47 Celle qu’il a perdue

Rand ne retourna pas immédiatement dans ses appartements. La rencontre ratée avec les Frontaliers l’avait perturbé. Pas parce que ces gens avaient tenté de l’attirer à Far Madding, une ruse méprisable mais qui n’avait rien de surprenant. Tous ses ennemis essayaient de le contrôler ou de le manipuler. Pourquoi les Frontaliers auraient-ils fait exception à la règle ?

Non, c’était autre chose qui le dérangeait. Hélas, pas moyen de mettre le doigt dessus. Du coup, il errait dans la Pierre de Tear, deux Promises le suivant comme son ombre. Bien entendu, sa présence déstabilisait les serviteurs et inquiétait les Défenseurs.

Dans les couloirs sinueux, les murs dépourvus de tapisseries étaient de la couleur du sable mouillé. Mais ils semblaient plus solides que tous les minéraux connus de Rand. Un matériau étrange, chaque pan de surface lisse rappelant que cette forteresse n’avait rien de naturel.

Rand se sentait très proche de la Pierre. Extérieurement, il avait tout d’un être humain. À dire vrai, il en avait même la biographie et le comportement. Mais il était devenu une créature qu’aucun humain – pas même lui – ne pouvait comprendre. Un être de légende, créé par le Pouvoir de l’Unique et aussi peu naturel qu’un ter’angreal ou un fragment de cuendillar.

On l’habillait comme un roi, exactement comme on parait les couloirs de tapis rouges à franges d’or. Ou comme on décorait les murs de tapisseries, chacune représentant un des grands généraux du passé de Tear. Ces ornements avaient la beauté pour objectif, mais ils servaient aussi à cacher. Les pans de mur brut, eux, soulignaient l’extraordinaire altérité de la Pierre. En revanche, les tapis et les tentures la faisaient paraître plus… humaine.

Comme Rand, une fois qu’on l’avait vêtu d’une jolie veste, après lui avoir posé une couronne sur la tête. Un moyen de le faire accepter… Les rois n’étaient-ils pas censés être un peu différents de leurs sujets ? Qu’importait sa véritable nature, cachée sous la couronne, justement ? Et qu’importaient son cœur, celui d’un homme mort depuis longtemps, ses épaules conçues pour ployer sous le poids des prophéties, et son âme écrabouillée par les besoins, les désirs et les espoirs de millions de gens ?

Deux mains. Une pour détruire et l’autre pour sauver. Laquelle avait-il perdue ?

Dans la Pierre, il était facile de s’égarer. Longtemps avant que la Trame commence à se détisser, ces longs couloirs tortueux étaient propices à la désorientation. Une caractéristique délibérée, pour perturber d’éventuels envahisseurs. Les intersections arrivaient au hasard, il y avait peu de points de repère, et les corridors intérieurs ne comptaient pas de fenêtres. Les Aiels eux-mêmes avouaient avoir de grandes difficultés à conquérir ces lieux. Pas à cause des Défenseurs, mais de la taille du complexe et de sa configuration inhabituelle.

Par bonheur, Rand ne visait aucune destination précise. Déambuler, voilà tout ce qui l’intéressait.

Il avait accepté de devenir ce qu’il devait être pour accomplir sa mission. Alors, pourquoi ça le travaillait tant ? Une voix en lui – celle de son cœur, pas de son esprit – était de moins en moins d’accord avec ses actes. Pas un organe braillard, comme celui de Lews Therin. Non, juste un filet de voix qui répétait sans cesse : « Quelque chose ne va pas, quelque chose ne va pas… »

Non ! pensa-t-il. Je dois être fort. Enfin, je suis devenu ce qu’il faut que je sois.

Rand s’arrêta brusquement, les dents serrées. Dans la poche spéciale de sa veste, il transportait la clé d’accès. Du bout des doigts, il en suivit les contours. Même à un serviteur fidèle, il ne parvenait pas à confier ce trésor.

Hurin… Oui, c’est ça qui me tracasse. Avoir revu Hurin…

Rand reprit son chemin, le dos bien droit. À tout moment, il devait être fort, ou au moins en avoir l’apparence.

Hurin était un vestige de son ancienne vie. Un temps où Mat se moquait de ses vestes. Un temps où il rêvait encore d’épouser Egwene et de rentrer à Deux-Rivières. Pour prouver qu’il était un ami digne de ce nom, il avait voyagé avec Hurin et Loial, déterminé à neutraliser Fain et à récupérer la dague de Mat. Une époque finalement plutôt facile, même s’il ne l’avait pas su sur le coup. En ce temps-là, il se demandait si on pouvait connaître pire tourment que se croire détesté par ses amis.

