37 Une force de Lumière

Assise confortablement, Min regardait Rand s’habiller. Comme ceux d’un funambule qui avance sur une corde, dans un spectacle, ses gestes étaient à la fois précis et précautionneux. Très lentement, il replia le poignet gauche de sa chemise blanche. Le droit était déjà en place, ses serviteurs s’en étaient assurés.

Dehors, la nuit tombait. Par anticipation, les volets étaient déjà fermés.

Rand prit une veste or et noir et l’enfila. Puis il la boutonna – de la main droite, bien entendu. Et sans difficulté, car il s’habituait à n’avoir qu’une main…

En le regardant faire, véritable parangon de rigueur et de lenteur, Min eut envie de hurler.

— Tu veux en parler ? demanda-t-elle.

Rand ne se détourna pas du miroir.

— De quoi ?

— Des Seanchaniens.

— Il n’y aura pas de paix, fit le Dragon en rectifiant la position du col de sa veste. J’ai échoué.

Un ton parfaitement glacial. Mais un peu tendu.

— C’est normal d’être frustré, Rand.

— La frustration, on s’en fiche ! Même chose pour la colère. Aucune de ces émotions ne peut changer les faits. La réalité, c’est que je n’ai plus de temps à perdre avec les Seanchaniens. Faute de stabilité en Arad Doman, pendant l’Ultime Bataille, nous risquerons d’être pris à revers. C’est loin d’être idéal, mais il faudra faire avec.

Au-dessus de Rand, l’air ondula puis une montagne apparut. Autour de son bien-aimé, les visions étaient si fréquentes que Min se forçait à les ignorer, sauf quand elles étaient nouvelles. Cela dit, à intervalles réguliers, elle passait pas mal de temps à essayer de les récapituler toutes et de les trier.

La montagne étant une nouveauté, elle retint l’attention de la jeune femme. Le gigantesque mont était éventré sur un côté, où béait un trou au contour déchiqueté. Le pic du Dragon ? Peu probable, puisque le sommet était occulté par des nuages noirs. D’habitude, il perçait la couverture nuageuse…

Le pic du Dragon noyé dans les ombres ? Pour l’avenir de Rand, c’était une image importante. Dans ces ténèbres, ne voyait-on pas danser des points lumineux ? Comme des lucioles d’espoir ?

La vision se dissipa. Alors que Min pouvait en interpréter certaines, celle-là l’intriguait.

En soupirant, elle s’adossa au dossier de son fauteuil muni d’un joli coussin rouge. À ses pieds, les livres s’entassaient, formant une sorte de fortification. Ces derniers temps, elle se concentrait sur la lecture. En partie parce qu’elle sentait de l’impatience chez Rand, mais surtout parce qu’elle ne savait pas que faire d’autre.

Min aimait à se penser assez forte pour prendre soin d’elle-même. Depuis le début, elle se considérait comme la dernière ligne de défense de Rand.

Eh bien, elle venait de découvrir ce qu’elle valait, dans ce rôle. Une gamine aurait fait mieux. Pire encore, elle avait été un handicap pour Rand, car Semirhage s’était servie d’elle contre lui.

Quelque temps plus tôt, quand Rand avait envisagé de se séparer d’elle, pour la protéger, elle lui avait passé un savon. La protéger ? Quelle idiotie ! Pour ça, elle n’avait besoin de personne.

Enfin, elle le croyait… Maintenant, elle devait reconnaître que Rand avait raison.

Cette idée la rendait malade… Du coup, elle étudiait, s’efforçant de ne pas traîner dans ses pattes. Depuis ce terrible jour, il avait changé, comme si une lumière s’était éteinte en lui. Une lanterne à court d’huile ne laissant que le boîtier. Désormais, il avait l’air… différent. Quand il la regardait, ne voyait-il qu’un fardeau ?

Min frissonna puis tenta de chasser cette idée de son esprit.

Rand enfila ses bottes et en ferma les boucles.

Puis il se leva et saisit l’épée appuyée contre son coffre à vêtements. Avec son dragon rouge et or, le fourreau noir reflétait la lumière. Une arme bien étrange, que les érudits avaient trouvée sous les statues submergées… L’épée semblait si vieille. Rand la portait-il comme un symbole ? Le signe, peut-être, qu’il chevauchait vers une bataille.

— Tu pars en chasse, c’est ça ? demanda Min. De Graendal, je veux dire…

— Autant régler les problèmes qui sont à ma portée, répondit Rand.

Il dégaina la lame et, du pouce, éprouva son tranchant. L’arme n’arborait pas de héron, mais son acier brillait à la lumière des lampes. Selon Rand, l’épée avait été forgée par le Pouvoir. Sur certains sujets, il savait des choses qu’il ne partageait avec personne.

Après avoir rengainé la lame, il regarda Min.

— « Occupe-toi des problèmes que tu peux résoudre et ne perds pas de temps avec les autres. » C’est Tam qui m’a dit ça, il y a longtemps. L’Arad Doman devra se débrouiller seul avec les Seanchaniens. Mais je peux lui donner un coup de main en éliminant la Rejetée cachée sur son territoire.

— Et si elle t’attendait ? dit Min. As-tu pensé que le gamin capturé par Nynaeve pouvait être un appât ? Placé là pour être démasqué et t’attirer dans un piège.

Rand réfléchit puis secoua la tête.

— Non, ça n’était pas ça. Moghedien aurait pu tendre un piège de ce genre, mais pas Graendal. Elle aurait trop peur que ça se retourne contre elle. Il faut agir vite, avant qu’elle se sache démasquée. Je dois frapper maintenant.

Min se leva.

— Tu m’accompagnes ? demanda Rand, l’air surpris.

La jeune femme s’empourpra.

Et si ça tourne mal, comme avec Semirhage ? Si je deviens une arme pour Graendal ?

— Oui, répondit-elle, essentiellement pour se prouver qu’elle ne baissait pas les bras. Bien sûr que je t’accompagne. Ne crois pas pouvoir me laisser en arrière.

— Je n’oserais même pas en rêver, lâcha Rand. Allons-y.

Min s’était attendue à plus de résistance.

