36 La mort de Tuon

— J’ai commencé mon voyage en Tear, dit Verin en s’asseyant dans le fauteuil en noyer de Mat.

Son meilleur, avec un joli coussin brun-roux.

Main sur le pommeau de son épée, Tomas vint se camper derrière son Aes Sedai.

— Mon but était de rallier Tar Valon.

— Alors, comment as-tu fini ici ? demanda Mat.

Toujours soupçonneux, il prit place sur un banc lui aussi muni de coussins. Il détestait ces trucs. S’asseoir confortablement dessus tenait de l’exploit, et les coussins n’arrangeaient rien. Parfois, ils rendaient même le siège plus désagréable. À coup sûr, le maudit banc avait dû être conçu par un Trolloc fou et fabriqué avec des ossements de damnés.

La seule explication raisonnable…

Mat se tortilla et faillit demander qu’on apporte un autre fauteuil, mais Verin ne semblait pas disposée à attendre.

Le premier debout les bras croisés et le second assis à même le sol, Mandevwin et Talmanes étaient présents sous la tente. En face d’eux, Thom étudiait Verin avec un regard calculateur.

En principe, la tente d’audience du jeune flambeur était réservée à de courtes réunions entre les officiers. Les plans du « raid » contre Trustair y étant encore à l’air libre, Mat n’avait pas voulu recevoir l’Aes Sedai sous sa tente personnelle.

— Maître Cauthon, sache que je me pose exactement la même question. Comment ai-je fini ici ? Quoi qu’il en soit, ce n’était sûrement pas mon intention. Et pourtant, me voilà.

— Vous parlez comme si c’était un accident, Verin Sedai, dit Mandevwin. Mais il s’agit de centaines de lieues d’écart.

— De plus, intervint Mat, tu peux Voyager. Si tu voulais vraiment retourner à la Tour Blanche, pourquoi ne pas avoir ouvert un portail ?

— Une très bonne question, convint Verin. Puis-je avoir un peu d’infusion ?

Mat soupira, se tortilla sur son banc, puis ordonna à Talmanes de prendre l’affaire en main. Le brave homme se leva, passa la tête dehors pour commander la boisson et vint se rasseoir.

— Merci, dit Verin. Je suis assoiffée…

Comme beaucoup de sœurs de l’Ajah Marron, cette femme avait en permanence l’air de penser à autre chose. À cause de ses trous de mémoire, Mat se souvenait à peine de sa rencontre avec elle. Du coup, il l’avait à peine reconnue. Pourtant, il lui semblait se rappeler lui avoir trouvé toutes les caractéristiques d’une érudite.

Aujourd’hui, ses manières lui semblaient… exagérées. À croire qu’elle se servait des idées préconçues sur les sœurs marron comme d’un rideau de fumée. Une sorte de bonimenteuse des rues qui aurait plumé des pigeons en leur faisant le vieux coup du bonneteau.

Verin dévisageait Mat. Mais que signifiait son sourire en coin ? C’était celui d’un prédicateur qui se fichait que vous ayez démonté son baratin. En ayant compris, vous profiteriez mieux du jeu – et ensemble, vous pourriez peut-être rouler une tierce personne.

— As-tu conscience du puissant ta’veren que tu es, jeune homme ?

Mat haussa les épaules.

— Pour ces trucs-là, il n’y a pas meilleur que Rand. Franchement, à côté de lui, je suis un amateur.

Maudites couleurs !

— Je n’aurais pas idée de minimiser l’importance du Dragon, fit Verin, amusée. Mais tu ne dissimuleras pas ta lumière sous son ombre, Matrim Cauthon. Sauf en présence d’aveugles, et encore… À toute autre époque, tu aurais été le plus puissant ta’veren vivant. Voire le plus puissant depuis des siècles.

Mat gigota sur son banc. Par le sang et les cendres ! Il devait avoir l’air d’un crétin. Peut-être valait-il mieux se lever…

— De quoi parles-tu, Verin ? demanda-t-il sans bouger.

Il croisa les bras, faisant de son mieux pour avoir l’air bien installé.

— J’évoque la façon dont tu m’as forcée à traverser la moitié du continent.

Quand un soldat entra avec une tasse fumante, l’Aes Sedai sourit aux anges. Dès qu’elle eut pris l’infusion à la menthe, l’homme se retira.

