27 Le Hongre Pompette

Comme de bien entendu, Mat n’avait pas pu s’éclipser du camp sans les Aes Sedai. Maudites bonnes femmes !

Le jeune flambeur chevauchait sur la route défoncée, mais la Compagnie ne le suivait pas. En revanche, trois sœurs l’accompagnaient, ainsi que deux Champions, cinq soldats, Talmanes, un cheval de bât et Thom. Au moins, Aludra, Amathera et Egeanin n’avaient pas insisté pour venir. La colonne était déjà bien assez importante comme ça.

Des grands pins flanquaient la route, l’odeur de leur sève flottant dans l’air. Partout, les trilles des pinsons de montagne retentissaient gaiement.

Jusqu’au coucher du soleil, il restait des heures. En fait, Mat avait fait stopper la Compagnie dès midi.

Pour l’heure, il chevauchait un peu en avant des Aes Sedai et des Champions regroupés. Après qu’il eut refusé les chevaux et les fonds de Joline, les sœurs ne lui auraient certainement pas permis de marquer un autre point. Pas alors qu’elles pouvaient le forcer à les conduire au village, où elles passeraient au moins une nuit dans une auberge, avec baignoire à volonté et lit douillet.

Mat n’avait pas tenté de résister en donnant de la voix. Il détestait qu’on bavasse au sujet de la Compagnie, et les femmes, sœurs comprises, ne pouvaient pas s’empêcher de cancaner.

Cela dit, il y avait peu de chances que la Compagnie traverse ce village sans faire de remous. Si une patrouille seanchanienne s’aventurait sur ces pistes de montagne sinueuses…

Eh bien, Mat devrait seulement faire avancer ses troupes vers le nord à un rythme régulier. Inutile de se lamenter là-dessus.

De plus, perché sur Pépin le long de cette route, la brise faisant onduler ses cheveux, il commençait à se sentir de nouveau bien. Pour cette virée, il avait choisi une de ses vieilles vestes – rouge avec un liseré marron –, la laissant déboutonnée pour exposer la chemise brune qu’il portait dessous.

Désormais, ce serait ça, son nouveau quotidien. Débouler dans un village, jouer aux dés à l’auberge, conter fleurette à quelques serveuses…

Plus question de penser à Tuon. Que le Ténébreux emporte les Seanchaniens ! Elle devait se porter à merveille, pas vrai ?

Non… À l’idée de tenir des dés, ses mains le démangeaient d’impatience. Il y avait trop longtemps qu’il ne s’était plus assis pour disputer une partie avec des gens ordinaires. Des gens aux joues un peu crasseuses et au langage rude, mais au cœur aussi noble que celui de n’importe qui d’autre.

Et plus pur que celui de bien des seigneurs.

Talmanes chevauchait juste devant Mat. Sans nul doute, il rêvait d’une taverne plus distinguée où il aurait pu se joindre à une partie de cartes, plutôt que de dés. Mais il risquait de ne pas y avoir de choix. De bonne taille – sûrement assez pour pouvoir prétendre être une petite ville –, le village ne pouvait pas avoir plus de trois ou quatre auberges. Une palette très limitée…

De bonne taille…, pensa Mat en souriant tout seul.

Il retira son chapeau et se gratta la nuque. Hinderstap n’aurait que trois ou quatre auberges, ce qui en faisait déjà une petite ville. Par le passé, Mat aurait affirmé que Baerlon était une grande cité. Aujourd’hui, il avait conscience qu’un vulgaire Hinderstap était presque aussi grand.

Un cheval se plaça à la hauteur de Pépin. Pour la millième fois, Thom était en train de lire la fichue lettre. Pensif, il semblait vouloir dévorer les mots du regard.

— Pourquoi ne la ranges-tu pas ? demanda Mat.

Thom leva les yeux de sa relique. Pour le convaincre de venir, Mat n’avait pas ménagé ses efforts. Mais le trouvère avait besoin de se distraire un peu.

— Je suis sérieux, Thom. Je sais que tu as hâte de partir sauver Moiraine. Mais ça n’arrivera pas avant des semaines. Relire ces mots finira par te rendre nerveux.

Thom acquiesça et plia la lettre avec une ferveur religieuse.

— Tu as raison, Mat. Mais je trimballe cette lettre depuis si longtemps… Maintenant que je te l’ai montrée, je me sens… Eh bien, j’ai hâte de passer à l’action.

— Je comprends, souffla Mat en sondant l’horizon.

Moiraine… La tour de Ghenjei… En plissant les yeux, il l’aurait presque vue briller dans le lointain. C’était ça, sa destination, Caemlyn n’étant qu’une étape sur son chemin.

Si Moiraine était encore en vie… Quelles seraient les conséquences ? Et comment réagirait Rand ?

Cette future mission comptait parmi les raisons qui poussaient Mat à s’offrir une bonne nuit de flambe. Pourquoi avait-il accepté d’accompagner le trouvère ? Ces maudits serpents et renards, il n’avait aucune envie de les revoir un jour.

Mais comment aurait-il pu laisser Thom y aller seul ? Dans l’enchaînement des faits, quelque chose se révélait inévitable. Comme s’il savait depuis toujours qu’il lui faudrait affronter de nouveau ces créatures. Deux fois, elles l’avaient roulé dans la farine. Et les Eelfinn, avec les souvenirs qui ne lui appartenaient pas, avaient réussi à le manipuler en beauté. Ça lui faisait un compte à régler avec eux – au moins.

Mat n’avait jamais été fou de Moiraine. Ça ne signifiait pas qu’il la laisserait entre les mains des bouffons, et qu’elle soit une sœur ne changeait rien à l’équation. Si un Rejeté avait été incarcéré chez ces fichus monstres, il aurait chevauché ventre à terre pour le libérer.

Une Rejetée était peut-être prisonnière avec la sœur. Après tout, Lanfear avait basculé en même temps qu’elle dans le portail. Si c’était elle que Mat trouvait, chez les serpents et les renards, que ferait-il ? Libérerait-il cette abomination ?

Tu es un imbécile, Mat Cauthon. Pas un héros, juste un crétin fini…

— Nous irons chercher Moiraine, Thom. Tu as ma parole – que la Lumière me brûle si je mens ! Nous la sauverons. Mais d’abord, il nous faut trouver un lieu sûr pour la Compagnie – et glaner des informations. Bayle Domon dit savoir où est la tour, mais je ne me sentirai pas à l’aise tant que nous n’aurons pas été dans une grande ville, pour entendre des rumeurs et des récits. Quelqu’un doit bien pouvoir dire quelque chose… De plus, nous aurons besoin de vivres, et on ne trouvera pas ce qu’il nous faut dans ces villages de montagne. Si possible, nous devons atteindre Caemlyn. Avec peut-être une étape à Quatre Rois.