Sur la table de nuit, Rand prit la statuette d’un homme qui brandissait une sphère. Faisant tourner le ter’angreal dans sa main, il regarda Min comme s’il voulait la défier.

La jeune femme ne dit rien.

Rand fourra l’artefact dans la grande poche de sa veste. L’épée forgée par le Pouvoir lui battant le flanc, il sortit de la chambre.

Min le suivit.

— Je vais au combat, dit-il aux deux Promises qui montaient la garde dans le couloir. Pas plus de vingt d’entre vous…

Les Aielles dialoguèrent via leur langage par gestes. L’une partit en avant alors que l’autre suivait Rand.

Le cœur battant la chamade, Min pressa le pas pour rester au niveau de son compagnon. Ce n’était pas la première fois qu’il partait affronter un Rejeté, mais d’habitude, il peaufinait plus son plan. Avant de frapper en Illian, par exemple, il avait longtemps joué au chat et à la souris avec Sammael. Pour Graendal, il avait pris moins d’un jour de réflexion.

Min s’assura que tous ses couteaux étaient à leur place, mais ce n’était plus qu’un tic…

Au bout du couloir, Rand s’engagea dans l’escalier, le visage de marbre et le pas décidé. On eût dit une tempête prête à éclater, mais attendant le bon moment – et concentrée sur un seul objectif.

Min aurait donné cher pour qu’il explose et rugisse, comme il en avait l’habitude avant. Qu’est-ce qu’il avait pu l’énerver ! Mais il ne lui avait jamais fait peur. Pas comme aujourd’hui, avec son aura de danger et ce regard glacial dans lequel elle ne lisait plus rien. Depuis le drame avec Semirhage, il parlait de « faire ce qu’il fallait », quel qu’en soit le prix. Le connaissant, il enrageait de ne pas avoir convaincu les Seanchaniens de signer la paix. Ce mélange de détermination et de déception risquait de le conduire jusqu’où ?

Au pied de l’escalier, il héla un serviteur :

— Va chercher Nynaeve Sedai et le seigneur Ramshalan. Et conduis-les au salon.

Le seigneur Ramshalan ? Le bouffon qui appartenait au cercle des intimes de dame Chadmar ?

— Rand, demanda Min, quelle idée as-tu en tête ?

Le Dragon ne répondit rien. Repartant de son pas martial, il entra dans le salon au sol blanc. Pour compenser, tous les ornements étaient rouges, ici. Renonçant à s’asseoir, il croisa moignon et main dans son dos et étudia la carte de l’Arad Doman qu’il avait fait accrocher au mur. Remplaçant un joli tableau, la vieille carte jurait atrocement dans cette pièce élégante.

Sur la carte, au sud-est, une croix à l’encre noire marquait un point, à côté d’un lac. Rand l’avait tracée le matin de la mort de Kerb. Elle indiquait le Tumulus de Natrin.

— Jadis, c’était une forteresse…, dit Rand entre ses dents.

— La ville où se cache Graendal ? demanda Min.

— Non, ce n’est pas une ville. J’ai envoyé des éclaireurs. Ce n’est qu’un bâtiment solitaire, construit il y a longtemps pour surveiller les montagnes de la Brume et empêcher les incursions venant de Manetheren via les cols. Depuis les guerres des Trollocs, ce site n’a plus de fonction militaire. Qui s’inquiéterait d’une attaque lancée par les braves gens de Deux-Rivières qui ont oublié jusqu’au nom de Manetheren ?

Min acquiesça.

— Pourtant, l’Arad Doman vient d’être envahi par un berger de Deux-Rivières.

Il fut un temps où Rand aurait souri. Min oubliait sans cesse qu’il ne voulait plus s’abaisser à ça, désormais.

— Il y a quelques siècles, le roi de l’Arad Doman a annexé le Tumulus de Natrin au nom de sa couronne. Avant, l’endroit était habité par une famille noble mineure venue de la pointe de Toman avec l’idée de se créer un nouveau domaine. Des choses comme ça arrivent dans la plaine d’Almoth…

» Aimant le site, le roi domani l’a transformé en palais.

» Il y passait beaucoup de temps – trop, sans doute, laissant les marchands de Bandar Eban gagner beaucoup trop de pouvoir. Ce souverain fut renversé, mais ses successeurs continuèrent à utiliser l’ancien fort, qui devint la coqueluche de la tour dès que le roi avait besoin de se détendre un peu. Depuis une centaine d’années, l’endroit est moins prisé, et il a fini par revenir à un lointain cousin du roi, il y a quelque chose comme cinquante ans. Depuis, cette famille y réside. Dans la population, le Tumulus de Natrin est pratiquement oublié.

— Mais pas dans l’esprit d’Alsalam ? avança Min.

— Non, je doute qu’il ait connu son existence. J’ai appris tout ça de l’archiviste royal, qui a dû chercher pendant des heures pour me donner le nom de la famille en question. Depuis des mois, on n’a pas de nouvelles de ces gens, qui venaient de temps en temps en ville. Les rares fermiers du coin disent qu’une nouvelle personne a investi les lieux. Aucun ne sait ce qu’est devenu l’ancien propriétaire. Tous ont été surpris de ne pas avoir trouvé tout ça étrange…

» Min, c’est exactement le genre de quartier général que choisirait Graendal. Un petit bijou – une antique forteresse oubliée mais pleine de beauté et de puissance. Assez près de Bandar Eban pour que la Rejetée puisse influencer la politique de l’Arad Doman, mais assez loin pour être discrète et aisément défendable. Dans ma traque de Graendal, j’ai commis une erreur – croire qu’elle voudrait un splendide manoir avec des jardins et des terres. J’aurais dû comprendre qu’elle n’est pas seulement en quête de beauté. Le prestige, voilà sa passion. Une ancienne forteresse favorite des rois lui va aussi bien qu’une riche demeure. Surtout quand la forteresse en question a tout d’un palais.