— Forcée ? C’est toi qui me cherchais !

— Seulement après avoir découvert que la Trame m’attirait vers un individu. (Verin souffla sur son infusion.) Ça pouvait être toi ou Perrin. Pas Rand, puisque j’avais réussi sans peine à le quitter.

— Rand ? répéta Mat, contraint de bannir de nouveau les fichues couleurs. Tu étais avec lui ?

Verin acquiesça.

— Comment va-t-il ? Je veux dire… enfin, tu me comprends.

— Tu veux savoir s’il est fou ?

Ce fut au tour de Mat d’acquiescer.

— J’en ai peur, oui…, fit Verin avec une moue contrite. Mais il se contrôle encore, je crois…

— Pouvoir de l’Unique de malheur ! s’écria Mat.

D’instinct, il glissa une main sous sa chemise pour toucher la tête de renard.

Verin leva les yeux de sa tasse.

— Matrim, je ne suis pas sûre que tous les problèmes de Rand viennent du Pouvoir. Beaucoup de gens attribuent son caractère lunatique au saidin, mais ça revient à nier tout le poids que nous avons mis sur ses pauvres épaules.

Mat arqua un sourcil et regarda Thom.

— Quoi qu’il en soit, continua Verin, on ne peut pas accuser la souillure de tout, puisqu’elle ne l’affecte plus.

— Sans blague ? Il a renoncé à canaliser ?

— Autant attendre d’un poisson qu’il abandonne la natation… La souillure ne peut plus rien contre lui parce qu’elle n’existe plus. Al’Thor a purifié le saidin.

— Plaît-il ? s’exclama Mat en se levant.

Verin but une gorgée d’infusion.

— Tu es sérieuse ? insista Mat.

— Tout à fait.

Le jeune flambeur regarda de nouveau Thom. Puis il tira sur sa veste et se passa une main dans les cheveux.

— Que fais-tu donc ? demanda Verin, amusée.

— Je n’en sais trop rien, avoua Mat, penaud. Je me tâte pour savoir si je suis différent, ou un truc dans ce genre. Le monde entier change autour de nous, pas vrai ?

— Tu peux le dire, oui ! Moi, je te répondrai que cette purification est plutôt un caillou jeté dans un étang. Pour atteindre la rive, les ondulations mettront un moment…

— Un caillou ? s’étrangla Mat. Un caillou ?

— Un rocher, si tu préfères…

— Une montagne, oui…, marmonna Mat.

Il se rassit sur le banc maléfique.

Verin gloussa discrètement.

Aes Sedai de malheur ! Devaient-elles toujours faire des mystères ? C’était probablement un serment de plus qu’elles prêtaient sans en parler à personne. L’obligation de semer le trouble dans la tête des gens.

— Le sens profond de ce petit rire ? demanda Mat.

— Rien d’important… Bientôt, si je ne me trompe pas, tu auras une idée de ce que j’ai fait durant ce dernier mois.

— À savoir ?

— Il me semble que j’en parlais avant que nous dérivions sur des sujets secondaires.

— La purification de la Source, un sujet secondaire ? Tu veux rire ?

— J’ai vécu des événements très curieux, continua Verin comme si elle n’avait pas entendu la remarque. Tu l’ignores sans doute, mais pour Voyager à partir d’un site, il faut y avoir séjourné un moment. En général, une soirée suffit. En conséquence, après avoir quitté le Dragon, j’ai gagné un petit village et j’ai loué une chambre dans l’unique auberge. Une fois installée, j’ai étudié la pièce avec l’idée d’y ouvrir un portail le lendemain.

» Au milieu de la nuit, l’aubergiste a déboulé. L’air navré, il m’a annoncé que je devais changer de chambre. Une fuite dans le toit, juste au-dessus de la mienne… Avant qu’elle traverse mon plafond, c’était une affaire de minutes. J’ai protesté, mais le type ne m’a pas lâchée.

» Du coup, j’ai traversé le couloir et entrepris d’étudier ma nouvelle chambre. Alors que j’en étais presque au point de pouvoir ouvrir un portail, nouvelle interruption ! Cette fois, l’aubergiste, encore plus navré, m’a expliqué que sa femme, en faisant le ménage, avait égaré sa bague. Réveillée en sursaut, la pauvre semblait bouleversée. L’air épuisé, son mari m’a humblement demandé de déménager encore.

