9 Quitter Malden

Une brise printanière piquante soufflait au visage de Perrin. Normalement, elle aurait dû charrier l’odeur du pollen, de la rosée matinale et de la terre retournée par les jeunes pousses qui émergeaient à l’air libre. Le parfum du renouveau et de la renaissance.

Hélas, tout ce que Perrin sentait, c’était la puanteur du sang et de la mort.

Il tourna le dos à la brise, s’agenouilla et inspecta les roues du chariot. Un solide véhicule en noyer qui semblait en très bon état. Mais avec tout équipement venant de Malden, il fallait se montrer prudent. S’ils méprisaient moins les bœufs et les chariots, comparés aux chevaux, les Shaido, comme tous les Aiels, préféraient voyager léger. Du coup, ils n’avaient entretenu aucun des véhicules tractés. Durant son inspection, Perrin en avait repéré plusieurs truffés de défauts cachés.

— Au suivant ! lança-t-il tout en contrôlant le premier moyeu.

Son invitation s’adressait à la foule de gens qui attendait pour s’entretenir avec lui.

— Mon seigneur, dit une voix basse et rauque familière.

Celle de Gerard Arganda, premier capitaine du Ghealdan. Un type qui sentait l’armure soigneusement huilée.

— Je dois insister sur la nécessité de lever le camp. Au moins, permets-moi de partir avec ma reine.

La reine en question était Alliandre, souveraine du Ghealdan.

Perrin continua à étudier le moyeu. En mécanique et en menuiserie, il était moins à l’aise que devant une forge, mais son père avait appris à tous les fils Aybara l’art de repérer un défaut sur un chariot. Réparer avant de partir, martelait-il, valait mieux que tomber en panne à mi-chemin de sa destination.

Perrin passa une main sur le bois noirci par le temps. Le grain était encore très visible, et la recherche de fissures, sur les quatre roues, ne donna aucun résultat.

— Seigneur ? insista Arganda.

— Nous partirons tous ensemble, lâcha Perrin. C’est un ordre, Arganda. Sinon, les réfugiés penseront qu’on les abandonne.

Les réfugiés… Plus de cent mille âmes dont il fallait s’occuper. Cent mille ! Beaucoup plus que l’entière population du territoire de Deux-Rivières. Et Perrin avait pour mission de nourrir toutes ces bouches.

Les chariots… Peu de gens mesuraient l’importance d’un bon chariot. S’allongeant sur le dos, le jeune seigneur s’apprêta à contrôler les axes. Dans sa position, il vit nettement le ciel plombé, le plus souvent occulté par le mur d’enceinte de Malden.

Pour l’extrême-nord de l’Altara, cette ville était très grande. À dire vrai, avec sa muraille et ses tours, elle ressemblait plus à une forteresse qu’à une cité. Jusqu’à la veille, le terrain qui l’entourait appartenait aux Shaido. Mais c’était terminé. Les Aiels renégats étaient en déroute, la plupart morts ou en fuite. Grâce à une alliance avec les Seanchaniens, Perrin avait pu libérer tous les prisonniers.

Les Shaido lui avaient laissé deux « présents » : l’odeur de la mort dans l’air et cent mille malheureux à protéger. Même s’il était heureux d’avoir libéré ces gens, le raid sur Malden, pour Perrin, avait eu un tout autre objectif. Sauver Faile.

D’autres Aiels avançaient vers la position du jeune homme, mais ils avaient ralenti puis dressé un camp. Depuis, ils ne faisaient pas mine de fondre sur Malden. Des Aiels en fuite les avaient-ils prévenus qu’une grande armée les attendait ? Une force capable d’écraser les Shaido malgré leurs Matriarches.

Quoi qu’il soit, ce nouveau groupe, dans le dos de Perrin, semblait aussi peu disposé à ferrailler que lui.

Du coup, il avait du temps. Un peu, au moins…

Arganda attendait toujours. Son plastron brillant comme un petit soleil, il avait calé son casque sous son bras. Ce costaud n’était pas un officier de salon, mais un fils du peuple qui s’était élevé à la force du poignet. En règle générale, il se battait très bien et exécutait les ordres.

— Je ne céderai pas sur ce point, Arganda, dit Perrin en se glissant sous le chariot.

— Alors, utilisons des portails, au moins !