Des bruits de pas retentirent dans le couloir. Quelques secondes plus tard, une servante fit entrer Nynaeve et le grotesque Ramshalan, avec sa barbe pointue et sa fine moustache. Aujourd’hui, des clochettes décoraient le bout de sa barbe et une mouche de velours noir également en forme de cloche brillait sombrement sur sa joue. En tenue de soie vert et bleu, les manches de sa veste bouffantes, il arborait dessous une chemise blanche à jabot.

Quoi qu’en dise la mode, aux yeux de Min, ce type était ridicule. Comme un paon au plumage en bataille.

— Seigneur, tu m’as demandé ? fit Ramshalan avec une courbette extravagante à l’intention de Rand.

Le jeune homme ne se détourna pas de la carte.

— J’ai une énigme pour toi, mon ami. Je veux savoir ce que tu penses.

— N’hésite pas à m’interroger, seigneur Dragon.

— Alors, réponds à cette question : comment dois-je m’y prendre pour dominer une adversaire que je sais plus intelligente que moi ?

Ramshalan s’inclina une seconde fois – comme si Rand avait pu ne pas remarquer la première.

— Seigneur, c’est un piège ? Personne n’est plus intelligent que toi.

— Si seulement c’était vrai… J’affronte certains des hommes et des femmes les plus géniaux que le monde ait connus. Mon adversaire actuelle comprend le fonctionnement de l’esprit humain bien mieux et bien plus profondément que moi. Alors, comment la vaincre ? Si je parviens à la menacer, elle s’enfuira dans un des dix fiefs, au minimum, qu’elle s’est déjà préparés. Elle ne m’affrontera pas de face. Mais si je détruis son fort par surprise, je risque de lui permettre de filer. En tout cas, je ne saurai jamais si elle est morte ou non.

— Un sacré problème, en effet, dit Ramshalan, l’air confus.

Rand hocha pensivement la tête.

— Il faut que je la regarde dans les yeux et que je sonde son âme pour être sûr que c’est bien elle, et pas un leurre. Mais je dois y parvenir sans l’alerter, sinon, elle s’enfuira. Comment faire ? Comment tuer une adversaire plus intelligente que moi, impossible à surprendre et qui veut éviter le duel ?

Ramshalan sembla dépassé par ce flot de questions.

— Je… Seigneur, si ton ennemie est si intelligente que ça, la solution est peut-être de demander l’aide de quelqu’un d’encore plus intelligent.

Rand regarda le courtisan par-dessus son épaule.

— Une excellente suggestion, Ramshalan. C’est peut-être ce que je viens de faire.

Le bouffon rayonna.

Il pense que c’est pour ça qu’il est là, comprit Min.

Elle dut dissimuler un sourire dans le creux de sa main.

— Si tu avais un ennemi pareil, Ramshalan, que ferais-tu ? Je m’impatiente. Réponds !

— Je chercherais à m’allier avec lui, seigneur, fit le noble sans une ombre d’hésitation. Une personne si puissante, mieux vaut l’avoir dans son camp que dans celui d’en face.

Crétin, pensa Min. Avec un ennemi intelligent et impitoyable, une alliance finit toujours par une dague entre les omoplates.

— Une autre suggestion brillante, dit Rand. Mais je suis très intrigué par ses implications… Selon toi, il me faut des alliés plus intelligents que moi. Dans ce cas, n’est-il pas temps que tu te mettes en route ?

— Plaît-il ?

— Tu vas être mon émissaire, dit Rand.

Il fit un geste et un portail s’ouvrit au fond de la pièce, entaillant le riche tapis du sol.

— Trop de Domani se cachent un peu partout dans le pays. J’aimerais les avoir comme alliés, mais sans avoir le temps de les chercher moi-même. Par bonheur, tu peux agir en mon nom.

Ramshalan sembla enthousiasmé par cette perspective.

De l’autre côté du portail, on voyait de grands pins et il semblait faire plutôt frisquet. Min chercha le regard de Nynaeve, encore habillée en bleu et blanc. L’Aes Sedai suivait le dialogue avec des yeux pensifs dans lesquels Min lut des émotions semblables aux siennes. À quoi jouait Rand ?

— De l’autre côté de ce portail, dit-il, tu trouveras une colline qui descend en pente douce jusqu’à un ancien palais habité par une famille de marchands domani mineurs. C’est le premier endroit où je t’enverrai. Présente-toi en mon nom et cherche les gens qui dirigent cette maison. Tente de savoir s’ils sont prêts à me suivre – où s’ils connaissent mon existence, simplement. S’ils se rallient à moi, offre-leur des récompenses. Puisque tu es très intelligent, je te laisse choisir lesquelles. Pour les négociations de ce genre, je ne suis pas très doué.

— Compris, seigneur.

Bouffi de fierté, Ramshalan lorgnait cependant le portail d’un œil inquiet. Comme à beaucoup de gens, le Pouvoir de l’Unique ne lui inspirait pas confiance. Surtout quand un homme s’en servait.

Si l’occasion se présentait, ce noble retournerait sa veste aussi vite qu’après la chute de dame Chadmar. Que pensait obtenir Rand, en mettant un tel bouffon entre les pattes de Graendal ?

— File, dit le Dragon.

Ramshalan fit quelques pas hésitants vers le portail.

— Seigneur Dragon, et si j’avais… eh bien, au moins un début d’escorte…

— Il ne faut pas effrayer ni alarmer ces gens, dit Rand, toujours concentré sur sa carte. (Un air froid continuait à filtrer du portail.) Pars et reviens-nous vite, Ramshalan. Je laisserai le portail ouvert jusqu’à ton retour. Allez, courage ! Ma patience a des limites, et je peux choisir un autre émissaire.

— Je… (Ramshalan sembla calculer les risques.) Bien entendu, seigneur Dragon.

Il inspira à fond et franchit le portail, le pas prudent comme celui d’un chat qui sort sous la pluie. Min eut de la peine pour cet idiot.

Dans un concert de craquements de feuilles mortes, le bouffon s’enfonça dans la forêt. Entendant siffler la brise, Min trouva ce son bizarre, dans le confort douillet d’un salon.

Toujours fasciné par la carte, Rand laissa le portail ouvert.

— Bon, fit Nynaeve après quelques minutes, c’est quoi, ce jeu idiot ?