Thom acquiesça, mais Mat vit qu’il regimbait à l’idée de laisser plus longtemps Moiraine en captivité – torturée ou la Lumière savait quoi d’autre. Dans les yeux bleus limpides de Thom, il y avait désormais une ombre. Pourquoi s’inquiétait-il tant ? Que représentait Moiraine pour lui ? Davantage qu’une Aes Sedai parmi les autres ? Celles qui avaient coûté la vie à son neveu ?

— Que la Lumière brûle tout ça, Thom ! Nous ne sommes pas censés penser à ce qui ne va pas. On est partis pour une bonne nuit de dés et de rigolade. En espérant qu’il y aura un peu de place pour une chanson ou deux.

Thom parut un peu moins sinistre. L’étui de sa harpe était attaché à sa selle. Qu’il aurait été bon de le voir le rouvrir !

— Tu prévois de jongler pour gagner ta pitance, apprenti ? demanda le trouvère, les yeux pétillant de malice.

— Ce sera toujours mieux que de souffler en vain dans une fichue flûte ! marmonna le jeune flambeur. Pour ça, j’ai toujours été nul. En revanche, Rand s’en sortait très bien.

Des couleurs tourbillonnèrent dans la tête de Mat. Puis une image se forma : Rand, assis seul dans une pièce. Les jambes écartées, il portait une chemise brodée, une veste noir et rouge ouverte et toute froissée. Une main sur le front, il semblait lutter contre une migraine. Son autre main…

Bon sang ! son bras gauche se terminait par un moignon. La première fois que Mat avait vu ça – quelques semaines plus tôt –, ça l’avait plus que troublé. Comment Rand avait-il perdu une main ? Dans cette posture, immobile, il semblait à peine vivant. Pourtant, ses lèvres bougeaient, comme s’il marmonnait tout seul.

Rand, que la Lumière te brûle ! Que mal es-tu en train de te faire ?

Par bonheur, Mat était très loin de Rand.

Remercie ta chance, mon vieux !

Ces derniers temps, la vie n’était pas rose, mais au moins, le jeune flambeur n’était pas collé aux basques de Rand. Un ami d’enfance, certes. Mais qui aurait eu envie de battre la campagne avec un type promis à devenir fou et à tuer tous ses proches ? L’amitié était une chose, et la stupidité une autre. Lors de l’Ultime Bataille, ils combattraient ensemble, c’était entendu. En quoi ça empêchait Mat d’espérer être à l’autre bout du champ de bataille, très loin des cinglés qui manipuleraient le saidin ?

— Rand…, fit Thom avec un soupir. Ce garçon aurait pu devenir un sacré trouvère, tu peux me croire. Et même un grand barde, s’il avait commencé plus jeune.

Mat secoua la tête pour en chasser la vision.

Que la Lumière te brûle, Rand ! Fiche-moi la paix !

— C’étaient des jours heureux, pas vrai, Mat ? fit Thom. Nous trois, descendant la rivière Arinelle.

— Avec des Myrddraals qui nous poursuivaient sans qu’on sache pourquoi. Des jours heureux ? C’est très relatif. Tu as oublié les Suppôts des Ténèbres qui tentaient de nous planter un couteau entre les omoplates ?

— C’est mieux qu’un gholam et une bande de Rejetés, non ?

— Donc, tu préfères avoir un nœud coulant autour du cou qu’une épée dans le ventre. C’est ça ?

— Un nœud coulant, on peut s’en débarrasser, Mat. Avec une épée dans le bide, on ne peut plus faire grand-chose.

Mat hésita… puis éclata de rire avant de masser la cicatrice, sur son cou.

— Sur ce point, je suppose que tu as raison. Oui, je suppose… Mais pour aujourd’hui, si on oubliait tout ça ? On pourrait faire comme quand tout allait bien, il y a des lustres de ça…

— Je doute que ce soit possible.

— Bien sûr que si !

— Sans blague ? demanda Thom, amusé. Tu veux recommencer à croire que le vieux Thom Merrilin est le type le plus sage et le plus expérimenté que tu connaisses ? Tu entends redevenir le bouseux qui s’accrochait à ma veste chaque fois qu’on traversait un village comptant plus d’une auberge ?

— Minute, l’ami ! Je n’étais pas si nul que ça !

— Je demande à ne pas répondre, votre honneur…

— J’ai presque tout oublié, avoua Mat en se grattant le crâne. Mais je me souviens que Rand et moi ne nous en sommes pas si mal sortis, après avoir été séparés de toi. En tout cas, on a fini par arriver à Caemlyn. Et on t’a rapporté ta fichue harpe en parfait état, pas vrai ?

— J’ai quand même remarqué quelques entailles…

— Mon œil ! Pour un peu, Rand aurait dormi avec ce fichu instrument. Alors qu’on crevait de faim au point de bouffer nos bottes – si on n’en avait pas eu besoin pour marcher –, il n’a même jamais envisagé de la vendre, ta harpe !

Dans la mémoire de Mat, ces jours-là étaient… pleins de trous, comme un seau en fer bouffé par la rouille. Mais il avait reconstitué quelques fragments.

— Nous ne pouvons pas retourner en arrière, Mat, lâcha Thom. Pour le meilleur ou pour le pire, la Roue a tourné, et elle continuera, comme la lumière continuera à décliner, les forêts à s’obscurcir, les orages à gronder et le ciel à se déchirer. Oui, elle tournera. La Roue n’est pas l’espoir, et elle se moque de tout. Elle existe, simplement. Mais tant qu’elle ne s’arrêtera pas, des gens pourront espérer et se soucier du monde. Pour chaque lumière qui meurt, une autre naît, et chaque tempête qui éclate finit un jour par cesser. Tant que la Roue tourne, Mat. Oui, tant qu’elle tourne…

Avisant un trou profond, dans la route, Mat tira sur les rênes pour que Pépin le contourne. Devant, Talmanes conversait avec les soldats.

— Thom, on dirait une chanson, ton truc…

— Oui, fit le trouvère, presque comme s’il soupirait. C’en est une, mais oubliée par la plupart des gens. J’en ai découvert trois versions, toutes avec les mêmes paroles, mais des airs différents. Je crois que ce paysage m’y a fait penser… On dit que c’est Doreille en personne qui a écrit le poème originel.

— Le paysage ? fit Mat, surpris. Une route et des pins ?

— Cette route est très vieille. Antique, même… Antérieure à la Dislocation, je suppose. Les paysages de ce genre se retrouvent souvent dans les chansons et dans les récits. Si je ne me trompe pas, ce coin s’appelait les collines Fendues. Dans ce cas, nous sommes dans le défunt Coremanda, tout près de l’allonge de l’Aigle. Je te parie, si on grimpait en haut des plus hautes collines, qu’on y trouverait de très vieilles fortifications.