Les couleurs tourbillonnèrent. Comme de juste…

Perrin traversait un camp dominé par l’ombre de la fameuse épée géante.

Mat, lui, était toujours dans la même ville. Caemlyn ? Pourquoi pouvait-il être si près d’Elayne, alors que Rand devait en rester si loin ? À travers le lien, il sentait à peine les émotions de la jeune femme. Elle lui manquait tellement… Jadis, dans les couloirs de la Pierre, ils avaient joué à se voler des baisers.

Non, pas de ça ! Je suis fort.

Se languir était un comportement de faible. Et la nostalgie ne le mènerait nulle part. En s’engageant dans un escalier, il tenta de bannir les deux sentiments. Bouger, s’essouffler volontairement, voilà ce qu’il devait faire pour oublier.

On fuit le passé, si j’ai bien compris ? fit Lews Therin. Oui. Bonne idée. Mieux vaut le fuir que le regarder en face.

Le compagnonnage avec Hurin s’était terminé à Falme. De ces jours-là, Rand gardait des souvenirs brouillés. Les changements qui s’étaient produits en lui à ce moment, il ne voulait pas s’appesantir dessus. Découvrir qu’il devrait tuer et qu’il ne retournerait jamais vers la vie qu’il aimait…

Il était parti en direction de Tear, presque délirant. Séparé de ses amis, il voyait sans cesse Ishamael dans ses rêves.

Et ça lui arrivait de nouveau !

Respirant comme un soufflet de forge, Rand déboula dans un des plus bas niveaux de la Pierre. Comme si elles se promenaient, ses Promises le suivaient – en sifflotant, si elles avaient osé.

Traversant un couloir, le Dragon entra dans une grande salle où se dressaient des colonnes trop grosses pour qu’un homme puisse en faire le tour avec ses bras.

Le Cœur de la Pierre.

Plusieurs Défenseurs saluèrent Rand quand il passa devant eux.

Sans leur répondre, il gagna le centre du Cœur. Là où Callandor avait été en suspension dans l’air, étincelante de lumière. L’épée de cristal, désormais, était en possession de Cadsuane. Avec un peu de chance, elle n’aurait pas tout saboté en se la faisant voler, comme l’a’dam réservé aux mâles.

De toute façon, ça n’était pas très important. Callandor était une arme inférieure. Pour s’en servir, un homme devait se plier à la volonté des femmes. De plus, si elle était puissante, l’épée n’arrivait pas à la hauteur des Choedan Kal.

La clé d’accès encore intacte s’avérait un bien meilleur outil. Les yeux rivés sur l’endroit où lévitait jadis Callandor, Rand caressa l’artefact dans sa poche.

Ce problème le tracassait depuis longtemps. Dans les prophéties, c’était toujours de Callandor qu’on parlait. Par exemple, Le Cycle de Karaethon affirmait que la Pierre ne tomberait pas tant que Callandor ne serait pas maniée par le Dragon Réincarné. Pour certains érudits, ce passage impliquait que le Dragon ne manierait jamais l’épée. Mais les prophéties ne fonctionnaient pas ainsi. Leur nature profonde, c’était de se réaliser.

Rand avait étudié la prophétie de Karaethon. Hélas, la comprendre revenait à vouloir démêler une corde longue de cent pas et constellée de nœuds. Avec une seule main…

S’emparer de l’Épée Qui Ne Peut Pas Être Touchée était une des premières prédictions majeures que Rand avait réalisée. Mais s’était-il agi d’une étape sans grande conséquence ou d’un événement capital ? Beaucoup de gens connaissaient la prophétie, mais très peu posaient la question qui aurait dû être incontournable. Pourquoi ? Pourquoi Rand avait-il dû saisir l’épée ? Devrait-il l’utiliser durant l’Ultime Bataille ?

En tant que sa’angreal, l’arme était de seconde zone. Et il semblait douteux qu’il doive s’en servir comme d’une simple épée. Pourquoi les prophéties du Cycle ne mentionnaient-elles jamais les Choedan Kal ? Pour éliminer la souillure, il avait recouru à ces artefacts.

Aujourd’hui, sa clé d’accès lui conférait un pouvoir que l’arme n’aurait pas pu lui fournir, et il n’y avait pas de contraintes. La statuette, c’était la liberté. Callandor, au contraire, restait une caisse parmi tant d’autres. Pourtant, les prophéties étaient muettes sur les Choedan Kal et leurs clés d’accès.