— Comment vaincrais-tu Graendal, Nynaeve ? Contrairement à Rahvin ou à Sammael, elle ne se laissera pas entraîner à m’affronter. Et la piéger ne sera pas un jeu d’enfant. Elle connaît l’esprit humain mieux que quiconque. Elle est perverse, certes, mais supérieurement intelligente, et il ne faut surtout pas la sous-estimer. Torhs Margin a commis cette erreur, et tout le monde sait comment ça a fini.

— Qui ? demanda Min.

Elle consulta du regard Nynaeve, qui haussa les épaules.

Rand regarda les deux femmes.

— Il est resté dans l’histoire sous le nom de Torhs le Brisé…

Min secoua la tête et Nynaeve l’imita. Aucune des deux n’était historienne, certes, mais Rand semblait croire que tout le monde connaissait ce nom.

Rand rosit un peu – de colère – et grogna :

— La question demeure : comment la combattrais-tu, Nynaeve ?

— Je n’ai pas envie de jouer avec toi, Rand al’Thor, grinça l’ancienne Sage-Dame. À l’évidence, tu as déjà un plan. Pourquoi me demander ?

— Parce que ce que je vais faire devrait m’effrayer…

Min en frissonna de la tête aux pieds.

Rand fit un geste aux Promises qui attendaient dans le couloir. Aussitôt, elles traversèrent la pièce, franchirent le portail et s’enfoncèrent dans la forêt. À vingt, elles faisaient moins de bruit que Ramshalan à lui tout seul.

Min attendit. De l’autre côté du portail, le soleil se couchait lentement, ses derniers rayons illuminant le sol de la forêt ombragé par la frondaison. Après quelques minutes, Nerilea, une farouche guerrière aux cheveux blancs, se remontra et hocha la tête à l’intention de Rand.

Rien à signaler.

— Suivez-moi, dit Rand à ses deux compagnes.

Min s’ébranla, mais Nynaeve, plus vive, atteignit avant elle le portail.

Le trio déboula sur un tapis d’épines de pin noircies par un long séjour sous la neige aujourd’hui disparue. Agitées par le vent, les branches se heurtaient et l’air de la montagne se révéla encore plus piquant qu’on aurait pu le croire.

Min regretta de ne pas avoir un manteau, mais il était trop tard pour y changer quelque chose.

Rand se mit en route. Nynaeve le rattrapa et lui parla à voix basse.

Mais elle ne tirerait rien de lui tant qu’il serait dans cet état d’esprit. Pour en savoir plus long, les deux femmes devraient se fier à son bon vouloir.

Min aperçut les Aielles, à l’occasion, mais seulement quand elles ne prenaient pas la peine de se dissimuler. Désormais, elles étaient parfaitement adaptées à la vie dans les « terres mouillées ». En ayant grandi dans un désert, comment maîtrisait-on ainsi l’art de se cacher dans les bois ?

Devant les intrus, les arbres s’éclaircissaient. Pressant le pas, Min rejoignit Rand et Nynaeve, immobiles au sommet de la petite colline. La pente descendante restait boisée puis se transformait en un terrain presque plan qui menait à un petit lac de montagne.

Sur la butte qui dominait l’eau se dressait un bâtiment blanc impressionnant. Rectangulaire et très haut, c’était en fait une succession de tours empilées les unes sur les autres, chacune étant plus étroite que celle qui la soutenait. Ainsi, le fort avait bel et bien des allures de palais.

— Magnifique…, souffla Min.

— C’est un bâtiment d’une autre époque, dit Rand. Un temps où les gens pensaient que la majesté d’un ouvrage ajoutait à sa puissance.

Le palais était assez loin, mais pas assez pour que Min ne puisse pas distinguer les sentinelles qui patrouillaient sur le chemin de ronde, hallebarde à l’épaule, leur plastron reflétant les ultimes rayons du soleil.

Un cerf attaché en travers de leur cheval de bât, des chasseurs rentraient tardivement au bercail. Alors qu’ils franchissaient les portes, Min vit plusieurs hommes en train de débiter un tronc, dans la cour. Pour le chauffage, sans doute.

Deux porteuses d’eau en livrée blanche revenaient du lac et des fenêtres s’éclairaient un peu partout dans l’antique fort. En un seul et gigantesque bâtiment, on avait en somme rassemblé tout ce qui s’étendait d’habitude sur un domaine.

— Tu crois que Ramshalan a trouvé son chemin ? demanda Nynaeve.

Les bras croisés, elle faisait de son mieux pour ne pas avoir l’air impressionnée.

— Même un crétin de son acabit ne peut pas rater ça, dit Rand, les yeux plissés.

Dans sa poche géante, il portait toujours la statuette. Min aurait préféré qu’il l’ait laissée derrière lui. La façon dont il la touchait – la caressait, presque – la mettait mal à l’aise.

— Donc, dit Nynaeve, tu as envoyé cet imbécile à sa mort. À quoi ça nous avancera ?

— Graendal ne le tuera pas.

— Comment peux-tu en être sûr ?

— Ce n’est pas sa façon de faire. Surtout si elle pense pouvoir l’utiliser contre moi.

— Tu ne crois quand même pas qu’elle gobera les fadaises que tu as racontées à ce type ? demanda Min. Un émissaire chargé d’éprouver la loyauté de seigneurs domani…

Rand secoua la tête.

— Non, j’espère qu’elle croira en partie cette fable, mais je ne compte pas là-dessus. Ce que j’ai dit au sujet de son intelligence, c’était sincère. Elle est plus maligne que moi. De plus, elle me connaît bien mieux que je la connais. Elle subjuguera Ramshalan, puis elle lui arrachera chaque mot de notre conversation. Ensuite, elle trouvera un moyen d’utiliser ce dialogue contre moi.

— Quel moyen, Rand ?

— Je n’en sais rien… J’aimerais que ce soit différent, mais… Elle trouvera quelque chose d’intelligent, puis placera Ramshalan sous une coercition très subtile que je ne pourrai pas détecter. Je devrai choisir entre le garder près de moi et voir ce qu’il fait, ou le bannir de ma présence. Mais bien entendu, elle aura un plan prêt pour chaque option.