— Où est le rapport avec Doreille ? demanda Mat, mal à l’aise. Elle était la reine de l’Aridhol.

— Elle est venue ici… Dans l’allonge de l’Aigle, elle a écrit plusieurs de ses très grands poèmes.

Que la Lumière me brûle ! pensa Mat. Je m’en souviens.

Il se revit debout sur les remparts d’un vieux fort, au sommet d’une montagne, occupé à surveiller une route sinueuse pendant qu’une horde d’hommes, précédés par des étendards violets, gravissaient le versant sous une pluie de flèches. Les collines Fendues… Une femme sur un balcon. La reine, rien que ça…

Il frissonna et chassa ce souvenir. L’Aridhol comptait parmi les antiques nations disparues depuis l’époque où Manetheren était encore une puissance. Et la capitale de l’Aridhol se nommait… Shadar Logoth.

Mat n’avait plus senti l’influence de la dague au rubis depuis très longtemps. À dire vrai, il n’était pas loin d’avoir oublié ce qu’il éprouvait quand il était lié à l’arme – s’il était possible d’oublier une chose pareille. Parfois, cependant, il se souvenait du rubis, rouge comme son sang. Alors, le vieux désir, la vieille envie s’insinuait de nouveau en lui.

Mat secoua la tête pour en chasser ces souvenirs. Enfin, il était censé s’amuser, aujourd’hui !

— Que d’aventures nous avons vécues, Mat, dit Thom. Ces derniers temps, je me sens vieux. Comme un tapis mis à sécher au vent, ses motifs ternis alors qu’ils brillaient jadis de mille feux. Parfois, je me demande si je te suis encore utile. On dirait que tu n’as plus besoin de moi.

— Quoi ? Bien sûr que j’ai besoin de toi, mon ami.

Le vieux trouvère dévisagea son compagnon.

— L’ennui, avec toi, c’est que tu mens vraiment très bien. Pas comme tes deux copains…

— Je suis sincère ! Je suppose que tu pourrais partir de ton côté pour aller raconter des histoires un peu partout. Mais par ici, les choses risquent de mal tourner, et tes sages conseils me manqueraient. Crois-moi, ce n’est pas du bla-bla. Un homme a besoin d’amis dignes de confiance, et je mettrais chaque jour ma vie entre tes mains.

— Matrim, que t’arrive-t-il donc ? Remonter le moral d’un type qui l’a à zéro ? Le convaincre de rester pour accomplir son devoir, au lieu de partir à l’aventure ? Tu sais que c’est très responsable, comme démarche ?

Mat fit la grimace.

— Les ravages du mariage, je crois… Cela dit, pas question d’arrêter de boire ou de jouer.

Ayant entendu cette profession de foi, Talmanes se retourna et roula de grands yeux.

Thom sourit de ce spectacle.

— Mon garçon, je n’avais pas l’intention de saboter ton moral. Des propos au fil du temps, c’est tout. J’ai encore quelques petites choses à montrer au monde. Et si je peux sauver Moiraine… Eh bien, nous verrons… D’ailleurs, il faut bien que quelqu’un soit témoin de tout ça pour en faire des chansons. De nos histoires, il naîtra bien plus qu’une ballade.

Thom se pencha et fouilla dans ses sacoches de selle.

— Ah ! s’exclama-t-il en brandissant sa cape multicolore de trouvère.

Avec grâce, il la mit sur ses épaules.

— Quand tu écriras sur nous, si tu inclus un quatrain flatteur au sujet de Talmanes, ça pourrait te rapporter gros… Quelque chose sur son œil bizarre qui y voit dans toutes les directions, ou sur l’odeur d’enclos à chèvre qu’il dégage la plupart du temps.

— J’ai entendu ! cria Talmanes sans se retourner.

— C’était fait pour ! riposta Mat.

Tout en ajustant la position de sa cape, Thon eut un petit rire.

— Je ne peux rien promettre…, plaisanta-t-il. (Il changea de ton.) Si ça ne te dérange pas, Mat, je ne resterai pas avec vous quand nous serons au village. Un trouvère peut glaner des informations que les gens ne lâcheraient pas en présence de soldats.

— Des informations ne nous feraient pas de mal, convint Mat.

Ils approchaient d’un grand lacet de la piste. Selon Vanin, le village serait juste derrière.

— Je me sens comme si j’avais voyagé pendant des mois dans un tunnel, sans aucun contact avec le monde extérieur. Thom, je donnerais cher pour savoir où est Rand – histoire de connaître le seul coin à éviter, au minimum.

Les couleurs annoncèrent une autre vision. Rand, debout dans une pièce, avec aucune fenêtre visible. Impossible de deviner l’endroit où il était…

— La vie, le plus souvent, est un tunnel de ce genre, mon garçon… Les gens s’attendent à ce qu’un trouvère leur apporte des nouvelles, et dans ma profession, on ne lésine pas sur la mise en scène. Mais les « informations » ne sont en général qu’un tas de rumeurs – le plus souvent plus menteuses que des ballades vieilles d’un millénaire.

Mat acquiesça gravement.

— En plus, ajouta Thom, j’essaierai de trouver des indices pour notre… expédition.

La tour de Ghenjei…

— D’accord, mais on risque d’en dénicher plus à Quatre Rois ou à Caemlyn.

— Je sais… Mais Olver m’a fait jurer d’essayer. Si tu n’avais pas chargé Noal de le distraire, je parie qu’on aurait trouvé ce fichu gamin caché dans une de nos sacoches.

— Une nuit de danse et de jeu n’est pas faite pour un enfant, marmonna Mat. J’espère seulement que les hommes, au camp, ne le corrompront pas plus qu’une taverne l’aurait fait.

— Quand Noal a déroulé le tapis de jeu, le mioche n’a plus insisté. S’il joue assez à serpents et renards, il croit pouvoir en tirer une stratégie pour vaincre les Aelfinn et les Eelfinn. Il imagine toujours qu’il viendra avec nous. Il ne peut pas être le troisième homme, mais il entend monter la garde dehors. Peut-être pour entrer en force, si on ne revient pas assez vite. Quand il découvrira la vérité, je veux être très loin de lui…

— J’ai la même intention, concéda Mat.

Devant la colonne, les deux rangées de pins s’écartaient pour céder la place à une petite vallée semée de pâturages. L’agglomération elle-même – des centaines de bâtiments – se nichait entre deux collines séparées par un ruisseau qui descendait de la montagne.

De la cheminée en pierre grise de chaque demeure, de la fumée sortait pour être aussitôt emportée par le vent.

Pour parer à des chutes de neige répétées, les toits étaient pentus. Sur plusieurs d’entre eux, des types s’acharnaient à remplacer des tuiles cassées.