Rand trouvait ce phénomène frustrant. Parce que les prophéties, en un sens, étaient la plus grande et la plus étouffante caisse de toutes. Il était piégé dedans, et elles finiraient par le tuer.

Je leur ai dit…, murmura Lews Therin.

Dit quoi ?

Que le plan ne fonctionnerait pas. Cette force brute ne le retiendra pas. Ils se sont moqués de mon plan, mais les armes qu’ils avaient créées étaient trop dangereuses. Trop effrayantes. Aucun homme ne devrait disposer d’une telle quantité de Pouvoir.

Rand lutta contre ses pensées, contre la voix et contre ses souvenirs. Du plan de Lews Therin pour sceller de nouveau la prison du Ténébreux, il ne se souvenait pas de grand-chose. Les Choedan Kal avaient-ils été conçus à cette fin ?

Quelle était la réponse ? Lews Therin avait-il fait le mauvais choix ? Dans ce cas, pourquoi n’y avait-il aucune mention des Choedan Kal dans les prophéties ?

Rand se détourna pour quitter la salle déserte.

— Inutile de continuer à monter la garde, dit-il aux Défenseurs. Ici, il n’y a rien de valeur. Et je doute qu’il y ait jamais eu quelque chose.

Les hommes furent mortifiés comme des gosses sermonnés par un père adoré. Mais une guerre se profilait, et il n’était plus question de laisser des combattants défendre une salle vide.

Rand serra les dents et s’engouffra dans un couloir. Callandor… Où Cadsuane l’avait-elle cachée ? La légende, il le savait, avait une chambre dans la Pierre. Comme toujours, elle jouait avec les limites de son bannissement. Il faudrait remédier à ça. Expulser l’intruse, peut-être…

Rand gravit plusieurs volées de marches, puis entra dans un niveau choisi au hasard, et repartit au pas de course. L’essentiel, c’était de marcher. S’il s’immobilisait, sa raison chavirerait.

Il travaillait dur pour ne pas être ligoté, mais au bout du compte, les prophéties s’arrangeraient pour qu’il fasse ce qu’il avait à faire. Parce qu’elles étaient plus manipulatrices et sournoises que la pire des Aes Sedai.

La colère bouillait en Rand, mettant en danger les digues qu’il avait érigées. La voix calme, au fond de lui, tremblait devant une telle tempête. S’appuyant à un mur du bras gauche, il inclina la tête, les dents serrées.

— Je serai fort…, murmura-t-il.

La colère refusa quand même de se dissiper. Et pourquoi l’aurait-elle fait ? Les Frontaliers l’avaient défié. Les Seanchaniens aussi. Quant aux Aes Sedai, elles juraient de le servir mais dînaient dans son dos avec Cadsuane et dansaient au rythme de sa musique.

Cadsuane le défiait plus que quiconque au monde ! En lui collant aux basques, en sabotant ses ordres et en interprétant de travers ses intentions.

Il sortit la clé d’accès et la lissa du bout des doigts.

L’Ultime Bataille était imminente, et voilà qu’il passait le peu de temps qui restait à rencontrer des gens qui l’insultaient. Chaque jour, le Ténébreux détissait un peu plus la Trame, et les défenseurs naturels de la Frontière se cachaient à Far Madding.

Rand regarda autour de lui. Quelque chose lui était familier dans ce couloir. Mais quoi ? À première vue, il ressemblait à tous les autres. Des tapis rouge et or, une intersection un peu plus loin…

Il n’aurait peut-être pas dû laisser les Frontaliers survivre à l’affront qu’ils lui avaient fait. Devait-il y retourner et leur faire voir de quel bois il se chauffait ?

Non, pas la peine. Il n’avait pas besoin d’eux, et les Seanchaniens leur régleraient leur compte. Excellent ! Les Frontaliers lui serviraient à ralentir les envahisseurs au sud. Si ça fonctionnait, en combattant le Ténébreux, il n’aurait plus à craindre que des Seanchaniens harcèlent ses flancs.

Mais… Eh bien, il y avait peut-être une façon d’arrêter net les Seanchaniens. Rand baissa les yeux sur la clé d’accès.

Par le passé, il avait tenté de recourir à Callandor pour combattre les envahisseurs. Encore aujourd’hui, il ne comprenait pas pourquoi cette lame était si difficile à contrôler. Après le désastreux assaut, Cadsuane avait consenti à lui dire ce qu’elle savait sur ce sujet.

Pour manier en sécurité l’épée qui n’en était pas une, Rand devait d’abord former un cercle avec deux femmes.