S’agenouillant, Arganda se pencha pour observer le dessous du véhicule.

— Les Asha’man sont morts de fatigue, marmonna Perrin. Tu le sais très bien.

— Pour un grand portail, oui… Mais s’il s’agissait de transférer un petit groupe ? Ma reine est épuisée au sortir de sa captivité. Tu ne prétends quand même pas la faire marcher ?

— Les réfugiés aussi sont en bout de course… Alliandre aura un cheval, mais elle partira quand nous nous mettrons en route, pas avant. Veuille la Lumière que ce soit bientôt.

Arganda capitula sans un mot. Alors que Perrin passait les doigts le long d’un axe, il se redressa.

D’un seul coup d’œil, le mari de Faile pouvait repérer un défaut sur du bois. Il tenait quand même à toucher sa surface, parce que c’était bien plus fiable.

Aux endroits où cette matière première faiblissait, on sentait toujours un nœud ou une fissure. Savoir mesurer le danger était une affaire d’expert. À part ça, un bois de qualité ne vous réservait jamais de mauvaises surprises.

Contrairement aux hommes et à Perrin lui-même.

Il serra les dents, refusant de penser à ça. Pour détourner sa propre attention, il devait travailler, travailler et travailler encore. Une bonne chose, puisqu’il adorait ça. Ces derniers temps, il en avait eu trop peu souvent l’occasion.

— Suivant ! cria-t-il de sous le chariot.

— Seigneur, nous devons attaquer ! rugit une voix tonitruante.

Perrin sortit la tête de sous le chariot et… ferma les yeux. Bertain Gallenne, seigneur capitaine de la Garde Ailée, était à Mayene ce qu’Arganda était au Ghealdan. Cette similitude oubliée, les deux hommes se révélaient aussi différents que possible. Dans sa position, Perrin avait une vue imprenable sur les bottes de Bertain et leurs éperons en forme de faucons.

— Seigneur, insista Bertain, une bonne charge de la Garde Ailée disperserait cette racaille aielle, j’en suis certain. En ville, nous leur avons donné une sacrée bonne leçon.

— Avec l’aide des Seanchaniens, rappela Perrin.

En ayant terminé avec l’axe de derrière, il s’attaqua à celui de devant. Pour ce travail, il portait sa vieille veste toute tachée. Pour ça, Faile lui ferait un sermon. N’était-il pas censé montrer au monde qu’il avait tout d’un seigneur ?

Pour autant, ça ne justifiait pas de se rouler dans l’herbe avec une veste étincelante.

Faile aurait refusé qu’il se traîne dans la gadoue, pour commencer. Une main sur l’axe avant, Perrin hésita, son esprit dérivant sur les beaux cheveux noirs de sa femme. Et ce nez si typique du Saldaea. Pour lui, elle était tout ce qui comptait. L’objet fascinant de son amour, ni plus ni moins.

Au bout du compte, il avait réussi à la sauver. Alors, pourquoi avait-il le sentiment que tout allait presque aussi mal qu’avant ? Il aurait dû se réjouir, être extatique, s’enivrer de soulagement. Pendant de longs jours, il s’était inquiété à chaque seconde. À présent, alors qu’elle était en sécurité, rien ne semblait satisfaisant. Enfin, quelque chose comme ça – c’était difficile à expliquer.

Lumière ! Rien ne pouvait donc fonctionner comme on avait prévu ? Glissant une main dans sa poche, Perrin voulut toucher la corde où il avait fait tant de nœuds. Mais ce pense-bête de son malheur, il l’avait jeté.

Assez de ruminations ! Faile est revenue. Bientôt, tout sera comme avant. N’est-ce pas ?

— D’accord, enchaîna Bertain, le départ des Seanchaniens pourrait être problématique, en cas d’assaut. Mais ces Aiels sont moins nombreux que ceux que nous avons écrabouillés. Sinon, pourquoi n’envoies-tu pas un messager à cette « générale », qui serait ravie de se battre de nouveau à nos côtés ?

Perrin se força à revenir au moment présent. Enfin, ses grotesques problèmes privés n’intéressaient personne, en ce moment – pas même lui ! Il fallait que ces chariots daignent rouler sans se disloquer. Tout le reste était secondaire.

L’axe avant se révéla lui aussi en bon état. Son intervention terminée, le jeune seigneur se glissa à l’air libre.