Sur les flancs de plusieurs collines, des chèvres et des moutons, surveillés par des bergers, broutaient avec volupté.

Il restait quelques heures de jour. Au village, d’autres hommes travaillaient sur des devantures de boutiques ou sur des clôtures. À cheval entre industrieux et paresseux, le bourg avait quelque chose d’un paradis vaguement trompeur.

Mat rattrapa Talmanes et les soldats.

— Une jolie vue, reconnut le militaire. Je commençais à penser que toutes les cités de ce continent étaient des ruines truffées de réfugiés ou torturées sous le joug d’un envahisseur. Au moins, ce patelin-là ne risque pas trop de se désintégrer sous nos yeux…

— La Lumière fasse que tu aies raison, souffla Mat, se souvenant du village qui s’était enfoncé dans la terre, en Altara. Quoi qu’il en soit, espérons que les habitants n’ont rien contre les étrangers.

Mat jeta un coup d’œil aux cinq soldats. Tous des Bras Rouges, et parmi les meilleurs qu’il avait.

— Vous trois, dit-il, suivez les Aes Sedai. J’imagine qu’elles ne voudront pas descendre à la même auberge que moi. On se retrouvera le matin.

Les hommes saluèrent et Joline pinça les lèvres quand elle dépassa Mat, prenant soin de ne pas le regarder. Avec ses compagnes et les Champions, elle s’éloigna, suivie par les Bras Rouges.

— On dirait que c’est une auberge, fit Thom en désignant un grand bâtiment, dans la moitié est du village. C’est là que vous me trouverez.

Il salua ses compagnons, talonna son cheval et s’en fut, sa cape de trouvère battant au vent. Arriver le premier lui donnerait une bonne chance de se faire remarquer.

Mat jeta un coup d’œil à Talmanes, qui haussa les épaules. Avec deux soldats en guise d’escorte, ils s’engagèrent dans la descente. À cause du grand lacet, ils approchaient à présent à partir du sud-ouest. Au nord-est du village, la route reprenait ses droits.

Il semblait étrange qu’une voie si large, même ancienne et défoncée, traverse un village de ce genre.

Selon maître Roidelle, cette route les conduirait directement au royaume d’Andor. Trop accidentée pour connaître une grosse fréquentation, elle ne traversait aucune cité importante. Du coup, on l’avait oubliée.

Mat remerciait la Lumière qu’ils l’aient trouvée. La voie principale menant au Murandy grouillait de Seanchaniens.

Toujours selon maître Roidelle, Hinderstap produisait du fromage de chèvre et de la viande de mouton pour les petites villes et les domaines seigneuriaux de la région. Donc, les villageois devaient être habitués aux inconnus. De fait, dès qu’ils eurent repéré Thom et sa cape multicolore, des gamins coururent à sa rencontre. Son arrivée ferait des remous, mais du genre agréable. Avec les Aes Sedai, il en serait autrement.

Eh bien, on verra ! pensa Mat.

Pas question qu’on lui gâche sa bonne humeur. Cette fois, il ne permettrait pas aux Aes Sedai de lui casser la baraque.

Quand le jeune flambeur et Talmanes atteignirent le village, une foule était déjà massée autour de Thom. Debout sur ses étriers, il jonglait avec trois balles dans sa seule main droite tout en évoquant ses fabuleux voyages dans le Sud.

Ici, les villageois portaient des gilets et des manteaux verts en tissu épais. Des vêtements qui semblaient chauds, mais après un examen attentif, Mat vit que la plupart, comme les gilets et les pantalons, avaient été plusieurs fois déchirés puis méticuleusement reprisés.

Une autre petite foule, des femmes pour l’essentiel, faisait cercle autour des Aes Sedai. Parfait, ça. Mat redoutait que ces gens se terrent chez eux, morts de peur.

Un des types qui se tenaient un peu à l’écart des nouveaux admirateurs de Thom étudia soigneusement Mat et son compagnon. Un sacré colosse, avec des bras énormes dévoilés par ses manches de chemise remontées jusqu’au coude – malgré l’air piquant de ce début de printemps étrange. Les cheveux noirs, l’homme arborait une barbe assortie.

— Tu as tout d’un seigneur, dit-il en approchant de Mat.

— C’est un prin…, commença Talmanes, le jeune flambeur lui coupant la chique d’un regard noir.

— Eh bien, c’est flatteur, mais exagéré, mentit Mat sans quitter Talmanes du regard.

— Je suis Barlden, le bourgmestre. Bienvenue chez nous et faites de bonnes affaires. Mais sachez que nous n’avons pas beaucoup de choses à partager.

— Du fromage, vous en aurez sûrement, intervint Talmanes, puisque c’est votre spécialité.

— Tout ce qui n’a pas pourri doit être mis de côté pour les festivités. Ainsi vont les choses de nos jours. Mais si vous avez du tissu ou des vêtements à troquer, on pourrait trouver de quoi vous nourrir ce soir.

Treize personnes ? Un seul soir…

Mat espérait repartir avec un chariot plein de vivres – au moins. Sans oublier la bière qu’il avait promise à ses gars.

— Il faut aussi que je vous parle du couvre-feu. Faites du commerce, réchauffez-vous devant nos cheminées, mais sachez que tous les étrangers doivent quitter la ville à la tombée de la nuit.

Mat jeta un coup d’œil au ciel plombé.

— Ça nous laisse seulement trois heures !

— Ce sont nos règles…

— C’est ridicule ! dit Joline en s’écartant des villageoises.

Ses Champions couvrant ses arrières, comme toujours, elle rejoignit Mat et Talmanes.

— Maître Barlden, nous contestons ces restrictions. J’approuve votre prudence, en des temps périlleux, mais vous devez comprendre que vos règles ne s’appliquent pas dans ce cas précis.

Bras croisés, le bourgmestre ne dit rien.

Joline fit la moue et déplaça sa main, sur les rênes, afin que sa bague au serpent soit bien visible.

— Le symbole de la Tour Blanche n’a-t-il plus de sens, en ces temps ?

— Nous respectons la tour, répondit Barlden en regardant Mat.

Un homme avisé. Croiser le regard d’une sœur avait un très mauvais effet sur la détermination.

— J’imagine que tes aubergistes sont mécontents de ce couvre-feu. Comment peuvent-ils gagner leur vie, s’ils ne louent pas leurs chambres à des voyageurs ?

— Ils sont défrayés, répondit Barlden. Trois heures, pas une minute de plus. Faites ce que vous avez à faire, et repartez. Nous tenons à être amicaux avec ceux qui passent par chez nous, mais nos règles sont inflexibles.

Alors qu’il s’éloignait, Barlden se fit emboîter le pas par plusieurs costauds, certains portant une hache. Pas de manière menaçante. Presque nonchalamment, comme s’ils revenaient de couper du bois. Tous en même temps, et dans le sillage du bourgmestre…

— Un accueil en fanfare, comme on dit, marmonna Talmanes.