Cette affaire avait été son premier grand désastre de chef militaire.

Mais il avait un meilleur outil, désormais. En fait, le plus puissant qui ait jamais existé. À coup sûr, aucun être humain n’était en mesure de se gorger de Pouvoir au niveau où il l’avait fait pour purifier le saidin. Raser le Tumulus de Natrin, avec Graendal à l’intérieur, avait nécessité une simple fraction de ce qu’il pouvait puiser.

S’il déchaînait cet enfer sur les Seanchaniens, il irait se battre au mont Shayol Ghul sans se soucier de la vermine qui le suivait. Aux Seanchaniens, il avait donné plus qu’une chance. Une multitude de chances ! Il avait aussi averti Cadsuane, l’informant qu’il devrait s’assurer de la Fille des Neuf Lunes, d’une façon ou d’une autre.

L’opération ne prendrait pas beaucoup de temps.

, dit soudain Lews Therin. Nous étions tous là…

Rand fronça les sourcils. Que racontait donc le spectre fou ? Qu’avait de spécial cet endroit ? Des dalles rouges et noires à perte de vue, de rares tapisseries sur les murs…

Stupéfié, Rand s’avisa qu’il était le sujet de bon nombre de ces tapisseries. On le montrait en train de conquérir la Pierre, Callandor au poing, les Trollocs tombant comme des mouches…

Combattre les Seanchaniens n’a pas été notre première erreur, murmura Lews Therin. Notre bévue originelle, nous l’avons commise ici, dans ce couloir.

Rand se souvint…

Épuisé après la bataille contre les Myrddraals et les Trollocs, le flanc douloureux, il avait avancé dans les couloirs où retentissaient encore les cris des blessés.

Certain de pouvoir tout faire, nul n’étant assez puissant pour l’arrêter. Tout faire, oui !

Callandor brillant dans son poing, il s’était immobilisé devant le cadavre d’une jeune fille. Presque une enfant.

Le cadavre avait eu un spasme…

Moiraine l’avait arrêté. Rendre la vie aux morts n’était pas en son pouvoir, lui avait-elle rappelé.

Je voudrais tellement qu’elle soit encore là, pensa-t-il.

Plus d’une fois, l’Aes Sedai l’avait énervé au possible, mais plus que quiconque, elle semblait savoir très précisément ce qu’il était censé faire. Même quand il était furieux contre elle, Moiraine renforçait sa détermination à faire ce qui s’imposait.

Rand fit demi-tour. Moiraine ne lui avait pas menti. Rendre la vie aux morts était hors de sa portée. En revanche, pour tuer les vivants, il n’y avait pas meilleur que lui.

— Rassemblez vos sœurs de la Lance, dit-il à ses deux Promises. Nous allons nous battre.

— Maintenant ? demanda une Aielle. La nuit tombe…

Ai-je marché si longtemps ? s’étonna Rand.

— Je sais, mais ça n’a aucune importance. Je générerai toute la lumière dont nous aurons besoin.

Il toucha la clé d’accès, éprouvant un mélange d’excitation et d’horreur. Un jour, il avait rejeté les Seanchaniens à la mer. Eh bien, il allait recommencer. Seul.

Oui, il les jetterait à la mer ! Les survivants, en tout cas.

— Exécution ! cria-t-il aux Promises.

Elles filèrent, bondissant dans le couloir. Qu’était-il advenu de sa sérénité ? La glace était fine, ces derniers temps…

Retournant à l’escalier, il monta en direction de ses appartements. Les Seanchaniens avaient osé le provoquer ? Eh bien, ils verraient ce qu’il en coûtait de s’en prendre au Dragon Réincarné. Il leur avait proposé la paix, et ça les avait fait rire ?

Rand ouvrit sa porte et fit signe aux Défenseurs qui la gardaient de ne pas le déranger. Il n’était pas d’humeur à bavasser avec eux.

Une fois chez lui, il fut agacé de voir que les gardes avaient laissé entrer quelqu’un. Un inconnu qui lui tournait le dos, regardant dehors.

— Que fais-tu ici ? rugit le Dragon.

L’homme se retourna. Un inconnu, lui ? Pas du tout. Le contraire, même…

Tam, son père. Tam al’Thor.

Rand recula. Était-ce un spectre ? Une ruse perverse du Ténébreux ? Non, il s’agissait de Tam, tout simplement. Pas moyen de se tromper, dès qu’on croisait son regard plein de bonté.