Même si les trois plumes de son casque avaient tendance à le grandir, Bertain était de taille moyenne. Un bandeau rouge sur un œil – celui-là, Perrin savait où il l’avait perdu –, il portait un plastron étincelant.

Comme s’il pensait que le silence de Perrin était un assentiment muet, Bertain semblait excité à l’idée d’une charge héroïque.

Une fois debout, Perrin épousseta son pantalon marron très ordinaire.

— Nous partons, dit-il en levant une main pour étouffer dans l’œuf les protestations de Bertain. Ici, nous avons vaincu, mais les Matriarches étaient bourrées de fourche-racine et nous avions des damane dans notre camp. Épuisés, souvent blessés, nous avons récupéré Faile. Plus rien ne justifie de se battre. Donc, on file !

Bertain parut très mécontent, mais il hocha la tête, se détourna et, pataugeant dans la boue, alla rejoindre ses hommes, déjà en selle.

Perrin jeta un coup d’œil aux gens qui attendaient toujours de parler avec lui. Jadis, ces séances lui pesaient. Du temps perdu, puisque neuf demandeurs sur dix connaissaient déjà sa réponse. Ce n’était pas si simple. Ces hommes et ces femmes voulaient l’entendre de sa bouche, et c’était très important. De plus, leurs questions lui faisaient oublier l’étrange tension qu’il éprouvait à l’idée d’avoir sauvé Faile.

Quand il gagna le prochain chariot, ses interlocuteurs potentiels le suivirent.

La caravane comptait une cinquantaine de véhicules. Les premiers étaient chargés de biens récupérés à Malden, ceux du milieu attendaient de l’être, et il ne lui en restait plus que deux à inspecter. Si tout allait bien, Perrin entendait être assez loin de la ville avant le coucher du soleil. Une distance de sécurité, probablement.

Sauf si les nouveaux Shaido, ivres de vengeance, décidaient de poursuivre les vainqueurs. Avec la taille de la colonne, un aveugle aurait été capable de repérer les fugitifs.

Le soleil déclinait déjà derrière les nuages. Lumière ! Organiser le départ des réfugiés et des différentes factions militaires était un cauchemar. Après ça, avancer serait un jeu d’enfant.

Le camp des Shaido était dévasté. Après les avoir vidées, les hommes de Perrin avaient démonté plusieurs tentes pour les emporter. Désormais dégagé, l’ancien site du camp, labouré comme au moment des semailles, était jonché de débris. En dignes Aiels, les Shaido avaient préféré s’installer hors de la ville plutôt qu’à l’intérieur. Un peuple étrange, il fallait en convenir. Qui aurait tourné le dos à un bon lit, sans parler d’une position plus aisément défendable, pour résider sous des tentes ?

Mais les Aiels détestaient les villes. À Malden, la plupart des bâtiments avaient été pillés et brûlés dès le premier assaut des Shaido. Les portes arrachées, les fenêtres brisées, des objets jetés dans les rues puis écrasés par les gai’shain qui allaient et venaient pour charrier de l’eau.

Si près du départ, des gens fouillaient encore la cité et le camp ennemi en quête de biens à emporter.

Quand viendrait le moment de Voyager, la colonne devrait abandonner les véhicules, car Grady n’était pas capable d’ouvrir un portail assez grand pour les laisser passer. Mais jusque-là, ces chariots seraient d’une aide précieuse.

Les bœufs aussi, bien entendu. Quelqu’un d’autre les passait en revue, s’assurant qu’ils seraient assez en forme pour tirer les véhicules.

Les Shaido avaient laissé filer une bonne partie des chevaux de Malden. Une honte, ça… Mais on devait faire avec ce qu’on avait.

Perrin commença par inspecter le bras du nouveau chariot.

— Suivant ! lança-t-il.

— Seigneur, dit une voix grinçante, je crois que c’est moi, le suivant.

Perrin tourna la tête vers Sebban Balwer, son secrétaire. Le visage tout desséché, cet homme aux épaules voûtées avait un petit quelque chose d’un vautour perché sur une branche. Même si sa veste et son pantalon n’étaient pas tachés, Perrin s’attendait à en voir monter de la poussière chaque fois qu’il faisait un pas. Comme un vieux livre, le secrétaire sentait un peu le renfermé.