Mat approuva du chef. À cet instant, les dés se mirent à rouler dans sa tête.

Que la Lumière les brûle !

Cette fois, il les ignorerait. De toute façon, ils ne lui servaient jamais à rien.

— Trouvons une taverne, dit-il en talonnant Pépin.

— Toujours décidé à flamber toute la nuit ? lança Talmanes en suivant son compagnon.

— On verra…, fit Mat. (Malgré lui, il écoutait cliqueter les dés.) On verra…

En approchant, Mat repéra trois auberges. Celle qui se dressait à la sortie du village était déjà éclairée de l’extérieur par deux lanternes alors qu’il ne faisait pas encore nuit. La façade peinte en blanc et les vitres propres des fenêtres séduiraient sans doute les Aes Sedai. Un établissement conçu pour les marchands et les dignitaires assez malchanceux pour s’aventurer dans ces collines.

Mais les étrangers ne pouvaient pas rester la nuit… Depuis quand cette restriction était-elle en place ? Et comment les auberges survivaient-elles ? En vendant des bains et des repas… Mais sans la location des chambres…

Mat n’avait pas gobé l’histoire du « défraiement ». Si ces établissements ne faisaient rien d’utile pour la communauté, pourquoi leur verser de l’argent ? Ç’aurait été aberrant.

Quoi qu’il en soit, Mat ne se dirigea pas vers l’auberge chic, ni vers celle que Thom avait choisie. Celle-ci n’était pas dans l’avenue principale, mais dans une assez grande rue, au nord-est. Elle devait accueillir des voyageurs classiques, hommes et femmes de raison qui n’aimait pas dépenser plus qu’il était raisonnable.

Un bâtiment bien entretenu, des lits sans doute propres et une cuisine acceptable… Les villageois devaient venir y boire un verre – essentiellement quand ils pensaient que leur épouse les avait à l’œil.

Si Mat n’avait pas su où chercher, la troisième auberge aurait été difficile à trouver. Elle se nichait à trois rues du centre, à l’extrémité ouest d’Hinderstap. Pas d’enseigne suspendue, juste une planche où figurait un cheval qui semblait être ivre mort. L’image obstruait une des fenêtres, les autres étant aussi fermées par des planches.

De la lumière sourdait de la porte et on captait des éclats de rire.

La plupart des étrangers auraient été dissuadés par l’absence d’enseigne et de lanternes extérieures. Davantage une taverne qu’une auberge, cet établissement devait louer pour une misère des paillasses installées dans une arrière-salle. Un endroit idéal où se détendre, pour les gens du cru. En milieu d’après-midi, une bonne partie des clients devaient déjà être là. Un lieu d’amusement et de convivialité, où il faisait bon fumer la pipe avec des amis.

Tout en jouant aux dés…

Mat sourit, mit pied à terre et attacha Pépin à un poteau.

— Tu as conscience que la bière et le vin sont probablement coupés d’eau, soupira Talmanes.

— Eh bien, on les commandera en double !

Mat récupéra quelques bourses dans ses sacoches et les fourra dans ses poches. Puis il fit signe aux Bras Rouges de surveiller les chevaux. Le canasson de bât transportait un coffre plein de pièces. Le trésor personnel de Mat, qui n’aurait pas risqué au jeu la solde de ses hommes.

— Bon, si tu y tiens, dit Talmanes. Mais sache que je te forcerai à fréquenter une taverne digne de ce nom, à Quatre Rois. D’ici là, je t’aurai éduqué, Mat. Tu es un prince, maintenant. Il te faut…

Mat leva une main pour faire taire son compagnon. Puis il désigna le poteau. Accablé, le militaire descendit de selle et attacha lui aussi sa monture.

Le jeune flambeur grimpa trois marches, prit une grande inspiration et entra.

Des hommes étaient agglutinés autour des tables. Leur manteau posé sur le dossier d’une chaise ou accroché à une patère, leur gilet déboutonné et leurs manches de chemise relevées, ils avaient tout d’une assemblée de loqueteux.

Pourquoi les gens du coin portaient-ils des vêtements à l’origine de qualité mais dans un état lamentable ? Élevant des moutons, ils auraient dû avoir de la laine à volonté.

Pour l’heure, Mat oublia cette bizarrerie. Ici, les types jouaient aux dés, vidaient des chopes de bière et flanquaient une claque sur la croupe de chaque serveuse qui passait. Ils semblaient épuisés, certains ayant les yeux lourds de fatigue. Mais quoi d’étonnant, après une journée de travail ?

Malgré cette lassitude générale, les conversations allaient bon train, formant une marée de murmures.

Quelques gars tournèrent la tête quand Mat entra, certains plissant le front en découvrant ses beaux atours. Mais la majorité des clients ne lui accorda aucune attention.

Talmanes suivait à contrecœur. Cela dit, il n’était pas le genre de noble qui refuse de frayer avec la populace. Même s’il s’était plaint du choix de Mat, en son temps, il avait fréquenté pas mal de tripots et de bouges.

Il fut donc aussi prompt que Mat à se tirer une chaise pour prendre place à une table où quelques types seulement étaient déjà assis.

Mat sourit, sortit une pièce d’or, la lança à une serveuse et demanda à boire. La manœuvre attira l’attention de pas mal de clients, à la table et autour, ainsi que celle de Talmanes.

— Que fais-tu exactement ? Tu veux qu’on se fasse étriper quand on sortira d’ici, à moitié ivres ?

Mat se contenta de sourire. À la table d’à côté, une partie de dés était en cours. Un jeu appelé « Patte de Chat », en tout cas la nuit où on l’avait enseigné à Mat. À Ebou Dar, on le baptisait « Troisième Gemme », et au Cairhien, disait-on, on parlait de « Plumes qui Planent ». Une variante parfaite pour ce qu’il voulait faire. Un seul joueur jetait les dés, et la foule de spectateurs pariait pour ou contre lui.

Mat se leva, tira sa chaise jusqu’à la table, s’assit et lança une couronne d’or au milieu d’un cercle de bière laissé par le cul d’une chope – présentement tenue par un petit type pratiquement chauve, les rares cheveux châtain clair qui lui restaient pendant jusqu’à son col.

— Ça dérange si je joue un coup ou deux ? demanda Mat pendant que le type s’étranglait avec sa bière.

— Je… Eh bien, dit un homme à la courte barbe noire, une mise pareille, je ne sais pas si nous pouvons suivre… Hum, seigneur…

— Mon or contre vos pièces d’argent, répondit Mat. Je n’ai plus disputé une bonne partie de dés depuis des lustres.