Même s’il était un peu plus petit que son fils, Tam lui avait toujours paru plus réel et solide que le monde alentour. Un rocher. Comme si ses jambes puissantes ne pouvaient pas être forcées à bouger. Pas parce qu’il était formidablement fort – pendant ses voyages, Rand avait croisé des types bien plus costauds –, mais parce qu’il était incroyablement réel. La force était éphémère. Tam, lui, incarnait la stabilité. Le regarder suffisait à se sentir réconforté.

Mais le nouveau Rand n’avait que faire du réconfort ! Si ses mondes se rencontraient – l’être qu’il était et celui qu’il avait dû devenir –, il arriverait ce qui se passait quand on jetait de l’eau glacée sur une pierre chauffée à blanc.

La pierre éclatait et l’eau s’évaporait…

Dans la pièce faiblement éclairée par deux lampes, Tam hésitait, le dos désormais tourné au balcon. Rand comprit sa réaction. Après tout, ils n’avaient aucun lien du sang. Le géniteur de Rand, c’était Janduin, le chef des Aiels Taardad. Tam, lui, avait simplement trouvé un bébé sur les pentes du pic du Dragon.

Oui, c’était seulement l’homme qui avait élevé Rand. L’homme qui lui avait enseigné tout ce qu’il savait. L’homme qu’il aimait et vénérait, et qu’il adorerait jusqu’à sa mort, quels que soient les « liens du sang ».

— Rand…, dit Tam d’un ton bizarre.

— Je t’en prie, assieds-toi…

Tam ferma les portes du balcon et prit place dans un des fauteuils. Quand Rand l’eut imité, ils se regardèrent à travers la pièce.

Les murs étaient nus, une configuration que Rand préférait aux expositions de tableaux ou de tapisseries. Jaune et rouge, le tapis était assez grand pour frôler les quatre murs.

L’endroit semblait trop parfait. Sur un guéridon, un bouquet de lys blancs et de fleurs de calima, parfaitement disposés dans un vase, reposait exactement là où il le fallait. Dans le même ordre d’idées, les fauteuils étaient bien trop correctement alignés. Une pièce où nul ne semblait vivre. Comme toutes celles où passait Rand. Depuis son départ de Champ d’Emond, il n’avait plus vraiment eu de foyer.

Tam dans un fauteuil, son fils dans un autre… S’avisant qu’il tenait toujours la clé d’accès, Rand la posa à ses pieds, sur le tapis.

Tam baissa les yeux sur le moignon de son fils, mais il ne fit pas de commentaire. Il croisa les mains, regrettant sans doute de n’avoir rien à faire avec. Quand il s’agissait d’évoquer des sujets délicats, il préférait parler en étant occupé. Tondre un mouton, par exemple, ou réparer un harnais.

Rand éprouva soudain une folle envie de donner l’accolade à son père. Dans son esprit, des souvenirs familiers se bousculaient. Pour Bel Tine, Tam livrant du cidre et de l’alcool de pomme à l’Auberge de la Cascade à Vin. Le même Tam, se régalant de fumer la pipe.

Sa gentillesse et sa patience… La surprise de le découvrir en possession d’une épée au héron.

Je le connais si bien… Pourtant, j’ai rarement pensé à lui, ces derniers temps.

— Comment… ? Comment es-tu arrivé ici ? Et comment m’as-tu trouvé ?

Tam eut un petit rire.

— Ces derniers jours, tu as envoyé dans toutes les grandes villes des messagers chargés de leur dire de se préparer à la guerre. Selon moi, pour ne pas savoir où te trouver, un homme devrait être aveugle, sourd et ivre mort.

— Mes messagers ne sont pas allés à Deux-Rivières.

— Je n’y étais pas, mon fils. Certains d’entre nous se battent avec Perrin.

Bien entendu, pensa Rand.

Nynaeve avait dû contacter Perrin (les couleurs tourbillonnèrent). Elle s’inquiétait tellement à son sujet et à celui de Mat. Tam devait être revenu avec elle.

Rand se demanda s’il avait vraiment cette conversation ou s’il rêvait. Depuis beau temps, il avait renoncé à l’idée de retourner chez lui et de revoir son père. Si bizarre que ce fût, ça se révélait très agréable. Tam était plus ridé qu’avant, ses cheveux poivre et sel virant à l’argenté, mais fondamentalement, il n’avait pas changé.

Autour de Rand, tant de personnes étaient devenues différentes – Mat, Perrin, Egwene, Nynaeve – qu’il s’étonnait et se réjouissait de voir quelqu’un de son passé qui soit resté tel qu’en lui-même. Tam, l’homme qui lui avait appris à chercher le « vide ». Tam, ce roc qui lui semblait plus solide que la Pierre de Tear.