— Balwer… (Perrin vérifia la qualité du bois puis des fixations pour harnais.) Je vous croyais en train de parler aux prisonniers.

— Je l’ai fait, et c’est un sacré travail. Mais un doute m’est venu. Étiez-vous obligé de livrer aux Seanchaniens toutes les Matriarches douées pour le Pouvoir ?

Perrin dévisagea son secrétaire aux relents de renfermé. Les Matriarches capables de canaliser avaient presque toutes été assommées par la fourche-racine. Alors qu’elles étaient encore inconscientes, les Seanchaniens en avaient hérité, et ils en feraient ce qu’ils voudraient. Cette décision n’avait rien fait pour la popularité de Perrin parmi ses Aiels, mais il refusait que ces femmes le traquent pour se venger.

— Je ne vois pas ce que j’en aurais fait, répondit-il à Balwer.

— Eh bien, seigneur, nous aurions pu apprendre des choses très intéressantes. Par exemple, il semble que bien des Shaido aient honte du comportement de leur tribu. Les Matriarches elles-mêmes étaient divisées. De plus, elles ont commercé avec de très étranges individus qui leur proposaient des artefacts datant de l’Âge des Légendes. Des gens qui pouvaient ouvrir un portail…

— Des Rejetés, dit Perrin en s’agenouillant pour examiner une roue avant. Je crains que nous ne puissions pas déterminer lesquels. D’autant plus qu’ils devaient être déguisés.

Du coin de l’œil, Perrin vit Balwer faire la moue suite à ce commentaire.

— Vous n’êtes pas d’accord ? demanda Perrin.

— C’est exact, seigneur… Selon moi, les artefacts en question étaient très… suspects. Les Aiels se sont fait duper, mais je ne vois pas pour quelle raison. Cela dit, si nous disposions d’un peu plus de temps pour fouiller la ville…

Que la Lumière me brûle ! tempêta intérieurement Perrin.

Combien de gens allaient lui demander quelque chose en sachant qu’ils n’obtiendraient rien ?

Le moyeu de cette roue ne lui semblant pas très fiable, il se glissa sous le chariot pour mieux l’étudier.

— Balwer, nous savons déjà que les Rejetés sont nos ennemis. Quand Rand arrivera pour les emprisonner de nouveau, ou quelque chose dans ce genre, ils ne l’accueilleront pas à bras ouverts.

Des couleurs tourbillonnèrent, puis Rand apparut devant l’œil mental du jeune seigneur. Comme d’habitude, il chassa l’image de sa tête. Chaque fois qu’il pensait à Rand ou à Mat, c’était la même histoire.

— De plus, continua-t-il, je ne vois pas ce que vous voudriez que je fasse. Les gai’shain shaido viendront avec nous. Les Promises en ont capturé des tas. Donc, vous pourrez les interroger. Sinon, nous partons d’ici !

— Compris, seigneur… Je regrette seulement que nous ayons perdu toutes ces Matriarches. Selon mon expérience, parmi les Aiels, ce sont les moins… bornés.

— Les Seanchaniens les voulaient, rappela Perrin. Et ils les ont eus. Je ne laisserai pas Edarra me harceler sur ce point – ce qui est fait est fait ! Que voulez-vous de moi, maître Balwer ?

— Nous pourrions envoyer un message, avec des questions pour les Matriarches, quand elles se réveilleront. Je… (Le secrétaire s’interrompit puis se baissa pour mieux voir Perrin.) Seigneur, ce n’est pas très… commode. Ne pouvons-nous pas trouver quelqu’un d’autre pour inspecter les chariots ?

— Tous les autres experts sont trop fatigués ou trop occupés… Je veux que tous les réfugiés soient en train d’attendre dans les camps quand nous donnerons l’ordre de partir. Quant à nos soldats, ils passent la ville au peigne fin en quête de nourriture. Chaque poignée de grain peut tout changer ! Tellement de réserves ont pourri… Ce travail est parfait pour moi, car je dois être à un endroit où les gens peuvent me trouver.

Une obligation pesante, certes, mais que le jeune homme acceptait, désormais.

— Je comprends, seigneur. Mais vous pourriez sûrement être accessible sans vous traîner sous des chariots.

— C’est une tâche que je peux accomplir pendant qu’on me parle. Vous n’avez pas besoin de mes bras, maître Balwer, mais de mon cerveau. Et il vous dit d’oublier les Aielles.