— À t’entendre, on croirait que tu ne peux pas gagner, dit Nynaeve, pensive.

Elle ne semblait pas consciente du froid. Rand non plus, à vrai dire. Ce « truc » pour s’abstraire des conditions climatiques, Nynaeve n’avait jamais pu découvrir en quoi il consistait. D’après ce qu’on disait, il n’avait rien à voir avec le Pouvoir de l’Unique. Dans ce cas, pourquoi Rand et les Aes Sedai étaient-ils les seuls à en bénéficier ?

Les Aielles ne se souciaient pas du froid non plus, mais elles ne comptaient pas. Rien de ce qui était humain ne les touchait – en même temps, elles pouvaient faire une montagne d’un petit rien.

— Ne pas pouvoir gagner ? répéta Rand. C’est ça que nous tentons de faire ? Gagner ?

Nynaeve arqua un sourcil.

— Tu as décidé de ne plus jamais répondre à une question ?

Rand tourna la tête vers l’ancienne Sage-Dame. Étant sur son autre flanc, Min ne put pas lire son expression, mais elle vit blêmir Nynaeve.

Bien fait pour elle ! Ne sentait-elle pas à quel point Rand était tendu ? Min se demanda si elle frissonnait seulement à cause du froid… Elle marchait à côté de son homme, mais il n’avait pas passé un bras autour de ses épaules, comme avant. Quand il se détourna de Nynaeve, elle tituba un peu, à croire qu’elle s’était jusque-là accrochée à son regard.

Rand ne disant plus rien, le trio marcha en silence le long de la crête tandis que le soleil descendait lentement vers l’horizon.

En bas, au pied de la forteresse, des palefreniers faisaient tourner en rond des chevaux pour leur dégourdir les jambes.

De plus en plus de fenêtres s’éclairaient. Combien de gens Graendal gardait-elle dans son fief ? Des dizaines ? Des centaines, peut-être…

Un bruit soudain, dans les broussailles, attira l’attention de Min, d’autant plus qu’un chapelet de jurons l’accompagna. Quand le silence retomba, la jeune femme frémit.

Quelques instants plus tard, trois ou quatre Aielles apparurent, poussant devant elles le pauvre Ramshalan. Les cheveux en bataille, couvert d’aiguilles de pin, il saignait de plusieurs égratignures. Après s’être épousseté, il voulut avancer vers Rand. Quand les Promises le retinrent, il les regarda, intrigué.

— Seigneur Dragon ?

— Est-il infecté ? demanda Rand à Nynaeve.

— Par quoi ?

— Un contact avec Graendal.

Nynaeve approcha du bouffon et l’inspecta un moment.

— Oui, dit-elle enfin. Rand, il est sous coercition. Beaucoup de tissages sont impliqués. C’est moins grave que pour Kerb – ou seulement plus subtil.

— Seigneur Dragon, fit Ramshalan, que se passe-t-il ? La dame qui vit dans le château, en bas, a été très amicale. C’est une alliée, seigneur. Tu n’as rien à craindre d’elle. Une femme exquise, je dois dire.

— Vraiment ? demanda Rand.

Le soleil presque invisible, il faisait de plus en plus sombre. À part celle du couchant, la seule lumière venait du portail, toujours ouvert derrière Rand et ses compagnes. Une sorte de balise qui invitait tout le monde à rentrer à la maison, loin du froid et des ténèbres.

Depuis qu’elle le connaissait, Min n’avait jamais entendu Rand parler d’un ton si dur.

— Rentrons, dit-elle en lui prenant le bras.

— J’ai quelque chose à faire, répondit Rand sans la regarder.

— Réfléchis un peu plus avant d’agir… Prends quelques avis. On pourrait demander à Cadsuane…

— Cadsuane m’a emprisonné dans une caisse, Min…

Quand il se tourna vers sa compagne, les yeux de Rand reflétèrent la lumière du portail. Un mélange de rouge et d’orange… Dans sa voix, Min avait reconnu une sorte de fureur.

Je n’aurais pas dû parler de Cadsuane, comprit-elle.

Ce nom était une des dernières choses qui réveillaient les émotions du Dragon Réincarné.

— Une caisse, Min, mais avec des parois invisibles. Là-dedans, j’étais aussi prisonnier que dans celle des autres sœurs. Et sa langue de vipère m’a fait plus mal que tous les coups reçus dans ma vie. J’en ai conscience, à présent.

Rand libéra son bras de la main de Min.

— À quoi rime tout ça ? demanda Nynaeve. Tu as envoyé cet homme subir une coercition en sachant ce que ça lui ferait. Je refuse de voir un autre malheureux crever. Quoi qu’elle ait tissé en lui, je ne l’en débarrasserai pas. Et si ça provoque ta mort, tu devras t’en prendre à toi-même.

— Seigneur ? souffla Ramshalan.

La terreur du bouffon inquiéta sourdement Min.

Le soleil couché, Rand n’était plus qu’une silhouette. Et la forteresse, dans le lointain, une masse sombre dotée de centaines d’yeux – les lumières qui brillaient sur sa façade.

Rand vint se camper au bord du vide et sortit la clé d’accès de sa poche. L’artefact brilla faiblement – une lueur rouge venue de ses profondeurs.

Nynaeve prit une grande inspiration.

— Aucune de vous deux n’était là quand Callandor m’a trahi, dit Rand dans l’obscurité. C’est arrivé deux fois. La première quand j’ai tenté de ranimer une morte, n’obtenant qu’une marionnette. L’autre quand j’ai voulu détruire des Seanchaniens – mais en faisant autant de victimes dans mes propres rangs que dans les leurs.

» Selon Cadsuane, le second échec était dû à un défaut de Callandor. Elle ne peut pas être contrôlée par un seul homme, comprenez-vous ? Sauf s’il est dans une caisse. Callandor est une laisse conçue pour être séduisante, afin que j’abdique volontairement.

La sphère de l’artefact brilla plus fort et sembla devenir cristalline. À l’intérieur, la lumière était écarlate, son noyau brillant comme un soleil. Comme si on avait laissé tomber une pierre brûlante dans une mare de sang.