Rand se rembrunit soudain.

— Minute… Perrin a enrôlé des gars de Deux-Rivières ?

Tam acquiesça.

— Il avait besoin de nous. Ce garçon exécute un numéro de funambule à faire pâlir de jalousie tous les artistes de ménagerie. Il a dansé sur un fil avec les Seanchaniens et les fanatiques du Prophète, sans mentionner les Capes Blanches et la reine…

— La reine ? coupa Rand.

— Comme je te dis ! Elle prétend ne plus l’être… C’est la mère d’Elayne.

— Elle est vivante ?

— Oui, mais pas grâce aux Capes Blanches, répondit Tam, l’air dégoûté.

— A-t-elle vu Elayne ? demanda Rand. Tu viens de parler des Capes Blanches. Comment Perrin est-il entré en contact avec… ? Non, ne réponds pas. Il me fera son rapport quand je le lui demanderai. Le temps que nous passons ensemble est trop précieux pour que tu joues les messagers.

Tam eut un petit sourire.

— Quoi ? demanda Rand.

— Bon sang, fiston…, soupira Tam, les mains toujours croisées, comme s’il ne savait pas quoi en faire. Ils ont réussi leur coup. Oui, ils ont fait de toi un roi. Où est passé le gosse dégingandé qui ouvrait de grands yeux pour Bel Tine ? Où est le garçon plein de doutes que j’ai élevé durant toutes ces années ?

— Il est mort, lâcha Rand.

Tam hocha la tête.

— Ça, je le vois bien. Mais tu dois savoir, alors, au sujet de…

— De notre lien ? Que tu n’es pas mon père ?

Tam baissa les yeux.

— Je le sais depuis le jour de mon départ de Champ d’Emond. Brûlant de fièvre, tu en parlais dans tes rêves. Au début, j’ai refusé d’y croire, mais on a fini par me convaincre.

— Oui… Je vois comment… (Tam serra plus fort les mains.) Fils, je n’ai jamais voulu te mentir. Je peux quand même t’appeler « fils », pas vrai ?

Tu peux, oui… Quoi qu’en disent certains, tu es mon père.

Des mots que Rand ne réussit pas à prononcer.

Le Dragon Réincarné ne pouvait pas avoir un père. Un père, c’était une faiblesse encore plus exploitable qu’une compagne. Tout le monde s’attendait à ce qu’il ait des histoires d’amour. Mais à part ça, le Dragon devait être un personnage de légende, presque aussi grand que la Trame elle-même.

Forcer les gens à obéir était déjà assez difficile comme ça. Qu’adviendrait-il s’ils savaient que son père se tenait à ses côtés ? Si on découvrait qu’il puisait sa force dans celle d’un berger ?

Dans son cœur, la voix d’habitude si calme criait de rage.

— Tu as bien agi, Tam, s’entendit dire Rand. En me cachant la vérité, tu m’as sauvé la vie. Si les gens avaient su que j’étais un bébé trouvé – sur les pentes du pic du Dragon, en plus – la nouvelle aurait fait le tour du monde. Et on aurait pu m’assassiner dans mon enfance.

— Vraiment ? Eh bien, je suis content, alors…

Rand prit la clé d’accès – elle aussi le réconfortait – et se leva. Tam se hâta de l’imiter, se comportant comme un domestique.

— Tu as bien servi le monde, Tam al’Thor, dit Rand. En m’éduquant et me protégeant, tu as contribué à l’avènement d’un nouvel Âge. Nous avons tous une dette envers toi. Je m’assurerai qu’on s’occupe de toi jusqu’à la fin de tes jours.

— J’en suis touché, seigneur. Mais ce ne sera pas utile. J’ai tout ce qu’il me faut.

Tam ravalait-il un sourire ? De fait, la tirade était un rien pompeuse. L’atmosphère devenant pesante, Rand traversa la pièce et alla rouvrir les portes du balcon. Le soleil couché, la ville s’était enténébrée. Quand Rand sortit sur le balcon, la brise venue de l’océan lui caressa agréablement le visage.

Tam vint le rejoindre.

— J’ai bien peur d’avoir perdu ton épée, dit le jeune homme.

De quoi se sentir plutôt idiot.

— Aucun problème… Je me demande parfois si je l’ai jamais méritée…

— Tu étais vraiment un maître de la lame ?

— J’imagine, oui… Devant des témoins, j’ai tué un type qui en était un, et je ne me le suis jamais pardonné. Pourtant, il fallait le faire…

— Les choses qui doivent être faites sont souvent celles que nous aimons le moins faire.