— Et alors ? Des coïncidences, Verin…

L’Aes Sedai arqua un sourcil puis sourit en voyant le jeune flambeur se tortiller de plus belle.

— J’ai refusé, Matrim. À l’aubergiste, j’ai répondu qu’il aurait tout loisir de fouiller la chambre après mon départ. Bien entendu, j’ai promis de ne pas m’approprier la bague, si je la trouvais. Puis j’ai fermé la porte au nez de ce fâcheux. (Verin finit son infusion.) Quelques minutes plus tard, l’auberge a pris feu. Des braises, m’a-t-on expliqué, ont roulé sur le sol et détruit tout le bâtiment. Pas de victimes à déplorer, mais plus d’endroit où coucher. Les yeux rouges de fatigue, Tomas et moi avons dû pousser jusqu’au village suivant pour y louer deux chambres.

— Et alors ? fit Mat. Des coïncidences, toujours…

— Cette affaire a continué pendant trois jours… Chaque fois que je faisais un « repérage », même en plein air, quelque chose m’interrompait. Un voyageur demandant à partager notre camp, un arbre qui s’abattait dessus, un troupeau de moutons en vadrouille voire une minitempête. Systématiquement, des incidents improbables m’empêchaient d’ouvrir un portail.

Talmanes émit un sifflement modulé.

— Dès que je voulais étudier un site, quelque chose tournait mal. Inévitablement, je devais aller ailleurs. Il faut noter un point crucial : si je décidais de ne pas mémoriser un coin, et donc de ne pas y ouvrir de portail, tout se déroulait très bien. Une autre sœur aurait peut-être taillé la route et renoncé à Voyager, mais ce n’est pas mon genre. Entêtée, j’ai entrepris d’explorer l’étrange phénomène. Eh bien, il se répétait avec une régularité de métronome.

Par le sang et les cendres !

C’était le genre de bizarrerie que Rand faisait aux gens, disait-on. Rand, pas Mat…

— Si on t’en croit, tu devrais toujours être en Tear.

— Oui, mais j’ai commencé à sentir une sorte d’appel. Comme si quelqu’un m’attirait… Eh bien, je ne sais pas trop vers où, mais m’attirait, en tout cas.

— Comme si tu avais mordu à l’hameçon ? Assis très loin, le pêcheur te ramenait doucement mais fermement ?…

— C’est ça, oui, fit Verin. Quelle description pertinente !

Mat s’abstint de répondre.

— Du coup, j’ai décidé de voyager de manière plus traditionnelle. Mon incapacité à ouvrir un portail était peut-être due à la présence proche de Rand. Ou à la détérioration de la Trame sous l’influence du Ténébreux.

» Bref, je me suis payé un passage dans une caravane de marchands qui faisait route vers le Cairhien. Ces gens disposaient d’un chariot vide qu’ils voulaient bien louer – assez cher, mais c’était de bonne guerre.

» Épuisée après des nuits à passer d’une auberge à l’autre, puis à ne pas dormir à la belle étoile, j’ai rattrapé mon retard de sommeil, et même beaucoup plus que ça. Et Tomas m’a imitée.

» Une fois réveillés, nous fûmes surpris de constater que la caravane, au lieu d’avancer vers le Cairhien, s’était déroutée vers le nord-ouest. Quand j’ai interrogé le chef du convoi, il m’a révélé qu’un message de dernière minute l’avait informé que sa cargaison se vendrait plus cher au Murandy qu’au Cairhien. En réfléchissant, il a admis qu’il aurait dû essayer de me prévenir, mais qu’il avait eu une sorte de vide mental.

» À ce moment-là, j’ai compris que quelqu’un tirait les ficelles… Mes ficelles, en fait. Peu de gens s’en seraient aperçus, j’imagine, mais j’ai étudié à fond la nature des ta’veren. La caravane n’avait pas fait beaucoup de chemin – un jour de cheval environ. Combiné à la sensation d’attraction, le message était clair.

» Avec Tomas, nous avons décidé de ne pas aller là où on voulait nous voir aller. « Planer » est une façon de Voyager moins sophistiquée – d’autant plus qu’il faut recourir à une plate-forme –, mais on n’est pas obligé de bien connaître le site de départ. Nous avons procédé ainsi, via une variante plus rudimentaire de portail… pour aboutir dans un petit village du Murandy, et non à Tar Valon.