Talmanes tira lui aussi sa chaise. Il avait déjà vu Mat miser de l’or pour gagner de l’argent. Avec sa chance, il parvenait à sortir gagnant de ce genre de défi. Parfois, il réussissait le même exploit en jouant de l’or contre du cuivre. Au bout du compte, ça ne lui faisait pas de gros gains, car les joueurs adverses étaient vite à court de fonds, ou décidaient d’arrêter le frais.

Du coup, le jeune flambeur se retrouvait avec quelques pièces d’argent ou de cuivre… et plus personne pour jouer.

Des bénéfices si maigres ne serviraient à rien. La Compagnie avait tout l’argent qu’elle voulait. En revanche, il lui fallait de la nourriture. Donc, essayer autre chose s’imposait.

Plusieurs joueurs sortirent des pièces d’argent.

Mat secoua les dés dans sa main et les lança. La Lumière en soit louée, il tira un « un » et un « deux », une combinaison instantanément… perdante.

Talmanes cligna des yeux et les autres joueurs regardèrent Mat, l’air chagrinés – comme s’ils étaient gênés d’avoir parié contre un seigneur qui ne s’attendait pas à perdre. Un moyen assez sûr, en des lieux pareils, de s’attirer des ennuis.

— Eh bien, eh bien…, fit Mat. C’est pour vous, je crois.

D’une pichenette, il propulsa la couronne d’or au centre de la table, pour que la somme soit partagée entre les gagnants.

— On fait la revanche ?

Sur ces mots, Mat laissa tomber deux couronnes d’or devant lui.

Cette fois, il y eut plus de parieurs.

Le deuxième lancer fut tout aussi perdant que le premier. Talmanes manqua s’en étrangler. Mat perdait parfois des coups, comme tout le monde. Mais deux de suite ?

Poussant les deux couronnes vers ses adversaires, il en sortit quatre.

— Ne m’en veux pas, Mat, fit Talmanes en lui posant une main sur le bras. Tu devrais arrêter. Tout le monde peut avoir un mauvais jour. Finissons nos verres et allons acheter les vivres dont nous avons besoin.

Mat sourit et regarda des mises s’entasser sur la table. Une telle somme qu’il dut rajouter une cinquième couronne d’or. Ignorant l’avis de Talmanes, il lança de nouveau… et perdit encore.

Talmanes grogna, puis il accepta la chope que lui tendait la serveuse, enfin revenue avec la commande.

— Ne fais pas cette tête, souffla Mat en soupesant la bourse qui reposait sur sa paume. (De l’autre main, il saisit lui aussi une chope.) Tout se déroule comme prévu.

Talmanes arqua un sourcil et posa sa chope.

— Si c’est dans mon intérêt, je peux perdre à volonté…, ajouta Mat.

— Comment perdre peut-il être dans ton intérêt ?

Personne n’entendit, car les joueurs se querellaient au sujet du partage de la manne.

— Minute ! fit Mat en buvant une gorgée de bière.

Plutôt de l’eau coupée de bière…

Mat se tourna vers la table et entreprit de compter des pièces.

Au fil du temps, la table avait été prise d’assaut.

Mat remporta quelques coups, pour équilibrer les choses. Lorsqu’il gagnait une nuit durant, il s’arrangeait pour perdre un peu, histoire de ne pas éveiller les soupçons.

Malgré cette précaution, toutes les pièces de sa bourse finirent lentement mais sûrement entre les mains de ses adversaires.

Dans un silence presque religieux, des clients faisaient à présent la queue pour parier contre le jeune idiot.

Des gens sortaient du Hongre Pompette – le nom de la taverne – pour aller chercher des parents et des amis, afin qu’ils profitent de l’aubaine.

À un moment, pendant une pause, alors que Mat attendait une énième chope, Talmanes l’attira à l’écart.

— Je n’aime pas ça, dit-il.

La sueur ayant fait couler la poudre de son front, il l’avait essuyée, ne laissant que sa peau nue.

— Je sais ce que je fais, dit Mat en s’humectant le gosier. Combien de fois devrai-je te le dire ?

Parmi les vainqueurs, on jubilait parce qu’un type venait de s’enfiler trois chopes de suite. Dans l’air flottait une odeur de sueur et de bière. Sur le sol, des flaques mousseuses étaient implacablement piétinées par les nouveaux arrivants.

— Je ne parlais pas de ça, dit Talmanes en regardant les hommes qui riaient aux éclats. Tant que tu gardes assez d’argent pour me payer un coup de temps en temps, tu peux perdre autant que tu veux. Ce n’est pas ça qui m’inquiète. Enfin, plus ça.

— Et c’est quoi, alors ?

— Mat, quelque chose cloche avec ces gens. (Parlant à voix basse, Talmanes regarda par-dessus son épaule.) Pendant que tu te faisais plumer, je leur ai un peu parlé. Ils se fichent de ce qui se passe dans le monde. Le Dragon Réincarné, les Seanchaniens… Ils n’en ont rien à faire.

— Et alors ? Ce sont des gens simples.

— Des gens simples devraient être encore plus inquiets. N’oublie pas qu’ils sont piégés ici, entre deux armées qui se regroupent. Mais quoi que je dise, ils haussaient les épaules et continuaient à boire. On dirait qu’ils sont… trop concentrés sur leurs festivités. Comme si rien d’autre ne comptait pour eux.

— Dans ce cas, ils sont parfaits, dit Mat.

— Il fera bientôt nuit. On est ici depuis au moins une heure, peut-être plus. Il serait temps de…

À cet instant, la porte s’ouvrit pour laisser passer le bourgmestre costaud et les gars qui l’avaient rejoint un peu plus tôt – mais sans leur hache. Aucun ne parut ravi de voir la moitié du village massé dans la taverne pour affronter Mat.

— Mat, il faut…, commença Talmanes.

Le jeune flambeur leva une main.

— Voilà ce que nous attendions…

— Sans blague ?

Mat se tourna vers la table de jeu et sourit. Il avait vidé presque toutes ses bourses, mais il lui restait assez pour quelques mises – sans compter le contenu du coffre, dehors.

Ramassant les dés, il compta quelques couronnes d’or et la foule commença à jeter sur la table des pièces – dont beaucoup de couronnes d’or, puisqu’elle les avait prises au perdant chronique.

Mat lança les dés et perdit, ce qui arracha un rugissement de triomphe aux joueurs.

Barlden semblait tenté de jeter dehors le jeune flambeur. L’heure avançait, et le couvre-feu approchait. Mais quand il vit le pigeon compter de nouvelles pièces, le bourgmestre hésita. L’appât du gain n’épargnait personne, et les « règles » ne valaient plus grand-chose quand la fortune vous faisait de l’œil.

Mat joua et perdit encore. Sous les cris de joie des gagnants, le bourgmestre croisa placidement les bras.