— Je vois une réponse très différente à mes problèmes, dit Rand, toujours à voix basse. Dans les deux occasions où Callandor m’a trahi, je m’étais laissé submerger par mes émotions. Submerger et guider, même. Furieux, je ne peux pas tuer, Min. La colère, je dois la garder en moi et la canaliser, comme le Pouvoir de l’Unique. Chaque mort doit être voulue et intentionnelle.

Min ne put rien dire. Impossible d’exprimer sa peur ou de trouver les mots qui arrêteraient Rand. Malgré la lumière de la sphère, ses yeux restaient dans l’obscurité. Et cette lumière faisait jaillir des ombres de son visage, comme s’il était le point focal d’une explosion silencieuse.

Min se tourna vers Nynaeve. Les yeux écarquillés, la bouche entrouverte, l’Aes Sedai regardait, elle aussi incapable de parler.

Min se retourna vers Rand. Pendant qu’il l’étranglait, elle n’avait pas eu peur de lui, consciente que ce n’était pas lui qui lui faisait du mal, mais Semirhage.

Mais ce Rand-là, avec des yeux de feu et pourtant sans passion, la terrifiait.

— Je l’ai déjà fait, dit-il. J’ai prétendu n’avoir jamais tué de femme, mais c’était un mensonge. Bien avant d’affronter Semirhage, j’ai abattu une femme. Elle se nommait Liah, et je l’ai tuée à Shadar Logoth. Je l’ai rayée de la Trame – par compassion, me suis-je dit.

Rand se tourna vers la forteresse :

— Pardonne-moi, dit-il (mais pas à Min, apparemment) d’invoquer de nouveau cette compassion.

Alors qu’une masse incroyablement brillante se matérialisait devant Rand, Min cria et recula. L’air lui-même sembla se rétracter, comme si lui aussi était terrorisé.

De la poussière monta du sol, aux pieds du Dragon, et les arbres éclairés par l’impossible lumière vibrèrent, leurs aiguilles bruissant comme des centaines de milliers d’insectes rampant les uns sur les autres.

Min ne distingua plus Rand, mais une entité lumineuse – non, une force, plus précisément. Un pouvoir à l’état pur, capable de faire se hérisser tous les petits poils sur la nuque de la jeune femme. À cet instant, elle eut le sentiment de comprendre ce qu’était le Pouvoir de l’Unique. Il se tenait devant elle, incarné dans l’homme qu’elle appelait Rand al’Thor.

Soudain, en exhalant un soupir, il déchaîna ce pouvoir. Un torrent de feu blanc jaillit de lui et déchira le ciel nocturne jusque-là paisible. En un clin d’œil, cette masse percuta la forteresse encore lointaine.

Les blocs de pierre brillèrent, comme s’ils se gorgeaient de lumière blanche. Bientôt, toute la forteresse brilla, devenue un monument à la gloire de la lumière.

Un spectacle d’une impensable beauté.

Puis l’immense bâtiment disparut. Rayé du paysage et de la Trame comme s’il n’avait jamais existé. La forteresse tout entière, avec tous ceux qui l’occupaient.

Quelque chose percuta Min. Comme une onde de choc, mais sans substance, et qui ne la fit pas vaciller – mais qui lui retourna les entrailles.

Autour d’elle, la forêt, toujours illuminée par la clé d’accès, semblait trembler et ses contours se troublaient.

Le monde entier paraissait gémir de douleur.

Le phénomène se dissipa, mais Min continua à sentir la tension. Durant une seconde, on aurait cru que la substance même de l’univers était proche de son point de rupture.

— Qu’as-tu fait ? souffla Nynaeve.

Rand ne répondit pas. À présent que les Torrents de Feu s’étaient dissipés, Min voyait de nouveau son visage. Extatique, la bouche ouverte, il levait l’artefact au ciel comme on brandit un trophée. Ou comme on offre un présent…

Puis il serra les dents et écarquilla les yeux, comme s’il résistait à une incroyable pression. La lumière scintilla une seule fois puis disparut.

Dans l’obscurité revenue, Min plissa les yeux pour tenter d’y voir. L’image magnifiée de Rand, cependant, refusa de s’effacer, imprimée sur ses rétines.

Venait-il de faire ce qu’elle croyait ? Détruire toute une forteresse avec des Torrents de Feu ?

Tous ces gens… Les chasseurs… les porteuses d’eau… les sentinelles… les palefreniers…

Partis à jamais. Expulsés de la Trame. Assassinés. Morts pour toujours.

Horrifiée, Min sentit que ses jambes se dérobaient. Reculant, elle s’adossa à un arbre pour ne pas tomber.

Tant de vies détruites en un instant. Par Rand !

De la lumière jaillit, là où se tenait Nynaeve. Un globe lumineux, en lévitation au-dessus de sa main. Dans ses yeux, Min crut voir briller une lueur qui venait du fond de l’âme de l’Aes Sedai.

— Rand al’Thor, tu es incontrôlable, dit-elle.

— Je fais ce qui doit être fait, répondit Rand d’un filet de voix, comme s’il était épuisé. Sonde-le, Nynaeve.

— Pardon ?

— Notre bouffon. La coercition est-elle encore là ? La marque de Graendal ?

— Je déteste ce que tu viens de faire, Rand. Non, ça me répugne. Que t’arrive-t-il ?

— Sonde cet imbécile, grogna Rand, menaçant. Avant de me condamner, voyons si mes péchés ont eu un autre résultat que ma damnation.

Nynaeve regarda Ramshalan, toujours solidement tenu par plusieurs Promises. Avançant, elle posa une main sur le front du noble et se concentra.

— Il n’y a plus rien. Pas une trace.

— Alors, elle est morte…

Lumière ! pensa Min. Il n’a pas utilisé Ramshalan comme un messager ou un appât. Ce bouffon lui apporte la preuve que Graendal est morte !

Les Torrents de Feu éjectaient leurs victimes de la Trame, annulant leurs actes les plus récents. Ramshalan se souviendrait d’avoir rendu visite à Graendal, mais il ne serait plus sous coercition. Parce que en un sens, la Rejetée était morte avant de la lui imposer.