» Ça n’aurait pas dû être possible… En réfléchissant, avec Tomas, nous nous sommes souvenus qu’il m’avait parlé d’une formidable partie de chasse, dans un endroit nommé Trustair. En train d’ouvrir le portail, je m’étais concentrée sur la mauvaise destination.

— Et nous voilà ici…, grommela Tomas, l’air grognon derrière le siège de son Aes Sedai.

— Exactement ! confirma Verin. C’est étrange, non, jeune Matrim ? J’ai fini ici par hasard – sur ton chemin, au moment où tu as plus que jamais besoin de Voyager avec ton armée.

— Une coïncidence de plus…

— Et le phénomène d’attraction ?

Là, le jeune flambeur ne sut que répondre.

— Les coïncidences sont le pain quotidien des ta’veren. On trouve un objet abandonné par quelqu’un qui est juste celui dont on avait besoin… On rencontre un inconnu très précisément au moment où il le fallait… La chance joue toujours en votre faveur, comme si le hasard avait une âme. Tu n’as pas remarqué ? Si tu veux, on peut essayer avec des dés…

— Non, déclina Mat à contrecœur.

— Un détail me tracasse pourtant, concéda Verin. Quelqu’un d’autre n’aurait pas pu croiser ton chemin ? Les Asha’man d’al’Thor sillonnent tous les pays en quête d’hommes capables de canaliser. Les coins perdus de ce genre doivent être leur terrain de chasse de prédilection, non ? L’un d’eux aurait pu te rencontrer et ouvrir un portail pour toi.

— Impossible, lâcha Mat, glacé. Je ne confierais pas la Compagnie de la Main Rouge à des gens pareils.

— Même pas pour gagner Andor en un clin d’œil ?

Mat hésita. Si on lui présentait les choses comme ça…

— Si je suis ici, insista Verin, c’est qu’il doit y avoir une raison.

— Je continue à penser que tu confonds corrélation et causalité, marmonna Mat en se tortillant de nouveau sur le banc inhospitalier.

— Peut-être… Et peut-être que non. Mais d’abord, négocions mon tarif pour un Voyage jusqu’en Andor. Je suppose que ton objectif, c’est Caemlyn.

— Tarif ? répéta Mat. Tu dis que la Trame t’a conduite ici. Alors, pourquoi vouloir me faire les poches ?

Verin leva un index.

— Pour une raison très simple. Pendant que j’attendais, sans savoir si c’était toi ou le jeune Perrin, j’ai pris conscience que je pouvais fournir des services, disons… exclusifs.

Verin fouilla dans sa poche et en sortit plusieurs feuilles, dont le portrait de Mat.

— Tu n’as pas demandé où j’ai trouvé ça ?

— Tu es une Aes Sedai… Je suppose que tu as… eh bien… sedairisé ce truc.

Sedairisé ?

— Oui, une astuce comme ça…

— Ce portrait, Matrim…

— Mat, si ça ne te dérange pas.

— Ce portrait, Matrim, m’a été remis par un Suppôt des Ténèbres qui m’a prise pour une alliée du Ténébreux. Selon lui, un des Rejetés a ordonné que les modèles de ces portraits soient assassinés. Perrin et toi, vous êtes en danger.

— Ce n’est pas nouveau, fit Mat. (Il parvint à gigoter assez pour qu’on ne voie pas qu’il frémissait.) Verin, les Suppôts veulent ma peau depuis le jour où j’ai quitté Deux-Rivières. Non, rectification : depuis la veille de ce jour. Ton portrait ne change rien.

— Au contraire… Tu n’as jamais été si… Bon, disons que tu es en grand danger. Durant les semaines à venir, je te suggère d’être très prudent.

— Je le suis toujours…

— Eh bien, redouble de vigilance. Déguise-toi. Ne prends pas de risques. Avant que tout ça se termine, ton rôle sera crucial.

Le jeune flambeur haussa les épaules. Se déguiser ? Oui, c’était faisable. Avec l’aide de Thom, il pouvait se grimer si bien que ses propres sœurs ne le reconnaîtraient pas.

— Je peux le faire, oui. Ça ne me coûtera rien. Quand serons-nous à Caemlyn ?