— Mais…

— Je ne peux plus rien faire, insista Perrin en regardant Balwer entre les rayons de la roue. Nous allons partir vers le nord. J’en ai fini avec les Shaido. Qu’ils brûlent sur pied, si ça les amuse !

Balwer fit de nouveau la moue. Dans son odeur, Perrin reconnut un vague agacement.

— Comme il vous plaira, dit-il avec un bref salut de la tête.

Sur ces mots, il se retira.

Perrin sortit de sous le chariot et fit signe à une jeune femme. En robe crasseuse et godillots usés, elle attendait près de la rangée de chariots.

— Va chercher Lyncon, lui dit Perrin. Dis-lui de jeter un coup d’œil à cette roue, surtout au moyeu. Il n’est pas assez bien fixé, et il risque de s’arracher.

La jeune femme fila au pas de course. Lyncon était un maître charpentier qui avait eu la mauvaise idée d’aller voir des parents à Cairhien, au moment de l’attaque des Shaido. De ces événements, il gardait une hantise. En toute logique, il aurait dû inspecter les chariots, mais dans son état, ça n’aurait pas été raisonnable. Cela dit, pour une réparation, il semblait encore compétent…

De plus, quand il agissait, Perrin avait le sentiment d’aller mieux. D’oublier ses problèmes, en somme. Les chariots étaient faciles à réparer. Pas comme les gens…

Se retournant, Perrin balaya du regard le camp où brûlaient encore de petits feux. Au milieu des débris, Faile se dirigeait vers la ville après avoir chargé une partie de ses fidèles de sonder la zone.

Quelle femme magnifique ! Sa beauté ne se limitait pas à son visage ou à sa silhouette. Elle était présente dans sa façon de diriger les gens et de savoir immédiatement ce qu’il fallait faire. En d’autres termes, le genre d’intelligence qui manquait à son mari.

Il n’était pas idiot, mais assez lent d’esprit, il fallait le reconnaître. En revanche, avec les autres, il se révélait nul, à l’inverse de Mat ou de Rand. Faile lui avait montré qu’il n’était pas indispensable de savoir gérer les gens – y compris les femmes – tant qu’il pourrait se faire comprendre d’une seule personne. Bref, tant qu’il parvenait à communiquer avec elle, on se fichait qu’il ait du mal avec les autres.

Aujourd’hui, il ne trouvait pas les mots, même avec elle. Il s’inquiétait de ce qu’elle avait subi durant sa captivité, mais les diverses possibilités ne le torturaient pas. Elles le mettaient en rage, mais il savait que rien n’était sa faute. Pour survivre, on faisait ce qui s’imposait. Et il respectait Faile pour sa force.

Et me voilà encore en train de réfléchir ! Travailler ! Travailler encore et toujours !

— Suivant ! cria-t-il en s’agenouillant pour continuer à inspecter le chariot.

— Si je n’avais vu que ta mine déconfite, mon gars, dit une voix chaleureuse, je supposerais que nous avons perdu.

Perrin tourna la tête, très surpris. Dans la petite foule qui attendait pour lui parler, il n’avait pas repéré Tam al’Thor. La file d’attente diminuait, mais il restait encore des messagers et des assistants.

Derrière tout ce petit monde, le solide berger attendait, appuyé à son bâton. Désormais, ses cheveux étaient uniformément argentés. À une époque, se souvint Perrin, ils semblaient plus noirs que la nuit. Ça ne datait pas d’hier – un temps où il n’avait encore jamais vu une forge ou une enclume.

Les doigts du jeune homme volèrent vers le marteau glissé à son ceinturon. Une arme qu’il avait préférée à sa hache. Une bonne décision, même s’il avait encore perdu le contrôle de lui-même pendant la bataille de Malden. Était-ce ça qui le tracassait ?

Ou l’euphorie qu’il avait éprouvée pendant la boucherie ?

— Quel bon vent t’amène, Tam ?

— Un simple rapport, seigneur. Les gars de Deux-Rivières sont prêts au départ, chacun avec deux tentes sur le dos, au cas où. L’eau de la ville n’étant pas potable à cause de la fourche-racine, j’ai envoyé des hommes en puiser dans l’aqueduc, là où elle est encore claire. Pour rapporter les tonneaux, un chariot ne serait pas de trop.