Min tâta sur son cou les marques laissées par les doigts de Rand.

— Je ne comprends pas, couina comiquement Ramshalan.

— Comment combattre une adversaire plus intelligente que soi ? murmura Rand. La réponse est simple. Il suffit de s’asseoir à une table en faisant semblant de vouloir jouer avec elle. Puis de la frapper au visage aussi fort que possible. Ramshalan, tu as été un allié précieux. Du coup je te pardonne de t’être vanté, devant les seigneurs Vivian et Callswell, de pouvoir me manipuler à ta guise.

Ramshalan en défaillit de surprise et les Promises le laissèrent tomber à genoux.

— Seigneur, j’avais trop bu cette nuit-là, et…

— Silence ! Comme je l’ai dit, tu as été un allié précieux. Donc, pas de corde ni de hache pour toi. À deux jours de marche vers le sud, tu trouveras un village…

Sur ces mots, Rand se détourna. Suivant des yeux son ombre, Min le vit traverser la forêt, atteindre le portail et le franchir.

La jeune femme se hâta de le suivre et Nynaeve lui emboîta le pas. Laissant Ramshalan à genoux, les yeux ronds, les Promises suivirent le mouvement.

Quand la dernière l’eut traversé, le portail se referma, laissant le bouffon seul avec ses sanglots.

— Ce que tu as fait, Rand al’Thor, dit Nynaeve quand tous furent revenus à leur point de départ, est une abomination. Dans ce palais, des dizaines voire des centaines de gens vivaient.

— Tous transformés en pantins par la coercition de Graendal, riposta Rand. Elle ne laissait jamais une personne l’approcher sans avoir détruit son esprit. Kerb a sûrement beaucoup moins souffert que ces esclaves, dans la forteresse. Des marionnettes privées de la liberté de penser et d’agir. Des animaux domestiques réduits à adorer Graendal et à se prosterner devant elle. Au mieux, à accomplir une mission pour elle. En les tuant, je leur ai fait une faveur.

— Une faveur ? Avec les Torrents de Feu ? Rand, ils sont à jamais rayés de la Trame.

— C’est bien ce que je dis, une faveur. Souvent, j’implore qu’on me fasse la même. Bonne nuit, Nynaeve. Dors aussi bien que tu peux, car notre séjour en Arad Doman est terminé.

Min regarda Rand s’éloigner. Elle aurait voulu le suivre, mais elle s’en empêcha. Dès qu’il fut sorti du salon, Nynaeve se laissa tomber dans un fauteuil, soupira et posa sa tête sur les doigts tendus de sa main droite.

Min eut envie de l’imiter. Jusque-là, elle n’avait pas eu conscience de son épuisement. La compagnie de Rand lui faisait cet effet, ces derniers temps, même quand elle n’allait pas le regarder détruire des forteresses en pleine nuit.

— J’aimerais que Moiraine soit là, souffla Nynaeve.

Elle sursauta, surprise que des mots pareils soient sortis de sa bouche.

— Nous devons faire quelque chose, Nynaeve, dit Min.

— Peut-être, oui…

— Que veux-tu dire par là ?

— Et s’il avait raison ? Tout berger obtus qu’il est, s’il devait être comme ça pour gagner ? L’ancien Rand n’aurait pas pu détruire une forteresse et tuer tant de gens pour éliminer une Rejetée.

— Non, il n’aurait pas pu, confirma Min. Tuer le dérangeait encore. Nynaeve, tous ces gens…

— Combien d’autres seraient encore en vie s’il avait été impitoyable depuis le début ? S’il avait pu exposer ses alliés, comme il l’a fait avec Ramshalan ? S’il avait pu frapper sans se soucier de qui il tuait ? S’il avait envoyé ses hommes dans la forteresse, les pantins de Graendal auraient résisté, il y aurait eu plus de morts, et elle se serait échappée.

» Oui, il faut peut-être qu’il soit ainsi. L’Ultime Bataille est presque là, Min. Tarmon Gai’don ! Pouvons-nous envoyer face au Ténébreux un homme qui ne serait pas prêt à tout pour vaincre ?

Min secoua la tête.

— Devons-nous envoyer quelqu’un qui a cette lueur dans le regard ? Nynaeve, il se fiche de tout. Plus rien ne compte à ses yeux, à part vaincre le Ténébreux.

— N’est-ce pas ce que nous voulons de lui ?

— Je… La victoire n’en sera pas une si Rand devient aussi maléfique que les Rejetés. Nous…

— Je comprends ! coupa Nynaeve. Que la Lumière me brûle ! Je comprends, et tu as raison. Mais je déteste les conclusions que ça m’inspire.

— Quelles conclusions ?

— Par exemple, que Cadsuane avait raison… Détestable bonne femme ! Viens, nous devons la trouver et découvrir quels sont ses plans.

— Tu es certaine qu’elle en a ? Rand a été très dur avec elle. Elle est peut-être restée pour le voir échouer sans ses conseils.

— Non, elle a au moins un plan. S’il y a une certitude, sur cette femme, c’est qu’elle vit pour comploter. Nous devrons simplement la convaincre de nous laisser entrer dans son jeu.

— Et si elle refuse ?

— Elle acceptera. (Nynaeve regarda l’endroit où le portail avait entaillé le tapis.) Quand nous lui aurons raconté, pour ce soir, elle acceptera ! Cette femme m’horripile, et j’imagine que je lui tape sur les nerfs, mais aucune de nous deux, seule, ne peut gérer Rand. (Nynaeve fit la moue.) Même ensemble, je crains que nous n’y arrivions pas. En route !

Min suivit l’ancienne Sage-Dame. « Gérer » Rand ? C’était une partie du problème… Persuadées de devoir le contrôler, Nynaeve et Cadsuane n’avaient même plus idée qu’elles auraient peut-être dû chercher à l’aider. L’ancienne Sage-Dame aimait son « berger », mais elle le voyait comme un problème à résoudre, pas comme un homme en danger.