— Tu oublies mon tarif, Matrim. Ce que je viens de dire, c’étaient des suggestions, pas un prix à payer. Des suggestions que je t’incite fermement à suivre…

Verin tira de sous le portrait une autre feuille, scellée à la cire rouge.

Mat la prit d’une main hésitante.

— C’est ça, ton tarif ?

— Des instructions. Que tu appliqueras à la lettre dix jours après ton arrivée à Caemlyn.

Mat fit mine de briser le sceau.

— Non ! Tu ne dois pas ouvrir cette lettre avant ce jour-là.

— Pardon ? Mais…

— C’est mon tarif !

— Femme, grogna Mat, je ne vais pas jurer de faire quelque chose sans savoir ce que c’est.

— Ces instructions, tu ne les trouveras pas exigeantes, Matrim…

Mat regarda la lettre comme s’il entendait l’embraser par la pensée. Puis il se leva :

— Je passe la main.

— Matrim, tu…

— Appelle-moi Mat, dit le jeune flambeur en ramassant son chapeau, posé sur un coussin. Désolé, mais il n’y aura pas de marché. Dans vingt jours, nous serons à Caemlyn, quoi qu’il en soit. (Il écarta le rabat de la tente.) Je ne me laisserai pas ligoter par toi, femme !

Verin ne broncha pas – ah, si, quand même, elle fronça les sourcils.

— J’avais oublié à quel point tu peux être pénible…

— Et fier de l’être !

— Et si je te propose un compromis ?

— Tu me diras ce qu’il y a dans la lettre ?

— Non, parce que je n’aurai peut-être pas besoin que tu appliques mes instructions. J’espère te rejoindre à temps, te reprendre la lettre et te laisser continuer ton chemin. Mais si je ne peux pas…

— J’attends le compromis.

— Tu peux décider de ne pas ouvrir la lettre. Mais dans ce cas, tu devras rester cinquante jours à Caemlyn – pour m’attendre si je mets plus de temps que prévu à venir.

Mat se plongea dans une intense réflexion. Cinquante jours d’attente, ce n’était pas rien. Mais ne valait-il pas mieux être à Caemlyn qu’en pleine campagne ?

Elayne était-elle dans la capitale ? Depuis qu’elle avait fui Ebou Dar, il s’inquiétait pour elle. Si elle était en ville, les dragons d’Aludra passeraient très vite en production.

Mais cinquante jours au même endroit ? Ou être obligé d’obéir à une lettre dont il ne savait rien ? Les deux options ne sentaient pas bon.

— Vingt jours, marchanda-t-il.

— Trente, répliqua Verin. Nous parlons d’un compromis, Mat. Parmi les Aes Sedai, certaines ignorent jusqu’à l’existence de ce mot.

La sœur tendit la main.

Trente jours, c’était gérable. Mat regarda la lettre. Il pourrait se retenir de l’ouvrir, et trente jours d’attente ne lui feraient pas perdre grand-chose. En fait, c’était à peine plus long que le temps requis pour atteindre Caemlyn par ses propres moyens. Tout bien pesé, c’était un très bon compromis… pour lui.

Il faudrait quelques semaines pour que les dragons soient prêts, un délai qu’il mettrait à profit pour en apprendre plus sur la tour de Ghenjei et sur les serpents et les renards. Thom ne râlerait pas, puisqu’il leur faudrait vingt jours pour arriver en ville, de toute façon.

Verin l’observait, un rien d’inquiétude dans le regard.

Il ne devait surtout pas lui laisser voir qu’il jubilait. Quand une femme savait ce genre de chose, elle vous le faisait toujours payer.

— Trente jours, dit Mat comme si ça lui arrachait le cœur. (Il serra la main de la sœur.) Après, je serai libre de partir.

— Ou tu peux ouvrir la lettre le dixième jour de ton arrivée, et exécuter mes consignes… L’un ou l’autre, Matrim. J’ai ta parole ?

— Tu l’as. Mais je n’ouvrirai pas la fichue lettre. Trente jours d’attente, et de nouveau sur les routes !

— Nous verrons bien, dit Verin en lâchant la main du jeune flambeur.

Elle plia le portrait puis sortit de sa poche un petit sac de cuir où elle le rangea. Au passage, Mat vit qu’elle avait toute une série de lettres soigneusement pliées.