— Réquisitionne celui que tu veux, fit Perrin en souriant.

Enfin quelqu’un qui prenait des initiatives intelligentes !

— Dis à nos gars que j’espère les renvoyer très vite à la maison. Dès que Grady et Neald seront assez rétablis pour ouvrir un portail, en fait. Hélas, ça risque de prendre un moment.

— Ils seront contents, seigneur, assura Tam. (Qu’il était étrange de l’entendre utiliser ce titre.) Cela dit, puis-je te parler en privé un moment ?

Perrin acquiesça. Du coin de l’œil, il vit que Lyncon approchait de sa démarche claudicante. Entraînant Tam, il le guida jusqu’à la muraille de Malden. Là, ils seraient tranquilles.

Au pied du mur d’enceinte, de la mousse poussait, beaucoup plus vivace et brillante que la végétation atone qui se montrait de-ci de-là. Ce printemps, à part la mousse, rien ne semblait vouloir être luxuriant.

— Que t’arrive-t-il, Tam ?

Le père de Rand massa son menton couvert d’une barbe de trois jours grisonnante. Ces derniers jours, Perrin avait poussé ses hommes au maximum, ne leur laissant pas le temps de se raser.

— Les gars s’interrogent, Perrin, dit Tam, un peu moins protocolaire, puisqu’ils étaient seuls. Quand tu parlais de renoncer à Manetheren, tu étais sérieux ?

— Oui. Cet étendard ne nous a valu que des problèmes. Les Seanchaniens et tous les autres doivent le savoir : je ne suis pas un roi.

— Pourtant, une reine est ta vassale.

Perrin réfléchit à la meilleure réponse possible. Naguère, à cause de sa pondération, des gens l’avaient pris pour un crétin. Aujourd’hui, ils tenaient sa lenteur pour un signe de sa vivacité intellectuelle. Quelle différence pouvait faire un titre ronflant précédant un nom !

— Moi, je pense que tu as raison, dit Tam – une vraie surprise. Rebaptiser Deux-Rivières « Manetheren » aurait déplu aux Seanchaniens et à la reine d’Andor. Ça aurait signifié que tu veux davantage que notre territoire – peut-être même tout ce que Manetheren dominait jadis.

Perrin secoua la tête.

— Je ne veux rien conquérir du tout, Tam. Ni même régner sur ce que je suis censé avoir conquis. Dès qu’Elayne sera sur le trône, j’espère qu’elle enverra un vrai gouverneur à Deux-Rivières. Alors, nous en finirons avec le « seigneur Perrin », et tout rentrera dans l’ordre.

— Et la reine Alliandre ?

— Elle jurera allégeance à Elayne. Ou à Rand, si elle préfère. On dirait qu’il aime annexer des royaumes. Comme un gosse qui joue à la marelle.

Tam parut perplexe et inquiet.

Perrin détourna le regard. Les choses auraient dû être bien plus simples. Oui, elles auraient dû !

— Qu’y a-t-il ?

— Je pensais que tu avais dépassé tout ça…

— Rien n’a changé depuis l’époque antérieure à la capture de Faile. Par exemple, je n’aime pas plus cet étendard à la tête de loup. Lui aussi, il est peut-être temps de le mettre en berne.

— Mon garçon, les gars croient en cet étendard, dit Tam d’une voix égale.

S’il haussait rarement le ton, quelque chose en lui incitait les autres à l’écouter. Parce qu’il parlait souvent d’or, bien entendu.

— J’ai voulu te parler pour te prévenir… Si tu offres une chance aux gars de rentrer chez eux, quelques-uns la saisiront. Mais pas beaucoup. La plupart ont juré de te suivre jusqu’au mont Shayol Ghul. Ils savent que l’Ultime Bataille est pour bientôt. Qui en douterait, avec les signes qui s’accumulent ? Ces gars ne veulent pas rester en arrière. Et moi non plus.

Dans l’odeur de Tam, Perrin capta une détermination d’acier.

— Nous verrons, dit-il. Nous verrons…

Il renvoya Tam, lui « ordonnant » de réquisitionner un chariot pour transporter les tonneaux d’eau.

Les soldats obéiraient. Après tout, si bizarre que ça parût, Tam était le premier capitaine du seigneur Perrin.