Sortant de la demeure, Nynaeve et Min traversèrent la cour – à la lueur d’un globe lumineux – et filèrent à l’arrière du bâtiment. Après avoir longé les écuries, elles se dirigèrent vers la petite maison du gardien. En chemin, elles croisèrent Alivia. Comme souvent, l’ancienne damane avait l’air dépitée. Sans doute parce que Cadsuane et les autres sœurs lui avaient battu froid. Pourtant, elle s’efforçait de les convaincre de lui apprendre de nouveaux tissages…

L’ancienne maison du gardien avait été réquisitionnée par Cadsuane, qui n’avait pas hésité à le ficher dehors. En bois jaune, c’était un modeste bâtiment au toit de chaume. Malgré l’heure tardive, de la lumière filtrait des volets.

Nynaeve toqua à la porte.

— Oui, mon enfant ? répondit Merise en entrebâillant le battant.

« Mon enfant » ! De sœur à sœur…

— Je dois parler à Cadsuane.

— Cadsuane Sedai ne veut pas avoir affaire avec toi pour le moment, répondit Merise en faisant mine de fermer la porte. Reviens demain. Elle daignera peut-être te recevoir.

— Rand al’Thor vient de détruire une forteresse et tous ses occupants, dit Nynaeve, assez fort pour qu’on l’entende dans la maison. Avec des Torrents de Feu. J’étais là.

Merise se pétrifia.

— Laisse-la entrer, dit la voix de Cadsuane.

À contrecœur, Merise ouvrit la porte en grand.

Dans la maison, Cadsuane était assise à même le sol, sur des coussins qu’elle partageait avec Amys, Bair, Melaine et Sorilea. En guise de décoration, le salon du gardien se contentait d’un joli tapis à peine visible sous cet aréopage de femmes. Dans la cheminée, un feu agonisait lentement. Dans un coin, sur un tabouret, Min remarqua une bouilloire d’infusion.

Nynaeve accorda à peine un regard aux Matriarches. Dès qu’elle avança, Min la suivit d’un pas un peu plus hésitant.

— Parle-nous de cet événement, mon enfant, dit Sorilea. D’ici, nous avons senti le monde trembler sur ses bases, mais sans pouvoir dire ce qui se passait. Nous avons pensé à quelque œuvre noire du Ténébreux.

— Je vous raconterai tout, promit Nynaeve, si vous me laissez participer à votre plan.

— Nous verrons, fit Cadsuane. Parle d’abord.

Min s’assit sur un tabouret, dans un coin, et Nynaeve raconta ce qui était arrivé au Tumulus de Natrin. Les Matriarches écoutèrent, les lèvres pincées. Cadsuane, elle, se contenta de hocher la tête de temps en temps.

Blanche de terreur, Merise remplissait des tasses d’infusion – à l’odeur, de la noire de Tremalking – comme un automate.

Toujours debout, Nynaeve arriva à la fin de son récit.

Rand, pensa Min, cette affaire doit te déchirer le cœur.

Non, dans le lien, elle sentait un froid glacial.

— Tu as bien fait de venir nous voir, mon enfant, dit Sorilea. Maintenant, tu peux te retirer.

Nynaeve écarquilla les yeux de fureur.

— Mais…

— Sorilea, intervint Cadsuane, coupant la chique à l’ancienne Sage-Dame, cette enfant pourrait nous être très utile. Elle est encore proche du garçon. La preuve, il l’a amenée avec lui.

Sorilea consulta du regard les autres Matriarches. Bair et Melaine acquiescèrent. Amys parut dubitative, mais elle ne dit rien.

— Peut-être, admit Sorilea, mais sera-t-elle obéissante ?

— Que réponds-tu à ça ? demanda Cadsuane à Nynaeve. (Toutes ces femmes faisaient comme si Min n’était pas là.) Le seras-tu ?

L’ancienne Sage-Dame bouillait encore de colère.

Nynaeve, obéir à Cadsuane et aux quatre autres ? Elle va les agonir d’injures.

L’ancienne Sage-Dame tira très fort sur sa natte.

— Oui, Cadsuane Sedai, fit-elle, je le serai.

Les Matriarches parurent surprises d’entendre ça. Pas Cadsuane, qui semblait avoir anticipé cette réponse. Qui aurait pu s’attendre à voir Nynaeve si raisonnable ?

— Assieds-toi, mon enfant, dit la légende. Voyons si tu peux exécuter des ordres. De la récolte actuelle, serais-tu le seul plant sauvable ?

Merise en rougit de rage.

— Non, Cadsuane, dit Amys. Pas le seul… Egwene aussi a de l’honneur.

Les autres Matriarches acquiescèrent.

— Quel est le plan ? demanda Nynaeve.

— Ton rôle sera de…, commença Cadsuane.

— Minute, dit Nynaeve. Mon rôle ? Je veux tout savoir.

— Tu sauras quand nous voudrons bien te le dire. Ne me fais pas regretter d’avoir parlé à ton avantage.

Nynaeve serra les dents, les yeux lançant des étincelles.

— Ton rôle, reprit Cadsuane, sera de trouver Perrin Aybara.

— Quel bien ça fera ? demanda Nynaeve. Hum, Cadsuane Sedai…

— C’est notre affaire, répondit la légende. Récemment, il voyageait dans le Sud, mais nous n’avons pas pu découvrir où, exactement. Le garçon le sait peut-être. Trouve Perrin, et je t’en dirai peut-être plus.

Nynaeve hocha la tête à contrecœur. L’oubliant, Cadsuane et les Matriarches se lancèrent dans un grand débat sur la quantité de Torrents de Feu que la Trame pouvait encaisser avant de se détisser.

L’ancienne Sage-Dame ouvrit grandes les oreilles, en quête d’indices sur le plan de Cadsuane. Mais elle ne glana pas grand-chose.

Min écouta à peine. Quel que soit le plan, quelqu’un devrait s’occuper de Rand. Quoi qu’il prétende, ce qu’il avait fait aujourd’hui le détruirait de l’intérieur. Et il y avait bien d’autres inquiétudes sur ce qu’il ferait pendant l’Ultime Bataille.

Qu’il en sorte vivant et sain d’esprit, avec l’âme en un seul morceau – plus ou moins – était la mission de Min.


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