Elle en faisait la collection ?

Quand le sac fut retourné dans sa poche, elle sortit un fragment de pierre translucide joliment sculpté. Une broche en forme de lilas.

— Commence à démonter ton camp, Matrim. Je dois ouvrir ton portail sans perdre de temps. Moi aussi, je dois voyager.

— Parfait…

Mat baissa les yeux sur la lettre, dans sa main. Pourquoi Verin faisait-elle tant de mystère ?

Que la Lumière brûle cette missive ! Je ne l’ouvrirai pas !

— Mandevwin, accompagne Verin Sedai jusqu’à sa tente, où elle attendra l’heure du départ. Charge deux hommes de lui fournir tout ce dont elle aura besoin. Et informe les autres Aes Sedai de sa présence. Les sœurs étant ce qu’elles sont, savoir qu’elle est ici les intéressera sûrement.

Mat glissa la lettre dans sa ceinture et se tourna pour sortir.

— Et que quelqu’un brûle ce fichu banc ! Je me demande pourquoi on l’a transporté jusque-là.


Tuon était morte. Partie, bannie, oubliée… Un jour, elle avait été la Fille des Neuf Lunes. Désormais, elle serait une note de bas de page dans un livre d’histoire.

L’Impératrice, c’était Fortuona.

Fortuona Athaem Devi Paendrag posa les lèvres sur le front du soldat agenouillé dans l’herbe devant elle. Avec la chaleur humide typique de l’Altara, on aurait pu croire que l’été était déjà arrivé, mais l’herbe – si verte et vivace quelques semaines plus tôt – était toute rabougrie et commençait à jaunir. Où étaient les chardons et le chiendent ? Ces derniers temps, les végétaux ne poussaient plus normalement. Comme le grain, ils mouraient avant même d’être vraiment venus à la vie.

Le soldat qui se tenait devant Fortuona était un des Cinq. Derrière ces Cinq se tenaient deux cents membres des Poings du Ciel – l’élite de l’élite des forces d’invasion.

En cuirasse de cuir sombre, leur casque en bois et en cuir en forme de tête d’insecte, tous ces combattants arboraient sur la poitrine et le casque l’emblème du poing serré.

La force comptait cinquante duos de sul’dam et de damane – y compris Dali et Malahavana, sa sul’dam, que Fortuona avait sacrifiées pour la cause.

Pour cette mission de la plus haute importance, elle avait éprouvé le besoin de donner un peu d’elle-même…

Dans les enclos, des centaines de to’raken attendaient de prendre leur envol. Pour les préparer au combat, leurs soigneurs les faisaient marcher de long en large.

Dans le ciel, une escadrille décrivait des cercles.

Fortuona posa les doigts sur le front du soldat, à l’endroit où elle l’avait embrassé.

— Puisse ta mort nous apporter la victoire, dit-elle, récitant les paroles rituelles. Puisse ton couteau faire couler le sang. Et puissent tes enfants chanter tes louanges jusqu’à la fin des temps.

L’homme inclina davantage la tête. Comme ses quatre compagnons, il était entièrement vêtu de cuir noir. Trois couteaux pendaient à sa ceinture, et il ne portait ni manteau ni casque. Comme tous les membres des Poings du Ciel, le brave était petit. D’ailleurs, dans cette unité, il y avait plus de la moitié de femmes. Quand on entendait voler sur un to’raken, le poids était toujours une question centrale. Pour un raid, deux petits soldats d’élite étaient toujours préférables à un grand balourd en armure complète.

En début de soirée, le soleil commençait à peine à se coucher. Le lieutenant général Yulan – qui commanderait l’opération – préférait les décollages en fin de journée. Ainsi, l’opération commencerait dans l’obscurité, la meilleure façon d’abuser les sentinelles qui devaient scruter le ciel à Ebou Dar. Naguère, la prudence n’aurait pas été de mise. Quelle importance si des gens, à Ebou Dar, voyaient des centaines de to’raken prendre leur envol ?

Les nouvelles ne se déplaçaient jamais aussi vite que les ailes d’un raken.

En revanche, les ennemis des Seanchaniens pouvaient voyager bien plus vite qu’ils l’auraient dû. Que cet avantage leur vienne de ter’angreal, de quelque tissage ou d’autre chose ne changeait rien : il était hautement dangereux. Alors, autant prendre des précautions. Le vol jusqu’à Tar Valon durerait des jours.