Sur le passé du père de Rand, le jeune homme savait peu de chose, à part qu’il avait participé à la guerre des Aiels. En d’autres termes, il ferraillait avant la naissance de l’homme qui lui donnait à présent des ordres.

Tous les gars étaient d’accord pour obéir à Perrin – et ils entendaient continuer. N’avaient-ils donc rien appris ?

Désireux de rester seul, le jeune seigneur s’adossa au mur, heureux de rester dans l’ombre.

En cet instant, il comprit en partie ce qui le tourmentait. Pas en totalité, mais assez pour ne pas s’étonner d’être toujours mal à l’aise, malgré le retour de Faile.

Ces derniers temps, il n’avait pas été un bon chef. Même quand Faile était là pour le guider, il ne s’était jamais montré très brillant, mais pendant son absence, il avait frôlé la nullité. Obsédé par sa femme, il avait ignoré les ordres de Rand et tout le reste.

Mais qu’aurait dû faire un homme digne de ce nom quand on enlevait sa femme ?

Au bout du compte, il l’avait sauvée, mais en abandonnant tout le monde. À cause de lui, des hommes de valeur étaient morts. Des combattants qui lui faisaient confiance.

Debout dans l’ombre, il se souvint du moment, la veille, où un allié de longue date était tombé sous les flèches des Shaido, le cœur empoisonné par Masema. Aram comptait parmi les frères d’armes qu’il avait négligés lors de sa quête pour sauver Faile. Et l’ancien Zingaro aurait mérité mieux que ça.

Je n’aurais jamais dû le laisser prendre une épée…

Certes, mais ce n’était pas le moment de penser à ça. Un luxe qu’il ne pouvait pas s’offrir, avec tant de pain sur la planche.

Il s’écarta du mur, en route pour le dernier chariot à vérifier.

— Suivant ! cria-t-il en se remettant au travail.

Aravine Carnel avança. L’Amadicienne ne portait plus sa tenue de gai’shain, mais une robe verte toute simple et pas propre récupérée dans les décombres. Bien qu’elle fût rondelette, son visage portait les stigmates de la captivité. Cela dit, sa détermination faisait plaisir à voir. Très douée pour l’organisation, elle devait avoir des ascendants nobles. Ça se sentait dans son odeur. Et dans sa façon de donner des ordres comme si elle avait fait ça toute sa vie. Un miracle que ces qualités aient survécu à la captivité.

En s’agenouillant devant une roue, Perrin s’étonna encore que Faile l’ait choisie pour superviser les réfugiés. Pourquoi pas un de ses jeunes fidèles, plutôt ? Si ces snobinards pouvaient être agaçants, ils se révélaient bien plus compétents qu’il l’aurait cru.

— Mon seigneur, fit Aravine, sa révérence pleine de grâce étayant la thèse de Perrin sur ses origines, j’ai fini de préparer les gens au départ.

— Si vite ? s’étonna Perrin en relevant les yeux de sa roue.

— C’était moins difficile que prévu, seigneur. Je leur ai ordonné de se regrouper par nationalité, puis par lieu de naissance. Sans surprise, il y a une majorité de Cairhieniens, suivie par des Altariens et des Amadiciens. Notons aussi quelques Domani et Tarabonais, et une poignée de Frontaliers et de Teariens.

— Combien sont en état de marcher un jour ou deux sans un passage dans les chariots ?

— L’immense majorité, seigneur. Les vieux et les malades ont été chassés de la ville après sa conquête par les Shaido. Ces gens sont habitués à travailler dur. Certes, ils sont épuisés, mais aucun n’a envie de traîner ici alors que d’autres Shaido campent à moins d’une demi-journée de marche.

— Parfait, dit Perrin. Qu’ils se mettent en route sur-le-champ.

— Sur-le-champ ? répéta Aravine, surprise.

— Oui. Je veux les voir sur la route, en chemin vers le nord, aussi vite que possible. Alliandre et sa garde leur ouvriront le passage.

Ce qui s’appelait faire d’une pierre deux coups. Arganda n’aurait plus de raison de râler, et les réfugiés ne traîneraient plus dans les pattes de personne. Pour la collecte des vivres, les Promises seraient bien plus efficaces. De toute façon, le passage au peigne fin se terminait.