— Si j’ai jamais entendu une vérité, c’est bien celle-là !

Tam soupira et s’appuya à la balustrade. Dans la nuit, des fenêtres commençaient à s’éclairer.

— C’est si étrange… Mon garçon, le Dragon Réincarné… Toutes les histoires que j’entendais quand je sillonnais le monde, j’en suis un personnage.

— Imagine ce que je ressens…

Tam eut un petit rire.

— Oui, oui… Je suppose que tu comprends très exactement ce que je veux dire. C’est amusant, pas vrai ?

— Amusant ? Non, je ne dirais pas ça. Ma vie ne m’appartient plus. Pour la Trame et les prophéties, je suis un pantin destiné à danser jusqu’à ce qu’on coupe ses fils.

— Ce n’est pas vrai, fiston. Euh… seigneur.

— Je ne parviens pas à voir ça sous un autre angle.

Tam croisa les bras sur la balustrade.

— Je te comprends, je crois… Quand j’étais soldat, j’ai ressenti des choses de ce genre. Tu sais que je me suis battu contre Tear. Venir ici aurait pu éveiller des souvenirs douloureux. Mais tous les ennemis se ressemblent, et je n’ai plus de rancune.

Rand posa la clé d’accès sur la balustrade, mais il ne la lâcha pas. Le dos bien droit, il ne se pencha pas.

— En matière de destinée, un soldat n’a guère le choix, continua Tam en tapotant la rambarde du bout d’un doigt. Les décisions, ce sont des types plus importants qui les prennent. Des gens comme toi…

— Moi, c’est la Trame qui décide à ma place. Donc, je suis moins libre encore qu’un soldat. Tu aurais pu déserter – ou te faire démobiliser légalement.

— Toi, tu ne peux pas filer ?

— La Trame ne me laisserait pas partir. Ce que je fais est trop important. Elle m’y ramènerait de force. C’est déjà arrivé plusieurs fois.

— Et tu aurais vraiment envie de te défiler ?

Rand ne répondit pas.

— J’aurais pu laisser tomber ces guerres, dit Tam. En même temps, c’était impossible. En tout cas, sans me trahir moi-même. C’est pareil pour toi, je parie. Si tu sais que tu ne le feras pas, qu’importe que tu puisses fuir ou non ?

— Quand tout sera fini, dit Rand, je mourrai. C’est inévitable.

Tam se redressa, le front plissé. En un clin d’œil, Rand eut l’impression d’avoir de nouveau douze ans.

— Je ne veux pas entendre ça, dit Tam. Même si tu es le Dragon Réincarné, je n’écouterai pas ces bêtises. Rien n’est inévitable. D’accord, tu ne peux pas décider où tu dois aller, mais tu peux choisir entre vivre et mourir.

— Comment ?

Tam posa une main sur l’épaule de son fils.

— Le choix ne concerne pas toujours ce que tu fais, fiston, mais pourquoi tu le fais. Quand j’étais soldat, j’ai connu des hommes qui se battaient exclusivement pour l’argent. D’autres étaient motivés par la loyauté – à leurs camarades, à la couronne ou que sais-je encore ? Le type qui crève pour de l’argent et celui qui tombe par loyauté sont morts tous les deux, pourtant, entre eux, il y a une différence. Une de ces fins a un sens. L’autre non.

» J’ignore si tu dois vraiment mourir pour que tout soit accompli. Quoi qu’il en soit, nous savons tous les deux que tu ne te défileras pas. Tu as changé, c’est vrai, mais pas sur tous les plans. Donc, je ne veux pas t’entendre pleurnicher.

— Je ne pleurnichais pas…, commença Rand.

— Je sais, coupa Tam. Les rois ne pleurnichent pas, ils méditent sombrement.

Tam semblait citer quelqu’un, mais Rand n’aurait su dire qui. Bizarrement, le vétéran ricana.

— Bon, laissons tomber… Rand, je crois que tu peux survivre à tout ça. Considérant le service que tu rendras au monde, je doute que la Trame ne t’accorde pas un peu de paix. Mais tu es un soldat qui part pour la guerre. La première chose qu’il doit savoir, c’est qu’il risque de mourir. Tu ne peux pas choisir les missions dont on te charge, mais tu es maître de la raison pour laquelle tu les accomplis. Pourquoi vas-tu au combat, Rand ?

— Parce qu’il le faut.

— Ce n’est pas une motivation suffisante. Que les corbeaux picorent cette femme ! Elle aurait dû venir me voir plus tôt. Si j’avais su…

— Quelle femme ?