Fortuona vint se camper devant la deuxième des Cinq. Une femme aux cheveux noirs nattés. L’Impératrice l’embrassa sur le front et répéta les paroles rituelles.

Les Cinq étaient des Couteaux de Sang. L’anneau noir que chacun portait n’avait rien d’un ornement. En réalité, il s’agissait d’un ter’angreal dédié qui leur conférerait force et vitesse et les envelopperait de ténèbres, leur permettant de se fondre dans l’obscurité.

Cet incroyable pouvoir avait cependant un prix. L’anneau noir, assoiffé de sang, vidait son porteur de ses forces et le tuait en quelques jours. Le retirer aurait ralenti le processus sans l’enrayer. Une fois l’anneau activé – par une simple goutte de sang de son porteur –, il n’y avait pas de retour en arrière.

Les Cinq ne reviendraient pas de leur mission. Quoi qu’il arrive, ils resteraient en arrière, chargés de tuer autant de marath’damane que possible.

Un terrible gaspillage… Ces femmes auraient dû porter un collier, mais il valait mieux les abattre que les laisser entre les mains du Dragon Réincarné.

Fortuona passa au troisième brave, lui donnant la bénédiction et le baiser rituels.

Tant de choses avaient changé depuis sa rencontre avec le Dragon Réincarné. Son nom n’était qu’une nouveauté parmi des myriades. À présent, même les membres du Haut Sang se prosternaient devant elle. Et ses so’jhin, Selucia comprise, avaient tous rasé leurs cheveux. À partir de maintenant, ils raseraient chaque jour le côté droit de leur crâne et laisseraient pousser du côté gauche ce qui serait un jour une natte. Pour l’instant, ils portaient une sorte de chapeau de ce côté-là.

Partout, les gens humbles marchaient avec plus d’assurance et de fierté. Ils avaient une nouvelle Impératrice. Avec tout ce qui allait mal dans le monde, ça leur faisait au moins une raison de se réjouir.

Fortuona passa devant le quatrième et le cinquième tueur d’élite, prononçant les mots qui les condamnaient à mort – mais les incitaient à l’héroïsme, surtout.

Elle recula, Selucia à ses côtés.

Avançant, le général Yulan vint s’incliner devant les deux femmes.

— Que notre Impératrice – puisse-t-elle vivre éternellement – sache que nous ne la décevrons pas.

— Elle le sait déjà, répondit Selucia. Que la Lumière t’accompagne, général. Dans les jardins, Sa Majesté – puisse-t-elle vivre éternellement – a vu trois pétales tomber d’une rose printanière. L’augure de ta victoire, général… Confirme ce qu’il annonce, et tu seras généreusement récompensé.

Yulan se leva, son poing ganté de fer plaqué sur la poitrine. Les Cinq derrière lui, il guida ses hommes jusqu’aux enclos des to’raken. Quelques minutes plus tard, la première créature prit de l’élan sur la piste délimitée par des mâts et des fanions, puis s’envola. D’autres la suivirent. Une entière flotte, soit beaucoup plus que Fortuona en avait jamais vus en même temps. Alors que le soleil sombrait à l’horizon, ces to’raken s’éloignèrent en direction du nord.

En général, on n’utilisait pas ainsi les raken et les to’raken. La tactique standard consistait à déposer les soldats à un point de rendez-vous où les créatures attendraient leur retour, après l’attaque. Mais ce raid était trop important. Le plan de Yulan reposait donc sur un assaut plus audacieux comme on en avait rarement vu dans l’histoire.

Des to’raken, avec des damane et des sul’dam comme passagères, attaqueraient depuis les airs. Peut-être les débuts d’une nouvelle et brillante tactique.

Ou les prémices d’un désastre.

— Nous avons tout changé, dit Fortuona. Le général Galgan se trompe. Ça ne mettra pas le Dragon Réincarné dans une moins bonne position pour négocier. Ça le retournera contre nous.

— Ce n’était pas déjà le cas ? demanda Selucia.

— Non. Avant, c’est nous qui étions contre lui.

— Et ça fait une différence ?

— Oui. Et nous verrons bientôt de quelle taille elle est.


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