Le jeune flambeur retourna toutes ses bourses et n’y trouva pas l’ombre d’une pièce. Autour de la table, les autres joueurs parurent dépités. L’un d’eux proposa une tournée, pour aider « le pauvre jeune seigneur à oublier sa malchance ».

Tu vas voir qui devra oublier sa malchance, pensa Mat avec un sourire.

Il se leva et écarta les mains.

— Je vois qu’il se fait tard, dit-il à l’assemblée.

— Trop tard, même, grogna Barlden. (Il se fraya un chemin parmi quelques bergers en manteau à col de fourrure.) Tu devrais partir, étranger. Et ne va pas t’imaginer que je demanderai à ces hommes de te restituer tes pertes.

— Je n’oserais même pas en rêver, répondit Mat d’une voix faussement pâteuse. Harnan et Delarn ! s’égosilla-t-il. Apportez-moi le coffre.

Quelques instants plus tard, les deux Bras Rouges entrèrent avec le coffre de bois. Dans un silence de mort, ils approchèrent de la table et posèrent leur fardeau dessus. Mat sortit la clé de sa poche, fit mine de mal tenir sur ses jambes, puis ouvrit la serrure et souleva le couvercle.

Un tas de pièces d’or ! À peu de chose près, tout ce qui lui restait de sa fortune personnelle.

— Un dernier coup, dit-il à ses adversaires stupéfiés. Quelqu’un prend le pari ?

Les joueurs lancèrent des pièces au milieu de la table jusqu’à ce que la somme soit équivalente aux pertes de Mat.

Lequel fit mine de compter mentalement.

— Ce n’est pas assez les amis. Je veux bien perdre, mais si je dois jouer encore un coup, je veux une chance d’en sortir avec un gros bénéfice.

— C’est tout ce que nous avons, dit un des hommes.

D’autres incitèrent le jeune flambeur à lancer les dés quand même. Mais il soupira et referma le couvercle.

— Non, dit-il. (Barlden lui-même le regardait avec des étoiles dans les yeux.) Je suis venu pour acheter des vivres. Et je veux bien faire du troc. Vous pouvez garder les pièces que vous avez gagnées, mais je parie ce coffre contre de la nourriture pour mes hommes et quelques barils de bière. Plus un chariot pour transporter tout ça.

— Il ne reste plus assez de temps, dit Barlden.

— Bien sûr que si. Je partirai après ce coup. Tu as ma parole.

— Ici, on ne viole pas les règles, dit le bourgmestre. Le prix est bien trop élevé.

Mat s’attendait à des remous parmi les joueurs, tous implorant le bourgmestre de faire une exception. Mais personne ne broncha.

Le jeune flambeur eut un frisson glacé. Après toutes ces pertes, si on le fichait dehors maintenant…

En désespoir de cause, il souleva de nouveau le couvercle du coffre.

— Je fournirai la bière, dit soudain l’aubergiste. Mardry, tu as un chariot et un attelage, à une rue d’ici…

— Exact, fit Mardry, un type au visage étroit et aux cheveux noirs. Je veux bien le miser.

Les autres proposèrent de jouer leur réserve de grain ou de pommes de terre.

Mat regarda le bourgmestre.

— Il reste une bonne demi-heure de jour, pas vrai ? Si on voyait ce qu’ils peuvent rassembler ? Si je perds, ce village aura de quoi bien remplir ses remises. Et avec l’hiver que nous avons eu, qui cracherait sur quelques pièces de bénéfice ?

Les yeux rivés sur le coffre, Barlden hésita, puis il hocha la tête. Certains joueurs filèrent chercher le chariot et les barils de bière. D’autres coururent chez eux ou chez l’épicier du village.

Quand ils furent tous partis, Mat attendit, serein.

— Je vois ce que tu es en train de faire, dit Barlden.

Il ne semblait pas avoir l’intention d’aller chercher une mise.

Mat arqua un sourcil.

— Je ne te laisserai pas gagner en trichant sur le dernier coup. Tu utiliseras mes dés, et tu ne feras aucun geste bizarre en les lançant. On m’a dit que tu as perdu beaucoup d’argent, mais si on te fouillait, je suis sûr qu’on trouverait des dés pipés cachés sur toi.

— Si tu veux me fouiller, n’hésite pas, fit Mat en écartant les bras.

Barlden hésita.

— Tu dois les avoir jetés, je parie… C’est un plan intelligent. Habillé comme un seigneur, échanger les dés pour perdre au lieu de gagner… Cela dit, je n’ai jamais entendu parler d’un homme prêt à risquer tant d’or sur des dés pipés.

— Si tu es sûr que je triche, pourquoi me laisser faire ?

— Parce que je sais comment te neutraliser, dit Barlden. Comme je viens de le préciser, tu utiliseras mes dés.

Hésitant encore, il sourit, puis ramassa les dés avec lesquels Mat avait joué. Les lançant, il tira un « un » et un « deux ». Un deuxième essai donna le même résultat.

— J’ai encore mieux, fit Barlden. Tu joueras avec ceux-là. Non, en fait, je les lancerai pour toi.

Dans la pénombre naissante, le visage du bourgmestre parut encore plus sinistre.

Mat eut un instant de panique.

Talmanes le prit par le bras.

— Je crois qu’il est temps d’y aller…

Mat leva une main. Si quelqu’un d’autre jetait les dés, sa chance fonctionnerait-elle ? Parfois, elle s’arrangeait pour qu’il ne soit pas blessé au combat. De ça, il était sûr. Enfin, presque…

— Vas-y ! cria-t-il à Barlden.

Le bourgmestre écarquilla les yeux.

— Tu peux jeter les dés. Mais ça comptera comme si je l’avais fait. Une combinaison gagnante, et je pars avec le coffre, le chariot et sa cargaison. Un coup perdant, et il ne me restera plus que mon chapeau et mon cheval. Marché conclu ?

— Marché conclu !

Mat voulut serrer la main de Barlden, mais le type se tourna vers la table, les dés en main.

— Non, dit-il. Je ne te donnerai pas une chance d’échanger les dés, étranger. Allons attendre dehors, et garde tes distances avec moi.

Tout ce petit monde abandonna la salle commune de l’auberge et alla respirer de l’air frais dans la rue. Les Bras Rouges portant le coffre, Barlden exigea qu’il reste ouvert, histoire d’éviter un tour de passe-passe.

Un de ses gars vint remuer puis mordre les pièces histoire de s’assurer qu’il n’y avait pas d’arnaque.

Mat regarda le chariot qui approchait déjà. Dans son dos, des types faisaient rouler les barils hors de la taverne.

À l’horizon, derrière les fichus nuages, le soleil n’était plus qu’un halo de lumière. Du coin de l’œil, Mat vit que Barlden se tendait de plus en plus. Par le fichu sang et les maudites cendres, ce gaillard était obsédé par les règles !