Les brebis de Perrin devraient survivre sur les routes quelques semaines. Après, un portail les conduirait dans un pays plus sûr. Andor, peut-être. Ou le Cairhien…

Les Shaido inquiétaient Perrin. S’ils décidaient d’attaquer… Mieux valait filer et leur épargner cette tentation.

Aravine s’inclina puis fila exécuter ses ordres.

Perrin remercia la Lumière d’avoir dans ses rangs une deuxième personne qui s’abstenait de le bombarder de questions ou de mettre en doute ses consignes.

Après avoir envoyé un jeune messager informer Arganda de ses dernières décisions, il retourna à l’inspection du chariot. Quand ce fut fini, il se redressa, s’essuya les mains sur son pantalon et cria un « suivant ! » tonitruant.

Personne ne se présenta. Autour de lui, il n’y avait plus que des gardes, des messagers et des conducteurs de chariot qui attendaient d’atteler leurs bœufs et de se mettre en mouvement vers le tas de vivres et d’objets utiles que les Promises avaient érigé au milieu du camp abandonné.

Faile était là, supervisant le chargement.

Perrin envoya tout son petit monde l’aider. Ensuite, il se retrouva seul et désœuvré.

Précisément ce qu’il voulait éviter.

Le vent soufflait toujours, charriant la puanteur de la mort – et tout un lot de souvenirs.

La furie de la bataille, l’excitation liée à chaque coup… Les Aiels étaient de grands guerriers, peut-être les meilleurs du continent. L’issue de la bataille avait tenu à un fil, et Perrin avait récolté son compte de bleus et d’entailles. Depuis, on l’avait guéri, mais ça ne changeait rien.

Combattre les Aiels l’avait aidé à se sentir plus vivant. Chaque guerrier qu’il avait abattu était un maître des lances qui aurait pu avoir sa peau. Mais il avait gagné. Et pendant le massacre, il avait éprouvé une exaltation bien particulière. Celle d’agir enfin après deux mois d’attente, chaque pas le rapprochant de Faile, qu’il cherchait depuis si longtemps.

Plus de discussion ni de préparation… L’action pure et simple. Mais c’était terminé.

C’était terminé, et il se sentait vide. Comme à l’époque où son père lui avait promis un cadeau très spécial pour la Nuit de l’Hiver. Pendant des mois, il avait attendu, s’acquittant de ses corvées afin de mériter le mystérieux présent.

Devant le petit cheval de bois, il avait été euphorique un moment. Mais le lendemain, une étrange mélancolie s’était emparée de lui. Pas à cause du jouet, mais parce qu’il n’avait plus rien à attendre. L’excitation éteinte, il avait compris que l’anticipation était au fond bien plus importante que le cadeau.

Peu après, il avait commencé à aller souvent dans la forge de maître Luhhan, ne tardant pas à devenir son apprenti.

Le retour de Faile le comblait de joie, ce n’était pas discutable. Mais que lui restait-il, à présent ? Ses fichus hommes le prenaient pour leur chef, certains allant jusqu’à le considérer comme un roi. Quand avait-il demandé ça ? Chaque fois qu’ils déployaient les étendards, il leur ordonnait de les mettre en berne – jusqu’à ce que Faile l’ait convaincu que ces symboles pouvaient être utiles.

À ses yeux, la tête de loup n’avait toujours rien à faire dans ses rangs. Mais pouvait-il la supprimer ? Ses gars en avaient besoin. Quand ils la voyaient, leur fierté était palpable, et il la sentait, au sens littéral du verbe. Il ne pouvait pas les décevoir. Lors de l’Ultime Bataille, Rand aurait besoin d’eux. Personne ne devrait manquer à l’appel.

L’Ultime Bataille… Un type comme lui, qui refusait de commander, pouvait-il mener des hommes lors du combat le plus important de leur vie ?

Les couleurs tourbillonnèrent, puis devinrent une image de Rand dans ce qui semblait être un manoir de pierre, en Tear. Son vieil ami avait l’air bien sombre, comme si des pensées sinistres le tourmentaient. Même banalement assis, il avait tout d’un roi. Avec sa riche veste rouge et sa prestance, il était tout ce qu’un souverain devait être. Perrin, lui, resterait à jamais un forgeron.

Il soupira, secoua la tête et chassa l’image de son esprit. Il devait rejoindre Rand. Quelque chose en lui l’exigeait.

Rand avait besoin de lui. Son objectif, désormais, ce devait être de le retrouver.


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