— Cadsuane Sedai. Elle m’a amené ici pour que je te parle. J’étais resté à l’écart, jusque-là, parce que je pensais que tu n’avais pas besoin d’avoir ton père dans les jambes.

Tam continua mais Rand cessa d’écouter.

Cadsuane. Tam était là à cause d’elle. Pas parce qu’il avait vu Nynaeve et saisi l’occasion. Pas parce qu’il avait eu envie de voir son fils. Cadsuane l’avait influencé, voire manipulé.

Quand ficherait-elle la paix à Rand, cette harpie ?

Voir Tam avait ému Rand au point de faire fondre la glace. Trop d’amour, c’était exactement comme trop de haine. Ressentir, voilà le risque auquel le Dragon ne pouvait plus s’exposer.

Mais il l’avait fait, et ses sentiments menaçaient de le submerger. Frissonnant, il se détourna de Tam. Leur conversation était-elle une énième machination de Cadsuane ? Et de quelle manière Tam était-il impliqué là-dedans ?

— Rand ? fit timidement Tam. Désolé, je n’aurais pas dû parler de la sœur. Elle m’a prévenu que tu serais en colère si je le faisais.

— Que t’a-t-elle dit d’autre ? demanda Rand en se tournant de nouveau vers son père.

Le roc d’homme fit d’instinct un pas en arrière.

— Eh bien, elle m’a conseillé d’évoquer ton enfance, pour te ramener à des temps plus heureux. Elle pense que…

— Cette femme me manipule…, souffla Rand en cherchant le regard de son père. Et elle s’est jouée de toi. Tout le monde veut m’attacher un fil à la patte…

La colère bouillonnait. Rand tenta de la contenir, mais c’était difficile. Où étaient son calme et sa glace ? À défaut, il chercha le vide, tentant de projeter toutes ses émotions dans la flamme d’une bougie, comme Tam le lui avait appris dans une autre vie.

Le saidin l’attendait là… D’instinct, il s’y connecta et, du coup, fut submergé par les émotions dont il se croyait débarrassé. Le vide explosa, mais le saidin demeura, luttant contre le Dragon. Alors que la nausée déferlait en lui, il tenta de la repousser avec sa colère.

— Rand, dit Tam, inquiet, tu devrais être plus…

— Tais-toi ! cria Rand.

Avec un flux d’Air, il fit basculer son père sur le dos. Puis il se débattit, pris entre sa rage et le saidin qui menaçaient de l’écraser.

Voilà pourquoi il devait être fort. Ces gens ne le voyaient-ils pas ? Quand il affrontait des forces pareilles, comment un homme pouvait-il rire ?

— Je suis le Dragon Réincarné ! cria-t-il au saidin, à Tam, à Cadsuane et au Créateur lui-même. Je ne deviendrai pas votre jouet !

Il braqua la clé d’accès sur Tam.

— Tu es venu à l’initiative de Cadsuane, prétendument pour me montrer ton affection. En réalité, tu as enroulé autour de mon cou un autre de ses maudits fils ! Pourquoi ne puis-je pas être libéré de vous tous ?

Rand avait perdu son contrôle, mais il s’en fichait. Ils voulaient qu’il ressente des choses ? Eh bien il allait en ressentir ! Ils désiraient l’entendre rire ? Eh bien, il rirait en les regardant brûler !

Hurlant contre tous ses bourreaux, il tissa des flux d’Air et de Feu. Dans sa tête, Lews Therin cria, car le saidin tentait de les détruire tous les deux.

Dans son cœur, la douce petite voix s’éteignit.

Une lance de lumière jaillit devant Rand, issue du centre de la clé d’accès. Le tissage des Torrents de Feu se déroula devant lui, la clé d’accès brillant de plus en plus fort à mesure qu’il y puisait du Pouvoir.

À la lueur des Torrents, Rand vit le visage de son père, qui le regardait, les yeux écarquillés…

… de terreur.

Que suis-je en train de faire ?

Rand commença à trembler alors que les Torrents de Feu se tissaient sans qu’il puisse les en empêcher. Horrifié, il tituba en arrière.

Que suis-je en train de faire ? pensa-t-il de nouveau.

La même chose que moi, jadis, souffla Lews Therin.

Lumière, pensa Rand, je recommence ! Je suis un monstre !

Encore connecté au saidin, mais sur le point de le lâcher, Rand ouvrit un portail donnant sur Ebou Dar. Il s’y engouffra, fuyant la terreur qui faisait briller les yeux de Tam.


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