Eh bien, Mat allait leur faire voir, à tous ces gens.

Leur faire voir quoi ? Qu’il ne pouvait pas être battu ? Qu’est-ce que ça prouvait ?

Sous l’œil de Mat, le chariot ployait de plus en plus, chargé jusqu’à la gueule.

Le jeune flambeur éprouva comme une ombre de culpabilité.

Je ne fais rien de mal, pensa-t-il. Il faut bien que je nourrisse mes hommes. C’est une partie loyale. Pas de dés pipés. Aucune embrouille.

Une partie loyale ? Avec sa chance ? Eh bien, c’était son droit, non ? Certains naissaient avec un don pour la musique et devenaient des bardes ou des trouvères. Qui les aurait blâmés de gagner leur vie avec ce que le Créateur leur avait donné ? Mat, lui, avait sa chance. Il s’en servait, et il n’y avait rien de mal là-dedans.

Cela dit, alors que les hommes revenaient, il commença à comprendre ce que Talmanes avait voulu dire. Chez ces villageois, on sentait un fond de… désespoir. Avaient-ils été trop avides de jouer ? Avaient-ils misé au-delà du raisonnable ? Dans leurs yeux, ce que Mat avait pris pour de la fatigue, c’était quoi, en réalité ?

Le soir, buvaient-ils pour fêter la fin de la journée ou pour oublier ce qui les hantait ?

— Tu as peut-être raison, dit Mat à Talmanes – qui regardait le soleil avec autant d’angoisse que le bourgmestre…

Les derniers rayons rasaient les toits, conférant aux tuiles grises des reflets orange.

Derrière les nuages, le soleil couchant faisait ses adieux provisoires.

— On y va, alors ?

— Non, on reste.

Dans la tête de Mat, les dés cessèrent de rouler. Si soudainement qu’il s’en pétrifia. Venait-il de prendre la mauvaise décision ?

— On reste, répéta-t-il. À ce jour, je n’ai jamais fui devant un coup de dés, et je n’ai pas l’intention de commencer.

Des cavaliers revenaient, des sacs de grain en travers de leur selle. Avec quelques pièces, on obtenait vraiment n’importe quoi des gens. Alors que d’autres cavaliers approchaient, un jeune garçon rejoignit le bourgmestre.

— Maître Barlden, dit-il en tirant sur la manche reprisée du notable. Maman vous fait dire que les Aes Sedai n’ont pas fini de se laver. Elle essaie de les faire sortir de là, mais…

Le bourgmestre se raidit et jeta un regard mauvais à Mat.

— Tu crois que j’ai la moindre influence sur ces femmes ? demanda le jeune flambeur. Si j’essaie de les faire accélérer, elles prendront deux fois plus de temps. Que quelqu’un d’autre s’occupe de leur cas.

À présent, Talmanes observait les ombres qui s’allongeaient, partout dans la rue.

— Que la Lumière me brûle ! s’exclama-t-il. Si des spectres apparaissent de nouveau…

— Ici, c’est autre chose, dit Mat, alors que les derniers arrivants jetaient leurs sacs de grain au-dessus de la cargaison.

Le chariot débordait. Une sacrée quantité d’achats, dans un village de cette taille.

Juste ce qu’il fallait à la Compagnie pour ne pas crever de faim avant la prochaine agglomération. Le tout ne valait pas l’or du coffre, mais ça équivalait à ce que Mat avait perdu. Avec un petit bonus, cependant. Le chariot et les chevaux, peut-être. De solides équidés, bien soignés si on en jugeait par leur pelage et leurs sabots.

Mat voulut dire que ça suffisait, mais il remarqua que le bourgmestre parlait à voix basse avec un groupe d’hommes. Six costauds en quasi-haillons et hirsutes. L’un d’eux faisait de grands gestes en direction de Mat et il brandissait une feuille de parchemin. Barlden secoua la tête, mais le type insista.

— Qu’y a-t-il encore ? marmonna Mat.

— Mon ami, le soleil…, souffla Talmanes.

Éjectés par le bourgmestre, les types mal habillés s’éloignèrent en maugréant.

Les joueurs, presque au complet, s’étaient massés au centre de la rue. Presque tous sondaient l’horizon.

— Bourgmestre, lança Mat, ce sera suffisant ! Jette les dés !

Barlden hésita, dévisagea Mat puis baissa les yeux sur les dés, surpris comme s’il avait oublié leur présence.

Alors que les villageois hochaient la tête, pressés d’en terminer, Barlden ferma le poing et secoua les dés.

S’agenouillant, il les jeta sur le sol, entre Mat et lui.

Ils roulèrent en produisant ce qui parut un vacarme assourdissant au jeune flambeur.

Depuis quand ne s’était-il plus inquiété du résultat d’un coup de dés ? S’agenouillant, il regarda les cubes d’ivoire rouler dans la poussière. Si quelqu’un d’autre lançait les dés, comment réagirait sa chance ?

Le tirage apporta une réponse sans appel. Un double « quatre », soit une combinaison gagnante d’entrée.

Mat lâcha un très long soupir de soulagement.

— Mat…

Talmanes tira sur la manche du jeune flambeur, l’incitant à lever les yeux. Si quelques villageois jubilèrent, ils firent aussi grise mine que les autres quand on leur eut expliqué qu’un lancer gagnant du bourgmestre signifiait qu’ils avaient perdu.

Alors que la tension devenait palpable, Mat croisa le regard de Barlden.

— File, lâcha le bourgmestre, écœuré. Prends tes gains, fiche le camp et ne reviens plus.

— Eh bien, fit Mat, plus détendu, merci pour la partie. Et…

— Filez ! beugla le bourgmestre.

Alors que les dernières lueurs du soleil couchant sombraient à l’horizon, il fit signe aux villageois d’entrer dans l’auberge. Le Hongre Pompette, un nom difficile à oublier.

Quelques hommes s’attardèrent, lorgnant Mat d’un air hagard ou hostile, mais le bourgmestre les poussa sans ménagement dans l’auberge. Fermant la porte, il laissa seuls dans la rue Mat, Talmanes et les soldats qui avaient récupéré le coffre.

Un calme irréel s’abattit sur Hinderstap. Plus une âme qui vive dans les rues. N’aurait-on pas dû entendre des échos de voix monter de la taverne ? Des cliquetis de chopes, ou des grognements de perdants frustrés ?

— Eh bien, fit Mat, sa voix se répercutant de façade en façade, une bonne chose de faite.

Il approcha de Pépin et le calma, parce qu’il commençait à s’agiter.

— Tu vois, Talmanes… Il n’y avait aucune raison de s’inquiéter.

À cet instant, les premiers cris retentirent.


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