ne suis pas en Andor ? s’enquit le général. Parce que je ne peux pas baisser les bras. Le monde change, et je veux continuer à en faire partie.

» Quand on m’a tout pris, à Caemlyn, j’ai éprouvé le besoin de trouver une nouvelle cause à servir. La Trame m’a offert ce que j’attendais.

— Et tu as choisi le camp des rebelles juste parce que l’occasion se présentait ?

— Non, parce que je suis un idiot. Mais j’y suis resté parce que c’est le bon camp. Ce qui a été brisé doit être réparé, et j’ai vu ce qu’une mauvaise reine pouvait faire à un pays. Elaida ne doit pas être autorisée à entraîner le monde dans sa chute.

Gawyn tressaillit.

— Oui, confirma Bryne, j’en suis venu à croire les rebelles. Un tas d’enquiquineuses ! Mais elles ont raison, Gawyn. Ce que je fais est juste. Elle dit vrai.

— Qui ça ?

— Cette maudite bonne femme…, marmonna Bryne.

Egwene ? s’étonna Gawyn.

— Mes motivations n’ont aucun intérêt pour toi, fiston. Après tout, tu n’es pas sous mes ordres. Mais tu dois prendre des décisions. Dans les temps qui viennent, tu devras avoir choisi un camp et savoir très précisément pourquoi. C’est tout ce que j’ai à dire sur le sujet.

Bryne talonna sa monture. Devant eux, Gawyn entendait les sons caractéristiques d’un nouvel avant-poste.

Pendant que Bryne et son escorte en approchaient, il se laissa un peu distancer.

Choisir un camp… Et si Egwene refusait de partir avec lui ?

Bryne parlait d’or. Quelque chose approchait. On le sentait dans l’air et dans les rayons du soleil qui ne parvenaient pas à traverser pour de bon les nuages. Au nord, on voyait s’accumuler une énergie meurtrière.

Les guerres, les batailles, les conflits, les changements… Ces camps qui s’affrontaient, qui étaient-ils, si on creusait un peu ?

Le frère d’Elayne n’en savait rien. Alors, en choisir un…


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